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  • Ceux qui prennent le temps

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    Celui qui n’entend plus son cœur battre / Celle qui fait de plus en plus de détours / Ceux qui se retrouvent en clairière / Celui qui se déprend de lui-même en écoutant la prairie nocturne / Celle qui en découd avec l’horloge de la gare centrale / Ceux qui aiment l’Afrique à cause de ça / Celui qui a découvert le temps de la peinture / Celle qui n’a pas le temps d’y penser / Ceux qui le prient de suspendre son vol dans la cabine pressurisée / Celui qui a pris le temps et l’a posé Dieu sait où de sorte que son épouse Rebecca ne le trouve plus et se sent un peu perdue dans leur villa tout confort de Noland / Celle qui erre dans l’horaire / Ceux qui trouvent ce matin le temps mauvais / Celui qui a pris le temps de faire quelques garçons à sa conjointe afin d’honorer son nom et gérer l’usine / Celle qui a tout le temps de ne rien faire conformément à sa condition de bourgeoise évoluée dont le mari dans les affaires subventionne sa boutique Au Temps perdu / Ceux qui ont à peine le temps de se regarder avant et après ce qu’ils appellent Les Rapports / Celui qui a eu un Rapport vite fait avec son employée Duflon dont il a payé le tiers de la couronne mortuaire la semaine passée / Celle qui fronce le sourcil quand son mari lui dit que leur nouvelle maison sera de bon rapport / Ceux qui font en confession leur rapport rapport aux Rapports à l’Abbé Pferd qui hennit de réprobation / Celui qui constate que le champ sémantique du verbe anglo-américain to jerk a varié avec le temps / Celle qui parle de la temporalité de l’orgie dans son master sur les néo-libertins / Ceux qui tuent le temps à coup de patiences / Celui qui dit que son œuvre se situe à la crête du temps pour impressionner la poétesse végétarienne qu’il se taperait bien / Celle qui croit avoir perdu du temps en lisant La Recherche dont elle cite pourtant des scènes au Club des Femmes Lettrées / Ceux qui n’ont pas lu La Recherche mais en trouvent plus qu’il n’en faut pour le perdre / Celui qui remonte le Temps par la face sud vu qu’il s’est fait ultra chier la dernière fois dans le passage glacé de la Nord Directissime dit Le Linceul / Celle qui pense avoir tout le temps devant elle sans se douter de cela que le pneu de la roue droite de sa Toyota Fan Cruiser 4x4 à conduite assistée va crever tout à l’heure à cause d’un éclat de verre disposé là tout exprès par la Fatalité / Ceux qui ont tout perdu sauf le temps de se le rappeler en souriant / Celui qui chevauche mentalement le Temps comme son fils chevauche physiquement le Tigre / Celle qui confie à son amie Edmée que l’orgasme avec un grand O lui a toujours procuré la sensation d’échapper au temps et son amie Edmée lui dit ah ça c’est incroyable mais moi aussi chérie / Ceux qui se pressent de ne pas stresser afin de finir leur job sans se presser / Celui qui se prélasse dans l’étang / Celle qui prend le temps de lire Les Foudroyés / Ceux qui se flattent de lâcher en société des formules genre  faut laisser le temps au temps et autres clichés à la Tonton / Celui qui regarde passer son temps en ruminant / Celle qui s’attend  à un changement de temps au moment de se retirer des camions / Ceux qui tirent au flan du Temps / Celui qui t’informe par SMS que ton temps est venu à quoi tu réponds d’un texto impatient que rien ne presse / Celle qui a juste eu le temps de les mettre au monde avant de quitter ce dernier / Ceux qui retrouvent le temps de se parler et plus si affinités, etc.

    Image : Philip Seelen           

     

  • Serial conteur

     

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    Shakespeare en traversée
    25. Cymbeline


    Shakespeare eût-il sacrifié à la pratique des séries télévisées telles qu'elles prolifèrent aujourd'hui, et dans les pays anglo-saxons avec des qualités parfois comparables au cinéma ou au théâtre, s'il était né en notre époque ? C'est plus que probable, se dit-on souvent à voir et revoir ses pièces visant tous les publics, et notamment les romances aux intrigues bousculées de sa dernière période, dont Cymbeline est un exemple éclatant après Périclès et avant Le conte d'hiver.

