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  • Sur l’écran de nos vies

     
    RamallahFoot.jpgLettres par-dessus les murs (45)

    Ramallah, ce 14 juin, fin de journée.


    Cher JLs,
    Effectivement le cours du chameau est en chute libre. J'aurais aimé te remercier de ta lecture de mon roman, acheter les bonnes grâces de ta fille et te souhaiter un joyeux anniversaire en t'envoyant quelques chameaux, mais vu l'inflation et le coût du transport, le jeu n'en vaut pas la chandelle. C'est très embêtant, d'autant que j'avais investi massivement dans le chameau : j'en ai cinquante qui broutent en ce moment les mauvaises herbes du jardin, et je ne sais qu'en faire. L'entretien est coûteux, et ça sent fort, ces bestioles. Je trouverai donc d'autres moyens de te remercier, je peux t'envoyer en attendant quantité de mouches, par exemple, je connais ta passion pour les diptères – ou alors un gros container de fertilisant.
    J'aurai dû investir dans le ballon de foot plutôt. Plus facile à stocker, et ça grimpe sec en ce moment, je n'ai pas vu venir l'opportunité, peu au courant de la chose sportive. Un bon tuyau : acheter du ballon suisse, qui a bien baissé, et revendre en Hollande. Nous passons de belles soirées devant les grands écrans des bars, ici ça prend une autre saveur : vu le petit nombre de ressortissants de chaque pays, on est obligé de faire des alliances compliquées, d'obscures tractations de coulisses, Mathilde, Hélène et Thomas sont prêts à soutenir les Suisses, si Nicolas accepte de s'user les cordes vocales pour la France, on essaye de convaincre Jad et Kifah de laisser tomber les Turcs, qui ont tous du sang d'envahisseur ottoman dans les veines, pour se rallier à la Cause, on prie les Italiens d'être un peu Tessinois, pour un soir. Il y a de nombreuses trahisons bien sûr, des revers de dernière minute, de petites lâcheté, d'aucuns se sentent soudain parfaitement Hollandais, ils n'ont jamais été rien d'autre qu'Hollandais, ils ont des arrière-grands-pères cachés, ils se doivent de respecter les ancêtres, et voilà les Français qui s'en prennent soudain avec rage aux Italiens, parce qu'il est immoral de soutenir la squadra de la Comedia dell'Arte, et du coup Julia et Luca et Martina et Paolo abandonnent lâchement l'Helvétie, avec les résultats qu'on sait.
    Ceux qui comme moi ont des doubles nationalités et des triples origines vendent cher leurs allégeances, nous finissons d'habitude par prendre le parti du plus fort, mais nos victoires sont un peu moins brillantes. C'est à se demander si un jour le métissage ne sonnera pas le glas du foot… ce qui serait dommage, parce que tout de même on s'amuse bien. Sauf hier, quand ce con d'arbitre a fait mine de ne pas voir le hors-jeu de Van Nistelroy. Là il n'y avait vraiment pas de quoi rire.
     
    Sokourov18.JPGA La Désirade, ce mercredi 18 juin
     
    Cher requérant des îles,
    Ton mail a mis quatre jours pour me parvenir. Pas de traces de censure pour autant. Les postiers virtuels devaient se trouver scotchés devant leurs écrans géants, comme il y en a partout ici. Cela s’appelle Fan Zone. Les trois ânes du pré voisin ont le leur. Ils misent eux aussi sur la Hollande, comme nous pour un motif fondé puisque ma belle-mère était Batave à outrance. A cet égard, je suis obligé de prendre la défense de l’arbitre que tu stigmatises : cet off-side n’en était pas vraiment un en réalité, au sens du vrai foot. Je me suis procuré toute les images qui font effectivement voir un hors-jeu virtuel, lequel dissimule cependant une position réelle tout à fait régulière selon les critères anciens qui permettaient à un arbitre de voir au-delà de la vision. Note que je suis prêt, demain, à rallier l’équipe russe, à quoi nous autoriserait le fait que la première belle-mère de mon épouse légitime, originaire d’Odessa et traductrice à l’ONU, fut elle-même une sorte d’arbitre lors des escales du socqueur Nikita Krouchtchev à Genève.
    Foot à part, j’étais l’autre soir à Ramallah, enfin le temps d’un ou deux plans d’un film qu’on m’avait recommandé et même plus : Lemon Tree, de je ne sais plus qui, dont je suis sorti plus que perplexe à vrai dire. S’il est évident que l’actrice est imposante, dans le genre Irène Papas version palestinienne, et que tout ça fait très fifty-fifty dans la répartition des peines et des responsabilités, j’en ai ressenti comme un malaise tant cela baignait, comme on dit, sans lever aucune véritable émotion, ni colère ni débat. J’ai vu à la fin que le ministère de la culture israélien avait soutenu la chose : cela se sent un peut trop. Tu sais que je respecte les artistes et les écrivains de toutes les parties, Mahmoud Darwich autant qu’Amos Oz, mais là je sens tellement la négociation de studio sous influence, que non : que je ne marche pas.
    Deux jours plus tard, ce que j’attendais de Lemon Tree, m'a saisit dès la première séquence et bouleversé de part en part, à la découverte de Mère et fils d’Alexandre Sokourov, un film tourné spécialement pour moi, je te le dis sans vanité niaise, comme je dis de Schubert qu’il écrit spécialement pour chacun. Peinture : MA peinture contemplative, où le paysage te regarde autant que tu le regardes. Couleurs : MES couleurs, le vert du monde et le gris de l’air, traversés d’un vent d’ailleurs. La mère et le fils : LA mère et LE fils.
    Il arrive, Pascal, comme l’a prouvé ton homonyme, que l’homme soit « capable du ciel ». Un ami, David Fauquemberg, m’avait signalé le premier ce chef-d’oeuvre, et Georges Nivat consacre des pages inspirées à Sokourov dans Vivre en Russe. Quand vous vous pointerez à La Désirade, ce sera mon cadeau de bienvenue…
    Images: foot en Irak;  Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.



  • La belle histoire qu’on attend

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    Lettres par-dessus les murs (44)


    Ramallah, le 10 juin 2008

    Ahlan,
    Hier, nous étions quelques hommes invisibles à boire force café turc et tabac américain (en arabe, le narguilé ou la cigarette se « boivent »), et Qaïs se tenait le front, comme à son habitude quand ça ne va pas fort. Cette fois-ci c'était à cause de sa copine israélienne, avec qui il s'est fâché, et à cause d'Hannah Arendt, avec qui il reste en très bons termes, mais dont malheureusement il ne trouve pas assez de livres traduits en arabe. C'est la tragédie de Qaïs, qui serait la tienne si tu étais palestinien, ou jordanien, ou syrien : il s'use les yeux à lire, matin, midi et soir, mais ne trouve jamais assez de pages à se mettre sous les lunettes. Apollinaire, me dit-il, Apollinaire, il en a tant entendu parler, mais pas moyen de mettre la main sur Apollinaire ici. Si l'on présente souvent la littérature arabe comme baroque, fleurie, abondante, il faut avouer que l'édition arabe est plutôt minimaliste, pour reprendre tes catégories : on y publie au compte-gouttes, en tirages limités, on a traduit autant vers l'arabe en un millénaire que vers l'espagnol chaque année, dit un rapport tristement célèbre des Nations-Unies.
    Voilà qui donne envie de se tenir le front, ou de boire une grosse gorgée d'autre chose que du café, parce qu'on a beau parler de la beauté des cultures orales et de la pratique quotidienne de la poésie qui fleurit ici, ce manque de livres dans le monde arabe implique, sous-entend, provoque une misère intellectuelle et académique riche de conséquences (ne serait-ce que politiques, si l'on voulait voir le monde par la lorgnette du conflit israélo-palestinien).
    La censure y est pour beaucoup, qu'elle soit populaire ou étatique, et surtout la diversité des censures, qui entrave l'activité éditoriale arabe. La religion aussi, sans doute : quand on croit vraiment avoir chez soi Le Livre, celui qui contient ce monde-ci et celui d'après, écrit par l'Auteur suprême, l'acquisition d'autres bouquins présente un intérêt tout relatif – c'est ce que me dit un ami de Qaïs, le Docteur, venu nous rejoindre. Tout de même, insiste Qaïs, Hannah Arendt c'est important, pourquoi diable ne trouve-t-on pas Hannah Arendt à Ramallah, et le Docteur de hocher la tête, certes c'est important, mais dis-moi, c'est important pour qui, combien de personnes ici ont envie de lire Hannah Arendt, ou Apollinaire ? J'aimerais les rassurer sur l'état de leur chère Palestine : lors de mes séjours dans la banlieue qu'habitent mes parents, en Alsace, j'ai du mal à trouver Le Monde chez les buralistes, alors va trouver Hannah Arendt, dans la petite librairie, entre trois best-sellers et dix livres de cuisine. Mais c'est un fait, ici plus qu'ailleurs la lecture est réservée à une toute petite élite, celle du Coran exceptée. Il en va tout autrement au Bangladesh, musulman aussi : les livres d'occasion s'entassent jusqu'au plafond des échoppes et occupent des kilomètres carrés, au sein du marché central de Dhaka, et le long des embouteillages, de petits vendeurs à la sauvette passent de voiture en voiture pour vous proposer des copies pirate du Da Vinci Code ou des mémoires d'Hillary...

