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  • E la nave va...

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    Lettres par-dessus les murs (37)

    Dhaka le 24 mai 2008, matin.

    Cher JLs,

    Ce matin j'ai les tripes en feu, nous sommes allés chez Insan hier, on a mangé des parata au boeuf, délicieux, elle est sympathique la petite maison de famille, trois étages dont le dernier est très bas de plafond, parce que le grand-père d'Insan, qui a construit la demeure quand Dhaka était encore une ville plate, craignait qu'une maison trop haute ne soit percutée par les avions...

    Aujourd'hui la petite maison est entourée d'immeubles de dix, ving étages, et un jour ces immeubles-là seront la cave de la ville, qui devra monter bien plus haut si elle veux accueillir tout le monde, parce que les rivières et les terres mouvantes l'entourent, elle n'a pas d'autre choix que de monter (en attendant le prochain tremblement de terre).
    J'aurais tellement de choses à te montrer, à raconter, s'il faisait moins chaud, si les ordinateurs marchaient mieux, si je n'avais pas les tripes en feu à cause de ces parata au boeuf (je ne te raconte pas la nuit que nous avons passée, mais motus, ne dis rien à Insan), tellement d'histoires et d'images, les photos de Chandan, les tableaux de Ranjit ou les sculptures de Josh, pour une raison que j'ignore il me semble que ce séjour de trois semaines est plus riche que le précédent, qui a pourtant duré trois ans. Je te laisse, il faut que j'écrive un texte de présentation sur le dernier travail de Bruno, les bateaux de Sadargat, pour le festival international de photo de Dhaka, je te joins une image.
    Pascal


    PS : Dieu semble avoir entendu Latif, en partie du moins : l'état de son fils est stationnaire, et la greffe de moelle osseuse qu'on lui prédisait ne figure plus à l'ordre du jour. Restent les traitements onéreux et le voyage en Inde, Latif a maigri de plusieurs kilos mais il avait le sourire hier, et j'avais l'impression de retrouver un ami.

    A la Désirade, ce samedi 24 mai


    Cher Pascal, je suis content de t’avoir rencontré. Je me le dis à l’instant d’amorcer la lecture d’un grand recueil de textes tout consacré au thème de la rencontre, paru pour le trentième anniversaire des éditions de l’Aire et rassemblant précisément trente auteurs. Nous ne nous sommes jamais vus qu’en photo mais je t’ai déjà rencontré trois fois : la première dans ton premier livre, la deuxième dans nos lettres (80 à ce jour !) et la troisième dans un rêve où tu me disais quelques mots tirés de L’Inassouvissement de S.I Witkiewicz : « Les médiuvaliens se carment à vue d’œil. Buvage piécite »...

    littérature,poésie,voyage
    Le premier texte de ce recueil traitant de la rencontre est signé de notre confrère Jean-Christophe Aeschlimann et pose une question qui m’est chère : « Le père rencontre-t-il jamais son fils, et le fils son père ? ». Elle fait écho à ces mots de Thomas Wolfe que je ne cesse d’entendre en moi : « Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère ; de la prison de sa chair, nous sommes entrés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette terre. Qui de nous a connu son frère ? Lequel d’entre nous a jamais pénétré le cœur de son père ».
    Je ne sais si j’ai jamais vraiment rencontré mon père de son vivant, même à nos plus beaux jours de commune présence, et pourtant plus je vais et plus il me semble pénétrer son cœur, et le cœur de ma mère, même celui du cœur qui me fut le plus mal connu de mon frère, enfin pénétrer je ne sais pas, c’est plutôt eux qui vivent en moi et tout ce que nous serons qui reste à dire, tes lettres et les petits SMS de nos filles.
    On crève de ne pas se rencontrer. On crève de ne pas échanger, comme on dit. On crève de voir l’amitié sécher sur pied faute d’être vivifiée. On crève ne pas être accueilli par son père ou de ne pas accueillir son fils. On crève de ne pas se rencontrer soi-même.

    Ce bateau que tu m’envoies, de ton ami, serait celui de notre rencontre de ce matin gris, e la nave va…


    Image: photo de Bruno Rhuf.

  • Quand on reste sans voix

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    Lettres par-dessus les murs (36)


    Dhaka, ce lundi 19 mai 2008.

    Cher ami,
    C'est beau, Dhaka sous la pluie, la nuit... Le silence de la pluie qui tombe, qui crépite sur les toits, les rues sont devenues de petits fleuves où passent quelques rickshaws pressés, leur bâche relevée, on ne voit pas les passagers blottis à l'intérieur, les genoux recouvert d'un sac plastique, pour se protéger de l'eau, qui les trempera quand même… Le petit Zarif a une maladie de la moelle osseuse, quelque chose qui lui pourrit le sang, on ne comprend pas très bien, et les médecins non plus, c'est à lui que nous pensons ce soir, et à notre ami Latif, qui passera la nuit à s'inquiéter pour son fils, qui passera la journée de demain à essayer de trouver l'argent pour le voyage en Inde, et le traitement, ça urge, même les virements bancaires sont compliqués ici, tandis qu'ailleurs des milliards volent de compte en compte en un clic de souris, il faudra remplir des papiers, demander des autorisations, depuis le 11 septembre l'argent circule moins librement, dans les pays musulmans… mais le plus con, c'est qu'il lui faudra attendre une bonne dizaine de jours pour obtenir le visa indien, toujours ces histoires de frontières, de territoires, de murs, et pendant ce temps le sang de Zarif pourrit à vitesse grand V… avec un peu de chance, la chute du taux de plaquettes pourrait s'enrayer d'elle-même, le taux pourrait remonter même, avec un peu de chance, et Latif qui ne croit pas en Dieu plus que je ne crois en Bush nous dit que ce soir, pourtant, tout ce qui lui reste, tout ce qu'il peut faire, c'est d'aller lui causer un peu, à celui qui trône là-haut, ce joueur de tours pendables.
    La pluie a cessé, au loin il y a encore de grands éclairs qui déchirent la nuit, qui laissent longtemps leur empreinte sur la rétine.

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    A La Désirade, ce mardi 20 mai.