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    La merveilleuse figure féminine d’Imogene, incarnée ici par une Helen Mirren irradiante de douceur et de douleur sublimée, représente le moyeu fixe et fidèle de la folle roue des trois intrigues combinées de cette pièce semblant de toutes les époques, mêlant Rome antique et matière de Bretagne, féodalité farouche et déliquescence de cour sous la Renaissance, épisodes à la Boccace (la référence au Decameron est explicite), sensualité à l'italienne (la scène du quasi viol d'Imogene endormie par le perfide Rital est d'un érotisme intense) portraits de quasi monstres régnants (la reine marâtre surtout, et son fils dégénéré) et, en contraste vigoureux, de noble cœurs mal blindés contre la jalousie (tel Posthumus, bénéficiant lui aussi d'une interprétation magistrale de Michael Pennington), dans un branle-bas général de guerre qui embrouille tout avant un dénouement dramatique démêlant les écheveaux entortillés.

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    Tout cela est d'une ligne moins pure, avec des abrupts moins vertigineux que dans les grandes tragédies, mais le genre de la comédie facilite certains raccourcis que le génie de Shakespeare préserve de l'artifice ou du feuilleton rose, n'excluant ni la verve picaresque d'une espèce de western entre landes et montagnes aux ours, ni les excès gore propres à ravir le public avide de sang frais (la tête à claques du fils de la reine coupée par le prince en légitime défense) ou les apparitions onirico-mythologiques de fantômes humains ou divins...

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    Quant au leitmotiv shakespearien de l'appel à la clémence et au pardon , il n'a rien, là non plus, de l'artifice exigé par le happy end propre à la comédie, même s’il en participe. Il apparaît plus comme un vœu incarné qu'une leçon de morale: il illustre la possibilité de la bonté inspirant ce que Peter Brook appelle la qualité du pardon.

  • Palestine ou la déchirure

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     Hubert Haddad, dans son roman incandescent et poétique, nous fait vivre la tragédie de l’intérieur par le truchement de personnages attachants.

    A l’écart des estrades, le romancier d’origine tunisienne, établi à Paris dès son enfance, a développé une œuvre considérable mais un peu méconnue, riche d’une cinquantaine d’ouvrages touchant à la poésie, à la nouvelle, à l’essai et au roman. Palestine, relevant de ce dernier genre, est un des plus beaux livres de cette rentrée.

    - Quelle est la genèse de Palestine ?

    - D'abord mes origines judéo-berbères, une enfance bercée par l'Orient - on parlait arabe côté adultes et vivait dans la culture maghrébine -, et la complainte du retour à Jérusalem, en "Palestine" disait ma grand-mère Baya qui, bien vieille, n'avait pas mémorisé la création de l'État d'Israël. Concrètement, j'ai abordé le sujet il y a près de vingt ans, dans un roman récemment réédité par Zulma, Oholiba des songes. Oholiba est  la Jérusalem déchue de l'exode, comparée à une prostituée, dans Ézéchiel. Je me suis aperçu a posteriori que ce roman qui interroge le monde yiddish après la Shoah s'achevait à peu près où commence Palestine. Parti en Inde du sud à la recherche des judaïsme antique au Kerala, à Kranganore et à Cochin, il y a deux ans, je projetais en fait d'écrire un autre livre proche du sujet, de manière allégorique en imaginant un vieux musicien israélien d'origine polonaise déçu par la politique de son pays qui se retrouve par hasard dans la vieille synagogue de Cochin et qui se réconcilie avec son judaïsme à travers la légende du royaume de Cranganore. C'est la genèse du livre. De retour, la réalité, l'actualité du conflit m'a tellement bouleversé que j'ai abandonné ce roman pour écrire dans une certaine urgence intime ce Palestine.

    - Comment vivez-vous personnellement ce conflit ?