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    La Désirade, ce 12 juin, soir.
    Mon cher Nobody,

    Pardon de mettre tant de temps à te répondre mais je suis très occupé ces jours, surtout à ne rien faire que ce que j’aime. En tout cas je ne lis pas Hannah Arendt, dont je dois avoir la plupart des livres traduits en français, mais que je n’ai pas lus pour la plupart. J’ai le plus grand respect pour Hannah Arendt, mais il me semble en savoir assez par ce qu’on m’en a dit pour me faire une idée de ce qu’elle dit, sans la lire forcément, même si ça ne se fait pas de ne pas lire Hannah Arendt. Si j’ai le plus grand respect pour Hannah Arendt, c’est probablement parce que les gens que je respecte respectent Hannah Arendt. Je ne suis pas sûr que tous l’aient lue, mais au moins ils l’ont à portée de main et se trouvent ainsi parés, si j’ose dire. Par ailleurs, aucun imbécile ne m’a dit jamais dit de mal d’Hannah Arendt, et c’est encore un signe qu’il faut respecter Hannah Arendt. Hannah Arendt te garantit à toi aussi le respect, et ça c’est cool : tu cites Hannah Arendt dans une soirée : tu marques un point. Il n’y a pas tant d’autres penseurs ou écrivains qu’il suffit de citer, « comme disait Hannah Arendt », pour marquer un point aux yeux de gens qui n’ont sans doute pas lu plus de livres d’Hannah Arendt que toi, mais qui la respectent comme tu la respectes.
    Pour Apollinaire, je dois avoir tout Apollinaire, et j’ai appris deux trois poèmes de lui par cœur à l’adolescence, mais je crois bien que je m’en suis tenu là, et je ne saurais dire qu’Apollinaire me manque à l’instant.
    Ce qui me manque, ce serait plutôt la prison et une Bible ou un Coran : voilà la concentration dont je rêve à l’instant. Ou plutôt, j’aimerais bien n’avoir que mon livre à écrire sur la table, n’était-ce que pour démériter un peu moins aux yeux de notre fille puînée qui me demandait un jour, devant les milliers de livres de ma bibliothèque, au lieu du sempiternel « et vous les avez tous lus ? », « papa, tous ces livres, mais c’est toi qui les a écrits ? »
    Enfin, il va de soi que je compatis avec Qaïs, auquel je suis prêt à offrir tous mes Arendt et tous mes Apollinaire s’il nous trouve un passeur, mais il est une chose que je préférerais faire ce soir avec lui, autour d’un narguilé, et ce serait de lui raconter ton premier roman, sans lui dire que tu en es l’auteur.littérature,voyage
     
    Je suis sûr qu’il serait vite pris par la magie de cette espèce de conte à dormir debout, qui nous fait traverser les murs avec la grâce du passe-muraille de Marcel Aymé, mais dans une tonalité qui n’est qu’à toi, une sensualité et une insolence qui réjouirait son côté peuple – tout bon lecteur ne pouvant qu’être peuple, c’est à savoir : ressortir à l’aristocratie naturelle. Et nous ririons bien. Et nous méditerions ensuite chacun pour soi sous le ciel de la Palestine, car ton livre fait rire et méditer.
    Et me vient une idée : tu sais que notre fille aînée vient de passer sa licence en arabe. Tu me vois venir ? Tu trouves que la Palestine manque de livres, alors ne perdons pas de temps. La dernière fois que j’étais dans les pays arabes, divers jeunes gens m’ont proposé le troc : vos filles pour combien de chameaux. J’étais trop cher, et surtout ils manquaient d’imagination dans leur façon de négocier. Or je le sais : notre fille, qui dispose désormais d’elle-même ( !) ne te vendra pas sa traduction pour trois cents chameaux : il faudra lui raconter une histoire…


    Image : Michelle, Liz Gribin

     

  • Cauchemar d'époque

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    À propos d’Allegra, premier roman de Philippe Rahmy. Dont la porosité sensible et la force expressive pallient certaine invraisemblance du scénario dramatique.


    On est immédiatement saisi par le récit en première personne d’Allegra, dont l’énergie et la frappe de la narration impressionnent. Sous l’aspect d’un roman réaliste en prise directe avec l’actualité contemporaine, le quatrième ouvrage de Philippe Rahmy – premier roman après deux récits –poèmes autobiographiques très remarquables (et très remarqués) et l’évocation non moins mémorable d’un séjour à Shanghai – s’apparente à la fois, toutes proportions gardées, aux écrits d’un Hanif Kureishi, nouvelliste et romancier anglo-pakistanais au regard acéré sur les convulsions du monde actuel, et, pour leur façon d’aborder la société et leur densité émotionnelle, aux films des frères Dardenne, plus précisément à L’Enfant.


    Allegra_PhilippeRahmy_Small.jpgSi le roman de Philippe Rahmy pose, comme on le verra plus loin, des problèmes de vraisemblance au niveau de son ancrage dramatique dans la réalité, Allegra rend un son, pourrait-on dire, qui fait écho à notre époque à la façon d’un cauchemar.


    L’évidence des faits
    Au présent de l’indicatif, sous la schlague d’une narration très rythmée à phrases brèves, Abel, enfant unique d’Algériens établis en France du sud, raconte ses tribulations de fils de boucher en mal d’identité sûre, qui échappe à son milieu par le haut en bouclant de solide études en sciences économiques avant d’être recruté par un Iranien émigré à Londres et travaillant dans une banque à coloration islamique.
    Or le battant Abel, vainqueur d’un moment au front de la haute finance où son algorithme personnel a fait florès, nous apparaît d’emblée en plein effondrement après la naissance d’Allegra et la panique dépressive de sa mère, Lizzie, qui s’est retournée contre lui.
    Tout cela se trouve détaillé au fil d ‘une sorte de vrille narrative à coups de sonde rétrospectifs, avec des effets de réels bien dosés pour ce qui touche à l’actualité en cours – tel l’achèvement d’un film (Le Cheval de Turin) de Béla Tarr aux studios de Twickenham.
    On revit ainsi la vie relativement heureuse de la famille d’Abel en Arles, avant l’abattage des abattoirs paradoxalement conviviaux - une sorte d’Eden fraternel au milieu des carcasses... -, l’exode à Nîmes et la détresse du père qui se sent dépossédé de ce qui faisait sa vie, ou bien encore cette scène de chasse au cerf à la fois initiatique et symbolique; et puis Londres, la City, un beau duplex dans la zone chic d’Oslo Court, pour ainsi dire la baraka jusqu’à la bascule dans toutes les embrouilles.
    Clair et bien structuré dans ses aller-retour, le récit d’Abel constitue le portrait en creux, détaillé et crédible, d’un personnage à la fois compétent et lucide, attachant à proportion de sa fragilité, car Abel a des failles, aussi, où l’alcool et les aléas de la destinées mêlent leurs ondes et leurs ombres. En alternance, le récit d’Abel éclaire la déroute frisant l’hystérie de Lizzie, sans que la personnalité de celle-ci soit, elle, réellement détaillée.


