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  • Détresse d'une femme

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    À propos d'Esprit d'hiver, de Laura Kasischke

    Les romans traitant des aléas quotidiens de la famille Tout-le-monde sont trop souvent plats, voire assommants, qui ressortissent à ce que Céline appelait "la lettre à la petite cousine". Mais il en va de l'écriture romanesque comme de l'observation des pommes, qui peut s'élever au grand art pour peu qu'un Cézanne y mette du sien.

    Or c'est ce qu'on se dit aussi en découvrant les tableaux de la classe moyenne américaine brossés par Laura Kasischke, et plus particulièrement, ces jours, à la lecture de son dernier roman: qu'il y a là du grand art.

    Esprit d'hiver est à la fois le portrait en mouvement d'une femme au tournant de la cinquantaine,  le récit d'une journée de Noël désastreuse à tous égards, et l'observation clinique, comme sous une terrible loupe, des relations délicates (proches parfois de l'hystérie) entretenues par la protagoniste en question, Holly de son prénom, et sa fille  adoptive Tatiana, dite Tatty, âgée de quinze ans et d'origine russe. Le temps du roman se réduit à un seul jour mais avec de constants retours dans le passé proche ou plus lointain, au fil d'une construction d'une parfaite fluidité.

    Il y a du thriller psychologique dans ce roman immédiatement captivant, à proportion de la tension angoissée que chaque page relance, autant qu'il y a du poème mêlant hyperréalisme et magies mouvantes, amour exacerbé et sursauts paniques, beauté diaphane et perceptions suraiguës, paranoïa et tendresse.

    Holly culpabilise dès le début du roman au motif qu'elle s'est levée trop tard sous l'effet d'un "lendemain d'hier" (elle et son conjoint Eric ont un peu forcé la dose sur l'alcool de la veille au soir) alors qu'elle doit préparer le repas de toute une smala. Pendant qu'Eric est allé chercher ses parents à l'aéroport (cela se passe dans le Michigan familier à la romancière non loin de Detroit), Holly met en route un considérable rôti tout en suivant l'évolution de la météo progressivement plombée par le blizzard. Dès l'apparition de sa fille, en outre, qu'elle exaspère par ses attentions envahissantes de mère aimante, une petite guerre des nerfs s'instaure que l'attente prolongée des hôtes ne cessera d'aiguiser alors même qu'un tout autre drame se prépare, auquel Holly est loin de s'attendre.

    Maladivement susceptible en dépit de son volontarisme "libéral", Holly est un personnage insupportable non moins qu'intéressant et attachant. Sensible à la poésie, elle a écrit jadis un recueil mais désespère de trouver jamais un peu de "temps à elle" pour noter ce qu'elle ressent, sans trop se leurrer elle-même à ce propos. Revenant régulièrement sur les circonstances de l'adoption de Tatiana, en Sibérie, elle est aussi marquée, physiquement, par la lourde opération qu'a nécessité une maladie génétique dont plusieurs de ses proches sont morts.

    L'étrangeté du roman, autant que sa profondeur aux à-pics vertigineux, tient à la proximité constante de la normalité et de la folie, de l'amour et de la haine, des rôles inversés de l'infantilisme (Holly) et de la lucidité (Tatty), d'un univers rassurant à l'américaine et de tout un monde féerique (la Russie des contes) ou tragique (la Russie des orphelinats), d'un pragmatisme qui se veut optimiste et de la maladie qui rôde.  

    "Il faut posséder un esprit d'hiver", écrivait le poète Wallace Stevens, que son emploi d'agent d'assurances n'empêchait pas d'écrire, ainsi qu'Eric le rappelle un peu cruellement à Holly pour lui faire valoir que ce ne sont ni ses devoirs de mère ni ses activités de cadre dans une entreprise qui expliquent son "blocage" en matière d'écriture.

    Au demeurant, ce "problème" n'est qu'un aspect de la difficulté de vivre ressentie par Holly, que ni sa psy, ni  les articles qu'elle a consultés sur Internet, ni les livres qu'elle a commandés par Amazon ne l'ont aidée à résoudre. Par ailleurs, le roman ne se borne pas à l'exposition d'un "cas" frisant certes, parfois,  la pathologie. En fait toute femme hypersensible, voire tout homme qui ne soit pas un marteau ou un gnou, devraient pouvoir s'identifier à Holly.

    Quant à Tatiana, qui apparaît et disparaît  au fur et à mesure que les heures passent, affrontant sa mère pour se défendre quand celle-ci l'infantilise, ou cherchant à la calmer quand elle est proche de délirer (la scène saisissante où Holly cherche à nettoyer son ombre qu'elle croit une tache par terre), elle figure à la fois l'adolescente "comme les autres" et l'incarnation d'une réalité qui résiste aux projections fantasmatiques d'une mère espérant une "fille parfaite" pour mieux gommer une origine très, très, très problématique, renvoyant à la complexité du monde et de la vie.  