    Cher Pascal,
    Je n’ai pu répondre à ta lettre, hier, qui m’a fait le même effet qu’à découvrir le matin, dans le journal, cette grande photo qui a fait le tour du monde, comme on dit, d’une main d’enfant émergeant des décombres, tenant encore un stylo, après le séisme chinois durant lequel des milliers d’écoles se sont effondrées. On parle de «scandale absolu» à propos du malheur frappant des enfants, mais je préfère, moi, ne pas parler du tout. Je reste sans voix comme un certain dimanche soir de mes jeunes années, alors que je revenais dans le quartier tout paisible de notre enfance, soudain frappé par la mort accidentelle de deux jeunes gens dont les tenues de grimpe étaient suspendues, déjà lavées, devant les maisons respectives des deux garçons qui s’étaient fracassés le matin même au pied de la paroi de la bien nommée Arête vierge. Tout à coup, ce soir de suave fin de journée d’été, j’avais constaté cela : que le quartier entier se trouvait soudain sans voix. Dans ce quartier dont les habitants se claquemuraient de plus en plus dans leur quant à soi, tout à coup un sentiment commun semblait diffuser une ambiance de tragédie où tous avaient l’air plus graves, plus dignes, réellement touchée, et sans voix.
    Bien entendu, un accident de montagne n’est pas comparable avec un tremblement de terre, pas plus que la maladie d’un enfant. Des risque-tout qui se tuent, même à dix-huit ans, on peut dire qu’il l’ont en somme cherché. Mais on peut dire, aussi, qu’un séisme relève de « la fatalité », ou mieux : que Dieu punit ainsi les Chinois de ne s’être pas encore débarrassés du communisme ou de maltraiter les Tibétains – on entend de tout dans ces cas-là. Et Dieu là-dedans ? La question est intéressante. Dieu est-il pour quelque chose dans les séismes chinois à répétition ? Dieu a-t-il choisi que tel enfants serait atteint de leucémie, plutôt que tel autre ? Naturellement on peut dire que Dieu n’existe pas et que tout ça n’est affaire que de hasard sans nécessité, mais voilà que Latif a besoin de « lui » parler alors que nous restons sans voix, commer en découvrant l’existence des nains à tête d’oiseau.
    Pafaitement : certains enfants naissent ainsi. Pour en avoir une vision claire, il suffit de se procurer la manuel se références des malformations congénitales chez l’homme, Smith’s Recognizable Patterns of Human Malformation, du docteur Kenneth Lyons Jones. L’on y découvre les nains à tête d’oiseau, et d’autres fois on s’ntéressera au syndrome du suffleur ou au bébé sirénomèle qui n’a qu’une jambe et dont le genou et le pied sont tournées vers l’arrière. Et qu’en dit Dieu ? C’est ce que se demande Annie Dillard, l’un de mes penseurs de prédilection, au fil des vertigineuse pages d’Au présent (Bourgois, 2002) auxquelles je reviens sans discontinuer, où je lis à l’instant, par exemple, cette citation d’Ernest Becker qui nous suggère que, si l’homme devait « appréhender pleinement la condition humaine, il deviendrait fou ».
    « Un mort est une tragédie ; un million de morts est une statistique », a dit un certain Staline, et c’est le sens d’une seule mort que nous interrogeons évidemment ». Un théologien dira que Dieu a ses raisons, un autre qu’il souffre plus que nous, un autre qu’il nous punit, un autre encore qu’il nous éprouve pour nous récompenser après, un autre que cela ne le regarde pas plus que nous. « Certes le monde est toujours aussi sublime, aussi exaltant, mais pour plus de crédibilité, il faut bien commencer par les mauvaises nouvelles », écrit encore Annie Dillard qui cite plus loin l’ermite américaine Theresa Marcuso : « Ce dont nous avons désespérément besoin c’est d’affronter la réalité telle qu’elle est ».
    Pour en finir avec ton ami Latif, on ne peut exclure que son entretien avec « celui qui trône là-haut » reste sans effets. C’est en tout cas ce que n’exclut pas la terrible Annie qui cite cette fois le théologien Paul Tillich, à propos des effets mystérieux de la prière.
    «S’il est peu probable qu’elle arrête les tremblements de terre ou stoppe l’avancée des troupes, il se peut qu’elle endorme un cancer ou étouffe une pneumonie. Pour Tillich, l’activité de Dieu n’est aucunement de l’ingérence, mais une forme de créativité divine – la poursuite de la création de la vie avec tout ce qu’elle suppose de grandeur et de danger ». Et cette chère Annie de conclure : « Je ne sais pas. Je ne sais fichtre rien de Dieu ». Autant dire que là encore on reste sans voix…

  • Ceux qui n'oublient rien

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    Celui qui sait que l'inconscient est ce qui reste quand on a tout oublié / Celle qui "pense" que l'inconscient est "structuré" comme une "musique" ou comme un film "muet" sans en avoir aucune "preuve" / Ceux qui croient que l'inconscient nous envoie des messages d'enfance / Celui qui s'insurge contre les tours d'illusion de la prétendue rationalité / Celle qui descend à la station Oniria Downtown / Ceux qui hantent les replis de la mémoire sans s'en douter / Celui qui a partagé quelques rêves avec sa mère / Celle qui traduit ses affects en plans cinématographiques éventuels / Ceux qui vivent à fleur de peau de mémoire / Celui qui se souvient de tout "pour rien" / Celle qui "retourne" le regard de l'autre en rêve /Ceux qui redoutent toute interprétation de leurs rêves / Celui qui a fait carrière d'enfant grondé / Celle qui console son enfant traité de sale bête par leur voisin Brutus Ledog / Ceux qui n'ont rien oublié des premiers affects de l'âge dit tendre / Celui qui a délégué toute corvée de nettoyage aux femmes sauf en matière d'épuration technique / Celle qui torche le vieux despote / Ceux qui ayant déclaré ton livre "sale" t'ont libéré de leur emprise hygiénique / Celui qui pue la propreté / Celle qui renonce à elle-même sous les parfums onéreux / Ceux que trahit leur obsession de l'Ordre / Celui qui sait ce que signifie réellement l'expression: éclater de rire / Celle qui pouffe en voyant l'important Monsieur glisser sur une épluchure alors qu'il allait dire quelque chose de fondamental sur la Théorie du Mauvais Genre qui veut briser les familles unies / Ceux qui se rappellent leurs vies successives avec la plus indulgente attention et sans regretter rien même le pire / Ceux dont l'humour inquiète les pouvoirs sous toutes leurs formes / Celle qui a toujours eu envie de pincer un pape à un moment ou l'autre / Ceux qui revendiquent leur état de déclassés nié par les dominants à langue de coton / Celui qui ne kiffe pas l'appellation de senior alors qu'il se sent moins vioque qu'eux / Celle qui envisage tous les cas d'exclusion y compris le rejet des unijambistes à la porte des clubs de remise en forme sexuelle / Ceux qui font de la mémoire (et de son complément onirique) une arme de guerre contre l'oubli conseillé par l'Administration du parc humain / Celui qui s'abrutit à classer ses souvenirs au lieu de les écouter / Celle qui vous a classé "une fois pour toutes" / Ceux qui font éclater la distinction entre rêve et réalité, etc.

