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  • Ceux qui lisent entre les lignes

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    Celui qui ne se contente pas que de mots / Celle qui regarde son enfant quand il se tait / Ceux qui sont fatigués du bruit humain / Celui qui déchiffre la montagne à livre ouvert / Celle que l’ironie agace / Ceux qui se croient plus malins que l’herbe / Celui qui n’en peut plus de tout démystifier / Celle qui préfère les choses à la publicité / Ceux qui se parlent à mots couverts pour mieux se découvrir / Celui qui entend soudain la clameur obscène de l’Internet libéré / Celle qui se noie dans la vague du vague / Ceux qui estiment avec Ortega y Gasset qu’ « une culture qui perd le sens du sacré perd tout son sens » / Celui qui vit en enfer sans désespérer / Celle qui préfère les terrasses du Purgatoire avec un doigt de limoncello / Ceux qui négligent l’amitié et s’en ressentent / Celui qui demande pardon sans être sûr de le mériter / Celle que la muflerie ambiante dérange profondément mais qui n’ose pas le dire / Ceux qui travaillent à la meilleure intelligibilité du monde / Celui que sa curiosité garde frais / Celle que son sérieux et sa sincérité font passer pour une bêcheuse / Ceux qui citent Marcel Duchamp pour montrer qu’ils ne sont pas dupes / Celui qui se déplace à bord d’un petit sous-marin à périscopes modulables / Celle qui aime les concerts de musique de chambre donnés en plein air et par exemple en Toscane ou en Provence ça fait plus chic / Ceux que la poésie aide à moins radoter / Celui qui se demande comment ressusciter la ferveur / Celle que le manque d’enthousiasme a toujours atterrée / Ceux qui se sont éteints par blasement / Celui qui pratique l’ironie dissolvante des tièdes / Celle qui ne s’en laisse pas conter par les prétendus épicuriens de l’Eglise hédoniste des derniers jours / Ceux qui rêvent de camper au Sommet sans se douter que les y attend la déesse Gelure et sa fille Engelure / Celui qui aime la nature sans se demander pourquoi / Celle qui a fait la chose avec un guide de Chamonix durant un bivouac mais trouverait déplacé de s’en vanter au bar du Grand Dru / Ceux qui disent sans cesse qu’il ne faut pas exagérer jusqu’à en perdre tout humour / Celui qui se dit (dans Extinction de Thomas bernhard) un artiste de l’exagération / Celle que le feu de la poésie habite mais en sourdine pourrait-on dire / Ceux que la peur de toute créativité rend aptes au fonctionnariat et à la retraite anticipée / Celui qui défend la valeur correctrice de l’ironie tout en lui préférant l’humour vache à la manière belge ou carrément anglaise tendance Shakespeare & Co / Celle qui préfère la simplicité radieuse au sublime glacé / Ceux qui disent qu’ils relisent les Classique pour faire croire qu’ils les ont déjà lus / Celui qui entend à tout moment la voix d’un souffleur qu’il appelle son oncle Stanislas et qui l’empêche souvent d’en faire trop dans un sens ou dans l’autre enfin tu vois ce que je veux dire sinon c pas grave / Celle qui oscille entre empirisme lucide et foi de charbonnier / Ceux qui estiment que l’introversion n’est pas la réponse la plus adéquate à la stupidité de masse, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Léautaud au plus juste



    Une approche de Philippe Delerm

    « Maintenant foutez-moi la paix » furent les dernières paroles de Paul Léautaud, deux heures avant sa mort, le 22 février 1956 à la Vallée aux-Loups où il avait consenti de s’installer depuis le 21 janvier. L’infirmière qui lui apporta sa dernière potion recueillit ce dernier mot d’auteur, tout à fait dans le style de l’Alceste sarcastique qui, en 1950, avait séduit la France populaire au fil des inénarrables entretiens radiophoniques qu’il avait réalisés avec Robert Mallet.

    L’œuvre n’atteignit jamais, cependant, une célébrité comparable à celle du personnage, souvent même méconnue au profit de la légende du misanthrope de Fontenay-aux-roses, vivant au milieu de trente chiens et de cinquante chats, vêtu comme un clochard et s’exprimant avec une espèce de verve voltairienne, cinglante et pourtant distinguée.