    Naissance de la haine
    Le désarroi post partum des mères relève pour ainsi dire, aujourd’hui, du lieu commun, souvent accentué, voire exacerbé, par des conditions sociales ou psychologiques plus ou moins stressantes. Dans le cas de Lizzie, la compagne d’Abel, le phénomène est particulièrement aigu, qui confine à l’hystérie - du moins à en juger par ce qu’en dit Abel. Si celui-ci voit, en l’apparition d’Allegra dans leur vie, une forme de rédemption, comme il en va de Lizzie à la naissance de l’enfant, les relations entre les conjoints se dégradent bientôt au détriment d’Abel dont le frère de Lizzie, un certain Rufus vaguement écrivain et sûrement arabophobe, a dit à sa sœur de se méfier ; tout cela se passant sur fond de suspicion relancée par les attentats terroristes du métro londonien.

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    Or, autant Lizzie – vendeuse chez Virgin au moment où elle a rencontré Abel, et cependant intello branchée sur les bords – s’est montrée railleuse à l’égard des problèmes d’identité de son boy friend, riant en outre de la prévention anti-arabe de son frère, autant elle paraît soudain rallier celui-ci en traitant Abel en étranger.
    Allegra est un roman sociologiquement et psychologiquement étayé, jusqu’à un certain point en tout cas, avant d’accuser de croissantes faiblesses dans sa partie liée à la plus brûlante actualité, faute assurément, chez l’auteur, d’expérience sur le terrain, ou d’imagination retorse à la Dostoïevski...


    Entre bombe et pétard mouillé


    Le récit d’Allegra est essentiellement d’un homme seul, et réussi en tant que tel, qui laisse au cœur l’écho de la déchirure d’un père hanté par la mort de son enfant – on verra comment. En ce qui concerne les autres protagonistes, à savoir essentiellement Lizzie et Firouz, ce qu’on en sait reste à l’état d’esquisses, de sorte que le lecteur peine, notamment, à voir en l’Iranien le planificateur crédible d’un acte de terrorisme, et en Lizzie la complice de celui-ci. En clair : Abel, viré de la banque à la suite de contre-performances présumées, se trouve chargé par Firouz d’une mission consistant ni plus ni moins qu’en un attentat à la bombe dans le stade où seront inaugurés les J.O. de Londres.
    Comme bien l’on pense, Philippe Rahmy s’est un peu renseigné sur la préparation d’un attentat, mais le mode opératoire du brave Abel tient plus ici du stéréotype de téléfilm ou du scénario de BD que d’un roman travaillant réellement une telle réalité. Le côté « téléphoné » de la suite de ses actions - jusqu’au moment crucial de l’inauguration des J.O. où, assis à côté d’une petite fille lui rappelant (ben voyons) son Allegra adorée, il renonce finalement à mettre à exécution le plan imposé par Firouz -, pèche décidément par manque de vraisemblance, mais l’important est peut être ailleurs ?
    De fait, ce qu’il y a d’indéniablement étonnant, dans ce roman inabouti en sa partie la plus dramatique, tient à la lancinante persistance, après lecture, de ce qu’on pourrait dire l’écho d’un cauchemar. Ainsi la résonance quasi onirique, à tout le moins poétique, d’Allegra, pallie-t-elle son manque d’ancrage dans la complexité du réel. Ou plus exactement, au lieu d’un roman conséquent « sur » la fuite d’un individu perturbé dans le terrorisme – le propos par trop littéraire de l’écrivain est alors illustré par le rapprochement peu probant d’Abel et du Lafcadio de Gide célébrant l’acte gratuit…-, Allegra réussit bel et bien à capter et restituer, avec une réelle force expressive, les désarrois et les délires de personnages significatifs des gâchis personnels ou collectifs de notre drôle d’époque…


    Philippe Rahmy. Allegra. La Table ronde, 186p.

  • Les mots de la langue-geste

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    Lettres Par-dessus les murs (43)


    Ramallah, le 7 juin 2008


    Cher JLs,

    Bien entendu, toutes ces fleurs n'avaient d'autre but que de servir d'emballage à mon roman-of-the-century, tu te doutes bien qu'elles sont artificielles et que je n'en pensais pas un mot… la prochaine fois je ferai un vrai paquet, de grosses ficelles et beaucoup de mine de rien. Mais effectivement, pour reprendre ta conclusion, on pourrait dire aussi : « quelle autre preuve ai-je de mon existence sinon ton verbe »…
    J'ai douté de l'utilité du verbe, le jour où j'ai rencontré Munir, à Hébron. Munir est directeur d'une petite école pour sourds-muets, et non seulement Munir est-il sourd, et muet, mais analphabète de surcroît. On n'a jamais vraiment compris comment il parvenait dans ces conditions à gérer son école, qui marche pourtant du feu de dieu, et c'était beau de voir ce gamin, devant son écran d'ordinateur, communiquer avec un autre par webcam, un petit asiatique qui ne parle pas la même langue des signes, et les deux gamins d'échanger leurs alphabets et de se montrer des images de maisons et d'arbres pour se comprendre. N'étant pas rompu aux gestes hermétiques des sourds, ce que j'ai pensé, ce matin-là, assis dans le bureau de Munir, c'est que je n'aurais pas grand-chose à partager avec ce gars-là, à part quelques sourires idiots. L'impression d'être derrière une vitre blindée, dans une pièce insonorisée, avec un type admirable de l'autre côté, et moi les lèvres pleines de questions, mais figées en un sourire idiot.
    Et puis nous sommes allés nous balader dans la vieille ville, avec ma douce, Ahmed et Munir, et ma douce causait avec Ahmed et moi, embarrassé, marchant côte à côte avec Munir, et puis comment ça a commencé je ne sais pas, mais nous avons causé. Munir m'a expliqué que la petite école se trouvait ici, avant, mais qu'ils avaient été obligés de déménager, à cause des colons installés là, à cause des soldats. Un gamin était mort, un autre blessé, parce qu'ils n'avaient pas pu entendre les avertissements des soldats, prisonniers qu'ils étaient de leur silence. Et Munir de me raconter ça, de me dire que ça lui fait plaisir de nous montrer la vieille ville, où lui-même habitait, avant, mais qu'il n'y revient jamais seul, parce que son cœur bat trop fort ici. Et c'était sur ses mains que je lisais l'histoire, sur ses mains et sur son visage et dans ses yeux, qui brillaient parfois. En regagnant Ramallah, ma chambre et mon ordinateur, j'ai douté un instant de l'utilité des mots, parce que son visage avait dit l'essentiel, pas seulement le plus important mais aussi l'essence, la seule chose vraiment importante.
    Je l'ai revu une fois ensuite, négociant quelque projet avec un fonctionnaire de la municipalité, et ses paroles avaient la même intensité et la même clarté, et il tenait bon… Aujourd'hui Munir est en taule. Sa famille ne sait pas pour combien de temps, la rumeur dit que les Israéliens lui reprochent d'être mouillé dans un trafic d'armes.
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    La Désirade, ce lundi 9 juin, 11h. 27

