UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Comme de vieux amis

    Ramallah117.jpgLettres par-dessus les murs (58)
     
    Ramallah, 21 septembre 2008
     
    Caro,
    ben tornati ? Comment se porte la casa, et votre Filou ? Et la Toscane ? Nous étions à Jaffa ce week-end, quelques heures à se dorer la pilule sur la plage. Autant j'aime nager autant la plage m'ennuie profondément. La plage me semble une transition idéale entre terre et mer, un doux entre-deux où le sol commence à se dérober sous les pieds, c'est comme une piste d'envol pour le nageur avide – et il ne me viendrait pas à l'idée d'étendre ma serviette sur une piste d'envol, mais ce n'est pas le cas de tout le monde (suivez mon regard). Et puis c'est plein de sable, tu le sais, il y fait trop chaud, les balles en caoutchouc claquent contre les raquettes, c'est bruyant, parsemé de mégots. Petite spécialité locale : des maîtres nageurs perchés dans leur cabanon hurlent des ordres dans leur mégaphone, à intervalles réguliers : c'est insupportable, et d'autant plus que ces injonctions en hébreu ne peuvent que me rappeler celle des soldats aux check-points.
    Triste constatation : cette langue, ni plus ni moins belle qu'aucune autre, riche comme toutes les autres, porteuse d'humanité et de littérature, cette langue me fait froid dans le dos. Je pense à cet ami allemand, qui me disait sa douleur d'entendre parler sa langue, lorsqu'il résidait en France : c'était toujours dans des films de guerre, lorsqu'un soldat réclamait un Ausweiss, et pour beaucoup de Français l'Allemand reste cet idiome barbare de l'Occupant, dont on ignore la douceur possible, les nuances et la finesse. Je sais ces préjugés, la bêtise des généralisations, mais je sais aussi la force de l'instinct, les réactions viscérales de la peur : contre celles-ci l'intellect ne peut pas grand-chose, et en tout cas pas à court terme. Sur la plage, quand le haut-parleur crachait, je serrais les dents.
    Je me souviens aussi de mon grand-père, au chalet en Alsace, qui s'était soudain jeté sous la table, en plein milieu du repas. Mon frangin avait eu l'idée d'allumer un pétard, de l'autre côté de la maison, petite blague innocente et mon grand-père de plonger sous la table, et puis de se relever, pâle comme un linge, tentant de répondre par un sourire à nos regards éberlués : quand on a vécu la guerre, le corps réagit plus vite que l'esprit.
    Ou plutôt, l'un et l'autre sont mêlés inextricablement, à l'endroit de la blessure, comme les grosses cicatrices font se fusionner la peau et la chair – et c'est dans le corps, paraît-il, qu'on peut retrouver la trace des traumatismes, dans ses muscles contractés, et c'est là qu'on peut en adoucir l'impact, faute de pouvoir l'effacer.
    Et c'est aussi là, dieu merci, que se logent les plus beaux souvenirs, les petites madeleines des bonheurs passés, qui ont laissé leur empreinte sur les papilles, au creux de l'odorat, dans les recoins secrets de la peau. Sur la plage soudain est passé un cheval au trot, et puis il est repassé, au  pas, et j'espère que ma pupille gardera ça : le petit cheval, son jeune cavalier marchant à ses côtés, leurs silhouettes sur fond de soleil couchant. Le garçon ne tenait pas la bride, ils marchaient côte à côte le long de l'eau, comme de vieux amis.

    Sarto13.JPGA La Désirade, ce 23 septembre.

    Ciao ragazzo,

    Nous sommes rentrés de Toscane requinqués, malgré le triste état de ce que la télé berlusconienne reflète de la pauvre Italie qu’elle contribue à crétiniser sans y réussir tout à fait. Notre ami le Gentiluomo ne cesse de pester contre les temps qui courent en invoquant la grande Italie de naguère et jadis, mais l’humour n’est jamais absent de ses fulminations, la Professorella le retient de trop exalter le passé, et lui-même est le premier à saluer la Qualité se manifestant au plus que présent, comme celle de Mario del Sarto, le sculpteur « brut » dont je t’ai parlé déjà au début de notre correspondance après avoir découvert ces œuvres, exposées en plein air, et que cette fois j’ai rencontré en chair et en os, sous un beau chapeau blanc. IMG_1758.JPGTu as IMG_1769.JPGvu, lors de votre passage à Lausanne, les productions les plus étonnantes de ce qu’on appelle l’art brut (à mi-chemin de l’art naïf et de l’art populaire, qui devrait être le fait de créateurs non initiés à la « culture », mais ça se discute…), et l’évidence est que Mario del Sarto est de ceux-là, avec cela de particulier qu’il a le savoir-faire d’un artiste et une intelligence parfaitement équilibrée.IMG_1753.JPG
    Lorsque nous nous sommes pointés dans le vallon, à l’aplomb des grandes carrières de Carrare, où se déploient ses centaines de sculptures, bas-reliefs, bustes, têtes et autres frises et fontaines, Mario, en tablier bleu, était en train de sculpter un énorme bloc de marbre quadrangulaire qu’il ornait de scènes en bas-relief évoquant l’histoire des carrières et la destinée particulière des spartani. Après les présentations, où le gentiluomo lui a révélé ma véritable passion pour son art (je suis resté près d’une heure à photographier ses pièces, en son absence, lors de notre premier passage), et que je lui ai dit ma surprise de voir tant de nouvelles sculptures de tous côtés, il m’a répondu qu’un artiste ne pouvait faire que créer sans discontinuer puisque telle est sa vocation, et d’ailleurs « lavorare riposa », travailler repose, est sa devise, qu’il a inscrite au fronton de son atelier. Sur quoi, voyant mon intérêt, il est allé chercher un morceau de marbre qu’il a commencé de façonner, au moyen d’une petite meule et d’un ciseau, pour lui donner la forme d’une figure au profil évoquant celles des îles de Pâques… et c’est alors que je lui ai dit ma détermination à faire plus qu’un reportage : tout un livre illustrant ses travaux et où il me raconterait sa vie.IMG_1749.JPG
    Je ne sais trop comment te le dire, mais tout de suite j’ai senti, chez ce grand vieillard de 83 au très beau visage et aux mains très fines, une qualité de rayonnement, de présence et d’attention, de précision dans le langage et de poésie dans l’expression, qui m’ont donné envie de le revoir et de le faire connaître, non du tout pour la gloire qu’il pourrait en tirer (il ne se fait aucune illusion sur les vanités humaines) mais pour le simple bonheur de faire partager éventuellement une belle rencontre.
    IMG_1777.JPGS’il ne rêve pas de gloriole personnelle, Mario del Sarto a fait maintes démarches, vaines jusque-là, en sorte de hisser son immense Spartano au sommet d’un pic voisin d’où il dominerait toute la région, jusqu’à la ville de Carrare. Mais t’ai-je seulement dit ce que sont les spartani ? Ce sont ces ouvriers indépendants, souvent proches de l’anarchie (dont le mouvement italien est né tout près de là, dans le bourg surplombant de Colonnata, qui passaient, au début du siècle passé, leurs journée à tailler des « chutes » de marbre, qu’ils revendaient ensuite pour survivre. Lui-même, né sur les lieux, en connaît parfaitement l’histoire. Mais il y a aussi du philosophe et même de l’apôtre en Mario, et c’est là qu’il rejoint les artistes bruts, avec des œuvres symboliques ou allégoriques aux visées édifiantes. L’une de ses fresques raconte ainsi les méfaits du sport de masse, à propos d’un match de foot meurtrier, et voilà que, nous faisant visiter son atelier, il me présente je ne sais plus quel grand personnage de L’Enfer de Dante en me citant par cœur une dizaine de vers…
    Sarto14.JPGC’est bien là l’Italie que nous aimons, et j’espère bien t’avoir donné l’envie de rendre visite à Mario del Sarto lors de votre prochaine virée dans le pays de Serena…
    Ce qu’attendant, sans t’avoir rien dit de tout le bien que nous pensons de ton livre dont j’ai fait la lecture du tapuscrit à ma douce durant tout le voyage, je vous embrasse sans oser vous dire Forza…

