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  • Temps présent

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    Notes de l'isba (29)

    Le bunker. - J'ai regardé hier, pendant dix minutes, une émission de télé consacrée aux sociétés de surveillance privées en Suisse alémanique. Tout de suite j'ai été saisi, et saisi de rage aussi, devant ces figures de l'Ordre et de la Propreté, tant clients de ces sociétés que responsables ou collaborateurs plus ou moins armés. Vraiment l'horreur: tout ce que je déteste !

    Par exemple ce couple genre posé, avec un enfant se tenant droit à la table d'une espèce de grand living entièrement vitré et donnant sur un paysage lacustre (sans doute l'horrible Côte dorée des alentours de Zurich-City), ces trois personnes sagement assises autour d'une table de verre au milieu de leur bunker top moderne dominant les eaux du lac: les deux adultes assis proches l'un de l'autre pour bien montrer l'union sacrée du couple tellement menacé de nos jours, et l'enfant comme un mannequin immobile tout à côté, tout ça respectueux de la caméra de la Télévision nationale, et ce discours du couple, ce discours d'adultes responsables, ce discours précis et inquiet, précisément inquiet de la situation d'insécurité actuelle, le profil de couteau de cuisine de l'épouse et cette ride de conscience spécialement inquiète du Chef de famille - l'idée d'avoir à vivre avec de telles gens, l'idée d'être un teenager dans cette prison vitrée et d'avoir à répondre à cette mère sûrement prévenante mais encore plus surveillante: non et non cela ne se peut pas sans finir dans une clinique ou par la fuite au Brésil !

    En tout cas je l'ai dit à ma bonne amie également effrayée: la seule chose que je leur souhaite et d'être cambriolés, ou que la terre tremble et casse leur bunker en deux, enfin qu'il leur arrive quelque chose à ces malheureux !


    Webcams & Co. - C'est un phénomène nouveau, mondialement répandu à l'heure qu'il est, et qui m'intéresse par tout ce qu'il révèle. Les gens se voient donc par ce nouvel oeil. Rien à voir avec la photo: parce qu'ils se montrent en même temps qu'ils se voient, et que c'est en temps réel. Les gens peuvent communiquer par la webcam et, par exemple, échanger avec leur fils étudiant à Brisbane ou leur fille en ménage au Nigéria, par le système dit Skype, dont un verbe est déjà dérivé: on reste en contact - tu me skypes, etc.

    Cependant l'usage de la webcam s'est tellement banalisé qu'elle fait partie de la vie des gens au même titre que le téléphone ou l'ordinateur, non sans conséquences il me semble.

    3749433730.jpgL'autre soir à la télé, dans un reportage de Temps Pésent consacré aux mariages plus ou moins trafiqués entre l'Afrique et l'Europe, une jeune Camerounaise bien en chair et au sourire niaisement candide, prénommée Augustine, communiquait avec un type, un Suisse je crois, avec lequel elle rêvait de faire bientôt plus ample connaissance en vue de l'épouser alors que lui, de son côté, se bornait à lui demander de voir son derrière et à l'interroger sur l'entretien de la pilosité de sa "foufoune". C'est le terme précis qu'il a utilisé, on voyait pour ainsi dire le lascar dont le reste des propos était à l'avenant, et c'était en somme triste et touchant de penser qu'Augustine croyait, ou faisait semblant de croire devant la caméra, que quelque chose pourrait se passer à partir de là.

    Le reste du reportage, non sans un certain voyeurisme - mais comment montrer quoi que ce soit sans imager de tels faits ? -, situait bien cette relation particulière dans un contexte d'extraordinaire frustration propice à tous les malentendus, renvoyant évidemment à un passé terrible et à un présent qui ne l'est guère moins, et défiant tout jugement moral. Or, dès les première séquences de ce reportage, concernant tout particulièrement le Cameroun, j'ai envoyé un SMS à mon ami le Bantou, qui m'a répondu, en fin de soirée, qu'il avait vu le chose et en savait gré aux gens de Temps Présent.


    1634203791.jpegFaits et fiction. - Or, comment parler de tout ça ? Que peut dire un écrivain de tels faits actuels (le repli sécuritaire, les nouveaux moyens de communication et les fantasmes qu'ils entretiennent, le désarroi des damnés de la terre informés tous les jours du gaspillage mondial, etc.) et comment les évoquer pour dire les choses autrement que les journalistes ou les sociologues et autres faiseurs d'opinion ?

    Mon ami le Bantou, alias Max Lobe, a précisément répondu en écrivain à cette question, et cela m'a rempli de gratitude. Une semaine auparavant, il me parlait de sa lecture de Jean-Luc persécuté de Ramuz, que je lui avais filé, et ses observations précises et personnelles, comme celles que lui a inspiré la lecture d'Aline, dont le sort tragique l'a également touché, m'ont rendu courage sur fond d'indifférence généralisée ou de platitude littéraire chez nos gendelettres .