    Cher vieux,
    Il ne faut pas douter des mots plus que de tout ce qui tisse nos relations, qui va bien au-delà du seul langage verbal, le Verbe faisant la somme de tout ce qui parle et plus encore, mais en comptant vraiment toutes les langues et jusqu’à celle, incompréhensible, des prophètes allumés qu’on dit s’exprimer, précisément, « en langue ». Evidemment, l’histoire de Munir nous émeut, et nous sommes tentés d’en faire une fable, voire une parabole puisqu’elle finit en prison. On pourrait dire ainsi que Munir la raconte maintenant aux murs, qui pleurent en l’écoutant. Mauvaise littérature ? Sûrement, à cela près qu’elle nous dit qu’on peut s’exprimer malgré ou contre le handicap, et même quand on n’est ni muet ni sourd. C’est pourquoi, soit dit en passant, j’admire Simenon qui fait dire tant aux mots sans en user beaucoup, parce qu’il fait parler tout ce qu’il y a dessous ou derrière les mots, sans faire des phrases, sans adjectifs non plus, mais en restituant tout ce qu’il y a autour des mots.
    Munir est ainsi partout autour de nous, et c’est à se faire comprendre de lui qu’un écrivain devrait s’efforcer, en biffant tout ce qui ne procède pas de la langue-geste. Tu sais probablement que c’est Colette qui a le mieux conseillé le jeune Simenon en biffant tout ce qui, dans ses phrases, lui semblait trop « littéraire ». Tu vois le tableau : l’hyper-littéraire Colette qui pousse Simenon à faire plus Simenon. Mais rien d’étonnant à cela : chacun sa simplicité, et la poésie foisonnante (n’est-ce pas Césaire) n’est pas forcément plus « littéraire » que l’extrême économie d’un minimaliste pesant et soupesant ses vocables sur une balance de pharmacien. Je me figure très bien ainsi un Munir baroque autant qu’un Munir lapidaire, et ceux qui concluent trop facilement au words, words, words, sans écouter ce que porte la foison (n’est-ce pas Mahler) ne m’en imposent pas plus que les chantres du Niagara verbal.
    Aussi, le handicap et le manque de Munir, et ce qu’il en fait, nous confrontent à ce que nous faisons de notre parfait appareillage, jusqu’au moment de voir notre vue baisser en attendant pire... Tout ça est si fragile, si miraculeux, n’est-ce pas, et si mal apprécié le plus souvent.
    Mais assez gambergé : j’ai un roman à finir de lire avant minuit. Là où ça se corse, c’est que c’est le roman d’un personnage qui entend sans oreilles et voit sans yeux. Tu te figures la chose ? Moi ce que je lui souhaite, c’est qu’il trouve le moyen de se faufiler dans la cellule de Munir. Comme Munir n’est pas aveugle, il verra bien l’homme invisible, et comme il n’est pas dit que celui-ci soit muet, Munir aura plaisir à l’entendre puisqu’il est sourd…


    Images : enfants du World Deaf Club, Hebron; homme invisible de passage au Grand-Duché du Luxembourg.

     

  • Quand le verbe se conjugue

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    Lettres par-dessus les murs (41)

    Ramallah, le 6 juin 2008, matin.

    Cher JLs,

    J'ai lu avec plaisir ton entretien avec Jean-Michel Olivier, ce matin. Une phrase m'a frappé, une parmi d'autres, cette terrible vérité que tu admets, que l'écrivain est soumis à cette loi jamais formulée de « mon verbe contre le tien ». Terrible vérité parce qu'elle casse le mythe angélique d'une littérature ouverte, le lieu d'une communion humaine, d'un partage spirituel qui transcende les époques – qu'elle rectifie ce mythe, disons, pour y laisser à l'individu égoïste et conquérant sa juste place, sa trop grande place. S'arrêter là serait désespérant, à quoi sert-elle, alors, cette belle littérature, à quoi bon tenir le « journal de bord de l'humanité » si personne ne le lit, sinon ses auteurs enchantés par la sonorité de leurs propres mots…
    Cela m'a fait penser à un passage du bouquin de Calvino, Si par une nuit d'été un voyageur, où l'on voit un écrivain regarder une lectrice, par la fenêtre de son bureau, et l'écrivain en panne d'inspiration de se demander ce qu'elle lit, avec tant d'attention, et de se mettre à écrire pour elle – pas vraiment pour elle, bien sûr, mais pour le regard qu'elle posera sur ses mots à lui – et tout son projet d'écriture se ratatine alors en une bête entreprise de séduction, parce qu'il serait prêt à écrire n'importe quoi, des romans de gare, à l'eau de rose, à trois sous, pour peu qu'elle les lise avec la même attention, avec la même émotion, avec les mêmes soupirs et les mêmes froncements de sourcils.
    Je te suppose aussi intéressé que lui, que moi, à séduire cette lectrice, étendue dans les herbes hautes de la Désirade… je crois que tu y réussis, parce que ce blog est fait pour elle, elle peut s'y promener en toute liberté, sans craindre d'être assaillie par un quelconque scribouillard avide de lui faire avaler ses mots, et elle choisira ses livres, ses phrases et ses images comme on fait un bouquet. Je te jette des fleurs donc, ce que je veux dire, c'est que par un miracle dont je ne veux pas connaître les rouages, ces écrits échappent à la loi du plus fort énoncée plus haut, et c'est ce qui me fait lire jour après jour ces carnets tournés vers l'Autre. J'aime le foutoir qui y règne, la façon dont ces billets changent de place à toute heure du jour, on découvre des textes écrits il y a dix ans, des fusées tapées à l'instant, qui disparaissent, reviennent dix jours plus tard, on a l'impression de contempler la table d'un bureau, vue de haut, un bureau jonché de papiers qu'on écrit, qu'on relit, qu'on empile, qu'on annote, qui finissent en boule, sont récupérés, défroissés, récrits, rangés et dérangés par des mains jamais immobiles, et ce qui fuse ici c'est la création à l'état brut, sidérante, pour ceux qui cherchent lentement le mot juste, qui rêvent ensuite de le graver dans l'éternité de la pierre ou du firmament, quand ils devraient plutôt se laisser porter par le vent, qui jetterait sur leur feuille des mots bien plus justes, bien plus vivants. C'est au jour d'aujourd'hui ce que je crois avoir tiré de cette correspondance longue de trois mois... quelques idées et un ami – dans quelques semaines nous nous serrerons la pince pour de vrai, j'ai hâte.
    En attendant, je te donne vite d'autres nouvelles de Palestine - que je vois mal en ce moment, à cause de ma grippe, et parce que la vigne folle a envahi de ses feuilles tout l'horizon de ma fenêtre. J'entends des tirs dans la rue, des tirs de joie, à cause de la victoire d'Obama, ou des tirs de colère, à cause de sa belle tirade sur Jérusalem capitale d'Israël, je ne sais. L'espoir s'effiloche de jour en jour, je préfère écouter, ce matin, les chants entrelacés de l'appel à la prière, ils ont engagé une nouvelle équipe de muezzins mélomanes, ou alors on a changé les hauts-parleurs de tous les minarets, c'est très mélodieux aujourd'hui, ça donne presque envie de croire.

    PS. Entre nous : je te joins mon roman, enfin, je suis sûr que tu n'as absolument rien d'autre à lire en ce moment...
     
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    A La Désirade, ce même 6 juin, après-midi.
    Cher vieux,
    Merci pour le foutoir et les fleurs : c’est vrai que ça fait beaucoup, lorsque tu reçois à peu près vingt livres par jour, donc à peu près cinq cents auteurs par mois qui défilent sous tes fenêtres avec leur calicot perso : et Moi ? et Moi ? et Moi ? Et voilà que tu m’envoies ton roman en messie virtuel, sans douter une seconde que je vais l’imprimer fissa et le lire dans la foulée et m’impatienter de le voir édité et de le saluer comme THE roman qu’on attendait.
    Tu connais Les frères Holt ? C’est un roman américain, je crois, que j’ai lu en version abrégée dans le famous Sélection du Reader’s Digest, il y a de ça au moins un demi-siècle, qui racontait l’histoire de deux frères bibliophages finissant étouffés dans leur appart’ plein de livres et de revues et de journaux. Voilà La Désirade mon canard : à peu près 15.000 livres que je viens d’amputer de 5000 transplantés à mon nouvel Atelier et qui vont s’augmenter de 10.000 nouveaux quand nous aurons liquidé l’appart’ lausannois que nos filles quittent ces jours pour cohabiter avec je ne sais quels lascars. Et tu m’envoies un roman sous ton tas de fleurs. Alors gaffe que ce soit bon, car j’attaque tout à l’heure. Je finis de lire Vivre en Russe de Nivat père, formidable patchwork du slaviste à travers le temps et les lieux de la plus ou moins sainte Russie, de Pasternak à Poutine, et ensuite je finis Bagdad, zone rouge de sa fille Anne, non moins remarquable reportage à travers Bagdad et ses humanités. Je n’irai pas jusqu’à dire que je n’ai rien d’autre à lire ces jours que ton roman, puisque je viens de me lancer dans Le cheval rouge, vaste fresque tolstoïenne d’Eugenio Corti dont les 50 premières des 1000 pages m’ont déjà beaucoup touché (on y découvre une communauté de paysans et d'ouvriers de Brianza, en juin 1940, dont les jeunes gens vont partir à la guerre sous la bannière de l'Italie fasciste, à laquelle les gens de la région sont massivement opposés), mais enfin tu sais ma curiosité et mon impatience de voir éclore le verbe neuf.
    «Mon verbe contre le tien» est un constat-sentence qui relève des lois de la nature, mais le rôle du lecteur est de résister à celle-ci et d’acclimater les contraires. Moi qui suis un fou de Marc Levy, comme tu sais, je me fais fort d’apprécier tout autant Guillaume Musso. The Complete Man…
    Mais aucun mérite à cela: à vrai dire, les « purs » m’ont toujours gonflé, qui te soutiennent qu’il n’y a QUE l’école de Barbara Cartland qui mérite l’estime, foi de Blanchot, ou QUE la tendance dure de l’autofiction genre Journal de Bridget Jones qui tienne, comme le pressentait déjà notre cher Roland Barthes en ses éclairs de lucidité prophétique.
    Blague à part, et pour en finir avec les exclusives anorexiques, j’ai été touché qu’au début de Bagdad, zone rouge, Anne Nivat rende un chic hommage à Shrapnels d’Elisabeth Horem, qui parle de la ville en guerre de l’intérieur de son bunker sécurisé de femme d’ambassadeur, avec une acuité de perception et une finesse d'expression rares. C’est ça la littérature à mes yeux : à la fois Bashung et Schubert, Vincent l’agité et Rothko, Godard et Sokourov, ton verbe tout contre le leur...
    D’ailleurs, Pascal, quelle autre preuve de ton existence ai-je que ton verbe ?
     