    Photo : Chanan Getraide, vieille mosquée de Jaffa. Mario del Sarto et ses oeuvres.

     

    Mario del sarto: il Spartano, statue d'environ quatre mètres de hauteur, destinée à se trouver juchée sur un pic dominant la vallée à l'aplomb des carrières du Canal Grande et des Campanili, au-dessus de Carrare.

  • Le poète et la mère du monde

    littérature,cinéma,voyage,palestine

    Lettres par-dessus les murs (57)

    Ramallah, ce 16 septembre 2008.

    Cher JLs,

    Il y a des moments comme ça, où le sentiment de poésie t'étreint le cœur, mais où les mots font défaut, parce que tu ne sais pas d'où ça vient, peut-être un objet aperçu dans la maison, une bougie dont la flamme a adouci les bords, un compas posé là, les branches écartées, inutile. Un bruit dans la rue, un téléphone à la sonnerie étouffée, qui n'en finit pas de sonner dans la chaleur. Ou bien c'est un texte lu plus tôt dans la journée, une interview de Hubert Haddad peut-être, ou bien l'idée d'une histoire, et les idées aujourd'hui se succèdent comme des vagues, la vague histoire du Grand Maître de cette loge dissidente, qui traverse la foule en gare du Nord, l'histoire de l'enfant gazawi qui se glisse dans les décombres, au bord de la plage, où il a caché des crayons et du papier. L'histoire du vieux marchand de jouet à Rome, le moment précis où le petit carillon de la porte retentit, le moment précis où il se tourne vers elle, vers sa silhouette délicate en contre-jour, sur fond de rue ensoleillée.

    Ramallah143.jpgCe matin on m'a demandé si je voulais participer à un repas avec la ministre de la justice française (c'est la ministre qui est française, pas la justice qui ne saurait avoir de nationalité, n'est-ce pas ?). J'ai décliné, on me prendra peut-être pour un snobinard, mais vraiment, je ne sais pas quoi dire à ces gens qui veulent être partout, avec leurs cortèges et leurs emplois du temps minutés, et qui ne sont jamais nulle part. Dimanche c'était le premier ministre palestinien que nous avons attendu, dans ce centre pour enfant handicapés, dans le village de Doura, près d'Hebron, c'est un événement important pour l'équipe du centre, ils ont insisté pour que ma douce soit présente. Le ministre passera un quart d'heure, nous a-t-on dit, soyez au garde-à-vous entre midi et 16h30... Nous avons attendu, nous avons vu le défilé de voitures, toutes sirènes allumées, passer sur la grand-route, et repasser, et repasser encore, d'une école à un centre culturel, de la mairie à une autre école. Mais son emploi du temps était trop chargé, il n'a pas pu s'arrêter, et tous les employés qui attendaient là, tout beaux, qui s'étaient déplacés pendant ce jour de week-end, tous ces gens de rentrer chez eux, la tête basse. Mais quelle différence, entre une visite au pas de course et pas de visite du tout ?
    Je me rappelle de la griserie de quelques années passées à fréquenter des réceptions et des diplomates, j'étais troisième couteau, la cravate ajustée, les chaussures cirées, l'adrénaline de la montre, les serrements de main, deux bons mots et un sourire, entre deux réceptions, la vie à toute vitesse. Il y avait là de la poésie aussi, bien qu'elle se trouvât surtout dans ce qui dépassait le cadre des cérémonies, cette maudite tache sur la manche, qu'on s'empresse d'ôter avec un mouchoir et un peu de salive, cette flaque de boue qui ne vous a pas raté, en descendant de voiture, la cigarette qu'on fume presque en cachette, quand on réussit à s'échapper une minute sur le balcon désert. Derrière, sous les lumières du grand salon, le rire déjà éméché de l'ambassadrice, elle était sympathique, cette ambassadrice.
    Je repense parfois avec nostalgie à ces moments-là, où je manquais de jeu, où je rêvais plus que tout d'être inutile. Voilà mon souhait exaucé, pour quelques jours encore, et j'aime ce moment-ci, où personne ne m'attend, où je peux regarder frissonner les feuilles de la vigne, rêver à une nouvelle histoire. Cette ruelle impossible, à Rome, ce vieux magasin de jouets, la belle silhouette à contre-jour, qui vient de passer le seuil.
    Pascal.

    Sokourov37.JPG

    A La Désirade, ce 16 septembre, soir.

    Cher toi,
    Nous avons parlé ce matin, avec L., de notre séjour à Ramallah. Au printemps prochain. Nous nous réjouissons. Nous n’avons aucune idée de ce que nous allons voir là-bas. Nous venons pour vous et vos amis, éventuellement pour les animaux de vos amis. A la fin de la semaine, nous allons à Marina di Carrara, en Toscane maritime, retrouver nos amis, la Professorella et il Gentiluomo. Je suis en train de peindre leur chien Thea et leurs chats. Le chien Thea est un personnage. Les chats sont nombreux. Je vais en peindre deux sur un radiateur. Leur pose est intéressante. Rien d’américain : leur pose est essentiellement du Vieux Monde, genre Morandi. Thea est une star hyperactive : c’est autre chose. Mais elle est du vieux monde elle aussi, je dirais la chienne de la Magnani. Tu sais que je voue un culte à la Magnani. Il n’y a pas de femme plus femme, de mère plus mère, de fille, de soeur, de cousine, de caissière de cinéma plus caissière de cinéma qu’Anna Magnani. Alexandre Sokourov aussi est fou de la Magnani.Sokourov35.JPG
    Il faut absolument que Serena et toi vous découvriez le cinéma de Sokourov. C’est à mes yeux le génie poàétique suréminent survivant du grand cinéma des Bergman, Tarkovski et autres inspirés du 7e art. Commandez immédiatement Alexandra. L’idée en est simple et sidérante, qui consiste à promener une vieille dame un peu ronchon dans le camp de base des troupes russes à Grozny, où elle vient rendre visite à son petit-fils, lui-même commandant d’élite. Tu la vois ainsi pointer son museau de vieille souris dans les cantonnements de ces jeunes gens, sur leur terrain d’exercice, au travail de nettoyage des armes. Ils sont là torse poil, vingt ans pour la plupart, tendre chair et face de gamins, et elle leur tourne autour, leur pose quelques questions, les morigène quand ils sont malpolis ; et de même reproche-t-elle à Denis, son petit-fils rentrant de mission, d’être sale. Mais on sent chez elle une immense tendresse, et les gars la respectent comme la mère de toutes les Russies. Je la vois très bien débarquer à Ramallah ou à Gaza, passant d’un camp à l’autre. Parce que, du camp russe, Alexandra s’échappe vers le marché de la ville, où elle va acheter des bricoles aux soldats et tombe sur une vieille Tchétchène, ancienne prof, avec laquelle elle fait tout de suite amie-amie. A un moment donné, il fait chaud comme dans une four, elles sont là dans l’appart de la Tchétchène, au milieu d’un immeuble à moitié effondré, à parler de leur vie. Cela ne se décrit pas.
    littérature,cinéma,voyage,palestine
    Dans le rôle d’Alexandra, Galina Vichnevskaya, oui la cantatrice, la veuve de Rostropovitch, est bonnement admirable. Pas un instant tu ne penses à la diva : c’est Alexandra, la vieille Russe traînant sa charrette de misère et de souvenances. Quand vous aurez aimé ce film, vous vous jetterez naturellement sur Mère et fils et sur Père et fils, puis sur L’Arche russe. Si vous avez de la peine à vous procurer ces films plus beaux les uns que les autres, je vous les apporterai au printemps. Je t’en envoie deux trois images en attendant et vous embrasse fort.