    Les lectrices et les lecteurs (comme on dit poliment les motrices et les moteurs) d'Un oiseau blanc dans le blizzard, de la même Laura Kasischke, retrouveront ici - non sans passer du regard de la fille sur la mère à la configuration inverse -, le mélange de prodigieuse attention au moindre détail concret, et d'intense poésie, qui caractérise le grand art de cette romancière hors pair.

    Esprit d'hiver participe, me semble-t-il, de la grande littérature des scrutateurs les plus aigus et les plus tendres du coeur humain. Ce qu'on appelle le quotidien y est transfiguré, et ses personnages y deviennent les messagers de l'humaine ressemblance.

    Laura Kasischke. Esprit d'hiver. Traduit de l'anglais par Aurélie Tronchet. Editions Christian Bourgois, 273p. 2013. 

      

  • Mémoire vive (112)

    IMG_1683.JPGDe notre ami Montaigne, en songeant à l’enfant qui vient malgré mes douleurs jambaires : « Je veux qu’on agisse et qu’on allonge les offices de la vie tant qu’on peut, et que la mort me trouve plantant mes choux, mais nonchalant d’elle, et encore plus de mon jardin imparfait ».
     
    °°°
    Je me suis toujours défié d’un certain spiritualisme se voulant supérieurement désincarné, au-dessus des miasmes de la matière, alors que le spirituel participe à mes yeux de celle-ci et se garde de faire l’ange sous peine de voir la bête hanter celui-là de ses fantasmes entêtants.
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    Et voici ce qu’en dit Leopardi dans le Zibaldone : « Bien que l’homme aspire toujours à un plaisir infini, il n’en désire pas moins un plaisir matériel et sensible, même si cette infinité ou cette indétermination nous font croire qu’il s’agit de quelque chose de spirituel. Cet élément spirituel que nous concevons confusément dans nos désirs ou nos sensations les plus vagues, indéfinies, vastes et sublimes, n’est autre, si l’on peut dire, que l’infinité ou le caractère indéfini de la réalité matérielle. Si bien que nos désirs et nos sensations, même les plus spirituelles, n’excèdent jamais les limites de la matière conçue plus ou moins précisément, et le bonheur le plus spirituel, le plus pur, le plus imaginaire, le plus indéterminé que nous puissions éprouver ou désirer, n’est jamais ni peut jamais être qu’un bonheur matériel : en effet, il n’est aucune faculté de notre esprit qui puisse aller au-delà des limites ultimes de la matière, et qui ne soit elle-même tout entière inscrite à l’intérieur de ces limites ». (9 mai 1824)
     
     
    Dérogations
     
    J'aime beaucoup ton mauvais goût:
    ta façon tout à toi
    de ne pas aimer l'opéra,
    ton penchant forestier,
    ta façon de rire aux éclats
    en pleine réunion
    d'éminents dévots cultivés,
    ta façon naturelle
    de visiter le Vatican
    au dam des faux rebelles;
    ton rejet de Satan
    dont le bon goût et les sourires
    t'ont toujours rebutée ;
    ta grâce aux capricieux desseins,
    ta façon tout à toi
    de ne pas faire de cinéma,
    ton enfance restée:
    ce qu'ils n'ont pas pu te voler.
    Tu as choisi d'aller
    au bal masqué des rétameurs
    en voilette de mariée;
    et moi tu me connais:
    j'y serai donc en footballeur.
    °°°
    Travailler de manière plus équilibrée, naturelle et régulière.
     
    °°°
    La lecture d'Annie Dillard m'oblige à me concentrer et me recentrer à la fois, d'une manière très particulière et rare, difficile à expliquer.
    °°°
    Ce 4 octobre. - J’ai reçu hier un message de Philippe Rahmy qui me dit sa reconnaissance alors que je m'apprête à essayer de raconter son parcours au fil de ses livres. Je vais m'y efforcer à Cap d'Agde.
     
    Au soir des lucioles
     
    Je m’en vais dans le vent
    vert et noir par delà les champs,
    comme on suit un chemin
    d’eau claire entre les pierres.
     
    Tu es comme l’Indien,
    chaussée de sandales légères,
    et le chemin nous suit.
     
    Dans son cercueil de verre,
    l’horloge ne fait aucun bruit.
    Ce soir nous serons à la mer.
    °°°
     
    Reprenant la lecture de L’Entretien sur Dante de Mandelstam, je me dis que la plupart des commentateurs sont des savants qui ne savent rien de la poésie, tandis que le poète va droit au but. Et quel est ce but ? C’est le poème lui-même, sa structure et sa nature, son organisme orchestral – si l’on peut dire -, et la façon dont ledit orchestre « parle » italien…
     
    Au Cap d’Agde, ce dimanche 10 septembre. - Grand beau ce matin sur le front de mer. Au premier regard de la zone restaus-boutiques le constat pourrait être : extension du domaine de la pute. No comment. Plus même envie d’évoquer ces affreuses gens et leurs accoutrements pitoyables ; et ce n’est pas le moraliste qui parle mais l’observateur délicat
     
    °°°
    Un poème m’est venu ce matin en relation avec la mer se les roulant sous nos fenêtres :
     