    Images: Anonyme, L'Autre sous le voile; Alexandre Zinoviev, Convivialité littéraire. 
  • Proust

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    Pour William Cliff

     

    La terrible douleur
    de n'être pas aimé,
    ou tout faire pour ne l'être pas
    quand ce ne serait pas assez...

    Nous avons espéré
    tout ce temps écoulé
    que l'enfance passe
    mais l'enfance n'en finit pas
    de se retenir de passer
    pour un baiser volé...

    Des rivières se retenant
    elles aussi de s'enfuir
    s'accrochent aux cuisses
    musclées des nageurs
    à langueurs de sirènes;
    et les filles de musiciens
    aux arènes de nuit,
    injurient les familles...

    La conscience de tout
    est immense et partout,
    rien n'étant séparé
    dans la vision de l'esseulé
    recevant à dîner
    des flopées d’ennuyeux:
    de conseillers fiscaux
    de duègnes déguisées
    en experts militaires;
    et les oiseaux de nuit,
    et les requins sans bruit,
    les prêtres attifés
    avec leurs gigolos,
    les courtisans fardés -
    tout un théâtre hallucinant
    de masques effarés;
    toute une comédie affreuse,
    odieuse et délicieuse;
    et ce regard sérieux
    du populo matant
    l'étalage précieux
    aux vitres embuées
    du grand hôtel factice...
    Tous ces visages nus
    de faux-culs alignés
    le long des galeries
    de tous les artifices,
    tous ces vieillards puérils
    ces vieux enfants séniles
    soudain bouleversants
    en la vérité vraie de ce temps retrouvé
    par delà toute attente...

    Ainsi la mer allée
    sera demain l'amante
    de ce matin passé:
    ce type couché nous a ouvert
    de nouveaux chemins sur la mer...

     

    (Cracovie 1966-2016)

  • La force des amis fragiles



    littérature,chanson


    Lettres par-dessus les murs (40)


    Ramallah, ce mardi 3 juin 2008, matin.


    Cher JLs,
    j'ai moi aussi quelques souvenirs d'essayages derrière des bâches trouées, des pieds qui se prennent dans le pantalon, entre deux murs de boîtes à chaussures, voire au milieu d'un supermarché sans cabines. Ceci dit je préfère quand même les salons de Dolce & Gabana, Via Montenapoleone à Milano, que tu connais aussi bien que moi : climatisés et parfumés, avec canapés de cuir rose dans chaque cabine, où vient s'affaler la petite amie ou le petit copain du mec qui essaye son futal, regards gourmands qui se démultiplient dans les grandes glaces qui couvrent les parois, et d'accortes hôtesses qui viennent apporter des Martini rossi on the rocks, ou donner un coup de main, quand on a coincé sa fermeture éclair. L'idée n'est pas désagréable mais pour tout te dire je me passerais volontiers des essayages, en cabine ou en camionnette, d'ailleurs je m'arrête là, parce qu'en tapant « d'accortes hôtesses » quelque chose a fait tilt, d'où me viennent ces mots-là, et bien ils viennent d'ici, d'une chanson de Bashung,
    En Ecosse des gosses écossent
    Des chimères en chair et en os
    D'accortes soubrettes les escortent
    En Ecosse des gosses précoces
    Chopent des crampes

    A faire l'amour à tue-tête
    A bâtons rompus


    et donc j'ai envie de te dire deux mots sur Alain Bashung, et de lui dire deux mots aussi, parce que je ne suis pas vraiment d'accord avec ce qu'il fait en ce moment, son dernier album vient de sortir, c'est moins bon, il a changé de parolier le bougre, ou bien le parolier s'est barré je n'en sais rien, Jean Fauque fait un disque solo maintenant, les paroles sont grandioses, mais du coup c'est la musique qui est tristoune. Alors que les deux ensembles, Fauque à la plume et Bashung à la basse, ça c'est du grand art, des allitérations scintillantes sur des sons inouïs, on touchait les étoiles. Bien sûr on a le droit de ne pas aimer la voix nasillarde de Bashung, mais franchement de tous les droits civiques celui-ci me semble le plus discutable. Si par malheur tu ne connaissais pas L'Imprudence, leur dernière œuvre commune, il te faut sans tarder appareiller montgolfière et te laisser porter en direction du disquaire le plus proche, on y trouve des perles de poésie, des pépites issues de leur rare alchimie :

    Dans ma cornue
    J'y ai versé
    Une pincée d'orgueil
    Mal placé
    Un peu de gâchis
    En souvenir de ton corps


    Ou bien ce vers, tiré d'un précédent album, dont la musique intrinsèque me semble se suffire à elle-même,
    La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine


    mais c'est peut-être parce que j'y entends l'accompagnement, les violons et la batterie, comme celle qui claque à la fin de
    Un jour au cirque / un autre a cherché à te plaire / dresseur de loulous / dynamiteur d'aqueducs

    J'apprends à l'instant, au hasard du web, que Bashung souffre d'un cancer. Ca me fait de la peine, pour toutes les extases que je lui dois, mais surtout parce qu'à force de l'entendre je le connais bien, les chanteurs qu'on aime font partie de la maison, ils hantent nos murs, ils sont un peu de la famille, bien plus que les écrivains condamnés au silence des livres clos. Leurs voix ont accompagné trop de rêves et de mélancolies…
    Cancer du poumon, dit le web, pas tellement étonnant, à force de côtoyer Brel, de respirer le même air que Gainsbourg.

    Le dimanche à Tchernobyl
    j'empile torchons, vinyles, évangiles
    mes paupières sont lourdes
    mon corps s'engourdit
    c'est pas le chlore
    c'est pas la chlorophylle
    tu m'irradieras encore longtemps
    bien après la fin
    tu m'irradieras encore longtemps
    au-delà des portes closes

    littérature,chanson

    A La Désirade, ce 4 juin, soir.