    Jls

    Sokourov38.JPG

  • Sentinelles de l'amitié

    Ramallah138.jpg

    Lettres par-dessus les murs (56)


    Ramallah, le 10 septembre 2008.

    Cher JLK,
    Amira Hass est venue à la maison ce matin. Plus exactement, elle est passée, à l'aube, en coup de vent, pour remettre à ma douce deux ou trois broutilles pour ses amis à Gaza. J'étais encore endormi, je n'ai entendu que sa voix, que j'ai trouvée très douce. Je ne l'ai jamais rencontrée, c'est une personne discrète, malgré le bruit que font parfois ses écrits. La prochaine fois je me lèverai plus tôt.
    100309-ld.pngTu le sais, Amira Hass est juive israélienne, elle a vécu à Gaza, elle habite Ramallah depuis dix ans. Elle dit le quotidien de Palestine, elle brocarde l'Autorité Palestinienne, les partis, elle dit ses amitiés, ses colères, elle raconte surtout l'Occupation. Elle est de ceux qui entretiennent le lien fragile entre les peuples, quand les murs et les haines s'échinent à le briser.
    Je lis ses chroniques hebdomadaires dans Internazionale, la version italienne du Courrier International, elle écrit pour Haaretz aussi, mais ça fait quelques temps que je n'y ai plus vu ses articles. La semaine dernière, un Israélien m'apprend que la version anglaise du quotidien, que je lis sur internet, est très différente de la version en hébreu. Celle-ci serait bien plus « à droite », centrée sur Israël et sa sécurité. Lorsqu'ils y figurent, ses articles et ceux de ses compères – Gideon Levy et quelques autres – sont relégués dans les recoins les plus obscurs du site, dans les pages les plus intérieures du journal. Le lectorat ne serait pas tellement curieux de savoir ce qui s'y passe, dans ces « territoires ».

     

    Je me rappelle la conférence d'un jeune anthropologue français, à Jérusalem, sur le mur de séparation et sa perception par population israélienne. Le mur, disait-il, amplifiait le sentiment d'insécurité, il empêchait de voir la réalité des villages palestiniens, il permettait à chacun d'y projeter ses peurs. De l'autre côté du mur rôdent des monstres. Le public de la conférence était attentif. israélien, en grande majorité, juifs français, chercheurs, simples curieux. Mais l'accueil fut mitigé.
    Pendant le pot qui suivit, je cause avec un type, franco-israélien, la cinquantaine, un universitaire, si j'ai bien compris. La situation a changé, me dit-il, avant je me promenais dans les territoires, je faisais des relevés topographiques, je pouvais traverser sans crainte des villages, des villes. Maintenant c'est trop dangereux. Même vous, jeune homme, on peut vous prendre pour un juif, et alors, ce ne sont pas des pierres qu'on vous lancerait : on vous tirerait dessus.
    Le bonhomme ignorait que j'habitais dans ces terribles territoires depuis près de trois ans, et que je ne m'étais jamais pris de balle dans le coffre. Ni à Ramallah ni à Hébron ni à Naplouse, ni en ville ni en campagne, ni balles, ni pierres, ni insultes. Le problème serait plutôt d'éviter la cascade d'invitations à boire des cafés. Le bonhomme, pourtant cultivé, ignore sans doute qu'habitent ici des juifs, israéliens ou étrangers, qui travaillent dans des ONG, pour des journaux. Apparemment, le bonhomme ne lit pas Amira Hass, et apparemment l'anthropologue disait vrai, il y a des murs qui font peur, alors même qu'ils sont censés protéger.

    La Désirade, ce 13 septembre.
    Cher Pascal,
    Savoir de quoi l’on parle, et ne parler que de ce qu’on sait : voilà le premier pas qui permet de traverser le mur. Tu sais d’expérience ce qu’est le mur de là-bas. Pour ma part, je n’en ai aucune réelle idée. Je n’ai aucune réelle idée de la réalité dans laquelle tu vis, ni ne sais si ce que tu vis est comparable avec ce que vit un jeune Palestinien de ton âge ou un jeune Israélien de ton âge. J’avais vingt ans lorsque j’ai vu le Rideau de fer pour la première fois, et je me disais communiste, puis j’ai cessé de croire à l’Avenir radieux en découvrant peu à peu le socialisme réel et les rideaux de fer dressés un peu partout dans le monde dit libre, et tout à l’heure je suis tombé sur cette réflexion de Jean Cocteau, dans son Journal d’un inconnu, qui recoupe assez exactement ce que je ressens à propos de ces murs qu’on reconstruits au fur et à mesure qu’on en abat d’autres : « Le mur de la bêtise est l’œuvre des intellectuels. A le traverser, on se désintègre. Mais il faut le traverser coûte que coûte. Plus votre appareil sera simple plus il aura de chances de vaincre la résistance de ce mur ».
    N’est-ce pas une bêtise que de traiter ainsi les intellectuels ? Un intellectuel ne cesse-t-il pas justement de l’être en participant à la construction du mur de la bêtise ? Un ouvrier ou une crémière sont-ils naturellement moins portés à ériger le mur de la bêtise qu’un intellectuel ? Ces questions, à proximité d’un mur aussi obscène que celui qui verrouille ton horizon, doivent te paraître bien futiles, et pourtant je crois juste et bonne l’idée, ou l’intuition, le sentiment du poète que le mur de la bêtise est une production de l’intelligence emmurée dans sa suffisance.