     

    (Cette liste fait écho à la lecture de Lutte des rêves et interprétation des classes de Max Dorra, paru aux éditions de l'Olivier en 2014, essai décisif pour le réarmement pacifique du Front de Libération des Associations Nocturnes)     

     

    Peinture: Leonor Fini       

     

  • Connections et coupures

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    Lettres par-dessus les murs (35)

    Dhaka, ce dimanche 18 mai.

    Cher JLs,

    Je t'écris à toute vitesse, depuis le seul ordinateur qui fonctionne encore à Dhaka - le seul que je connaisse, du moins, celui des quatre ordinateurs de la bibliothèque de l'Alliance Française qui n'est pas squatté par un quelconque malotru désireux lui aussi de consulter ses mails. Bien, je suis installé, j'ai exactement 2 minutes et 30 secondes avant la prochaine coupure de courant, ça devrait être assez pour copier coller la lettre écrite cette nuit. Sauf qu'il n'y a pas de prise USB ici, bon, je demande à ce brave Zia de brancher cette clé sur son ordinateur de médiathécaire-en-chef, et de transférer le bastringue sur celui-ci, avec l'image jointe, Zia rapide comme l'éclair s'exécute sauf que bon, problème de compatibilité, m'explique-t-il, ça ne marche pas. Tant pis pour les mots d'hier, je te parlais des coupures d'électricité justement, vues depuis le petit balcon, la nuit, comment les grands immeubles soudain disparaissent dans le noir, instantanément, comment les générateurs se mettent à ronfler, ensuite, comment quelques fenêtres s'illuminent à nouveau, progressivement, des lueurs vacillantes, tremblantes comme le néon qui hésite à trouer les ténèbres.

    J'ai imaginé une solution, pour cette ville surpeuplée, trop gourmande en énergie. Il faudrait en faire deux villes, une qui vivrait le jour, une qui vivrait la nuit, les travailleurs prendraient la place des dormeurs, les gens de la ville nocturne ne connaîtraient pas ceux de la ville diurne, et vice-versa, ce seraient deux villes de huit millions d'habitants chacune; surperposées l'une sur l'autre, ça me semble être une très bonne idée, la seule possible même, avant que tout ceci ne s'effondre. Arrête tes spéculations idiotes, dit ma douce, il faut aller faire les courses, les bébés n'attendent pas et n'ont que faire de tes révolutions urbanistiques. OK, on file, mais je joins l'image qui elle a pu être copiée. Elle est tirée de la première expo de Bruno, il avait parcouru les rues de Dhaka à la recherche des traces de vie que le temps a laissé sur les murs, où les restes d'affiches bataillent avec les graffitis... Nous en avons fait un projet de livre ensuite, quelques-unes de mes impressions, mises en regard de ses murs, je t'enverrai ça aussi, si l'Electricité le veut. A très vite, ou dans mille ans…

    1327774546.JPG A L’Atelier, ce 18 mai, entre deux averses, soir.

    Cher toi,

    Ton idée de villes superposées me fascine, dont je m’étonne que notre chère Serena ne voie pas quel formidable occasion elle manque là de voir son improductif poète relancer la fortune du couple tout en participant au progrès de l’Humanité. Ah nos réalistes moitiés ! Quand je pense à ce que nous aurions gagné, pour notre part, à la finalisation de mes projets techno-poétiques dont tu connais les prototypes, du mnémoscaphe ou de l’oniroscope amélioré ! « Pauvres poètes travaillons ! » disait Blaise Cendrars lorsque  sa compagne, en pleine composition, l’envoyait chercher un pack de Pampers au Monoprix du coin, mais notre amie la Femme ne mérite-t-elle pas tant de sacrifices ?

    Enfin nous avons le loisir, entre mecs, d’échanger nos grands projets idéalistes. Le tien en tout cas se distingue absolument d’applications sordides issues de la même idée, telle qu’appliquée en Orient extrême où des ouvriers de la nuit sont logés dans les mêmes cages à dormir que de ouvriers du jour, en alternance permettant au proprio de cumuler les loyers. Perversité javanaise ou japonaise ? Nullement, car un négrier de nos contrées avait imaginé le même type d’exploitation, dans les années 60, en logeant le personnel diurne et nocturne d’un hôtel ***** de la Riviera vaudoise, dans les mêmes grabats et les mêmes draps sans que nul hôte (et tu connais la délicatesse des hôtes de nos palaces) ne s’en doutât évidemment. On n’a rien inventé en matière mauvaise, dit la sagesse des peuples, consciente aussi de ce que tout reste à inventer en matière bonne. Et là, vraiment, ta mégapole à étages respire la bonne volonté de l’urbaniste soucieux des aises de ses semblables et déjà, par l’imagination, j’entends d’ici le ronflement de bonheur des foules bengladies roupillant.

    Quant au courant alterné sur lequel tu surfes et souffres, je le subis à ma façon. Je t’ai déjà dit que les murs de mon nouvel Atelier ne laissaient point sortir le moindre minibit, aussi suis-je obligé cet après-midi de t’écrire sur un banc du quai tout proche en ne discontinuant de surveiller le ciel orageux. D’ailleurs un vent soudain m’annonce l’arrivée d’une probable nouvelle averse, donc j’abrège. Juste te dire encore que l’image de ton ami Bruno constitue le plus somptueux palimpseste diachronique de notre époque à la fois actuelle et virtuelle. Mais la goutte qui me tombe à l'instant sur le nase n’a rien de virtuel : ce sera mon point final, ciao tous…     

    Images : Bruno Ruhf, les Murs de Dacca. Gustave Courbet, Coup de vent sur le Haut-Lac.

  • Dans le bleu du Temps

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    Lettres par-dessus les murs (34)

     

    Dhaka, le 14 mai 2008.