    Cher Pascal,
    Je me vois tout à fait dans un salon rose de Dolce & Gabana : c’est vraiment mon genre – tu m’as compris, fils. Mais je mentirais à prétendre que jamais je ne suis entré dans ces lieux de surfines délices, puisque le vieil Albert Cossery m’a entraîné un jour à l’Emporio Armani de Saint Germain-des-Prés, qui fait à la fois office de fringuerie chic et de cantine pour gens simples. Ce fut d’ailleurs un show que le déjeuner du dandy aphone vitupérant (sans en être entendu) les magnifiques éphèbes du service, plus mal élevés les uns que les autres, et vociférant, de la même voix inaudible contre la décadence des temps qui courent.
    littérature,chansonPour marquer le coup, il m’écrivait de temps à autre une sentence qu’il estimait digne d’être retenue. J’ai gardé un papier sur lequel il a griffonné au crayon rouge : COMMENT NE PAS RIRE QUAND ON VOIT UN MINISTRE…
    Quant à Bashung, c’est du Belge donc je fume mais sans filtre et pas les derniers paquets musicalement trop fumeux à mon goût. Je l’aime clair et dingue, étrange et vif. Je ne savais même pas qu’il avait un parolier, mais c’est vrai que les mots sonnent chez lui comme les bracelets du Digital B.B. de Gainsbourg, avec un charme et une magie vraiment à lui.
    littérature,chansonCe soir, cependant, c’est d’une autre rencontre que je reviens, à Genève avec Georges Moustaki dont vient de sortir le dernier disque, intitulé Solitaire et mêlant vieilles bonnes choses, comme Ma solitude (en duo avec China Forbes) et Sans la nommer (très bien enlevée avec Cali) et nouvelles compositions. On est loin, évidemment, des audaces de Bashung, mais j’aime bien cette dernière ligne de la chanson Rive Gauche avec son mélange de poésie de rue à la française et de touches latino, d’émotion délicate et de sensualité, et l’heure que j’ai passée avec le métèque tout chenu m’a rempli de nostalgie souriante, d’autant plus sereine que l’homme, visiblement fragilisé dans sa santé, n’a rien de désenchanté ni d’amer. Nous avons d’ailleurs parlé des cadeaux de la vie plus que de ses misères, évoqué sa vie à travers ses chansons qui, selon lui, en disent bien plus long qu’une biographie. Nous avons parlé de son enfance solaire d’Alexandrie, de sa vie dans les livres, de Kazantzaki et de Cavafy qui participent de sa source grecque, puis d’Albert Cossery dont il a tout lu et d’Henry Miller, toujours dans cette veine des viveurs philosophes qui vivent la paresse comme un art selon Lafargue, auquel il rend également un bel hommage.
    littérature,chanson
    Je pensais à L’inconsolable, autre belle chanson où il évoque un anonyme blessé par la vie, en l’écoutant parler de la sienne vécue en douceur et en liberté, comme son grand-père « maître en oisiveté expert en braconnage», et nous avons parlé bien sûr de Sarah,

    Les yeux cernés
    Par les années
    Par les amours
    Au jour le jour,


    qu’il a fait naître sur le papier en complicité lente avec Serge Reggiani » et dont nous nous sentons tous un peu les anciens jeunes vieux amants, comme ceux de Mélanie :

    Mélanie faisait l’amour
    Avec tous ses amis
    Tous ceux qu’elle aimait bien
    L’un avait de belles mains
    L’autre était musicien
    Le troisième l’emmenait
    Flâner dans la forêt…


    Et ce soir me reviennent ces bouts rimés qui lui ressemblent tant, à notre Bartleby de l’île Saint-Louis dont l’indolence apparente na d’égale que le vif ardent du regard :

    Solitaire
    Sans état d’âme et sans souffrance
    Ma voile est gonflée de mystère
    Ma cale est remplie d’innocence
    Solitaire
    Sur les vagues de la violence
    Je n’affronte ni je n’adhère
    Ma révolte est sans impatience…


    Moustaki1.JPGGeorges Moustaki. Solitaire. Emi
    Moustaki3.JPGCécile Barthélemy. Georges Moustaki. Seghers, Poésie et Chansons, 2008, 227p.


  • Ceux qui veillent

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    Celui qui note tout de ce qui touche au poids du monde tant qu’au chant du monde / Celle qui était présente ce jour-là où 40.000 Tutsis furent assassinés entre le jour et la nuit mais que sa mémoire a abandonnée / Ceux qui estiment que les massacres de Sétif relèvent de la vieille histoire et d’ailleurs est-ce qu’on sait seulement ? / Celui qui veut savoir à tout prix quitte à faire des esclandres en classe / Celle qui a montré Shoah à ses dix-huit petits-enfants bravant parfois l’agacement de leurs parents et autres proches adeptes du tournons-la-page / Ceux qui dirent plus-jamais-ça en 1945 et prétendent que rien ensuite n’a été comparable / Celui qui perpétue la posture des indignations sélectives / Celle qui estime que « leur » devoir-de-mémoire est un gadget médiatique de plus et que ce sont plus que jamais les violents qui l’emportent / Ceux qui en sont restés à la première version du massacre de Katyn pour ne pas gâter leur souvenir de compagnons de route du Parti / Celui qui n’a pas fait carrière dans la désinformation pour se laisser intimider aujourd’hui par des renégats tous azimuts / Celle qui a toujours invoqué le Règlement de la Croix-Rouge pour taire ce qu’elle savait / Ceux qui ont tout inventé de ce qu’ils ont été contraints d’avouer sous la torture / Celui qui ne se voyait pas devenir kapo et qui l’est pourtant devenu / Celle que son goût pour la délation pourrait transformer en ange exterminateur dans les situations plus favorables qu’une démocratie avachie / Ceux qui ont mal au monde sans imaginer le millième du mal qui se fait dans le monde, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Entre tragédie et comédie

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    Lettres par-dessus les murs (39)

    Ramallah, dimanche 1er juin

    Cher JLK,
    Me revoici a casa, au milieu des valises éventrées, des souvenirs plein la tête et une petite grippe pour amplifier le vague à l’âme du retour… je me permets donc de passer la plume… Tu excuseras cet écart journalistique, mais j’aimerais partager la lecture de cet article, tiré du Monde de vendredi, parce qu’il est signé par mon ami Benjamin Barthe, qui vient de décrocher le prix Albert Londres. A tout seigneur tout honneur, d’autant qu’il donne ici la parole à quelques courageux affranchis de la Grande Muette israélienne.

    “Alangui à la terrasse d'un café branché de Tel-Aviv, vêtu d'un tee-shirt à fleurs, d'un pantalon de toile et d'une paire de sandales, Doron Efrati, 23 ans, n'a pas véritablement l'allure du bidasse sans scrupule capable de tirer du lit une famille entière de Palestiniens à la pointe de son fusil. C'est pourtant ce qu'il a fait à l'occasion de son service militaire effectué entre 2003 et 2006 en Cisjordanie. "On débarque en douce dans un quartier, on jette des pierres ou une grenade assourdissante contre la porte d'une maison et on hurle : "C'est l'armée, ouvrez !".
    littérature,voyage
     