    - Dans la déchirure, sachant que les Palestiniens et les Juifs sont les enfants d'une même terre, à travers la disparité des siècles et les conversions, le flottement identitaire. Des erreurs ont été commises à tous les échelons des États et des institutions internationales, mais aujourd'hui il y a une réalité vivante qui excède les schémas qui furent ceux de l'impérialisme en déconfiture: deux peuples vivent là de manière substantielle, sans recours direct à d'autres cultures, même si la pesanteur des alliances, Occident contre monde arabe, n'arrange pas les choses. Il est temps d'inventer ensemble dans ce bout de territoire un avenir exemplaire, par l'échange culturel et scientifique, le rétablissement des droits fondamentaux de l'individu et des peuples. Ce qui est une tragédie peut devenir une chance.

    - Comment avez-vous travaillé ? Le roman a-t-il fait l'objet de repérages précis?

    - J'ai pas mal de proches qui vivent ou qui ont vécu en Israël, personnellement je n'ai jamais pu m'y résoudre. Mon frère Michael qui est présent dans le livre, qui effectivement a tout abandonné un jour (en 1978) pour aller vivre dans une cabane de bois de cinq mètres carrés en bordure de Jérusalem Est, était parti à vingt ans plein d'espérance, il a connu la vie de kibboutz, il était artiste peintre et enseigna à l'École des Beaux-Arts de Jérusalem. Finalement, il abandonna même sa cabane et vint se suicider à Paris, dans le Ménilmontant de l'exil. Tout ce passé, la pensée des amis musulmans et des amis juifs m'ont conduit à écrire ce roman à l'intuition, pénétré par le sentiment étrange d'une autre vie. Je ne suis pas allé à Hébron, pourtant des journalistes qui ont enquêté longuement là-bas m'ont dit qu'il y a dans Palestine une parfaite véracité tant géographique (là, bien sûr, je me suis documenté) que d'ambiance. Un romancier travaille avec une sorte d'intensité un peu hallucinatoire jusqu'à ce qu'il se sente en possession de tous les fils, les tensions, les couleurs. Mais j'irais un jour à Hébron, sur les pas de mon frère Michael et de mes personnages.

    - Comment les personnages vous sont-ils apparus ? Comment les développez-vous ?

    - Les personnages sont l'expression pure de mon sentiment intérieur, informulable théoriquement dans la platitude toujours sujette au manichéisme de l'analyse et de la dialectique: ils ont surgi en moi avec la force de mon émotion, de mon trouble, de mon désir infini de paix et de réconciliation entre des visages souffrants de mon histoire, de notre histoire à tous.

    -          Les personnages féminins semblent les porteurs, dans le roman, des seuls espoirs et d’une aspiration positive à la pacification.  Est-ce valable d’une façon plus générale selon vous?

    - D'un point de vue global, universel, oui: parce qu'elles peuvent remettre en question le patriarcat qui est responsable de millénaires d'exactions depuis Caïn, parce qu'elles ont en elles une expérience, une histoire propre de l'aliénation, de l'asservissement, de l'injustice. Libérées de la violence ordinaire, elles enseigneront la paix, et la fraternité à une humanité renaissante.

    - Que peut un roman par rapport à la perception d'une telle tragédie?

    - Le roman nous sort des schémas fermés, des oppositions aveugles. Il donne à comprendre par empathie, il peut réveiller parce qu'il touche au plus intime de l'être qui est notre partage à tous, par-delà les opinions et les communautés. Comme la peinture ou la musique, le roman voudrait restituer la nuance et la contradiction, la chair, le vivant dans son tremblement. 

    - Comment, personnellement, malgré la fin très sombre de Palestine, envisagez-vous l’évolution du conflit et son issue éventuelle?

    - Il y aura un jour deux États souverains qui vivront dans une paix d'abord relative et bientôt entière, c'est seulement une histoire de temps, c'est-à-dire de vies humaines. Mon roman Palestine n'est pas désespéré, mais c'est une tragédie. La tragédie a des effets de catharsis, elle voudrait ouvrir le cœur et l'esprit. En cela, elle est optimiste.

    8c9388e4ff441936bc415f97e24d84b3.jpgLa tragédie au coeur

    Un sentiment de plus en plus oppressant, quasi physique, assorti d'une angoisse omniprésente, saisissent le lecteur de ce roman-labyrinthe très dense et intense, dont le jeune protagoniste, Arabe de Jérusalem sous l'uniforme de Tsahal, se trouve pris dès la première séquence dans un engrenage fatal.