    De ses livres, seul Le petit ami fut un peu connu du grand public de son vivant, ainsi qu’Amours et In Memoriam dont le recueil fut pressenti pour le Goncourt en 1906. Le monumental Journal littéraire, constituant le massif central de son œuvre, et dont l’édition originale du Mercure de France comptait près de 30 volumes publiés dès 1940, n’était pas du genre à susciter l’enthousiasme des multitudes, et pourtant…

    Pourtant Léautaud n’a jamais connu de purgatoire : sans entrer dans La Pléiade c’est un classique de la littérature française du XXe siècle, une espèce de pièce rapportée du XVIIIe siècle, avec la liberté sensuelle de Stendhal et les abrupts de Chamfort, absolument étranger à toute forme d’avant-garde comme à toute idéologie (si l’on excepte les préjugés parfois crasses du populo parisien, notamment antisémites) et pourtant aussi présent dans son classicisme que Max Jacob, Cocteau ou Cingria dans leurs fulgurances inventives.
    Dire alors, et surtout, que Léautaud est comme une mesure parfaite et roborative à chaque fois qu’on en reprend la lecture : du naturel, de l’absolue liberté d’esprit et de parole, de la fluidité, de la clarté, du sel, du vif mais aussi de l’émotion.
    Or c’est le premier mérite de Philippe Delerm, dans le petit livre épatant qu’il lui a consacré, de souligner, sous les dehors cyniques de Léautaud, sa part de lancinante et continuelle mélancolie, qui nimbe ses portraits d’homme jeune et tout ce qu’il écrit d’un subtil voile de chagrin.

    On le sent dès les premières pages du Journal, même si ses aveux de tristesse n’ont rien à voir avec les jérémiades d’un Amiel, et Philippe Delerm montre très bien la nature particulière de l’idée qu’il se faisait du bonheur, à sa pointe dans la solitude, à écrire sous sa lampe du soir ou à songer au milieu de ses animaux. On le voit très bien employé scrupuleux au Mercure (le contraire d’un bohème, comme le note encore Delerm), à l’aise à la table de Florence Gould à lancer des piques au luisant Cingria dont les soliloques alcoolisés l’insupportaient évidemment, pas plus gêné à la Comédie-Française dont les spectacles inspireraient ses fameuses chroniques théâtrales (sous le pseudonyme de Maurice Boissard) que dans les allées du Luxembourg où il recueillait un énième chat abandonné.

    Sans lire beaucoup ses contemporains (il ne dit presque rien de sensé de Proust et ne voit en Claudel que du galimatias), il n’en incarne pas moins la société littéraire par excellence, jusque dans le ravissant cliché du littérateur écrivant à la plume d’oie sous sa chandelle, et l’Ile-de-France du Verbe par sa phrase même.


    Athée, apolitique, amoral ou peu s’en faut, préférant un singe à un enfant et avouant tout à trac qu’il aura « plus aimé le vice, dans l’amour, que l’amour », Léautaud n’en est pas moins un tendre et un timide, un délicat se jurant de fuir enfin sa maîtresse vindicative au physique de charcutière, dite Le Fléau, et lui revenant pourtant, se contredisant à tout moment, sourd à toute musique mais pleurant à celle de Verlaine qu’il citait de mémoire, détaillant les grimaces d’agonie de son père à son chevet (dans In memoriam) et faisant à la fois sentir la peine de toute une vie.
    Philippe Delerm a très bien lu Léautaud (dont il partage le goût avec celui de Proust), et il en parle très bien aussi, sans jamais peser. Son livre paraît sous la même couverture bleu ciel que celles du Journal particulier , dans lequel Léautaud décrit les séances peu éthérées qu’il partage avec ces dames (la plus corsée y ajoute un fripon mieux appareillé que lui que le Fléau satisfait avec des rugissements de volupté) ou des volumes de Passe-temps, où il est question d’un peu tout, comme dans la correspondance de Stendhal que Léautaud, précisément, plaçait plus haut que tout…


    Philippe Delerm. Maintenant, foutez-moi la paix ! Mercure de France, 139p.

    Les portraits (signés Henri Matisse et André Rouveyre) et les photographies de Léautaud sont tous tirés de l'album qui lui a été consacré par le Mercure de France, sous la direction de Marie Dormoy.