    Revenant à la mer
     
    « Si je crois encore à la mer / alors j'ai espoir en la terre »
    (Ingeborg Bachmann)
     
    Au retour de la mer
    je la reconnais à l'instant,
    la patiente, insensée
    amante de mille saillants
    en lenteurs retombées
    aux longs couchers ardents.
    L'impassible égérie,
    et soudain la verte furie;
    la muette rêveuse,
    et tout à coup la volubile
    aux délires de salive -
    la cavale très indocile
    donnant des quatre fers
    dans le tumulte des années.
    Nous étions si glorieux,
    petit nageurs écervelés,
    et nous voici rendus au vent
    sans âge de la terre,
    avec elle tout apaisés...
    Et cet autre nouveau poème, inspiré par une toile de Czapski, que j’ai intitulé Fugitifs :
    Ils n'ont fait que passer:
    on les entend marcher en l'air.
    À travers les déserts,
    le vent aura tout effacé,
    mais les dieux impatients
    ont un faible pour les violents,
    et l'espèce est en guerre.
    Sus au temps
    ils n'ont fait qu'arracher
    aux cadrans les ombres solaires
    pour piétiner à cru
    les jardins rêvés de nos voeux;
    et brûlant toute terre
    insoumise à leurs seuls dieux,
    ils n'ont fait que défaire...
    Mais les enfants de la clairière
    dans les bars des beaux soirs
    des printemps de l'été indien,
    sur les lacs et les patinoires
    savent qu'ils ne savent rien
    et vont se répétant:
    nous prenons tout le temps
    de nous dire que nous passerons.
    °°°
     
    Je viens de lire, d’une traite, les cent premières pages du dernier roman de Chrisophe Ransmayr, Cox ou la course du temps, qui relève de la haute littérature poétique, évoquant à la fois un grand rêve éveillé et une fable « métaphysique » rappelant de loin Les Sept mesagers de Buzzati, en beaucoup plus ample évidemment et en plus flamboyant. Le roman commence comme ça : « Cox aborda la terre ferme chinoise sous voiles flottantes le matin de ce jour d’octobre où l’empereur de Chine, Quianlong, l’homme le plus puissant du monde, faisait couper le nez à vingt-sept fonctionnaires des impôtes et agents de change ».
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    Cox est le spécialiste anglais mondial des automates et des horloges à complications, invités par l’empereur à lui présenter ses merveilles. Il s epointe donc à la Cité interdite mais l’empereur ne veut pas de ses cadeaux. Il veut autre chose. Caché derrière un paravent quand il reçoit Cox après pas mal de temps, il lui fait comprendre qu’il aimerait de shorloges adaptées à tous les temps que nous percevons, en enfance ou dans la cellule des condamnés àmort, etc. Cox confectionne alors une fabuleuse jonque miniature d’argent tout blanc et pleine de tas de petits coffres pleins de tas de petits jouets, représentant l’horloge du vent, conforme aux intermittences du temps enfantin. Mais l’empereur lui demande de faire autre chose : une horloge pour ceux qui n’ont plus que quelques jours ou heures à vivre, comme les deux médecins qu’il vient de condamner à être dépecés vivants pour prédictions mensongères. Et Cox imagine une horloge de feu dont les braises actionnent les mécanismes, inspirée dans sa forme par un segment de la muraille de Chine. Etc.
    Cox est doublement triste du fait de la mort de sa petite fille à l’âge de 5 ans, et du silence chaste dans lequel s’est murée son épouse Faye. C’est en pensant à ses deux amours qu’il imagine ses horloges, car il y en aura d’autres. C’est comme un immense rêve baroque et somptueux, vraiment génial par ses inventions et sa méditation sur le temps, c’est d’une beauté folle avec de la neige sur la ville pourpre aux idéogrammes dorés comme la robe du Très Haut, bref c’est à la fois très visuel et fascinant comme un conte.
     
    °°°
    Bon poème ce matin il me semble, à l’évocation de l’été indien :
     
    Etés, rivières…
     
    “Été, rivière, amants dissimulés, toute une lune d'eau..."
    (René Char)
     
    Nous étions sur la pergola,
    l'été se prolongeait
    et déjà nous nous rappelions
    de ne pas l'oublier:
    faudra ne pas oublier ça,
    les arondes lancées
    au ciel blanc du premier matin,
    le bleu des ancolies au soir;
    sous le ciel évasé:
    le tumulte des martinets,
    puis le noir étoilé,
    la nuit stridente des grillons
    les sillons secs des champs
    là-bas, sous les monts assoupis;
    les veilles de brèves pluies,
    l'odeur des lacs après l'ondée,
    les prairies alanguies
    des lents après -midi d'été;
    l’alouette soudaine,
    les claques des petits baigneurs
    dans l'eau sculptée en clair-obscur
    par les ciseaux obliques;
    et sur nos corps pudiques
    la nudité parfaite
    de ces âges radieux -
    les livres entre les heures
    à ne rien faire que lézarder...
     
    Tout ça sous un clin de paupière
    du chat se rappelant
    Dieu seul sait quoi, et cætera.
     