    Attaqué par un commando de factieux palestiniens, il est blessé et dépouillé de son uniforme et de son passeport avant que ses agresseurs ne soient tous massacrés. Il se prénommait Cham jusqu'au moment d'être recueilli par une vieille Palestinienne aveugle qui voit en lui le sosie de Nessim, son fils disparu. Il sera Nessim aussi pour Falastin, la fille de l'aveugle qui le soigne et dont il tombe follement amoureux. Falastin entretient un espoir de pacification proportionné à l'horreur qu'elle a vécue lorsque son père, leader d'un front démocratique, est mort à ses côtés dans un attentat. Cham-Nessim l'Israélien pris pour un Palestinen sera planqué et piégé une seconde fois après une folle fuite, au lendemain d'une nuit avec Falastin que scelle une effusion momentanée que le retour au réel empêchera de s'incarner dans le temps à venir.

    Si la tragédie du conflit israélo-palestinien est ressaisie avec une foison de détails - au milieu d'une nature merveilleusement rendue et d'un quadrillage de murs et de check-points signalant l'absurde hybris de l'homme, - qui valent tous les reportages, les péripéties de Palestine importent moins, à l'évidence, que leur résonance émotionnelle et leur valeur hautement symbolique à de multiples égards. L'écriture incisive, mais très sensible et sensuelle à la fois, qui tire parfois le roman vers la fable ou le conte poétique à l'orientale, cristallise enfin le message d'humanité et la beauté nullement esthétisante de cet admirable roman.

    Hubert Haddad. Palestine. Zulma, 152p.   

    Cet entretien a paru dans l'édition de 24 Heures du 30 octobre 2007.

  • Au coeur du réel

     

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    Le roman de Maylis de Kerangal, Réparer les vivants, va bien au-delà de l'ouvrage "sur" la transplantation cardiaque. Roman choral, roman-poème, ce livre magnifique en impose par son mélange de surexactitude factuelle et d'extrême sensibilité.

    On entre dans ce roman le cœur immédiatement palpitant, soulevé par une grande vague enlevant le protagoniste à sa crête pour un premier ride salué par un triple cri sauvage. Il fait encore nuit  et trois « caballeros » d’enfer à surnoms de héros de BD, trois surfeurs « planétaires » se sont retrouvés là à la recherche de « la plus belle vague qui se soit jamais formée sur Terre », cette « onde venue du fond de l’océan, archaïque et parfaite », « la beauté pure ». ..

    Avant cet envol d’épopée juvénile, une seule phrase ondoyante de deux pages et sans la moindre ponctuation, d’une seule vague là-aussi mais brassant la substance d’une vie – une seule phrase a marqué, comme d’un premier accord en majeur,l ’apparition du cœur de Simon Limbres, « boîte noire d’un corps de vingt ans qui a valsé « léger comme une plume » ou pesé « comme une pierre » battant pour le moment dans le grand corps du jeune homme endormi.

    Tout le reste est raconté par le roman, donc passons. Pour préciser tout de même que, quelques heures plus tard, le corps gravement blessé de Simon Limbres sera retiré du van dans lequel lui et ses compères se sont crashés, immédiatement admis au département de réanimation médico-chirurgicale de l’hôpital de Havre. C’est là que l’accueille le chirurgien Pierre Revol, qui verra la « tache mouvante » de la mort se pointer sur son écran une heure plus tard. Le même Revol qui annoncera peu après à la mère de Simon. « Votre fils est dans un état grave » Et un peu plus tard encore : « Les lésions de Simon sont irréversibles ».

    Simon donc, dix-neuf ans, le seul surfeur non ceinturé dans le van, bientôt déclaré mort puisque, depuis une soixantaine d’années, l’on considère que l’abolition des fonctions cérébrales correspond à la mort, et non plus l’arrêt du cœur. Lequel cœur, de Simon, continue aussi bien de battre dans la poitrine du garçon.