     Cher ami,

    Ne t'inquiète pas, le temps ici s'écoule différemment, l'humidité de l'air freine les aiguilles des montres, empâte même les cristaux liquides de nos écrans, tu peux me répondre dans mille ans, ça ne ferait aucune différence. Je te parlais il y a quelques semaines du sentiment de perte de repères que peut provoquer l'Asie, le sous-continent indien ou le Bengale, c'est ce que j'éprouve depuis notre arrivée, comme si j'avais constamment un morceau de hash sous la langue, ou une feuille de kat. Rajoute à cela l'émotion de revoir les vieux amis, qui ont la bonne idée d'habiter d'un bout à l'autre de cet embouteillage monstrueux qu'est Dhaka… un jour, je le jure, nous irons vivre dans un pays ou l'on pourra rouler jusqu'à épuisement de l'essence, sans personne pour nous arrêter, sinon un gentil feu rouge de temps en temps. Tout est difficile ici, et donc tout prend de la valeur, un kilo de mangues ramené du marché, quelques couches pour bébé de 7 à 12 kilos… Tout prend de l'énergie, le moindre geste, levez la main pour héler un rickshaw, vous voilà trempé des pieds à la tête. Tout prend du temps... Achetez un shawarkamis, ou un t-shirt imprimé, on mettra plus de temps à vous les vendre que vous à les choisir. Observez comment le stylo, doucement, avec élégance et retenue, trace sur l'inutile facture les lettres rondes, les tirets et les jambages, et puis la quantité, et puis le prix. Sur une calculatrice on fait la somme, par deux fois, on vérifie, on s'inquiète, on reporte enfin le total. Attendez patiemment qu'on cherche dans un autre quartier la monnaie de votre petite coupure. Restez calme. Demandez-vous pourquoi ils vendent encore ces mêmes allumettes, dont le souffre humide s'effrite contre la boîte. Ailleurs, plus tard, commandez deux thés glacés. Le serveur prend la commande, qu'il note soigneusement, qu'il répète, pour être bien sûr, qu'il répète encore. Deux. Thés. Glacés. Glacés, vous êtes sûrs, c'est bien ça ? Oui. Deux, donc. Ensuite il disparaît derrière le petit comptoir, on entend des palabres, des discussions, des négociations. Une demi-heure plus tard deux verres sont posés sur le comptoir, et remplis avec une précaution extrême, on rajoute à la fin une goutte ici, et puis une goutte là, et encore une ici, on se penche pour vérifier que le niveau des deux verres soit absolument égal. On vient les apporter, on les pose sur la table, avec cérémonie, on les ajuste avec précision, il faut qu'ils forment avec le cendrier un triangle équilatéral parfait. Ce sont bien deux thés glacé, ce qui tient un peu du miracle, je craignais cinq chocolats chauds ou pire encore – et nos deux mains avides viennent attraper les verres, deux mains de barbares assoiffés qui les vident cul sec et sans autre forme de politesse.

    littérature,poésie,voyage,asie

    J'ai toujours dans la tête la musique rocambolesque d'Un Barbare en Asie, quand j'essaye de raconter  le Bangladesh… nul mieux que Michaux n'a su rendre l'élégance des Bengalis, leurs admirables scrupules, leur exaspérante prudence, leur dignité. Quand l'Européen se traîne dans l'attente de la mousson, perd toute contenance, s'énerve, s'affaisse, s'agite ou se liquéfie, le Bangladais marche droit, à pas mesurés, porté par la petite mélodie des fleuves qui suivent leurs cours. Avant-hier nous nous sommes demandés comment nous avons fait pour vivre trois ans ici… hier nous ne nous sommes plus posés la question, aujourd'hui nous redoutons déjà le départ. Une chose me réjouis pourtant : t'envoyer, à mon retour, ce roman que j'ai laissé derrière moi, que j'essaye d'oublier pendant ces quelques semaines, la tête occupée à esquisser le suivant.

    Ci-jointe, une autre image de Bruno, les amitiés de toute la tribu, et un gros rire de Silas.

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    A La Désirade, ce jeudi 15 mai.

    Cher Pascal,

    L’un des grands drames de la ménagère helvète ordinaire est de se trouver gratifiée d’une belle-famille espagnole, qui lui fait vivre le traumatisme grave du décalage des horaires de repas. Ma mère, par exemple, invitée en Espagne dans l’hacienda de son beau-fils, n’a jamais supporté qu’en Catalogne pourtant subventionnée par le tourisme, le dîner de midi (qu’on appelle déjeuner en France), se prenne avec une ou deux heures de retard, selon les jours, et que le souper (qui suit le dîner en France) ne se serve pas à six heures et demie comme chez les gens civilisés. Ceux-ci, bien entendu, prennent sur eux, comme on dit, mais il est vrai que  s’adapter à ces diverses mœurs, quand on voyage un peu, et même un peu plus après la retraite, devient un réel tourment qui fait qu’on est content de retrouver pantoufles et horloges bien réglées quand on revient de Mexico ou de Tasmanie, selon les nouvelles offres faites au troisième âge nomade de nos jours. Je ne te parle pas de l’autre drame qui consiste, pour une ménagère helvète ordinaire, à subir un fils et une belle-fille si bohèmes qu’ils ne cessent de bousculer les horaires à tous égards, prenant leur breakfast debout à cinq heures du matin, oubliant de déjeuner (comme on le dit en France) et soupant (comme on le dit en Suisse) de salades variées avant de souper (comme on le dit en France) debout dans les foyers de théâtre ou au bord de la nuit.

    Cela pour relancer ta méditation stoïque (voire stoïcienne) sur le dépliement du temps dans les pays chauds et humides, et sur ce que j’appellerai la patience d’accoisement, à distinguer évidemment de la patience de résignation forcée comme elle l’est aux check-points que tu connais, où l’on ne sert point de thé glacé.

    littérature,poésie,voyage,asie

    Des années durant j’aurai vécu, pour ma part, hors du temps. Pas un rendez-vous auquel j’arrivasse (du verbe arrivasser) sans une heure de retard, ce qui ne gênait que ceux qui ne me connaissaient point encore et ne prenaient point encore non plus la précaution de me fixer nos rendez-vous une heure plus tôt. Puis l’Enfant est venu, qui m’a fait rentrer dans le cycle. Contrairement à ma mère, je n’en ai pas fait un drame : cela m’a semblé tout à fait naturel, non pour respecter l’heure des repas de Baby mais par acceptation poétique et cosmique du Cycle.

    1026005650.jpgLes ânes nous sont revenus de la même façon hier, suivant de quelques jours l’éclosion des narcisses et précédant d’autant la lune de mai. La terre tremble au loin, les ânes chinois en pâtissent, mais cette année nous en aurons trois nouveaux à La Désirade qui n’ont rien à craindre : il est helvétiquement établi que la Terre ne tremble qu’à l’étranger. Ils se livrent donc en toute placidité à leur job d’ânes au pré : ils mâchent leur chewing-gum d’herbe en te matant avec l’air de te dire qu’ils ont tout leur temps. On les dirait aussi bien dans le bleu du Temps.

    Ce qui nous ramène, évidemment, à la merveille saturée de vie des bleus de ton ami Bruno. Déjà j’eusse aimé te dire de lui dire, hier, combien j’étais entiché de ses Etages, qui chantent le bleu du Temps arrêté aux balcons des maisons. Et maintenant cette rue, cette humaine rue qui va dans son charroi de couleurs et ses percées de bleu. Le temps est arrêté et personne ne s’en impatiente : on le voit au bleu qu’il y a là.