    AVT_Jean-Cocteau_3437.jpeg


    Le même Cocteau, bien moins superficiel qu’on l’a souvent cru ou prétendu, écrit sur la page d’à côté : « Une certaine bêtise est indispensable. Les encyclopédistes sont à la base de cette intelligence qui est une forme transcendante de la bêtise ». Nous sommes tous, n’est-ce pas, un peu Bouvard et Pécuchet. « Se contredire. Se répéter. De toute importance », ajoute encore Cocteau. Et ceci : «Trouver d’abord, chercher ensuite », qui marque bien le passage de l’artiste ou du poète à l’intellectuel, à l’encyclopédiste. Et cela qui est du pur Cocteau : « Aller vite lentement », « Courir plus vite que la beauté » ou : « Le matin ne pas se raser les antennes ». Ou cela enfin au pied du mur : « On est juge ou accusé. Le juge est assis. L’accusé debout. Vivre debout ». L’intellectuel qui érige le mur de la bêtise est forcément assis.
    Je viens de recevoir, mon ami cher, ta lettre de Hegenheim datée du 13 août ( !) et l’image de cette liseuse qui n’a pas besoin de se lever pour traverser les rues. Je la conserverai parmi mes reliques. « J’occupe une forteresse dont les sentinelles protègent l’amitié », écrit encore Jean Cocteau dans son Journal d’un inconnu. Ta petite liseuse, et la formidable Amira Hass, sont de nos sentinelles…


    PS. Pardon d’avoir tardé à te répondre et à te remercier pour l’envoi de ton roman, mais je courais ces jours après mon ombre…

  • L’homme qui tombe et son histoire

    Ramallah133.jpg

     

    Lettres par-dessus les murs (55)

    Ramallah, vendredi 5 septembre 2008.


    Cher JLK,



    Tu connais l'image : prise à 9:41, heure de New York, il y a bientôt sept ans. Le photographe est Richard Drew, né en 1946, Associated Press, mais on s'en fiche, cette image-là ne saurait avoir de copyright, tant elle est universelle.
    Je n'y suis jamais allé, à New York, mais j'aimerais bien. Je ne sais pas si c'est le centre du monde, mais c'est sûrement sa caisse de résonance, où tout ce qui se pense ailleurs finit par trouver sa place là-bas, à New York, et finit par rebondir et irradier le reste. Vision ethnocentrée, sans doute, et pourtant il me plaît d'imaginer que le moindre murmure, dans le village africain le plus reculé, finisse par s'entendre, quelque part à New York – et vice-versa. C'est en tout cas ce qu'ont pensé ceux qui ont imaginé ces attentats. Il y a quelques années j'avais lu que tout film tourné à New York recevait de sa municipalité un soutien financier considérable, s'il montrait la ville vue du ciel, à un moment ou un autre. D'où le nombre de films hollywoodiens qui s'ouvrent sur les gratte-ciel, lents travellings aériens qui terminent dans un bureau, dans la rue, sur un banc de Central Park. D'où la connaissance que nous avons de cette ville-là, une connaissance presque intime malgré sa démesure.
    Et les auteurs de ces attentats le savaient, et le mot auteur est juste, tant on a l'impression d'un scénario parfait, d'une impeccable mise en scène, avec sa cascade de symboles, Manhattan, siège du capitalisme phallique et universel. Ce qu'ils ont oublié, peut-être, c'est le paradoxe qui consiste à utiliser la globalisation pour s'y attaquer : comme tous les terroristes, ils n'ont pu que renforcer le système qu'ils prétendaient détruire.

    J'ai fini hier la lecture de Falling Man, Don De Lillo. Je l'ai lu en anglais – je ne sais pas si ça t'arrive aussi, mais les livres lus en V.O. me laissent un souvenir plus vague, je retiens juste les images que j'ai construites, non les mots qui les disent. L'image confuse, la vision hallucinée de Keith, qui marche dans une bourrasque de cendre, au milieu des gens qui courent, qui voit les choses sans les sentir. Une femme lui tend une bouteille d'eau, il remarque vaguement qu'il la saisit de la main gauche, sans doute parce que la droite est blessée. Et puis ce que voit Lianne, lorsqu'elle ouvre la porte : son ex-mari, qu'elle n'a pas vu depuis plus an, un fantôme en costume, couvert de poussière, le visage piqueté de verre.
    Le récit alterne les voix de ces deux-là, et de quelques autres, dont Hammad, qu'on suit de Hamburg jusqu'au ciel, jusqu'au moment de l'impact. Incroyable présomption de l'auteur, de se mettre dans la tête de ce type-là : il y réussit pourtant, on y croit, à Hammad, et c'est la preuve d'un vrai courage d'écrivain. Mais c'est sur les vivants qu'il se concentre, ceux d'après la chute, ceux qui cherchent à reprendre pied, qui s'appuyent les uns sur les autres, en vain. Lianne l'intello qui se tournera vers Dieu, Keith qui deviendra joueur de poker obsessionnel, qui se réfugie derrière les cartes, dans l'activité la plus dérisoire qui soit, qui joue pour oublier de vivre. L'ombre absente des tours plane sur le moindre de leurs gestes, l'ombre qui va se poser sur le monde, qui va se poser sur l'Histoire.

    On se rappelle bien sûr où l'on était, à ce moment-là. Je me souviens surtout que le lendemain, à l'entrée d'un centre commercial, on m'a demandé d'ouvrir mon sac, pour inspection. J'étais dans une petite ville française, à des milliers de kilomètres de Manhattan, et l'onde de choc était là, j'ouvrais mon sac à cause de cette chose qui ne me concernait pas. La semaine suivante je partais au Liban, et dans les rues de Tripoli des gens manifestaient leur joie – une semaine plus tard cela me concernait déjà, et plus le temps passe plus je me sens concerné, touché par l'événement. La seule chose que j'avais comprise sur le coup, c'est qu'il nous faudrait attendre des années, pour en prendre la mesure, pour en parler avec quelque pertinence. Don de Lillo y a réussi, il dit l'intimité de la tragédie, son universalité, mais aussi en quoi cette tragédie-là est fondamentalement nouvelle, absolument contemporaine, et pour longtemps : suspendue dans le temps, comme l'homme qui tombe.

    NewYork7.jpg

    La Désirade, ce 5 septembre 2008.