     

    Telle est donc l’amorce, sans trace de pathos, du nouveau roman de Maylis de Kerangal, dont on retrouve, quatre ans après Naissance d’un pont, l’extrême précision de la phrase, mais aussi l’espèce de lumière claire de ses mots, l’originalité de ses images et la musicalité de son verbe - son regard en outre fragmenté par de multiples points de vue.  Or l’ingénieure-mécanicienne-conteuse-poète du mémorable roman  (Prix Médicis 2010 et 100.000 exemplaires) va s’en donner à cœur joie, on le pressent, dans cette traversée d’un nouvel univers où la complexité des procédures et la plus haute compétence professionnelle vont de pair.

     

    Qu’on ne s’attende pas pour autant à un roman de plus « sur » la transplantation cardiaque. Ou disons que le récit de ladite transplantation n’est que le fil courant, en vingt-quatre heures, dans le labyrinthe à multiples détours et digressions d’une narration, durant le transit extraordinairement « technique et délicat » d’un cœur changeant de corps, de la mort à une autre vie.  Le« film » des séquences successives de la geste médicale décrite par la romancière est, de toute évidence, fondé sur une documentation parfaite, mais à cette observation se mêle aussitôt  celle des personnages gravitant autour du corps et du cœur de Simon, vite identifiés (et vite attachants pour le lecteur, à des degrés d’intensité variable).

     Ce qui intéresse une fois de plus Maylis de Kerangal, comme dans ses ouvrages précédents, ce sont les gens. Et pas n’importe lesquels. Ses personnages n’ont rien des figures stéréotypées, agitées, voire hystériques, des épisodes d’Urgences et consort. Observatrice suraiguë des faits sociaux et des procédures professionnelles, la romancière est aussi une sismographe des sentiments capable de rendre ce qu’on pourrait dire l’aura de ses personnages, sous de changeantes lumières. Verbalement, comme chez un certain Le Clézio des premiers romans (je pense à Guerres ou à Terra Amata, notamment) ou comme chezClaude Simon, elle compose une marqueterie jamais figée où le mot juste et le sentiment touchent l’esprit et le cœur, ce qu’on appelle la tripe ou ce qu’on appelle l’âme, en constante osmose.

    Tous les personnages de Réparer les vivants gravitant de près ou de loin autour du gisant ont donc leur histoire finement détaillée. Deux d’entre eux, les parents de Simon, Marianne et Sean,  traversent le roman en se portant l’un l’autre comme des naufragés s’entraînant dans la spirale du désespoir – leurs retrouvailles avec leur deuxième  fille desept ans, puis avec la petite amie de Simon, déchirantes, étant bonnement à pleurer. Jamais, cependant, la romancière n’actionne le tire-larmes…

    Un personnage non moins central, tout à fait significatif de la poétique de Maylis de Kerangal, va jouer, jusqu’à l’admirable scène finale où il se met à chanter à côté du corps de Simon, un rôle qu’on pourrait dire d’un accompagnant angélique.Il se nomme Thomas Rémige, il est « technique et délicat », c’est lui qui va « négocier » le don d’organes avec les parents, c’est un être hors du commun qui vit pour le chant, son travail au centre de réanimation où le professeur Revol le traite en pair, il a acquis un chardonneret de la valléedu Collo pour 3500 euros – ce genre de choses. Quant aux autres personnages, entre Le Havre et Paris où le cœur de Simon sera transplanté, le lecteur les découvrira…

     

    J’avais relevé, en lisant Naissance d’un pont, l’aspect « unanimiste » de ce roman de plus grande envergure , dans le sens où l’entendait Jules Romains. Bien entendu, la référence à celui-ci fait aujourd’hui vieux jeu (quel prof de lettres fait encore lire LesHommes de bonne volonté ?), et pourtant je persiste et signe à lalecture de Réparer les vivants, où l’attention de la romancière à ses personnages me fait penser à ce que les catholiques appellent la communion des saints, qu’on pourrait limiter, parofanes que nous sommes, aux instances de la compassion ou de l’amour des gens.