    Image : Bruno Ruhf ; Olympe à la Désirade, et le trio nouveau, par JLK. Henri Michaud, montres d'Alain Cavalier.

     

  • Les ombres claires

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    En mémoire de Katia

     

    Passé le seuil, c'est là:


    la nuit nous accueille en silence,


    et ils sont la, tous là,


    les arbres de la nuit


    qui dansent sans un pas.


    Immenses plus qu'au jour:


    la nuit les agrandit.

     

     

    Dans les chambres d'hôtel


    s'il y a une Bible


    ou parfois un Coran,


    quand on ouvre le Livre ,


    c'est pareil: le monde


    soudain est agrandi.

     

     

    Immensément rouge le chêne :


    le chêne américain,


    immense aussi sera


    le sycomore qui est là,


    un peu trop jeune encore


    pour s'imposer à ceux


    qui voient en lui un peu


    de la personne déplacée...


    Mais des plus familiers,


    d'essence coutumière,


    érables ou foyards,


    aux écorces plus rares,


    aucun n'est étranger


    de ceux- la qui autour


    de notre maisonnée


    font une autre maison,


    plus grande et protégée


    par le manteau de nuit;


    et point d'exception


    pour l'arbre de Judée


    où se pendit Juda


    et dont les feuilles tremblent -


    notre arbre de mémoire.

     

     

    Muets et solitaires,


    présents, indifférents,


    nos ombres sombres ou claires,


    les arbres sans attente


    veillent aux nuits d’été.

  • En la demeure du monde

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    À propos d’En la demeure d'Antonio Rodriguez. Notes de 2007. À venir dans la foulée: la présentation de Big Bang Europa, magnifique suite mimant l’effondrement et l’appel à une renaissance du continent, très loin de la politique en apparence et au coeur du sujet.


    La couverture du livre, signée Catherine Bolle, évoque à la fois le mur grêlé de moisissures d’une prison ou de quelque chambre d’hôpital décati, ou encore une grise page de braille, juste frangée d’une ligne orange rappelant les Saveurs du réel.


    En lettres blanches. EN LA DEMEURE. Maison de mots et d’os. Titres et envois immédiatement évocateurs : Soins à domiciles, dédié « à ceux qui vieillissent », sept poèmes. Porosité, « à ceux qui ont peur, neuf pièces. Accidents domestiques, « à ceux qui boitent », sept poèmes, Le miroir (entre-deux), « à ceux qui guettent » sept poèmes. Deuxième partie, « à ceux qui n’y croient plus », Trois fois rien, sept poèmes. Du commun des hommes, « à ceux qui s’enferment », cinq séries de « fusées » rappelant à la fois la pensée en archipel de René Char et les « greguerias » de Ramon Gomez de La Serna.


    Exemples : « Emmurés s’éveillent vivants. A grosses mains engouffrent l’air ».

    Ou ceci : « Des lèvres sur les joues révèlent la pulpe universelle ».

    Ou cela : « Le parquet fleurit après le déluge. Quelle douceur ! » Ou encore : « Leurs mains palmées voudraient déjà connaître l’écorce d’un arbre ».

    Ou enfin : « Puis s’endorment vivants en la demeure du monde ». Puis un dernier Endormissement, « à ceux qui fatiguent », neuf poèmes dont le dernier vers situe celui qui lit, qui a vu « décanter le fond des marais », dans une journée qui « devient dilatation / dans le vaste accord de l’élévation / dans l’harmonie d’une suspension / dans l’amour qui à jamais nous relie ».

    Mais quel jamais ? Quel amour ? Quelle harmonie ? Quelle élévation dans cet univers apparemment voué à la déréliction, à la solitude où « On appelle – on scrute - /seul, dans une chute immobile », appelant le mot terrible de mouroir.


    Nous y sommes tous, cher Papy, et Winnie remet ça : « Encore une journée divine ! » Le matin on est déjà fripé, à la jeunesse le vieux dégoûtant « a bavé gros l’amour dans l’oreille », et le soir « la nuit est tombée/Alors on se tait/ et on meurt du mieux qu’on peut/en espérant qu’il y a dans l’au-delà/ autre chose que des hommes ».

    Or il ne s’agit, dans ce recueil construit et pensé, « monté », comme on le dit d’un mur, avec des briques de vie, que des hommes en leur demeure.

    À ras la demeure, pourrait-on dire. Mais l’immanence a des failles et des fenêtres. Des regards restent aux visages. Des gestes dansent ça et là. Des attentes encore. « Des yeux étincellent - la joie malgré tout ». On pense à la lumière de Zoran Music sur le tas humain. Mais la demeure n’est pas le camp : nuance. Ce qui vit là n’est pas rien et « reste relié ». Le mot Fraternité « reste relié » au mot Vieillesse. Le mot Dieu fait encore signe, à tout le moins « Quelque chose apparaît dans un écartement/terrible et induit par la matière/qui relie les parcelles souffrantes du monde », le mot Souffle nous relie enfin, « quelque part », à l’arbre de vie…

    Antonio Rodriguez. En la demeure. Empreintes, 93 p.


    Antonio Rodriguez.


    Antonio_Rodriguez_par_Philippe_Pache.pngAntonio Rodriguez est né à Lausanne en 1973. Etudes de lettres à Lausanne et Paris. Il a publié deux recueils de poèmes, Saveurs du réel (Empreintes, 2006), En la Demeure (Empreintes, 2007), et de nombreux textes dans des revues suisses et européennes. Mène également une activité de critique universitaire avec des essais : Le pacte lyrique, Modernité et paradoxe lyrique: Max Jacob, Francis Ponge. Son écriture de création le porte également vers des formes interdisciplinaires, notamment avec l'image et la peinture, ou le renouvellement du roman photographique, dans Le Dépôt des rêves (Jean-Michel Place 2006) et une collaboration avec la plasticienne vaudoise Catherine Bolle (Ce qui, noir, prend souffle, Traces 2007). Il réside actuellement en France où il mène à bien l’écriture d’un essai et d’un nouveau recueil. Un nouveau recueil vient de paraître chez Tarabuste, sous le titre Big Bang Europa. Présentation à venir incessamment sous peu.

  • Au niveau du réel

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    "Laissez venir l'immensité des choses"


    (C.F. Ramuz)

     

    Ils en font tout un mot: 


    ils ont l'air d'en savoir


    tellement à propos


    de la réalité du réel


    qu'on se demande un peu


    si ce n'est pas trop peu


    demander à l'éclair.


    La clairière est immensité.