    Cher Pascal,

    J’ai dû voir et revoir cette image cent fois, comme on vu et revu cent fois les séquences du crash de ce matin-là, mais c’est la première fois que cet arrêt sur image me saisit réellement d’effroi, comme l’image arrêtée d’un homme dont le crâne et le corps éclateront dans la minute qui suit.
    Si je n’ai pas vraiment vu jusque-là cette image que j’ai vue et revue cent fois, c’est, je crois, parce qu’elle est faite pour ne pas être vue vraiment. J’entends par là que sa beauté formelle, sa superbe organisation graphique, son irréalité presque ludique illustrant je ne sais quel rêve de l’humanité de marcher la tête en bas, éclipse à peu près complètement l’horreur de la situation en l’acclimatant, au point qu’on en attend le tirage en poster. Qui n’a pas son Homme qui tombe dans son loft ou son studio ?
    La première fois que je suis tombé dans New York, véritablement tombé et moi aussi la tête en bas, mais sur mes pieds jouissant de l’élasticité de l’asphalte de l’incommensurable Avenue fuyant en canyon entre deux murailles qui me semblaient de roche noire et de glace, c’était une aube nocturne de janvier, il faisait un froid polaire, je sortais des entrailles louches de la gare routière de Times Square, arrivant en Greyhound de Washington D.C., et descendant l’avenue à grandes enjambées, ivre fou de grand air pur, j’ai retrouvé la sensation de soulante griserie éprouvée des années auparavant sur le glacier d’Arolla, en fin de parcours nocturne d’une étape de la Haute Route, fonçant sur mes lattes sous la lune blême, mais au bout de l’Avenue se trouvait la mer, à New York, et déjà je pensais à nos aïeux qui avaient, au début du siècle, abordé le Nouveau Monde par cette voie peut-être salvatrice…
    Ce matin-là des Attentats, cependant, j’étais à Paris, sortant de chez Marina Vlady : autant dire d’un coin de la Russie artiste que j’aime, et j’avais regagné le studio du journal, rue du Bac, lorsque, par téléphone, l’une de mes filles me somma quasiment d’ouvrir la télé, pour voir ce que des millions de gens, autour du monde, avaient déjà vu et revu.
    Curieusement, sur le moment, je n’ai pas éprouvé la moindre pitié pour les milliers de gens en train de cramer et de crever dans les incendies, mais je me suis rappelé la prophétie de Witkiewicz, dans les années 20, selon lequel l’humanité avait engendré une machine qui la broierait tôt ou tard, et c’était la scène qui se jouait là : j’y voyais l’effondrement d’un Triomphe mythique, dont nous participions tous peu ou prou, et je me suis senti happé par un vertige pour ainsi dire métaphysique, comme devant un gouffre spatio-temporel sans fond – le trou noir de l’époque. Un peu plus tard, au bar d’en dessous, le premier quidam que j’entendis commenter l’Evénement, avec la gouaille du Parigot, incriminait déjà la main cachée du Mossad. On retombait sur terre... Et les explications, ensuite, de proliférer, tel faiseur d’opinion nous déclarant illico Tous Américains, et autres pompeuses fadaises, avant les vains éclairs de lucidité d’untel et les fulgurances non moins visionnaires et vaines de tel autre, n’est-ce pas Philippe Muray, n’est-ce pas Marc-Edouard Nabe ? Et les romans de s’aligner, dont pas un ne m’a paru jusque-là rendre vraiment compte de la réalité de l’Evénement. N'est-ce pas Frédéric Beigbeder ?
    Wolfe4.jpgC’est dire que je vais lire maintenant L’homme qui tombe de Don DeLillo, que je craignais de voir traiter le thème trop en surface et sans assez d’empathie et de pénétration, tout à sa brillante manière intelligente et perspicace mais sans vraie folie... J’imaginais ainsi ce qu’en eût fait le titanesque Thomas Wolfe (à ne pas confondre évidemment avec le Tom Wolfe du Bûcher des vanités) qui a si génialement évoqué New York en tant qu’élan et que vortex d’humanité, en poète et en voyant. Or ce que tu dis de ce livre relance ma curiosité, et je t’en dirai des nouvelles.
    Haldas15.JPGCe qu’attendant je te donne des nouvelles de Georges Haldas, qui va mieux que je ne le craignais après ce qu’un proche de L’Age d’Homme m’en avait dit. Son ami Pierre Smolik, qui le voit régulièrement, m’a appelé tout à l’heure pour me dire qu’Haldas, quoique physiquement diminué, reste vif et très présent dans leurs conversations, comme me l’a aussi confirmé son éditeur Vladimir Dimitrijevic qui lui rend visite de son côté.
    Georges Haldas l'a dit et répété: l’homme qui tombe est la métaphore même de ce que nous vivons tous les jours. Je me garderai bien de dire que le Falling Man de cette terrible image est une métaphore, mais le chemin est long entre l’effroi convenu que celle-ci peut faire éprouver et la compréhension avérée d’un tel événement. Je me rappellerai toujours, pour ma part, la longue trace de sang brunâtre maculant la chaussée, sous le Pont Bessières, en plein Lausanne, d’où venait de se jeter, un matin de printemps, un jeune désespéré. Il était là, gisant sous une couverture d’où ne dépassait qu’une touffe de cheveux sales. Or cette trace d’une vie, ce paraphe concluant une histoire, Dieu sait laquelle, n'a cessé de me hanter: quelle histoire, n'ai-je cessé de me demander ?

    Post scriptum: un ami, ayant lu la lettre de Pascal, réagit à ce que celui-ci écrit à propos de l'auteur de l'extraordinaire photo de l'homme qui tombe. On se fiche de son identité, affirme Pascal, tant le document est universel. Mais l'identité de Richard Drew compte, objecte mon ami, puisque c'est lui aussi qui prit la photo mémorable de Bob Kennedy juste après son assassinat. Dans la foulée, le même ami recommande aux internautes de s'intéresser à la saga de cette photo, et plus précisément à l'homme qui tombe, dont l'identité a été finalement établie... 

  • Comme une bouteille à la mer

    Ramallah113.jpg
    Lettres par-dessus les murs (54)

    Ramallah, lundi 1er septembre 2008.

    Cher JLK,

    Ceci est une lettre importante, je la soigne, c'est peut-être la dernière. J'oublie l'en-tête, comme toujours : Ramallah, Palestine, le 1er septembre, 18h49. Mais c'est justement dans l'en-tête que commence le problème. Ramallah, j'en suis sûr, ça n'a pas changé. Mais Palestine ? Pas la Palestine historique, sans doute. Etat Palestinien ? Niet. Autorité Palestinienne : un peu lourd, et quelle autorité ?
    Appellation officielle onusienne : Territoires Palestiniens Occupés. Ca colle, mais c'est encore plus lourd. En Israël, on dit juste Territoires, ça évite les Palestiniens, qui sont ces gens, et ça évite surtout Occupés. Dans les formulaires, à l'aéroport, on écrit tout simplement Ramallah, Israël. Mais c'est un peu comme écrire Lausanne, France (entends-tu l'exclamation outrée des Lausannois, depuis ta terrasse ?).
    Bon, je mets juste Ramallah alors, Ramallah, 1er septembre. Mais l'heure ? C'est plus embêtant. 6:58, dit l'ordinateur, mais l'ordinateur semble avoir oublié le changement d'heure. Y a-t-il eu changement d'heure ? La rumeur courrait, je sais que dans la Bande de Gaza, ils sont tous un peu plus jeunes, il est 18h et des brouettes là-bas, le Hamas a changé d'heure depuis une semaine. A Jérusalem, à quinze kilomètres d'ici, il est 19h passé. Mais ici ? Impossible de savoir, on a passé des coups de fil ce matin, personne n'est vraiment sûr.Voilà donc une lettre tout droit issue d'un abîme spatio-temporel,d'une zone floue, d'un trou noir. S'il se passait, aujourd'hui, ici, quelque événement majeur, genre 11 Septembre, il tomberait dans les oubliettes de l'Histoire, fautes de coordonnées précises. Or il s'est passé quelque chose. J'ai eu l'imprudence de sortir, au coucher du soleil, pour imprimer mon roman, une dernière relecture. J'ai fait quelques pas, avant de me rendre compte. Magasins clos, cafés fermés. Personne dans la rue. Pas une voiture.