    Ensuite, on fait sortir tout le monde dehors et on fouille de fond en comble l'intérieur. Une fois qu'on a fini, on passe à une autre maison et ainsi de suite pendant une bonne partie de la nuit. L'idée, c'est de saisir des armes ou du matériel de propagande, mais surtout de maintenir la population palestinienne dans un état de peur permanente. Comme disent les chefs, "il s'agit de manifester notre présence"."
    Dégoûté par ce qu'il a vu et vécu, Doron a décidé de parler, à l'inverse de la plupart des conscrits israéliens, qui s'empressent de partir sous les tropiques pour mieux oublier. Son témoignage figure avec une centaine d'autres dans un livret publié il y a quelques semaines par l'organisation Breaking the Silence (Rompre le silence). Depuis sa création en 2004, cette association, financée par l'Union européenne, a récolté les témoignages d'environ cinq cents anciens soldats, témoins des abus, petits ou grands, vicieux ou criminels, perpétrés par les troupes d'occupation israéliennes dans la région d'Hébron. Des exactions encouragées par le statut très particulier de cette cité qui abrite le tombeau d'Abraham et dont le centre est noyauté par 800 colons juifs, barricadés derrière un dédale de barrages militaires qui pourrit la vie des 160 000 autres habitants de la ville, tous Palestiniens.
    "Ça m'est souvent arrivé de prendre la relève de collègues affectés à un barrage et de découvrir que des Palestiniens y sont bloqués et menottés depuis des heures, parce qu'ils ont soi-disant manqué de respect aux soldats", dit Iftakh Arbel, 23 ans, une autre recrue de Breaking the Silence. Des humiliations, qui à la lecture du fascicule de l'association, apparaissent comme routinières. Il y a, par exemple, ce marchand d'accessoires automobiles chez lequel des soldats viennent se servir sans payer et dont ils menacent de fermer le magasin s'il ose déposer plainte. Il y a aussi cette unité qui, un jour de désoeuvrement, décide de casser les vitres d'une mosquée pour déclencher une émeute et s'offrir une tranche d'"action". Et puis ce "jeu" que décrit l'un des témoins, consistant à arrêter quelques passants dans la rue et à les étrangler à tour de rôle tout en surveillant sa montre. "Le gagnant est celui qui met le plus de temps à s'évanouir."
    littérature,voyage
    Mais il y a plus grave. Le témoignage numéro 49, donné par un soldat qui entend conserver l'anonymat, décrit en détail le passage à tabac d'un jeune lanceur de pierres par un officier israélien. "Il l'a démonté, il l'a mis en pièces, raconte le témoin. Le gamin ne pouvait plus tenir sur ses jambes. Nous, on regardait, indifférents. C'est le genre de truc que l'on faisait tous les jours (...). A la fin, le commandant a mis le canon de son arme dans la bouche du gosse, juste devant sa mère, et a déclaré que la prochaine fois qu'il l'attrapait avec une pierre à la main, il le tuerait."
    Iftakh Arbel a touché de près ce processus d'aliénation qui transforme un bon gars en butor. "Tu alternes huit heures de garde et huit heures de repos pendant dix-huit jours. Ça t'épuise, tu t'ennuies à mourir. Tu te mets à haïr les colons à cause de toutes les horreurs qu'ils commettent et les Palestiniens aussi, parce que leur existence est la raison même de ta présence à Hébron. Alors tu essaies de t'occuper. Tu contrôles un Palestinien sans raison. Et s'il ose protester, tu te retrouves à le frapper, juste parce que tu as le pouvoir."
    Parfois le défouloir se solde par la mort d'un Palestinien. "C'était dans le camp de réfugiés d'Al-Fawwar, au début de l'année 2004, raconte Doron Efrati. Un gamin avait balancé un cocktail Molotov sur nos Jeep. Dans une situation pareille, la consigne c'est de viser le haut du corps, c'est-à-dire de tirer pour tuer, même si ce n'est pas dit explicitement. Le temps que l'on sorte de nos Jeep, le gamin avait disparu. Sur ordre de notre chef, une embuscade a été tendue. Le gamin a finalement été abattu par un sniper, plus de quarante minutes après avoir lancé son cocktail Molotov. Le commandant de la brigade a voulu ouvrir une enquête, mais l'un de ses supérieurs l'en a dissuadé."
    En réaction à la sortie du livret de Breaking the Silence, l'armée israélienne a parlé de "brebis galeuses", "de témoignages anonymes invérifiables" et insiste sur son souci de juger tous les forfaits dont elle a connaissance. Fin avril, deux gardes frontières qui avaient tué un Palestinien en 2002, en le projetant hors de leur Jeep qui roulait à 80 km/h dans les rues de Hébron, ont été condamnés à six et quatre ans de prison ferme. Une sanction tardive, excessivement légère et surtout trop rare, selon Iftakh. "Il faut que les Israéliens comprennent que leur tranquillité a un coût moral exorbitant, dit-il. Actuellement, ce sont les jeunes appelés qui le paient. Mais bientôt, c'est toute la société qui sera corrompue."

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    A La Désirade, ce 2 juin, soir.

    Caro Pascal,
    Nous revenons nous aussi de voyage, mais pleins de joie malgré la grève sauvage qui a paralysé les trains de Toscane et de Ligurie. Povero paese ! s’exclame notre ami le Gentiluomo qui n’en peut plus, en honnête homme de bonne foi, de vitupérer le foutoir qu’est en effet l’Italie à certains égards, à quoi je rétorque immanquablement : caro paese ! Mais le fait est que le thème du gâchis prédomine dans cette Italie au peuple incessamment merveilleux que La Caste, ainsi que les journalistes Gian Antonioo Stella et Sergio Rozzo appellent la classe politique dans leur best-seller ravageur, suivi aujourd’hui par La Dérive, épuise de corruption et de parasitisme.
    Mais c’est d’autre chose que du naufrage annoncé par les Cassandre que j’ai envie de te parler ce soir, n’était-ce que pour faire contrepoint, avec ce que nous avons vécu trois jours durant chez nos amis, aux terribles récits que rapporte Benjamin Barthe.
    Je pourrais certes te raconter ce qu’a vécu le Gentiluomo, entre dix et treize ans, à la fin de la guerre, lorsque les Allemands se sont repliés de la Ligne Gothique, dont il m’a montré les vestiges fortifiés dans la plaine de Carrare, et que la guerre civile et ses règlements de compte, ses vengeances, ses crimes parfois, a entretenu la haine dans les cendres de la guerre, et puis non : je vais te parler de jeans à 10 euros.
    littérature,voyage
    Si tu cherches de beaux jeans griffés, comme n’importe quel jeune écrivain même égaré à Ramallah, la meilleure adresse est évidemment Forte dei Marmi, qu’on dit simplement Forte, comme on dit Saint-Trop’ ou Marbella. Le gratin de la jet set n’y est pas encore, qui va débarquer vers juillet-août, mais les boutiques en jettent déjà un max : c’est Megève ou Gstaad en bord de mer, pavé de marbre et doré sur tranche, avec des vitrines pleines de jeans artistement froissés, déchirés, aux fesses cousues de motifs brodés et fioriturés que c’en est un rêve, et rien au-dessous de 150 à 300 euros, preuve que Dieu existe.
    Néanmoins j’ai douté, je l’avoue, ou plus exactement : j’ai compté, sordide que je suis, me fiant en outre à la moue de la Professorella. Ces vieux jeans neuf tout mités-ravaudés et cloutés d’argent qu’on me proposait me séduisaient certes, comme le Diable sait s’y prendre, mais la Professorella faisait la moue : troppo caro, caro… Et de fait, c’était ailleurs que m’attendaient les Jeans de Rêve.
    Le lendemain, donc, au marché popu du samedi matin, dans les rues de Marina di Carrara : cet étal de Brahim le Marocain, flanqué de son fils Ahmed. Deux beaux sourires surplombant un tas de jeans à dix euros la pièce, et nous là-devant, le Gentiluomo et moi, ni bourgeois no bohèmes mais cherchant tous deux des jeans. Alors nos moukhères : ben vas-y, tâte, zyeute, essaie, dix euros c’est donné. Et nous de tâter, de zyeuter puis de nous inquiéter de savoir où se passait l’essayage. Alors Brahim : per di qua, désignant une camionnette ouverte derrière l’étal. Et nous de grimper là-dedans à tour de rôle et d’essayer chacun son tour ses Jeans de Rêve.

    Tu me taxeras peut-être de futilité, ami Pascal, après le récit des tribulations palestiniennes de ton ami, mais j’ai bien aimé, pour ma part, observer le Gentiluomo grimper dans la camionnette. Notre cher hôte, avocat de son état, est titulaire de la plus haute distinction portée dans la province, et c’est l'élégance même, mais sa façon de parler aux gens de toute espèce l’est plus encore. La veille, j’ai vu cet homme de droite ulcéré par la droite profiteuse, et tout aussi écoeuré par les profitards de gauche, acheter une exemplaire de Lotta communista à une militante de vingt ans passant par là. Et maintenant il parlait au fils de Brahim avec tant de gentillesse, après avoir essayé ses jeans à 10 euros dans la camionnette du Marocain...
    J’en tire, finalement, un critère de distinction à valeur anthropologique, à propos duquel je te prierai de méditer. Monterais-tu, Pascal, dans la camionnette, pour essayer des jeans à 10 euros ? Je te prouve mon amitié en n’en doutant point une seconde. Et le jeu consistera désormais à imaginer tous ceux que nous connaissons, avocats ou écrivains : qui monte et qui se défile ? Qui grimpe avec naturel et qui craint de s’abaisser ainsi ? Caro paese !
     