    Ton imagination


    déborde de partout.


    La forêt, les déserts,


    des bras qui vont s'ouvrir,


    un ado qui se tue,


    la lumière oubliée


    dans la chambre de la patience.


    Un théorème à l'état pur,


    j'entends: purement virtuel,


    ou l'épure d'un nom


    de fleur dans le salon


    d'un Mallarmé mallarméen...


    L'ouvrier arménien


    est-il plus réel ou moins


    que le parfum poivré


    du trader irlandais ?


    Le réel du pinceau


    plus réel que celui


    de l'encre indifférente ?


    Et la décence plus réelle


    que l'agitation


    aux guichets affolés ?


    L'Histoire a-t-elle vraiment été


    arrachée de ses gonds ?


    Le cinéma fini


    après Kiarostami ?


    Et mes fantasmes moins réels


    que la réalité rebelle ?


    Words, words, words, words, words, words,


    la poésie le dira-t-elle ?

    (En forêt, 1986-2016)

  • Révérence à l'enfant-roi

     

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    Lettres par-dessus les murs (33)


    Dhaka, ce 12 mai 2008
    Cher JLK,
    Faute d'électricité, mon ordinateur s'est transformé en machine à écrire. Je ne suis pas habitué à ça, à l'absence d'internet… et j'ai oublié beaucoup de choses, en trois ans, le ronronnement de la clim, le ronflement du ventilateur, j'ai oublié l'importance de l'électricité, dont l'absence oppressante signifie le retour de la chaleur, graduelle, le ventilateur qui s'arrête, un dernier tour de pales et c'est fini. La vie devient un peu plus lourde, Silas s'est mis à pleurer, comme il le fait quand la coupure dure trop longtemps. Mais la vie est là, débordante, les fourmis qui traversent l'espace aride du mur, en une ligne fine et tremblante, les fourmis et les cafards qui ont trouvé leur chemin jusqu'au huitième étage de l'immeuble, où nous logeons, et ces animaux fantastiques qui habitent dans toutes les maisons, des geckos charnus et timides, un machin non répertorié qui vrombit sur le balcon, noir, jaune et énorme, entre le bourdon et le coléoptère.

    littérature,voyage

    Je n'ai pas encore vu les araignées, grandes comme la main, qui découpent leur silhouette monstrueuse sur le carrelage blanc. J'en ai une trouille bleue, de ces bêtes-là, inoffensives et assez flegmatiques, mais je ne me suis jamais fait aux huit-pattes, surtout pas quand elles ont la taille de la main. Ceci dit, voilà ce que je regrette, en Palestine ou ailleurs : cette énergie qui fait trembler la ville, quinze millions d'habitants, des moustiques et des arbres qui poussent à vue d'œil.

    littérature,voyage
    Mais la vie aujourd'hui c'est avant tout Silas, le fils de Bruno, un peu le mien aussi, le très-sublime Silas, le Pacha de Dhaka, qui nous met tous à genoux, Mithila et Bruno et Serena et moi, et je découvre les joies de l'odeur du caca de petit garçon, que tu connais parce qu'il doit sentir comme celui des filles, je suppose. Je découvre l'attention de tous les instants, l'amour et le bonheur d'un rire, quand le Grand Silas daigne dépasser la risette - il a toujours un petit sourire en coin pour toutes les âneries que nous pouvons faire, une gentille indulgence de monarche pour ses bouffons qui s'épuisent.
    La mère de Mithila vient d'arriver – elle devait venir plus tôt, mais l'ascenseur ne marchait pas, elle a attendu en bas le retour de l'électricité. Je retourne à mon clavier, une fourmi passe sur l'écran, qui s'arrête entre le u et le l du mot « indulgence » tapé plus haut. Aucune indulgence, je l'écrase. Je ne sais pas ce que contiennent les ordinateurs portables, qui attire autant les fourmis, je me rappelle qu'il y en avait toujours sur mon clavier, quand j'habitais ici, des fourmis par dizaines entre les touches, c'était peut-être elles qui faisaient marcher la bécane, quand la pile était vide, des centaines de fourmis planquées là-dedans, entre les circuits imprimés et les câbles, qui font toutes les opérations nécessaires, en échange d'une miette de pain ou d'une goutte de confiture. Je doute qu'elles aillent aussi te porter cette lettre, je copie donc tout ça sur un message que je te mande illico, qui partira vite vite dans les câbles, avant la prochaine coupure. J'y joins une illustration fissa : une oeuvre de Bruno, tirée de sa troisième exposition au Bangladesh.

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    A La Désirade, ce mercredi 14 mai.
    Caro,
    J’ai mis plus de temps que d’ordinaire à te répondre, et tu ne m’en voudras pas puisque toi-même vis cette chose étrange qu’est le culte de l’Enfant Roi. Tandis que tu m’écrivais dans ta bonne ambiance de feu de Bengale à mygales et fourmis, nous vivions nous aussi, en famille, la cérémonie gâteuse du goûter de Baby, à savoir Adrien Ier, premier petit-fils de notre sœur aînée, sexa gaga comme notre sœur puînée, quinqua zinzin - puisqu’elles se l’arrachent. Faut les voir ! Ce sont les vestales du Dieu Poupon, mais nous jouons nous aussi le jeu. Adrien par ci, Adrien par là : nous fera-t-il tout à l’heure des cacas bien moulés ? Ce genre de considérations sur le midi qui réunit, dans la maison de notre enfance la smalah quelques fois l’an, les uns débarquant d’Espagne, notre gourou (mon neveu Séba est gourou à plein temps sur un alpage où il vit presque nu comme un sadhu, se nourrissant de couvain de fourmis et de saindoux) et tout le cheptel humain d’une famille moderne moyenne, avec son lot de directeurs d'agences et de quasi mendigots, d’artistes et de fées sorcières, enfin tu vois quoi.
    Ceci dit, le caca de petite fille est-il comparable à celui des petits garçons. Certes non jeune homme : tout est dans la nuance. Le caca de garçon, quoique n’en ayant point eu à renifler de ma chair, est plus liquide quand il est liquide et plus solide quand il est plus solide, avec un bouquet olfactif plus étroit de diffusion et plus agressif. Autant dire qu’il pue, tandis que le caca de petite fille fleure plus moelleusement et gentiment, avec plus de rondeur et de fondant.
    Mais c’est plutôt de ton roman que je voulais prendre des nouvelles. J’espère y retrouver du talent d’évocation et de l’humour, du naturel et du vrai sérieux que dénote cette propension débonnaire que tu montres dans tes lettres, et notamment cette dernière si pleine de tout ce que j’aime chez les vivants.
    En attendant, heureux Silas et Adrien qui ont le Temps pour eux. Et à vous tous mes amitiés…

    Images : Bruno Ruhf, Dhaka Upside Down; Archives familiales, Adrien Ier à la moustache.