    littérature,voyage

    Le trou noir s'est refermé sur Ramallah, le gouffre spatio-temporel a englouti la ville. J'ai regagné mes pénates dare-dare, de peur de connaître le sort des autres habitants. Happés par le vide. A moins qu'ils n'aient eu le temps de se réfugier dans leurs foyers, tous ensemble, dans un grand mouvement de panique. Ma douce ne répond pas au téléphone. Internet ne marche pas. Je m'accroche maintenant à mon ordinateur, aux certitudes qui m'entourent, aux murs de la maison, à cette lettre, une bouteille à la mer, j'espère qu'elle gagnera la Désirade, un jour. Encore quelques heures à tenir, essayer de passer la nuit… Si jamais j'étais moi aussi absorbé dans une dimension parallèle, sache que – Dans le silence parfait du temps arrêté, dans l'éternité du crépuscule, soudain s'est élevée la voix d'un muezzin, solitaire, chaleureuse, rassurante. Il marque la rupture du jeûne... Je corrige
    l'en-tête : Ramallah, 1er jour du Ramadan, à l'heure de l'Iftar. Pour le pays, on ne sait toujours pas.

    Haldas18.JPGLa Désirade, 1er septembre, soir.

    Cher Pascal,

    Ta lettre m’a angoissé. J’essaie de t’imaginer là-bas, dans cette nuit tissée d’incertitude, après l’insouciance de votre traversée de l’été pleine d’amis et d’allégresse, retour au poids du monde.
    Ta dernière lettre ? Qui sait ? Je ne prends pas ton sentiment à la légère. L’arrivée de l’automne est d’ailleurs véhicule de ces afflux de mélancolie que la folie des hommes exacerbe à certains moments ou en certains lieux. Et puis c’est la vie : je pense sans discontinuer, ces jours, à Georges Haldas dont mes amis me disent qu’il va très mal, aveugle, fatigué de cet affreux monde dont il a chanté les « minutes heureuses », tout près de cette dernière Heure énigmatique qu’il interrogeait sans relâche dans ses derniers livres, dont ce Paysan du ciel que je suis justement en train de lire et d’annoter.

    littérature,voyage
    Je l’ouvre au hasard et je lis : « Il y a tellement de souffrances dans le monde, qu’on ne sait plus comment prier. A part ça, festival de merles ce matin pour nous rappeler au mystère intégral de cette vie dans ses moindres manifestations. Un bonheur qui est à lui seul une prière».
    Et ceci : « Si le possible n’est pas tissé d’impossible, il n’existe pas ».
    Ou ceci : « Sous les propos sarcastiques, ravageants mêm, garder un cœur tendre. Sans faire à bon compte état de celui-ci. En un mot, tromper la monde en bien, sans qu’il le sache ».
    Ou ceci encore : « Puisse le mal qu’on a fait éclairer le ciel des autres ».
    Ou ceci encore, le 1er avril 1999, il a 82 ans : « Envie de dire: mon corps terrestre s’effrite. Mon corps intime prospère ».
    Ou cela encore : « Rien de plus fertile que l’émerveillement et la gratitude. Malheur à qui n’est pas capable de les éprouver ».
    Ou cela : « Pour écrire des paroles de feu – le feu de la vérité – il faut être calciné soi-même. Or, nous n’écrivons le plus souvent – et moi le premier - qu’avec de l’eau tiède dans les veines ».
    Et il y en a, comme ça, des pages et des pages, et pour chaque année. C’est une source inaltérable que l’œuvre de Georges Haldas, qui s’abreuve lui-même quotidiennement à ce qu’il appelle la Source.
    Ta lettre m’a rappelé ce qui finira cette nuit peut-être, peut-être ne recevras-tu jamais cette lettre ? Peut-être devrais-je, demain, tenter de dire ce que fut la vie et l’œuvre de Georges Haldas après m’être détourné du bonhomme (mais non de ses livres) des années durant, pour les petits motifs de nos petites vies ?
    J’espère, mon grand, d’autres lettres de Ramallah. J’espère que ton noir sentiment n’est que passager, et que le ciel s’éclaircira demain sur la Palestine. Je pense à toi et à ta douce, je pense à Georges Haldas, qui va nous quitter,  et à ses livres qui lui survivront.
    Georges Haldas ce soir : « Notre vie n’est que l’ébauche d’une trajectoire dont nous ignorons tout »…

    Images: la magnifique photographie illustrant la lettre de Pascal est l'oeuvre de Lucia Cristina Estrada Mota. Elle est protégée par le droit international, auquel La Désirade échappe par clause unilatérale exclusive et gratuite. Le portrait de Georges Haldas, chez Saïd à Genève, est signé Jean-François Luy.

  • Etre en vie, être en paix

    cinéma. guerre

    Lettres par-dessus les murs (53)

    Ramallah, ce vendredi 29 août 2008.


    Cher JLs,

    La prochaine fois que je viendrai, je regarderai le film de Fernand Melgar sur le centre d'accueil de requérants d'asile de Vallorbe que tu m'évoques - je dédie un carnet à toutes ces œuvres que j'aimerais voir, ou lire, et auxquelles je n'ai pas accès, et puis évidemment je n'ai pas le carnet sous la main au moment où j'en ai besoin, quand j'arpente enfin les rayons des librairies tant désirées, quand elles me menacent de leurs mille best-sellers. Je n'en repars pas moins les valises lourdes, j'ai suivi quelques-uns de tes conseils, j'ai emporté The Flag of our Fathers et Letters from Iwo Jima, entre moult autres, mais ces deux Dvd-là pèsent des tonnes, ici plus qu'ailleurs. Surtout si on a la bonne idée de les voir à la file, et juste après deux films sur la guerre en Irak, Battle for Haditha, de Nick Broomfield, et Redacted, de Brian de Palma (ceux-là sur les conseils de Nicolas, qui écrit un papier sur l'Irak à Hollywood).

    cinéma. guerre
    Et voilà que notre salon s'emplit du vacarme des mitrailleuses, tandis que dehors il n'y a que les bruits quotidiens d'une ville tranquille. Il faut croire qu'on la désire, l'adrénaline de l'angoisse et l'odeur de la mort, sous couvert de chercher à comprendre ce qui s'est passé, là-bas, ce qui se passe encore, en Irak, ce qui se passe ici, même étouffé par la banalité et le calme apparent.

    cinéma. guerre
    Tous ces films sont très différents, évidemment, et il y a des années-lumière entre le talent de Clint Eastwood et le cafouillage de Brian de Palma. Mais c'est la guerre, et on s'y retrouve. Toujours ces réflexions sur le rôle des médias, ce constat de l'incroyable écart qui existe entre l'image des héros, qu'on brandit au pays, fiers combattants d'une fière nation, et la poussière, et le sang.

