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Sentinelles de l'amitié

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Lettres par-dessus les murs (56)


Ramallah, le 10 septembre 2008.

Cher JLK,
Amira Hass est venue à la maison ce matin. Plus exactement, elle est passée, à l'aube, en coup de vent, pour remettre à ma douce deux ou trois broutilles pour ses amis à Gaza. J'étais encore endormi, je n'ai entendu que sa voix, que j'ai trouvée très douce. Je ne l'ai jamais rencontrée, c'est une personne discrète, malgré le bruit que font parfois ses écrits. La prochaine fois je me lèverai plus tôt.
100309-ld.pngTu le sais, Amira Hass est juive israélienne, elle a vécu à Gaza, elle habite Ramallah depuis dix ans. Elle dit le quotidien de Palestine, elle brocarde l'Autorité Palestinienne, les partis, elle dit ses amitiés, ses colères, elle raconte surtout l'Occupation. Elle est de ceux qui entretiennent le lien fragile entre les peuples, quand les murs et les haines s'échinent à le briser.
Je lis ses chroniques hebdomadaires dans Internazionale, la version italienne du Courrier International, elle écrit pour Haaretz aussi, mais ça fait quelques temps que je n'y ai plus vu ses articles. La semaine dernière, un Israélien m'apprend que la version anglaise du quotidien, que je lis sur internet, est très différente de la version en hébreu. Celle-ci serait bien plus « à droite », centrée sur Israël et sa sécurité. Lorsqu'ils y figurent, ses articles et ceux de ses compères – Gideon Levy et quelques autres – sont relégués dans les recoins les plus obscurs du site, dans les pages les plus intérieures du journal. Le lectorat ne serait pas tellement curieux de savoir ce qui s'y passe, dans ces « territoires ».

 

Je me rappelle la conférence d'un jeune anthropologue français, à Jérusalem, sur le mur de séparation et sa perception par population israélienne. Le mur, disait-il, amplifiait le sentiment d'insécurité, il empêchait de voir la réalité des villages palestiniens, il permettait à chacun d'y projeter ses peurs. De l'autre côté du mur rôdent des monstres. Le public de la conférence était attentif. israélien, en grande majorité, juifs français, chercheurs, simples curieux. Mais l'accueil fut mitigé.
Pendant le pot qui suivit, je cause avec un type, franco-israélien, la cinquantaine, un universitaire, si j'ai bien compris. La situation a changé, me dit-il, avant je me promenais dans les territoires, je faisais des relevés topographiques, je pouvais traverser sans crainte des villages, des villes. Maintenant c'est trop dangereux. Même vous, jeune homme, on peut vous prendre pour un juif, et alors, ce ne sont pas des pierres qu'on vous lancerait : on vous tirerait dessus.
Le bonhomme ignorait que j'habitais dans ces terribles territoires depuis près de trois ans, et que je ne m'étais jamais pris de balle dans le coffre. Ni à Ramallah ni à Hébron ni à Naplouse, ni en ville ni en campagne, ni balles, ni pierres, ni insultes. Le problème serait plutôt d'éviter la cascade d'invitations à boire des cafés. Le bonhomme, pourtant cultivé, ignore sans doute qu'habitent ici des juifs, israéliens ou étrangers, qui travaillent dans des ONG, pour des journaux. Apparemment, le bonhomme ne lit pas Amira Hass, et apparemment l'anthropologue disait vrai, il y a des murs qui font peur, alors même qu'ils sont censés protéger.

La Désirade, ce 13 septembre.
Cher Pascal,
Savoir de quoi l’on parle, et ne parler que de ce qu’on sait : voilà le premier pas qui permet de traverser le mur. Tu sais d’expérience ce qu’est le mur de là-bas. Pour ma part, je n’en ai aucune réelle idée. Je n’ai aucune réelle idée de la réalité dans laquelle tu vis, ni ne sais si ce que tu vis est comparable avec ce que vit un jeune Palestinien de ton âge ou un jeune Israélien de ton âge. J’avais vingt ans lorsque j’ai vu le Rideau de fer pour la première fois, et je me disais communiste, puis j’ai cessé de croire à l’Avenir radieux en découvrant peu à peu le socialisme réel et les rideaux de fer dressés un peu partout dans le monde dit libre, et tout à l’heure je suis tombé sur cette réflexion de Jean Cocteau, dans son Journal d’un inconnu, qui recoupe assez exactement ce que je ressens à propos de ces murs qu’on reconstruits au fur et à mesure qu’on en abat d’autres : « Le mur de la bêtise est l’œuvre des intellectuels. A le traverser, on se désintègre. Mais il faut le traverser coûte que coûte. Plus votre appareil sera simple plus il aura de chances de vaincre la résistance de ce mur ».
N’est-ce pas une bêtise que de traiter ainsi les intellectuels ? Un intellectuel ne cesse-t-il pas justement de l’être en participant à la construction du mur de la bêtise ? Un ouvrier ou une crémière sont-ils naturellement moins portés à ériger le mur de la bêtise qu’un intellectuel ? Ces questions, à proximité d’un mur aussi obscène que celui qui verrouille ton horizon, doivent te paraître bien futiles, et pourtant je crois juste et bonne l’idée, ou l’intuition, le sentiment du poète que le mur de la bêtise est une production de l’intelligence emmurée dans sa suffisance.

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Le même Cocteau, bien moins superficiel qu’on l’a souvent cru ou prétendu, écrit sur la page d’à côté : « Une certaine bêtise est indispensable. Les encyclopédistes sont à la base de cette intelligence qui est une forme transcendante de la bêtise ». Nous sommes tous, n’est-ce pas, un peu Bouvard et Pécuchet. « Se contredire. Se répéter. De toute importance », ajoute encore Cocteau. Et ceci : «Trouver d’abord, chercher ensuite », qui marque bien le passage de l’artiste ou du poète à l’intellectuel, à l’encyclopédiste. Et cela qui est du pur Cocteau : « Aller vite lentement », « Courir plus vite que la beauté » ou : « Le matin ne pas se raser les antennes ». Ou cela enfin au pied du mur : « On est juge ou accusé. Le juge est assis. L’accusé debout. Vivre debout ». L’intellectuel qui érige le mur de la bêtise est forcément assis.
Je viens de recevoir, mon ami cher, ta lettre de Hegenheim datée du 13 août ( !) et l’image de cette liseuse qui n’a pas besoin de se lever pour traverser les rues. Je la conserverai parmi mes reliques. « J’occupe une forteresse dont les sentinelles protègent l’amitié », écrit encore Jean Cocteau dans son Journal d’un inconnu. Ta petite liseuse, et la formidable Amira Hass, sont de nos sentinelles…


PS. Pardon d’avoir tardé à te répondre et à te remercier pour l’envoi de ton roman, mais je courais ces jours après mon ombre…

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