    °°°
     
    Ce jeudi 14 septembre. – Belle virée cet après-midi dans l’arrière-pays, par les collines et les vignobles, jusqu’à Saint Guilhem-le-désert, après une étape à la manufacture royale de Villeneuvette et une autre au bord du lac de Salagou martelé par un mistral véhément. Excellent repas sur ue terrasse de Saint Guilhem, où la surabondance de touristes et de boutiques de pseudo-artisanat m’agace évidemment, mais le bourg reste d’une grande beauté au pied des derniers ressauts rocheux du Larzac. Ma bonne amie vaillante au volant, surtout dans les enfilades de terribles lignes droites plantées de platanes dont chacun nous menace de mort violente au moindre écart !
     
    °°°
     
    Contre toute attente, j’ai été intéressé par Un personage de roman, le récit de la campagne d’Emmanuel Macron racontée au jour le jour par Philippe Besson, tout proche du futur président en lequel il voit un personnage à la Stendhal ou à la Balzac, avec autant de réserve prudente que d’amicale proximité, de finesse pertinente dans l’observation que d’attention lucide au fil des événements ponctuant cette aventure humaine et politique à la fois. Chacun a bien joué son rôle et je ne comprends pas la fureur de dénigrement des commentateurs de ce livre, à la radio et à la télé, visiblement de très, très mauvaise foi…
     
    °°°
    À quoi ressembleront les « libertins » de Cap d’Agde dans dix ou vingt ans ? Existeront-ils seulement encore, ou les nouvelles générations vont-elles vivre la prétendue liberté sexuelle de façon différente ? Je me le demande. Ce que nous avons constaté, c’est qu’en trente ans les plages voisines ont complètement changé d’atmosphère, même si nous n’y sommes guère venus durant la haute saison, où ce doit être bien pire. Cela étant, j’ai comme l’impression que des changements bien plus importants vont se produire ces prochaines décennies, qui se perçoivent déjà à divers égards. Le rut collectif fait rage, sur la plage, à trois cents mètres de notre douce cellule de vieux amoureux, et c’est comme un grouillement d’asticots, mais comment ceux-là vieilliront-ils ?
     
    °°°
    Retour à l'Objet. Une fois de plus. Concentration et précision. Ferveur et quête de beauté. N'attendre aucun retour mais accueillir le partage avec reconnaissance. Soigner l'attention et entretenir la présence des attentifs en leur prêtant plus d'attention.
     
    °°°
    Je dois être plus présent à l'arrivée de l'Enfant. Là est la merveille.
     
    °°°
    Il faut tâcher d’imaginer à tout moment, dans nos échanges virtuels, notamment sur Facebook, qui est de l’autre côté de l’écran, derrière le message numérique : cela demande un effort et stimule ou devrait stimuler l’empathie…
     
    °°°
     
    16219580.jpgLa lecture du Sympathisant m’impressionne, à la fois par les observations que l’auteur produit à foison, à propos des relations entre Vietnamiens et Américains, sur fond de lendemains de la guerre, et par l’intelligence supérieurement rusée de la situation. J’en suis ce matin au moment où le cinéaste, visiblement inspiré par un Francis Ford Coppola, demande au protagoniste de devenir consultant sur son film en projet intitulé Le Sanctuaire, tout de même bluffé par le fait que ce Jaune ait eu, en un premier temps, le front de critiquer violemment son scénar de départ au motif que les Vietnamiens n’y avaient aucun droit de parole. Bref, je n’en suis qu’au premier tiers de ce roman aussi dense de substance que nécessaire aujourd’hui, alors que les délires de la nation présumée supérieure sont relancés à outrance…
     
    °°°
    Je me retrouve ces jours dans le rapport intime que j’entretenais avec la littérature dans mes jeunes années, quand je lisais par exemple Je ne joue plus ou Le retour de Philippe Latinovicz. Je me rappelle en quels termes élogieux Dimitri me parlait de Miroslav Krleza, qu’il m’a fait découvrir, et avec quelle morgue méprisante il l’a rejeté vingt ans plus tard sous l’effet de son nationalisme tardif.
     
    °°°
    À mon atelier de la ruelle du Lac, je tombe régulièrement sur des livres dont je pourrais dire qu’ils m’attendaient, comme à l’instant ce vieil exemplaire d’Au seuil de l’Apocalypse de Léon Bloy, avec lequel je me disais justement, l’autre jour, que j’aurais à découdre un de ces prochains jours…
     
    °°°
    Dire un jour comment la poésie « poétique » fait fonds sur ce que Platon appelle le Gros Animal en désignant la société. Tous ces poètes protestant de leur humilité, et tout autant de poétesses diaphanes, qui sont socialement acharné (es) à paraître et à se trouver honorés, habités par quelle sourde volonté de puissance…
     
    °°°
     
    À un moment donné ils se sont contentés de la vie, au déni de l’art et de l’esprit. Faillite de l’idéologie, qui devrait relier l’une aux autres. Ils ont trahi les Muses. Raison pour laquelle je lis Dante et Shakespeare, Proust et Tchékhov, Dostoïevski, Reverdy, ou Cingria, qui tous échappent à l’idéologie…
     