    Et voilà que Max m'envoyait une nouvelle pleine de tendre rage, intitulée La couleur du malheur et directement inspirée par l'émission de Temps Présent qui traduisait, de l'intérieur, le désarroi et la colère de la fille d'une Noire marquée au sceau du mépris et de la maltraitance, en prenant le contrepied du discours lénifiant des belles âmes compatissant pour se donner bonne conscience, afin de mieux nous confronter, de l'intérieur, à la réalité des faits ressaisie par l'émotion...

  • Humour de saison

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    Notes de l'isba (28)

    Retour à Chaval. - Il fait gris, il neige en février, on caille, bref c'est le bonheur: ainsi parlerait Chaval.


    D'ailleurs la façon suppliante de notre fox Snoopy de nous réclamer une première miette matinale nous y pousse après vingt jours de séparation : il faut revenir au chien, donc à Chaval. Ensuite on pourra revenir à Chardonne, pour le style, ou à Scott Fitzgerald pour les moires de bonheur et pour Gatsby qui reste magnifiquement stylé lui aussi.

    Désespoir de façade. - Jacques Chardonne, qui emprunta son nom de plume à un village vigneron de nos environs, fut le styliste par excellence, évitant l'adjectif et toute fioriture ou pittoresque, toute boursouflure romantique surtout, pour mieux filer l'ellipse et la formule. Ainsi: "Les hommes ne sont pas désespérés. Ils jouent au désespoir". Valable pour beaucoup de nantis repus. Et Vialatte d'ajouter: "Parce que c'est excitant".

    AVT_Chaval_1659.jpegChaval était, pour sa part, un authentique désespéré, comme souvent les vrais humoristes, et d'autant plus drôle alors qu'il a payé de conséquence. S'est-il pendu ou tiré une balle ? Je ne me le rappelle pas, mais ce qui compte est le paraphe.
    Ah oui je me le rappelle pourtant: Chaval s'est suicidé au gaz dans sa cuisine quatre mois avant Mai 68, non sans avoir averti l'éventuel visiteur par ce billet punaisé à sa porte: Attention, danger d'explosion. Question de style, là encore...

    Et Dieu là-dedans... - Chaval a su montrer le Chien se retenant d'uriner devant un palais présidentiel. Or notre fox Snoopy atteint l'âge où l'on peut commencer de s'inspirer de bons exemples en matière de civisme, avant d'accéder à la ferveur religieuse que manifeste parfois l'autruche, parfois contrariée aussi comme le montre Chaval dans son Prêtre refusant la communion (Dieu sait pourquoi) à une autruche sincèrement catholique.

    Chaval 7.jpgÀ ce même propos, Chaval montre un Envoyé de Dieu renvoyé à l'expéditeur, avec la caisse ad hoc conçue à cet effet. On voit par là combien il lisait dans l'avenir, tant les envoyés en question se multiplient de nos jours.
    C'est en tout cas ce que remarque Benoît Duteurtre dans ses épatantes Polémiques, où il fait le compte de ses camarades de lycée ou d'université naguère indifférents ou sceptiques, en matière religieuse, et soudain se découvrant envoyés du Seigneur monothéiste à triple visage. Et cet autre humoriste, plus débonnaire à vrai dire que Chaval mais non moins sérieux, de se demander tranquillement, en voltairien peu porté à l'anathème à l'envers, ce que tout cela peut bien signifier.

    Ce qui est sûr est que l'autruche sincèrement catholique d'aujourd'hui, loin d'être snobée par le prêtre, est en passe d'en être bénie avec d'autres espèces, comme certains de nos pasteurs bénissent les animaux de compagnie et autres hamsters.

    Or c'est ainsi, conclurait Alexandre Vialatte, qu'Allah est grand...


    Alexandre Vialatte, Critique littéraire. Arléa.

    Benoît Duteurtre, Polémiques. Fayard.

    Image: Chaval, Pharmaciens fuyant devant l'orage; Envoyé de Dieu renvoyéà l'expéditeur.