  • Le centre exorbité

    littérature,voyage

    Lettres par-dessus les murs (32)

    "Abu Dhabi, entre deux vols, on ne sait plus a quelle heure, les paupieres lourdes, sur un clavier sans accent, ce 10 mai 2008...
     
    Cher JLK,

    tu te trompes je t assure, le centre du monde est ici, ou bien tout pres. Des Arabes en emirs, d un blanc immacule et fiers comme des coqs, un type en jogging, avec Pamela Anderson tatouee sur son mollet, ceux qui remplissent des caddies entiers de parfums detaxes, des asiatiques en t shirt, des blancs en costume, beaucoup de types avec des talkies walkies qui essaient de retrouver les retardaires du vol 514 pour Bangkok, peine perdue dans cette foule, des gamins qui hurlent, la voix de Madame Aeroport qui egrene les departs, et que personne, absolument personne, n ecoute, des tetes de Bangladais, ou d Indiens, par groupes de cinq ou de six autour d un cendrier, dans l aquarium des fumeurs, un banc d hotesse en uniformes a boutons dores qui passe en claquant des talons, la dernier du groupe marche comme un canard, un fakir tout droit sorti d un Tintin, je ne me rappelle plus du titre de l album, des blondes decolorees, un pilote affale sur le comptoir comme le dernier des ivrognes, avec une casquette trop grande, des decolletes facon Ibiza, des femmes voilees de la tete aux pieds, et puis cette fille aux epaules nues, un nez africain mais les yeux plisses, avec un t shirt I Love NY, voila le centre du monde, en un coup d oeil je denombre exactement 56 religions differentes, plus 321 sous-sectes, par contre compter le nombre de magasins est absolument impossible. La connection quant a elle coupe toutes les cinq minutes, radins les Abu Dhabiens, je te laisse donc avant qu on ne me musele a nouveau, a bientôt…"

    littérature,voyage

    "En orbite périphérique, sur les genoux aussi, mais avec les accents, ce jour de la Pentecôte, neige de plumes de colombes, ce 11 mai. 

    Cher toi,

    Plus exactement, et tu le décris assez bien, le centre est désormais partout, mais je te parlais, du centre qui m’est vraiment centre, lié à un corps supposé siège de l’âme, ou sa succursale supposée (on suppose avoir la vie « dans la peau ») qui prend un dimanche de Pentecôte, même pour un paléochrétien cousu d’hérésies tel que je le figure, une signification particulière puisqu’il neige ce matin des plumes de saint Esprit, comme au début d’Amarcord, tu te souviens de cet autre printemps éternel : le manine, le manine...

    littérature,voyage

    Ce que tu évoques me rappelle une observation dont j’avais émaillé le seul roman que j’ai commis jusque-là (tu ne perds rien pour attendre, allez), intitulé Le viol de l’ange et paru en 1997. Je n’aime pas trop me citer moi-même en personne (ah, ces modestes…) mais en l’occurrence j’obéis à ma mémoire et comme je sais mon roman par cœur (ah, ces menteurs…) je te sers la tranche.

    Il y est question d’une cité périphérique et d’un couple à tatouages et pratiques échangistes consommées au Cap d’Agde cher à Houellebecq : «À l’apparente quiétude de cette splendide matinée d’été se mêlait déjà, pourtant, le sentiment d’un indéfinissable malaise. À quoi cela tenait-il ? C’était pour ainsi dire dans l’air. Peut-être même cela oblitérait-il la lumière ? La netteté particulière des choses, ce matin-là, n’avait pas empêché Muriel Kepler de ressentir la même vague sensation d’être engagée dans une impasse qui oppressait des millions de gens, notamment dans l’ensemble des sociétés tenues pour les plus évoluées. Mais quel sens tout cela diable avait-il ? Une vie vouée au shopping méritait-elle encore d’être vécue ? Dans le cas précis de la Cité des Hespérides, l’architecture même semblait distiller une espèce de torpeur qu’on retrouvait à vrai dire dans toutes les zones de périphérie urbaine. L’impression que les blocs d’habitation qu’il y avait là et que les parkings qu’il y avait là, que les espaces verts qu’il y avait là et que les containers de déchets qu’il y avait là se multipliaient en progression exponentielle sur les cinq continents aboutissait, pour qui en prenait effectivement conscience, à une sorte d’accablement proche de la désespérance que seuls des programmes en tout genre paraissaient en mesure de pallier. Ainsi l’aérobic et la diététique, les thérapies de toutes espèces et la créativité multiforme entretenaient-ils l’illusion d’une activité positive quoique périphérique elle aussi.

    littérature,voyage

    Or tout devenait périphérique à cette époque. Dans le mouvement s’étaient perdus la notion de centre et jusqu’au sentiment d’appartenance à telle communauté privée ou publique. L’impression dominante que tout était désormais possible se diluait en outre dans une sensation générale d’inassouvissement qui exacerbait le besoin de se distraire ou plus précisément, ce jour-là, le désir de se retrouver sur n’importe quelle plage à ne plus penser à rien. Cependant une femme souffrait réellement, à l’instant précis, dans l’habitacle d’un véhicule lancé à vive allure à destination des simulacres de félicité – Muriel Kepler retenait un cri. »

  • Le blues des lieux retrouvés

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    Lettres par-dessus les murs (31)


    Amman, ce 10 mai 2008, matin.

    Cher JLs,

    Oulala, surtout ne m'envoies pas Mallarmé comme ange gardien, il m'a déjà accompagné pendant une année de fac, la dernière, lors d'un mémoire de littérature comparée où je le faisais dialoguer avec Poe, mais Mallarmé est un bel avare, tu le sais : il laissait tomber de sa moustache deux ou trois mots, une petite dentelle de sons, un papillon, et ensuite il nous laissait nous débrouiller avec ça, et Poe et moi de nous creuser la tête, et même Poe, que les énigmes n'effraient pas, eh bien même Poe baissait les bras et partait se coucher, me laissant en plan avec un Livre inachevé ou Un coup de dés.

    littérature,voyageCe n'est qu'à la fin de cette année-là que j'ai compris que Poe n'allait jamais se coucher, je l'ai surpris qui picolait dans sa chambre en regardant la nuit par la fenêtre ouverte, et dans un fauteuil enfumé, dans le coin, il y avait Mallarmé, et les deux salopards causaient ensemble toutes les nuits, quand ils s'étaient enfin débarrassés de l'étudiant et des ses questions idiotes.
    Je me promène dans Amman depuis deux jours, accompagné par des anges gardiens peut-être, mais surtout des souvenirs en ribambelle, un sillage de petits fantômes, un nuage de silouhettes, de visages oubliés et murmurants, rappelés par les madeleines que la ville généreuse sème sur mon chemin. Je rencontre des gens par hasard, qui semblent n'avoir pas bougé d'un centimètre, ou changé d'une ride, des gens qui font partie du décor, que la ville emploie pour être là, jour après jour, derrière ce comptoir, dans ce magasin de fruits et légumes, dans la petite cour, derrière le portillon, dans l'atelier de céramique, le petit Joseph et le grand Ramadan. D'autre que je cherchais et qui n'y sont plus, d'autres qui sont revenus, mon très cher ami Ammar que je retrouve enfin, cette fois-ci je ne le lâche plus.