    cinéma. guerre
    Toujours ces images d'attente, les mêmes, en 1945 ou en 2002, l'ennui, le sommeil mauvais, sous les tentes, dans les baraquements, sur les bateaux, les jeux de cartes et les petites contrebandes, la musique d'une guitare ou d'un ipod, les magazines de cul. Et dehors, cet extérieur inhumain, littéralement sublime, les collines noires d'Iwo Jima ou le désert irakien, des paysages lunaires, arides ou dévastés, le théâtre de quelque chose de plus grand que l'homme. Et toujours l'autre, l'étranger, qu'on ne comprend pas, qui ne doit pas être compris. Etranger jusque dans ses stratégies vicieuses, les attentats à la bombe, le guet-apens japonais. Cet ennemi invisible, terré au milieu des civils de Haditha, ou dans l'obscurité des grottes de Suribachi. Ou bien, lorsqu'on change de point de vue (et seul Eastwood y réussit vraiment), l'étranger devient américain : ses casques lourds, sa force brute. Ses intrusions massives. Son courage, son impensable franchise. On pense aussi : son manque total d'élégance.

    cinéma. guerre

    Mais partout, toujours, le contraste entre les cartes d'état-major, propres et lisses, les ordres d'en-haut, propres et lisses, et puis la peur et la mort, en bas. Cette question récurrente des soldats : qu'est-ce qu'on fout là. Le contraste insoutenable entre l'acier des armes, les chars, les porte-avions, les blindages, les uniformes et ce qui se cache en-dessous. Ce quelque chose d'incroyablement fragile, pâle et mou, la chair cachée sous les gilets et les casques, sous la peau et sous les cheveux, la chair qu'un rien suffit à ouvrir. Comme il suffit d'un rien pour changer un homme en loque, en alcoolique, en traumatisé, en une chose qui ne pisse plus droit, qui ne marche plus droit.

    cinéma. guerre

    Et tous ces films, chacun à leur manière, d'essayer de transmettre cette horreur impossible à partager, tous ces films qui à travers leurs plans étudiés, leur recherche documentaire, leur fastidieuse élaboration, hurlent la même chose. Tous ces films, tous ces livres, depuis si longtemps... Parfois il y a des lueurs, tu ne le sais peut-être pas, ce n'est pas des choses qu'on lit dans les journaux : il y aurait aujourd'hui près d'un tiers d'appelés, en Israël, qui refuse de la faire, qui refuse de partir à la guerre. Des faux malades, des qui déguerpissent juste avant l'appel, des qui restent, qu'on fichera au mitard, un beau paquet de gars qui ne seront jamais des héros, qu'on ne verra pas planter des drapeaux. Petit espoir, goutte d'eau dans l'histoire.
    Mais ce que ces films me disent, à moi, ce n'est pas l'absurdité de la guerre, contre laquelle je ne peux rien, ce n'est pas non plus l'idée de ce que cela peut être, de courir sous les balles. Ce que ces films me disent, c'est tout le désir qu'ont ces soldats d'être ailleurs, d'être à la maison, avec leurs compagnes, leurs enfants. Ce que ces films me disent, c'est tout le bonheur d'être ici, en cet instant, pianotant dans le silence d'un vendredi. Ce sentiment-là s'émoussera, parce que la mémoire est courte, qu'elle a besoin qu'on la secoue régulièrement, à coups de millions de dollars et centaines de figurants. Mais nous avons besoin de ces histoires-là, pour apprécier un peu ce fait anodin, être en vie, être en paix.


    A La Désirade, ce 29 août 2008.


    Cher Pascal,
    Ce que tu me dis du tiers d’appelés israéliens qui refuse d’obtempérer, si ce n’est pas de l’intox, nous prouve une fois de plus que la vie est plus forte que la force – et c’est cela précisément que voulait aussi montrer Fernand Melgar dans son film. De celui de Clint Eastwood, j’entends le « japonais », le plus saisissant évidemment par sa capacité d’identification à l’ennemi présumé, je retiens la bouleversante séquence de la lettre lue dans la grotte au milieu des soldats, que je trouve l’une des plus belles illustrations de la ressemblance humaine dont nous parlions tout au début de notre correspondance.

    cinéma. guerre

    cinéma. guerre
    Tu parles de la vie douce et paisible au milieu de ceux que nous aimons, et c’est évidemment l’aspiration de la plupart de nos semblables, jusqu’aux plus cabossés. Puisse cependant cette paix n’être pas celle des cimetières… or nous avons vu, au Festival de Locarno, un autre film assez effrayant, suggérant, au Tyrol, la face sombre du petit bonheur pépère, égoïste et mesquin, tel qu’il se trouve prôné aujourd’hui par les nouveaux standards du bien-être.
    Un soir, après leur partie de squash de grands garçons bien dans leurs corps, trois potes étudiants se retirent au milieu d’une forêt à bord de la voiture de l’un d’eux, et en quelques gestes précis, relient le pot d’échappement de la voiture à l’habitacle de la voiture, où ils seront retrouvés morts le lendemain. Le film, intitulé März, s’intéresse à ce qui se passe dans leurs familles respectives quelques mois plus tard. Les mères et les frères, les pères et les sœurs aimeraient bien comprendre, même sans oser en parler. Ces gars avaient tout, comme on dit, et tout pour réussir, et voilà qu’ils se gazent ensemble. Pourquoi nom de Dieu ? Et chacun de s’interroger au miroir de sa propre vie. Il va de soi que le réalisateur, Klaus Händl, dramaturge déjà connu en Autriche, et réalisateurs, dont c’est ici le premier long métrage, ne répond pas, se contentant de suggérer en illustrant cette autre guerre de tous les jours qui se poursuit avec des regards assassins entre conjoints et des gestes mortifères entre parents et voisins.

    cinéma. guerre

    Georges Haldas appelait cela : le meurtre derrière les géraniums, et c’est une figure omniprésente de nos sociétés policées en surface, où l’on voudrait ignorer ce qui couve sous les jolies apparences. Pas plus tard que cette semaine, mon ami, nous apprenons qu’un politicien de nos régions entend faire interdire la mendicité àLausanne et dans le canton. Un de ses pairs, libéral bon teint et conseiller d’Etat, lui objecte qu’il sera difficile d’amender des gens qui n’ont rien… Bel argument, plus réaliste que généreux, quand ces grands démocrates chrétiens foulent au pied la plus élémentaire charité. Que certains mendiants soient des truqueurs, voire des escrocs, est tout à fait possible. J’en suis tout à fait conscient et le fait passer par pertes et profits, surtout dans un pays de nantis comme le nôtre, car tendre la main est, à mes yeux, un geste sacré. Et qui oserait amender le chien d’Umberto D. sans montrer son inhumanité ?