    Image: propagande de Tsahal. Coquelicots en Toscane, huile sur toile de Floristalla Stephani. 
  • Forme pure

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    "Un livre: c'est toujours ça que la mort n'aura pas".

    (Charles Dantzig en ses Maximes).

     

    Ils ne veulent du nouveau


    que mâché et remâché.


    Ils se croient en danger


    en parlant au bureau


    des roustes de taureau


    de Pablo Picasso.

     

     

    Ils n'ont aucune idée


    d'aucun vrai singulier


    qui ferait du succès


    le dernier des produits


    de la soumission.

     


    Ils n'ont point de vision


    qui ne soit resucée.


    Ils alignent les mots


    que d'autres ont pourléchés


    avant et après eux.


    Ils ne couvent des œufs


    qu'usés par des bravos.

     

     

    Ils aiment le cliché


    de l'artiste qui souffre.


    Ils supposent un gouffre


    dans le blanc de la page;


    ils ne savent pas que l'art


    n'est rien que ce qu'ils sont


    en transformation.

     

     

    L'objet qui m'intéresse


    est une statue d'air pur


    dont le chant mélodieux


    ramènerait aux dieux


    de l'imagination,


    dont le pas danse et pense


    au même mouvement,


    sans autre vocation


    que de nous étonner.

     

     

    (Ce poème jeté
    sur papier recyclé
    n'étant au demeurant
    qu'approximation).

  • Pacha le riche et le pauvre Pacha

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    Lettres par-dessus les murs (38) 

    Ramallah, le 26 mai, matin. 

    Cher JLs,

    A propos de rencontre, en voici une autre que je ne regrette pas, celle de Pacha… Hier soir nous étions invités chez lui, c'est toujours un peu étourdissant, quand on revient d'une ballade dans les rues de Dhaka, où les enfants dorment à même le sol, où les mendiants vous agrippent le bas du pantalon – parce que Pacha est terriblement riche, fier de l'être, et heureux de partager ses privilèges, pendant quelques heures. Vous entrez dans un appartement énorme, dans les salons en enfilade vous attendent les gros fauteuils de cuir noir, le piano, d'autres sofas, la grosse boîte à cigares… une enfilade de bouteilles, vin français, gin, whisky, sont posés devant les trois frigos qui trônent dans la cuisine, des portes s'ouvrent sur de luxueuses chambres d'amis (mais les murs sont déjà rongés par l'humidité), une bibliothèque, une salle de musique, un bureau de président, on boit un verre avant de jouer au billard, devant la grande verrière qui donne sur le lac. C'est incroyable, pour qui ne connaît pas Pacha et ses excentricités.

    littérature,voyage

    Si vous voulez aller pisser, vous ne demandez pas où sont les toilettes, mais, avec un malin plaisir, lesquelles il vous conseille – et Pacha magnanime vous indique sa salle de bain personnelle, avec douche-jacuzzi-bain turc, que vous trouvez après vous être perdu dans la rangée de costumes du dressing, et l'immensité de sa chambre à coucher, entre le lit queen size et la télé à écran plasma.

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    Sur les murs des salons est accrochée une belle petite collection d'art (parce que Pacha a du goût), au plafond pendent d'infâmes lustres en cristal (parce que nous n'avons pas le même). Il fait 22 degrés partout dans la maison, sauf dans la pièce qui sert de cave à vin, où le thermomètre indique 14. Avec Bruno on s'était dit que les coupures d'électricité survenaient au moment précis où une personne, parmi plusieurs millions, posait son doigt sur un interrupteur de trop, allumant une ampoule de trop, qui faisait sauter les disjoncteurs de la ville. Nous avons trouvé le vrai coupable hier : c'est Pacha, avec ses innombrables climatiseurs, ses lustres et tout le reste qui reste constamment allumé, satané Pacha, il doit peser autant en kilowatts/heure qu'en dollars/minute. Hier dans la cuisine, Insan disait qu'il avait vu récemment un billet de 500 euros, pour la première fois, 500 euros, dit-il en riant, tu te rends compte, moi j'en ai gagné mille pendant toute l'année dernière, et Pacha qui surprend la conversation de sourire et de dégainer son porte-monnaie, et d'exhiber à la façon d'un magicien cinq autres billets identiques, sa menue monnaie, et Insan rit encore, tout est magique chez Pacha, tout est irréel, les caisses d'eau Evian qu'il importe de France, pourquoi s'emmerder, la glace sans lactose qui arrive de New York, pourquoi se priver, et à chacune de ses folies nous sourions, nous rions de bon cœur, nous le taquinons parfois, ton piano sonne un peu faux, j'ai vu passer un cafard… 

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    Mais nous l'aimons bien. Pacha est indécent, ostentatoire, et pourtant je me sens à l'aise avec lui, à cause du côté enfantin de sa prétention, de sa franchise, et surtout à cause de son absence totale de mauvaise conscience, qui n'est somme toute qu'une invention occidentale. Pacha et Insan sont potes, et pourtant Insan dort dans une chambre de la taille d'un matelas, et cela ne gêne ni l'un ni l'autre. Cette simplicité nous fait paraître meilleur le champagne que Pacha a la générosité de nous offrir, à nous et à tous ceux qui veulent bien être un peu spectateurs de son petit théâtre, de sa gentille décadence. 

    Dhaka est riche de personnages dans ce genre… j'aurais pu t'envoyer cent portrait, mille, si j'avais eu le temps. Nous partons après-demain, j'ai l'impression que nous avons mal organisé ce séjour, nous pensions venir voir deux amis, on en a retrouvé deux cent... on avait oublié combien de gens, combien de choses il y avait à voir ici… tant pis, on reviendra bientôt, inch allah. A très vite depuis ailleurs…

     

     

     

    491923763.JPGLa Désirade, ce 26 mai.

     

    Cher toi,

     

    Ton évocation du riche Pacha m’a fait rêver, avec son tour de conte oriental, moi qui rêve de rencontrer un vrai riche qui fasse rêver. Parce que c’est vrai que les riches que nous rencontrons ne font pas rêver : ils sont le plus souvent à plaindre. Soit qu’ils plastronnent, et nous les plaignons d’être des plastrons, soit qu’ils ploient sous le poids de la fortune et là encore comment ne pas compatir avec ces infortunés ? Tandis que ton Pacha…

     

    Or le seul nom de Pacha m’a rappelé un pauvre chat que nous avons beaucoup aimé et beaucoup pleuré quand il nous a quittés. Pas que son sort ait été celui d’un vrai pauvre chat : nul chat ne fut à vrai dire plus choyé que Pacha par nos filles. Mais Pacha cumulait déjà toutes les maladies quand nous l’accueillîmes, sans nous en douter évidemment. La vie de Pacha, majestueux abyssin lièvre aux yeux d’or, s’était déroulée comme une vie de Pacha chez un vieil homme richissime dont la seule richesse qui le fît rêver était à vrai dire cet animal absolument baudelairien, incarnant l’insondable mystère de l’être, lorsqu’un mal non moins mystérieux frappa le vieillard, laissant Pacha seul dans sa demeure blanche comme le deuil ; sur quoi le plus triste sort lui fut réservé par les héritiers sans âme du vieil homme, qui le reléguèrent dans une animalerie publique où tous les autres chats abandonnés l’attendaient pour se frotter à lui et le contaminer. Il le fut en une seule nuit : le lendemain nous l’adoptions, sans nous douter qu’il était condamné à ne vivre que le temps de soigner toutes ses maladies, jusqu’à la dernière qui nous l’arracha.

     

    Le pauvre Pacha fut le chat le plus soigné qui se puisse imaginer. Nous n’étions pas riches jusque-là, mais Pacha faillit nous faire connaître la vraie pauvreté. Sans doute eussions-nous encore préféré celle-ci à la perte de cette créature énigmatique et fière, qui ne se laissait jamais caresser que par deux très petites filles dont l’odeur de souris lui rappelait, probablement, celle de son vieux compagnon, mais ainsi en fut-il et voilà pour le pauvre Pacha…

     Images : L’enfant, photo Bruno Ruhf. JLK : Pacha, aquarelle, 1996.