     

    Dans la foulée, j’aurai lu dans un papier récent que Réparer les vivants relèverait du roman « social démocrate ». On ne saurait plus mal dire, mais le vieux conflit opposant une certaine critique française  et les écrivains se risquant à parler frontalement de la réalité (de Zola à Céline et jusqu’à Michel Houellebecq) n’en finit pas d’entretenir le malentendu. À ce propos, on pourrait encore rappeler qu'il fallut un John Dos Passos (auquel on pense évidemment en lisant  Naissance d'un pont) pour célébrer le réalisme poétique d'un  Jules Romains - encore lui... 

     

    L’extrême acuité de l’observation de Maylis de Kerangal, son attention portée aux plus petits détails de la vie d’une infirmière de 23 ans (p’tain la mauvaise nuit qu’elle vient de passer avec son jules)  ou à une dynastie de grands patrons parisiens, sa façon de brosser le portrait d’un jeune chirurgien dont la transplantation du cœur de Simon sera SA transplantation, et le contrepoint incessant de l’action engagée ou de la rêverie angoissée (Marianne qui pense au cœur de son fils passé dans un  autre corps -et qu'en sera-t-il de la petite amie ?), la rumeur nocturne de la vie qui continue (un match qui se termine au stade du Havre tandis que le cœur de Simon transite dans son bac de glace), tout ça, la vie, le très physique et le soudain à-pic quasi métaphysique, le souvenir des cœurs mystiques - la prière du cœur à quoi recourt Marianne sans s’en douter-, tout ça et la réparation finale du corps de Simon pour l’offertoire aux parents, comme au terme d'un rituel antique -  tout ça fait, de ce livre limpide et déchirant, un roman-poème aux résonances profondes, inscrit au cœur du réel.

     

    Maylis de Kerangal. Réparer les vivants. Verticales,  280p.     

  • Un pont vers l'avenir

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    Prix Médicis 2010 éclatant à Maylis de Kerangal. Avec Naissance d’un pont, la romancière figurait sur quatre listes. Elle a fait l’unanimité. 

    C’est l’un des plus beaux romans français de l’année qui a été couronné par le Prix Médicis, alors que le Médicis « étranger » revenait à l’auteur américain David Vann, pour Sukkwan Island (Gallmeister), et le Médicis « de l’essai » à Michel Pastoureau, pour Les couleurs de nos souvenirs (Seuil).

    Avec son septième livre, Maylis de Kerangal, qui a passé par l’édition (chez Gallimard puis à l’enseigne « jeunesse » du Baron perché, qu’elle a créé), s’est déployée dans les grandes largeurs d’un « meccano démentiel », ainsi qu’elle qualifie elle-même le chantier pharaonique « scanné » par son roman. Or ce qu’il faut préciser aussitôt, c’est que cette épopée technique relatant la construction d’un pont autoroutier reliant la ville de Coca (dans une Californie imaginaire et hyper-réelle à la fois) et la forêt, par-dessus un fleuve, n’a rien de mécanique précisément : c’est une aventure humaine «unanimiste» aux personnages admirablement présents et nuancés, âpres et émouvants. De Georges Diderot le chef de travaux rodé sur les gros œuvres du monde entier, à Summer la « Miss béton » française ou Katherine l’ouvrière mal barrée en famille , en passant par Sanche le grutier portugais, Mo le Chinois, Soren l’assassin en fuite, Seamus le rescapé de la General Motors ou le Boa, maire mégalo de Coca, entre autres, toute une humanité cohabite, avec peine et parfois violence, tandis que les oiseaux migrants provoquent une grève technique au dam des financiers nargués par les écolos…

    Méticuleusement documenté, sans être un reportage pour autant, Naissance d’un pont est en outre un acte d’écriture romanesque tout à fait novateur, quoique pur de tout effet « avant-gardiste », brassant les langages d’aujourd’hui dans une polyphonie jouissive.

    Construit avec autant de vigueur que de sensibilité musicale, très rythmé et très sensuel à la fois, poreux à l’extrême, le roman de Maylis de Kerangal jette enfin un pont vers l’avenir de la littérature française en perte de souffle, avec 300 pages qui en évoquent 3000 « compactées », très denses par conséquent mais très lisibles – un rare bonheur de lecture !

    Maylis de Kerangal. Naissance d’un pont. Verticales, 316p.