  • A propos des zones décoratives

    Ramallah144.jpg

    Lettres par-dessus les murs (52)

    Ramallah, le 21 août 2008, 16h.55


    Cher JLK,

    Tu as oublié d'indiquer la référence de l'illustration que je t'ai envoyée avec la dernière lettre, piquée sur le blog d'Eric Poindron, c'est un Sherlock de Frederic Dorr Steele (1873-1944). Pour la peine et pour mon plaisir je t'en envoie une seconde, qui me fait ces jours-ci office de fond d'écran, je la trouve admirable. Le texte anglais en petit caractères dit à peu près : « En libérant la femme la corde avait glissé, mais les nœuds qui la maintenaient étaient restés intacts ». Note le contraste entre la femme qu'on imagine et le sérieux de Holmes, la juxtaposition des figures, les lignes raides de l'homme, son visage anguleux, ses chaussures pointues, et la volupté de la ficelle qui serpente entre les barreaux, qui suggère une jambe, l'absence d'une cheville.
    J'aime bien le dessin et la gravure, parce que la froideur apparente du trait me laisse le champ libre, rêver la suite de l'histoire, y mettre mes couleurs.

    littéature,voyage

    Tu as lu Terrasse à Rome, de Pascal Quignard ? Je suis tombé dessus cet été, une belle ode à la sensualité de la gravure, à travers la biographie faussement ascétique de Meaumes, eau-fortiste du XVIIème.

    littéature,voyage

    L'écrivain devient graveur, les caractères imprimés correspondent chacun à un coup de burin, et sur la plaque de cuivre et sur le papier blanc surgit la vie, et l'amour et la douleur. Quignard heureusement n'a jamais entendu ce conseil de Bernard Werber, petite perle que je trouve ce matin au hasard de la toile, et qui s'adresse il est vrai aux écrivains en herbe, je cite : « Il faut d'abord avoir une bonne histoire ensuite à l'intérieur on peut aménager des zones décoratives, mais sans abuser de la patience du lecteur. ». J'ai bien aimé Les Fourmis, et j'aime bien la science-fiction en général, mais je frémis d'imaginer un monde futur où les conseils de Werber seraient suivis, et où tous les livres seraient rehaussés par-ci par-là de « zones décoratives ».
    Quant au triste monde en trois dimensions qui est le nôtre, je m'en inquiète moins, du moins j'essaye. Pour les Ossétiens que tu mentionnes je ne sais que faire, et pour les Palestiniens non plus – pendant ces vacances je me suis moi aussi soigneusement tenu à l'écart des journaux et des écrans, ce n'était peut-être pas une bonne idée, le réel nous est revenu par retour de bâton, en pleine face, dès l'arrivée à l'aéroport. Il faut réapprendre à côtoyer l'Occupation, et les journaux, la Birmanie et l'Ossétie, et refaire de l'inadmissible un quotidien, et garder assez de force et de conscience pour refuser la banalité de la douleur, même si c'est perdu d'avance, puisqu'on s'habitue à tout. Comme ces gens qui continuent à vivre vaille que vaille, à fonder des familles et à retaper des maisons, quand le territoire alloué se réduit comme peau de chagrin.

    littéature,voyage

    La Palestine n'en finit pas d'être au bord du gouffre, mais il ne manque vraiment plus grand-chose pour que l'idée d'un Etat soit engloutie par les colonies qui grossissent à vue d'œil, il suffit de sortir de Ramallah pour voir tourner les grues et s'empiler les parpaings. Encore un tout petit effort de négation du droit international et de la dignité humaine, et ce sera gagné, et dans les bureaux de l'ONU on réfléchira à d'autres solutions. Moi je rêve d'un Etat unique, parce qu'a priori les séparatismes m'emmerdent, mais on s'inspirera sans doute plutôt de Werber, pour créer en Palestine des « zones décoratives » avec entrée payante et thé à la menthe offert. Facile à mettre en place, et exportable, on peut faire de même au Tibet, avec thé au beurre.

    Melgar9.jpgA La Désirade, ce 21 août 2008, soir.


    Cher Pascal,
    C’est vrai qu’on en deviendrait cynique pour moins que ça, mais je continue à penser que la vie est plus forte et que d’une façon ou de l’autre on échappera à d’autres solutions finales.
    En fait de « zones décoratives », la remarque de Bernard Werber m’a rappelé La Forteresse, ce film si remarquable de Fernand Melgar que nous avons découvert au Festival de Locarno, où tout est également offert aux requérants d’asile de passage... Cette « forteresse » représente à la fois le centre d’accueil de Vallorbe - une espèce de grande bâtisse genre ancienne colonie de vacances, à l’extérieur de la ville, où sont « traités » environ 200 migrants sur une durée d’un maximum de deux mois, et la Suisse privilégiée, et l’Europe autant que l’Occident faisant plus ou moins figure d’Eldorado – on sait en effet que les flux sont en train de se modifier…
    Ce qui est touchant en l’occurrence, c’est que ce sont les requérants eux-mêmes qui la créent, cette zone décorative, ou disons qu’ils la remplissent de bonne vie, et ceux qui les entourent savent l’apprécier et l’entretenir et la partager ent oute bonne volonté. Point de cris, point de sévices, point de mépris affirmé. Au regard de surface, ou aux yeux de ceux qui taxent illico les migrants de drogués ou de voleurs potentiels, l’on pourrait dire que cette zone protégée, sinon décorative a priori (les grilles sont là et les verrous sont tirés le soir venu, on aperçoit même un gilet pare-balles à un moment donné), semble une auberge plutôt confortable voire conviviale, comme on dit, et pourtant, aux récits recueillis, aux expressions des visages, aux moments de tension extrême des interrogatoires, et au vu de nombreuses séquences filmées de l’intérieur (Melgar s’est immergé deux mois en ces lieux avec on équipe), on se rappelle aussi la dure vie vécue par ces gens et la plus dure vie encore qui les attend, pour beaucoup, dans ce qui sera cette fois une véritable « zone décorative ». De fait, ceux qui n’ont pas obtenu les papiers nécessaires seront renvoyés avec l’ordre de quitter le territoire de la Suisse dans les jours qui suivent, ce que chacun sait qu’ils ne feront pas. Où iront-ils ? A moins de rentrer effectivement chez eux, comme ce jeune Slovène qui ne savait même pas quels droits lui donnaient les accords de Schengen (jamais entendu parler…), avec une aide financière, ils iront grossir la galaxie des clandestins dont on compte, rien qu’à Lausanne, entre 5000 et 1000 individus, dont les enfants sont scolarisés alors que les adultes survivront de travaux payés au lance-pierre… Tout cela procédant d’une sorte d’hypocrisie civilisée, assurément « décorative » mais pour combien de temps ? C’est ce que se demandent aussi ceux qui voudraient réduire la décoration à du pur Suisse en refoulant ces malheureux, mais tu imagines le pays que ce serait, genre quartiers protégés de rentiers américains, la vraie forteresse des purs. Or figure-toi que, l’autre jour, ayant parlé avec enthousiasme du film de Fernand Melgar sur l’un de mes blogs de 24Heures, un de mes charmants correspondants m’a balancé cet argument massue : « Il y a entre 30 et 100 millions de jeunes Africains qui se sentent le droit absolu de venir en Europe. Comptez-vous les accueillir dans votre appartement de luxe ? ». 
    Ce qui est sûr, c'est  que ces gens-là sont du côté des bulldozers et des parpaings, qui ont la force et la consistance de la bêtise humaine… »