    Et puis les lieux… ceux qui ne sont qu'une pâle photocopie, une coquille vide, il est impossible que j'aie travaillé ici, dans cette pièce, les angles en sont identiques, et les fenêtres, mais c'est devenu une partie de la médiathèque, des rangées de magazines, des tables de lectures proprettes. Mon bureau a été avalé par le temps, tout simplement. Et d'autres lieux, les plus insignifiants, publiques plutôt que privés, qui seront là de toute éternité. J'étais assis ici, il y a neuf ans, à cette table-ci, sur cette chaise en plastique, la même, quand je suis arrivé ici pour la première fois. J'écrivais sur un carnet semblable mes impressions sur cette ville blanche et triste et uniforme, dont je n'avais pas encore appris à distinguer la couleur des quartiers, les pentes des collines et les perspectives des rues. C'était ici, ils n'ont même pas changé les nappes, les mêmes nappes rouges recouvertes d'un infâme plastique protecteur. Mais elles ont tourné bordeaux maintenant, à cause du soleil. Je ne savais pas quoi commander alors, c'était mon premier repas en solitaire, dans cette gargotte près du centre culturel, je ne parlais pas un mot d'arabe, le serveur m'avait proposé quelque chose, j'avais hoché la tête, ce qu'il m'avait apporté était bon, viande et patates, j'ai mangé la même chose pendant deux semaines avant d'apprendre le nom d'un autre plat.
    Le serveur m'a reconnu, il veut m'offrir le repas, je refuse, il insiste, je tiens bon et finalement je paie, on est vraiment idiot parfois, ça m'aurait fait plaisir d'être invité, et ça lui aurait fait plaisir de m'inviter, mais bon, on est souvent maladroit, même quand on n'a pas des fantômes plein la tête. Nous repartons cet après-midi, vers d'autres djinns et d'autres amis, et un frère qui compte les heures. Je te souhaite de belles découvertes à Vevey, je te serre la pogne, un os à Pierrot et un câlin à Cybercat.
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    A l’Atelier, ce 10 mai, midi approchant.

    Cher compère,
    Je m’étais trompé, dans la confusion de l’installation : ce n’est pas d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, que j’aperçois le buste du fond de ma ruelle, mais c’est du prince des poètes roumains qu’il s’agit, Mikhaïl Eminescu, « the last romantic».

    1301844174.jpgPlus important : le chien du doreur ne se nomme pas Pierrot mais Poulou, enfin je dis Poulou pour égarer ceux qui se plaisent au jeu des identifications, ces ennemis avérés de la littérature. Quant au cybercat, il va de soi que ce n’est pas le chat du sac : c’est un angora noir et blanc tout semblable à mon adorable Gogol d’il y a bien des années, qui me revint un jour (j’habitais alors dans une espèce de ferme en bordure de champs de blé) se traînant sur quatre pauvres moignons après avoir été amputé de ses pattes par une faucheuse. J’en aurais chialé, mais j’ai dû le conduire au plus vite au refuge animalier voisin, pour le soulager définitivement. Une chose reste exacte dans mon premier petit rapport : le griffon.
    Ton évocation du retour sur des lieux aimés m’a rappelé, l’automne dernier, une balade que j’ai faite dans le quartier des Batignolles, du côté de la rue de la Félicité, où j’avais passé quelques mois en 1974, en un temps où tu la vivais à la façon qu’on vit la félicité à cet âge de pâte à modeler. Non sans mélancolie évidemment, j’ai vu le petit café du Berbère transformé en ex-agence d’informatique (la vitrine était couverte d’affiches de spectacles légers également hors d’âge) et l’épicerie du coin, non moins désaffectée, venait d’être investie par des Vietnamiens, sûrement remplacés aujourd’hui par des Chinois. Quant à remonter le vieil escalier de bois de la masure fleurant la soupe froide : pas question, vu qu’un code d’entrée remplaçait désormais la concierge.
    Curieusement cependant, je n’éprouvai pas la moindre nostalgie, sauf peut-être de ma première virée dans les rues de Paris, sous un moelleux ciel de mai, les trottoirs déjà bien élastiques et l’allégresse au cœur.
    J’ai retrouvé, hier soir, les quais de Vevey tels que jamais je ne les ai imaginés : un vrai rendez-vous méditerranéen, surtout de mecs, et debout, à palabrer comme sur la place Omonia d’Athènes ou dans les rues de Novi Sad avant la guerre. Tu connais ça mieux que moi : les moukères sont entre elles et nous refaisons le monde.
    159692491.2.jpgLes quais de Vevey, cependant, sont plutôt féminins de tonalité, ou disons qu’ils ont quelque chose d’aquarellé (je ne tarderai d’ailleurs à sortir mes godets) et de tchékhovien, surtout en fin de journée et avec, ces jours, la dernière neige ourlant les créneaux de Savoie. Les gazons sont entretenus et plus encore, mais des jeunes filles n’hésitent pas à les joncher de leurs corps délicats. Quelques cyclistes point impatients zigzaguent entre de vieilles Anglaises se rappelant que leur cher Henry James a passé par là et que, quelque pas plus à l’Ouest, au balcon du château de l’Aile dont je te reparlerai, Paul Morand faisait tous les matins sa gymnastique nordique, torse nu et méthodique en son caleçon aussi joliment plissé que sa phrase. Bref, entre Vladimir Nabokov (à Montreux), Eric Ambler et Noël Coward (aux Avants) ou Ernest Hemingway (vallon que surplombe La Désirade sert de dernier décor à L’Adieu aux armes), Kokoschka (Villeneuve, où vécut aussi Romain Rolland), nous sommes ici bien entourés au point de nous croire au cœur du monde. C’est d’ailleurs exactement ça que je ressens en mon Atelier, mon cœur est ailleurs mais je suis ici au cœur du monde…