    °°°
    Je reviens catastrophé de la projection du Redoutable, de Michel Hazanavicius, dont le portrait qui y est présenté de Jean-Luc Godard m’a paru d’une stupidité complète. On peut n’être pas un inconditionnel de JLG et ne voir dans La Chinoise qu’un assez pénible feuilleton d’époque marqué par la jobardise intellectuelle du clan maoïste à la française, mais tout de même, ce portrait-charge à valeur ( !) de pastiche et d’éventuel hommage ( ?) me semble à la fois médiocre de forme et bête d’esprit, sans rendre du tout le ton de ces années-là avec ses collages extérieurs de pubs ou d’éléments de décor. Bref, tout ça m’a paru d’une vacuité et d’une inutilité d’autant plus indéfendable que Godard reste sans doute son meilleur pasticheur et qu’en rajouter relève de la tautologie…
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    Ce jeudi 28 septembre.Le dernier livre de Jean-Philippe Toussaint pourrait être dit l’illustration de ce qu’on appelait en d’autres temps l’art pour l’art, dont le thème semble apparemment sans aucune importance, voire futile ou même gratuit, réduit à une seule forme et ne délivrant aucune espèce de message, et pourtant.
    C’est l’histoire d’un type, un Belge, qui veut filmer une jeune femme nue ou plutôt vêtue d’une robe de miel, qui défile en Chine sur un podium de mode avec des abeilles qui lui tracent après. C’est un peu grossièrement dit mais c’est ça… à quoi s’ajoute un vrai roman étonnamment captivant.
     
    C’est qu’il y a, chez Jean-Philippe Toussaint, une sorte de grâce qui ne se borne pas au dandysme mais procède d’une vraie poétique, qu’on retrouve avec d’autres modulations chez un Ronald Firbank ou chez un Cocteau. Ce n’est pas tout à fait ma littérature préférée, mais la qualité littéraire est à vrai dire indivisible et j’ai toujours apprécié la papatte de cet écrivain.
    Ce mot du fils de Jean-Philippe Toussaint à propos de son grand-père : « Mais Papi, il n’en a pas marre d’être mort ? »
     
    °°°
    Pourquoi n’ai-je jamais aimé les livres de Robbe-Grillet, et pourquoi ceux de Toussaint me plaisent-ils tant, notamment dans le cycle de Marie ? Je n’en sais rien. Ce doit être une question de peau autant que de ton et même de calorie. De fait, les cérébraux à la Robbe-Grillet m’ont toujours laissé froid, à proportion de leur manque de chaleur – et cet érotisme glacé de magazine de luxe, qui me rappelle le formalisme à la française issu de Sade, alors que les romans de Toussaint me rappellent plutôt l’érotique ancillaire d’un Restif de La Bretonne, tellement plus tendre, plus drôle et plus amical…
     
    °°°
     
    Ceci du Prince de Ligne : « La vie est un rondeau ; elle finit à peu près comme elle a commencé ; les deux enfances en sont une preuve. Il n’y a que l’intervalle chez chacun qui soit différent ».
     
    Et cela, biscuit pour la route, signé Dumézil : « Le désespoir est un manque d’imagination ».

  • Reconnaissance à Jacques Chessex


    littérature

    Hommage à Maître Jacques prononcé à la Bibliothèque nationale, à Berne, en présence de l'écrivain et de la Présidente de la Confédération Ruth Dreifuss, à l'occasion de la remise du Fonds Jacques Chessex aux Archives littéraires suisses, en 1989. 

