À propos du TOUT DIRE de la poésie. D'un printemps éternel qui ne rime pas qu'en vers. Quand Yves Bonnefoy prend Shakespeare au mot. Que je ne suis jamais arrivé à mémoriser un seul poème de Jacques Chessex. Houellebecq ou la possibilité d'une lueur poétique dans le chaos, etc.
Après la journée mondiale de la Femme, voici fleurir le Printemps de la poésie. À quoi cela rime-t-il ? À faire semblant, pour beaucoup, de s'intéresser à un genre littéraire dont, croit-on, tout le monde se fout ? Mais qui dit cela sinon ceux qui, de fait, n'ont de la poésie qu'une idée toute faite.
Moi la poésie, depuis mes douze ou treize ans, et jusqu'à maintenant, je l'ai toujours considérée comme une espèce d'île au trésor, dont je savais qu'elle existait mais ou je ne revenais que de loin en loin, comme si je me gênais d'en abuser.
Entre douze et quinze ans, j'ai mémorisé des milliers de vers sans y être obligé par l'école ni par aucune tradition familiale ou sociale, juste pour retenir des mots qui sonnaient juste en moi, durs ou tendre, du Baudelaire baroque ou du limpide Verlaine, du tendre Musset ou du cristallin Rimbaud. Un poème existait à mes yeux pour peu qu'il pût être mémorisé, qu'il fût du vieil Hugo ou du jeune Apollinaire, d'Aragon dans ses bons moments ou de Nerval en retour amont. Sur quoi j'ai tout oublié...
Or lisant ce matin les réflexions d'Yves Bonnefoy sur Shakespeare, qu'il a connu et reconnu pour l'avoir traduit, je me disais que cette approche sans pareille de la poésie à la fois savante et simplissime d'une œuvre dégagée de la gangue première de la forme formelle des sonnets, pour s'ouvrir à l' immensité du poème de scène adressé à tous, racontait en somme le voyage à travers le temps de la poésie, de l'oral partage au cabinet du lettré et des corsets de la forme à un retour à la nudité - encore que tout ça se discute ...
Yves Bonnefoy, de même que Michel Houellebecq, qui ne se sont pas concertés à ma connaissance (!) disent à peu près la même chose de la poésie, qui est en somme le dépassement du discours raisonné par un plus grand langage oublié ou peut-être à venir ? Il en va de l'affectif et de l'utopie. Homère me parle à travers l'Ulysse de Shakespeare que relit Bonnefoy. L'Italie de Roméo m'est expliquée par un Angliche rompant avec le mensonge romantique de la poésie maniériste.
Mais qu'est-ce, au fond, que la poésie ?
À propos de Shakespeare, Yves Bonnefoy parle d'un "événement dans les mots" qui va bien au-delà du discours dramatique captant l'attention du spectateur: "Cet événement des mots, dans chaque mot, dans la mise en question de cela même que ce mot pourrait sembler vouloir dire" et cela "par la transgression des concepts " et par "un afflux d'intuitions immaîtrisées ou même inconscientes"...
Bonnefoy parle magistralement de la contrainte de la forme qui, chez le tempêtueux Shakespeare, peut constituer un appauvrissement, comme dans les sonnets, et de cet autre corset que constitue, à la bascule du Moyen Âge et de la Renaissance, l'idéologie religieuse structurant l'ordre du monde, dont Hamlet voit la fissure profonde. "Le grand écrivain, relève alors Bonnefoy, est celui qui sent fléchir cette foi dans le sens du monde qui assure à la société sa survie sinon son bonheur ; celui qui fait de cette syncope son seul souci, dont la monotonie même, qu'il ne craint pas, lui permet d'embrasser l'immense diversité des situations et des êtres".
Dans ses diverses Interventions, Michel Houellebecq, qui fut d'abord poète avant sa célébrité de romancier, s'appuyant à la fois sur les écrits théoriques de Jean Cohen, auteur de Structures du langage poétique et du Haut langage, et sur sa pratique personnelle, notait que "la poésie est le moyen le plus naturel de traduire l'intuition pure d'un instant", non sans relever le caractère a-logique de la poésie et la rupture qu'elle opère en redonnant une vibration originelle aux mots, à la fois musicale et émotionnelle. Jean Cohen voit dans la poésie "le chant du signifié" et j'ajouterai que cette incantation parfois proche du cri ou de la lamentation use d'un mot pour un autre jusqu'au délire, sinon à l'écriture automatique.
Le poète Antonio Rodriguez m'ayant invité, à l'enseigne du Printemps de la poésie, a une rencontre consacrée à l'œuvre poétique de Jacques Chessex, je lui ai objecté qu'à mes yeux le meilleur de la poésie de Maître Jacques se trouvait dans ses proses, ses récits et ses nouvelles, alors que ses vers me paraissent trop souvent "voulus poétiques" et péchant par excès de rhétorique, au détriment de la musique et du sentiment pur. Or j'attends des étudiants qu'ils me prennent en défaut, tout en me rappelant que jamais je n'aurai mémorisé un seul poème de Chessex, alors que j’en savais plusieurs par coeur du très mémorable Jean-Pierre Schlunegger ou du sombre Francis Giauque. Cependant j'irai à cette réunion prochaine car l'œuvre de Jacques Chessex relève bel et bien de la poésie en de multiples pages, comme celles de Gustave Roud et de Charles-Albert Cingria, lesquels n'écrivirent jamais ce qu'on appelle des vers finissant par ce qu'on appelle des rimes, etc.