    Reconnaissance. J’aime faire sonner ce mot aujourd’hui. Reconnaissance de ce qui a été, et pour ce qui sera : ce qui a été donné et ce qui survivra. Reconnaissance de la première faille et du premier élan créateur. Reconnaissance au moment du dernier envol.
    Reconnaissance alors, première, comme à tâtons, véritable exploration des territoires sensibles où tout s’est joué au commencement. À tâtons, comme dans un rêve, mais pour une ressaisie si concrète dès les premières lignes où affleure la maison de l’adolescence. Et d’emblée c’est la musique d’un poète :
    « À Pully la maison était austère, d’un gris foncé étrangement lumineux, sur la hauteur d’un jardin en petite pente jusqu’à la route. De l’autre côté de la route il y avait le lac, il brillait, il bougeait, il jetait ses reflets dans les chambres, on sentait son odeur en toute saison ».
    Est-ce que nous ne nous y reconnaissons pas tout de suite ? Est-ce que nous ne nous rappelons, tous, ce jardin « en petite pente » ? Est-ce qu’ils ne sont pas à nous tous, ces reflets de lac dans les chambres ? Or nous voici à l’orée d’un monde dont les images vont émerger peu à peu comme d’une camera oscura et nous relier à la vie et aux livres qui ponctuent cette vie, mais aussi à nos propres ombres et à nos propre lumières.
    Tout à l’opposé de mémoires anecdotiques, l’œuvre déploie des images vivantes qui cristallisent les sensations primordiales autant que les questions essentielles : le vertige d’être, la souffrance du manque, le « sentiment aigu de l’inutilité de la vie » et, inversement, cette « force organisatrice de plaisir et de décision » qui va dresser la pyramide de l’œuvre dans le désert, et le sentiment de l’infini, enfin l’aspiration à l’allègement et à l’élévation : « Comme si j’étais capable à la fois de côtoyer le espaces les plus désolés et la clarté, le feu, le torrent, l’air ».
    Tel étant le sol physique et métaphysique d’un Jacques Chessex élémentaire. Terrien. Mais esprit subtil. Style tantôt chargé, jusqu’au baroque, et tantôt fluide, voire cristallin. Poids du monde et chant du monde.
    Il y a donc cette maison où l’adolescent apprend à écrire et à dessiner, à peindre, à écouter et à jouer le blues, mais sur laquelle pèse déjà le poids d’une menace.
    Reconnaissance cependant du fils au père initiateur : « Dedans, l’écriture, c’était mon père, ses livres d’étymologie et d’histoire, sa bibliothèque, ses corrections d’épreuves, le latin, la toponymie, les dossiers des contes, les dictionnaires. Il était mon encyclopédie bienveillante et mon initiateur à toutes sortes de formes et de sens. Je sais que si j’écris aujourd’hui, c’est parce que j’ai imité mon père dès que j’ai eu six ou sept ans ».
    Plus tard, reconnaissance aussi, dehors, à l’aîné providentiel qui encouragera le garçon dans sa singularité d’écrivain déjà perceptible : le professeur de collège et l’écrivain Jacques Mercanton.

    littérature
    Reconnaissance encore, à l’autre sens du terme, de la terra incognita des parents. Et combien de détails déchirants remonteront alors des fonds obscurs. Tout un monde que filtre à distance, dans L’Imparfait, le regard d’un homme désormais plus âgé que son père suicidé.
    Une remarque me renvoie ici à ma perplexité de naguère : « On a pu croire, à tel de mes premiers romans, que j’avais un problème littéraire avec mon père, ou que le thème du père était chez moi tout littéraire, et que j’exploitais en homme de lettres une mythologie balisée et confortable ».
    Or j’en suis venu à croire à l’entière sincérité de sa défense : « Il y a en moi un poids de douleur que rien, je le sais calmement, n’épuisera ». Et comment douter aussi bien, au regard des récits et des poèmes que Jacques Chessex a publiés depuis lors, tels L’économie du ciel, Le désir de Dieu ou Pardon mère, qu’il n’a cessé de vivre la relation au père disparu « comme une élégie interminable ».
    Quelque chose a été brisé qui instaure à jamais le règne de l’imparfait, et le ressouvenir du seul mot jardin suffit à exacerber la peine : « Mots douloureux : « Papa est au jardin », « on goûtera au jardin », « les premières cerises du jardin », toujours cette cloche grêle, fêlée, au fond de la phrase. À jamais le non-réalisé, l’interrompu, le non-vécu – l’imparfait ».
    L’imparfait comme temps de l’enfance, mais qui détermine aussi le premier écart et la première entreprise personnelle. Je suis seul et vous êtes tous. Telle sera la situation du solitaire qu’on regarde de travers à la pension de la respectable veuve Augustine Lequatre, dans La Tête ouverte, et telle aussi la situation du pasteur Burg et tous les avatars romanesques de l’auteur, de Carabas à Aimé Boucher.

    littérature
    L’imparfait. Plutôt que le temps sentimental de la mélancolie, celui d’un « vertige nauséeux » dont on doit s’arracher pour survivre.
    « Autrefois les dieux se faisaient comprendre par des signes, puis Dieu devint parole dans un homme. Puis il y eut l’orgue, le violoncelle, il y eut « Ich hab genug », Don juan et ensuite il y eut le blues. Et un samedi d’hiver, à une heure de l’après-midi, la vrille entra dansles os d’un enfant de douze ans, alors qu’il faisait morne sur le lac et dans la maison, froide lumière de décembre, soleil pâle, traits accusés des meubles dans la pâleur de la chambre, et tout à coup il y a cette trompette et ce chant, et les tambours qui battent au fond de son corps et coulent un violent flux chaud dans son torse, torrent, concert de joie blessée et ardente, plainte et cri, appel et écho de l’appel et la résonance encore de cet appel et de ce chant qui ne se taira plus, qui module sa propre enfance à lui, le garçon de douze ans dans la grisaille froide de la famille qui se déglingue et de la trop belle maison trop aimée et qui craque déjà sur ses ruines et de sa vie qu’il faudra inventer sur ces ruines et l’amour blessé et la solitude à marcher au plus près et à persévérer sur les confins, et le père qui va mourir, la mère qui se tait, la lumière froide monte du lac, vient dans les chambres, met ses reflets aux parois, aux miroirs, aux plafonds blafards comme les figures des morts pas encore morts, des déchus, des aimants qui hantent le passé du garçon tout à coup ivre de ce blues, et le présent au désert et le triste avenir.
    « Comme si le blues à la seconde même récupérait tout l’imparfait, et l’abrogeait, l’anéantissait, installant à sa place, une fois pour toutes, l’élégie de l’origine exactement reconnue, fondée, accusée dans la musique la plus douée de regret qui fut jamais ».

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    Autre plongée. Car le temps de la maison sur le jardin « en petite pente » est aussi celui des premières échappées du corps à la recherche d’une certaine odeur entêtante. Dès l’enfance s’est ouvert cet autre à-pic, mais à présent c’est dans le temps que va se prolonger cette fringale d’une nourriture terrestre aux implications quasi sacrées. C’est que là aussi s’est révélé le sentiment d’une séparation initiale : « Le corps des femmes est autarcique. C’est-à-dire qu’il est un monde, ou un territoire, un lieu, une circonstance, une évidence qui se suffit à soi-même. Ainsi sa supériorité, sa nuit, sa gloire ».
    L’œuvre de Jacques Chessex s’est construite, de part en part, sur une faille. Mais celle-ci n’est-elle pas notre part à tous ? D’où peut-être, aussi, le rejet que suscite cette œuvre ? Ainsi son mimétisme fait-il de l’écrivain un médium de nos exultations et de nos misères, de nos appétits multiples et de nos angoisses exorcisées par le verbe.
    Car il faut dire également le courage, l’obstination et la santé de cette œuvre. Si l’imparfait subi est le temps de l’enfance, l’imparfait retourné sera celui du baroque et de la vie profuse, du mouvement et de la lumière, des ombres mais signifiant aussi la vie, du chaos vivant mais sublimé par le style.

    littérature
    Reconnaissance alors à Jacques Chessex pour notre langue qui est celle à la fois de Pascal et d’Agrippa d’Aubigné, de Rousseau et de Benjamin Constant, de Ramuz et de Chappaz, de Mallarmé et de Gustave Roud.
    Reconnaissance aussi pour notre pays, non pas au sens d’un esthétisme du repli, mais dans la présence proche du Jorat et l’ouverture européenne qui associe Jacques Mercanton et Vladimir Nabokov, Flaubert et Cingria qu’il prolonge également, ou cet ouvert obscur très suisse « par en dessous » qui lie Robert Walser et Louis Soutter, ou Wölffli et Jean-Marc Lovay à l’enseigne de la « société des êtres » dont parle Georges Haldas.
    Reconnaissance enfin pour ce que Jacques Chessex nous fait reconnaître en nous. À tout instant la même ruine nous menace, mais il y a le blues et le psaume, et le poète « plein de Dieu » qui n’en finit pas de conjurer l’imparfait : « Me suivra-t-on si j’affirme y voir une vraie résurrection de l’être à l’instant même où il croyait se perdre ? Je me défaisais dans le spectacle du non-visible et l’esprit me revient comme une gorgée neigeuse qui me soulève au-dessus de l’indistinct. Le doute, à chaque fois, cède à cette force et fait place à une joie tout de suite habitable.

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  • Se faire voir chez les Grecs...

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    Cette année-là, de Thessalonique à Athènes, pour y célébrer le souvenir de Jacques Chessex...

    Athènes, ce jeudi 17 mars 2011. – La crise grecque nous attendait ce matin de pied ferme, à Athènes, sous la forme d’interminables encombrements routiers provoqués par la grève des transports, et une autre surprise non moins fâcheuse m’a navré à l’ouverture de ma valoche, dans le cinq étoiles au beau design Black & White où mes chers hôtes du DFAE m’ont retenu une chambre donnant sur l’Acropole: à savoir que j’avais oublié dans l’armoire de l’Electra Palace de Salonique, les étincelantes chemises blanche et bleue que je me suis achetées à Amsterdam, tout spécialement, en sorte d’être présentable chez MM. Les ambassadeurs d’Athènes et de Bratislava, qui m’on prié tous deux à déjeuner sur carton imprimé aux armes du Pays. Du moins avais-je emporté, faute de cravate (j’ai plus encore horreur des cravates que des chemises blanches ou bleues), un seyant foulard griffé La Placette; et la veste « habillée » qu’a choisie ma bonne amie à Amsterdam, pour la même occasion, a complété l’illusion évidemment entamée par mes chaussures de marche Méphisto même pas lustrées…

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    Athènes, ce vendredi 18 mars. – Le jour se lève sur l’Acropole dont je vais visiter tout à l’heure le nouveau musée en compagnie de Sylvain Fachard, le jeune directeur de l’école d’archéologie suisse d’Athènes, charmant garçon dont tout le monde loue la compétence et que j’ai rencontré hier chez l’ambassadeur Amberg, à l’occasion d’une réception où je me suis tout de suite trouvé en phase avec Madame, découvrant la grande toile hodlérienne du salon de la résidence, faite de sa main et représentant, tout en bleu, le lac et la Savoie que nous avons sous les yeux à La Désirade !
    Autant que son ambassadeur de mari, grand diable barbu et très jovial dont on m’a parlé du cursus universitaire imposant qui l’a ouvert au monde slave, et qui a poussé la diplomatie jusqu'à trouver élégante ma tenue de patachon, Madame Amberg rompt complètement avec le genre de diplomates lisses ou coincés en présence desquels on se rase. Leur fille Lydia est d’ailleurs à l’avenant, qui étudie à Genève et peint elle aussi. Pour faire bon poids dans les coïncidences heureuses, le grand paysage bleu de Madame Amberg faisait face à une toile de Thierry Vernet datant du voyage avec Bouvier: peut-être pas encore du grand Vernet mais d’un climat dégageant bien le ton et la calorie balkaniques, dans une composition solide mais comme embuée - donc très Vernet.

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    En outre, j’ai découvert au passage un peintre serbe que je ne connaissais pas, un certain Zdravko Mandic dont le sfumato des aquarelles, à la limite du léché, m’ont cependant touché. Parmi les convives se trouvait donc également le jeune Sylvain Fachard, ancien élève de Chessex, qui m’a appris que l’affreux m’aura souvent cité devant ses classes, sans doute pour le pire (!), et une petite dame vive au casque de cheveux noirs étonnant, qui enseigne la littérature romande à l’université et porte le joli prénom de Ioanna. Elle m’a dit que c’est elle qui me présenterait à l’Institut et j’ai pensé que c’est à elle que j’offrirais le dernier exemplaire emporté de L’Enfant prodigue.

    Dans la foulée, le soir, ma conférence à l’Institut français s’est donnée dans les meilleures conditions, devant une salle d’une cinquantaine de personnes bien attentives et réceptives, et dont beaucoup m’ont témoigné leur vif contentement. J'espère que ce succès diplomatique sera rapporté à dame Calmy-Rey, qui a besoin ce sjours d'être encouragée.

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    View-of-Athens-from-Lycabet-940x360.jpgEn toute fin de soirée, l’indispensable Monsieur Péclard, type par excellence du Suisse de bonne volonté, m’a encore entraîné jusqu’au sommet du Mont Lycabet, dont nous avons gravi les dernières pentes en évoquant les figures diversement inspirées de notre politique nationale, qui n’ont pas de secret pour lui - je censure ici le détail pour ne pas lui attirer d’ennuis en sa fin de carrière...
    Or, un mot de Monsieur Péclard, m’a mis là-haut en joie quand, désignant les myriades de lumières de la ville, il m’a lancé d’un air complice: « J’aime mieux voir Athènes comme ça, la nuit : ça fait plus propre »…

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    Au fil de mes rencontres, et notamment en compagnie d’une jeune femme très vive et intéressante, prénommée Sophie et présente elle aussi au déjeuner de l’ambassadeur, j’ai entendu pas mal de choses sur la crise qui frappe actuellement la Grèce, où la responsabilité des élites notoirement corrompues, même à gauche, et la propension d’une partie des Grecs à vivre au-dessus de ses moyens, reviennent souvent dans la conversation.


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    Une scène m’a captivé ce matin, à l’étage panoramique du palace où se prend le petit déjeuner, quand s’y est pointé un Américain au visage de batracien froissé, style homme d’affaires trapu, que tout visiblement mettait en fureur. Il a commencé par invectiver la très accorte préposée à l’accueil, en désignant la fucking music de fond, très feutrée et lointaine à vrai dire, affirmant qu’il détestait ça, puis il s’est fait placer au fond de l’arrière-salle dont il a resurgi en continuant de pester sur le service, s’est ensuite rendu au buffet - absolument somptueux, voire pléthorique -, dont il est revenu en affirmant que c’était un very bad buffet, comme tout était bad dans ce fucking hotel, enfin je l’ai encore entendu vitupérer le pauvre serveur qui n’en pouvait plus d’encaisser ses fuck you en se retenant visiblement de lui envoyer la cafetière à la gueule, ce que j’eusse fait avec un plaisir certain.
    On ne se rappelle pas assez, à l’ordinaire, que de tels types existent, et c’est peut-être l’avantage, de temps à autre, de passer une nuit dans un hôtel de grand luxe, où se déploie la vilenie prétentieuse de ceux qui s’imaginent avoir tous les droits du seul fait de leur compte en banque.

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    La visite du nouveau Musée de l’Acropole, signé Bernard Tschumi, m’a d’autant plus intéressé et même émerveillé, ce matin, que les explications de Sylvain Fachard y ajoutaient un véritable « récit », inscrit dans l’histoire, et une quantité d’observations détaillées extrêmement vivantes et pertinentes, liées autant aux objets qu’à la saga du lieu et de ses avatars, aux tribulations du temple (jusqu’à la fameuse affaire des frises du British) et à la nouvelle mise en valeur des chefs-d’œuvre dans l’espace magnifiquement spacieux et lumineux du musée.

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    La dernière fois que je me trouvais à Athènes, l’archéologue Charles Bonnet, auquel on doit la découverte de la cité nubienne de Kerma, m’avait déjà fasciné par sa « lecture » des ruines, et c’est le même gai savoir, érudit et fervent, que pratique son jeune et très brillant collègue. L’archéologue parle, et la ruine se relève en villa, en palais, en ville sous nos yeux ébahis…