  • De cela simplement qui est

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    De ce cadeau. – Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…

     

    De l’aveuglement. – Et maintenant que j’ai tout quelque chose me manque mais je ne sais pas quoi, dit celui qui ne voit pas faute de regarder alors que tout le regarde : les montagnes et la lumière du désert – tout serait à lui s’il ouvrait les yeux, mais il ne veut plus recevoir, seul l’impatiente ce tout qu’il désire comme s’il n’avait rien…

     

    Des petits déjeuners. – Les voir boire leur chocolat le matin me restera jusqu’à la fin comme une vision d’éternité, ce moment où il n’y a que ça : que la présence de l’enfant à son chocolat, ensuite l’enfant s’en va, on se garde un peu de chocolat mais seule compte la vision de l’enfant au chocolat…

      

    Du premier souhait. – Bien le bonjour, nous dis-je en pesant chaque mot dont j’aimerais qu’il allège notre journée, c’est cela : bonne et belle journée nous dis-je en constatant tôt l’aube qu’elle est toute belle et en nous souhaitant de nous la faire toute bonne… 

     

    De la pesanteur. – On dirait parfois que cela tourne au complot mais c’est encore plus simple : c’est ce seul poids en toi, cela commence par ce refus en toi, c’est ta fatigue d’être et plus encore ta rage de non-être – c’est cette perversité première qui te fait faire ce que tu n’aimes pas et te retient de faire ce que tu aimes, ensuite de quoi tout ce qui pèse s’agrège et fait tomber le monde de tout son poids…

      

    Du bon artisan. – Si nous sommes si joyeux c’est que notre vie a un sens, en tout cas c’est notre choix, ou c’est votre foi, comme vous voudrez, c’est ce que nous vivons ce matin dans l’atelier : nous serions là pour réparer les jouets et rien que ça nous met en joie : passe-moi ce sonnet que je le rafistole, recolle-moi ce motet, voyons ce qu’on peut sauver de ce ballet dépiauté ou de ce Manet bitumé – et dans la foulée tâchons d’inventer des bricoles…

     

    De la beauté. – Il n’y a pas une place pour la beauté : toute la place est pour la beauté, du premier regard de l’enfance aux paupières retombées à jamais, et la beauté survit, de l’aube et de l’arbre et des autres et des étoiles de mémoire, et c’est un don sans fin qui te fait survivre et te survit…

     

    De la bonté. – Il n’y a pas une place pour la bonté : toute la place est pour la bonté qui te délivre de ton méchant moi, et ce n’est pas pour te flatter, car tu n’es pas bon, tu n’es un peu bon parfois que par imitation et délimitation, ayant enfin constaté qu’il fait bon être bon…

     

    De la vérité. – Il n’y a pas une place pour la vérité : toute la place est pour la vérité qui t’apparaît ce matin chiffrée comme un rébus – mon premier étant qu’elle me manque sans que je ne sache rien d’elle, mon second qu’elle est ce lieu de cette inconnaissance où tout m’est donné pour m’approcher d’elle, et mon tout qu’elle est cette éternelle question à quoi se résume notre vie mystérieuse est belle.

     

     

  • Vialatte et son émule

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    Salem02.pngNotes de l'isba (27) 

    Comme le temps passe.- Il est toujours bon de s'absenter quelque temps de son domicile ordinaire, n'était-ce que pour constater une fois de plus que, si les choses continuent d'exister en notre absence, notre retour semble à chaque fois leur rendre un surcroît de présence - il semble même qu'elles nous attendaient et se trouvent comme soulagées de nous retrouver; et puis de nouvelles couleurs sont apparues: du vert aux feuilles des arbres et des constellations blanches sur le pentes à narcisses; enfin quelque chose, peut-être un drame muet, s'est passé dans l'isba dont le plancher est jonché des débris d'un nid défait - probablement commencé par des oiseaux profitant de notre absence, puis arraché des poutres par la tempête ou les fouines et retombé là sans trace pour autant de combat.

    Et voici qu'il neige sur l'isba, mais pourquoi s'en ombrager et conclure que rien ne va plus ? On sait de source sûre que ce mois-là reste sous la protection d'Apollon et que le soleil va se confier bientôt aux Gémeaux nés d'un oeuf de cygne. L'excellent Alexandre Vialatte nous rappelle qu'on sème en mai, neige ou pas, la tétragone et le trique-madame, qu'on s'apprête à rejeter ses flanelles après avoir planté les oreilles d'ours et la postophe d'hiver. Le 25, l'Almanach des Quatre Saisons nous rappelle qu'on fêtera Philipe Néri, ce saint charmant entre tous.

     

    Widoff17.JPGDe l'escargot vorace. - Pour pallier tout assaut de morosité lié aux humeurs atmosphériques, la lecture des almanachs rappelle à chacune et chacun que les caprices saisonniers remontent à la plus haute Antiquité, et que si votre sangsue reste lovée au fond de son bocal avec un air de tristesse c'est, par esprit de contradiction, pour annoncer la beau temps prochain. L'ancestrale sagesse terre à terre  vous le garantit d'ailleurs: "Froid mai et chaud juin / Donnent pain et vin".

    Et Vialatte de rafraîchir une vieille recette à propos de l'escargot, qui s'épanouit au mois de mai: "Faites-le jeûner au cas où, dans son imprudence, il aurait mangé de la ciguë. Hâchez-le avec des noix fraîches après cuisson au court-bouillon: persil, pointe d'ail; fourrez-en une omelette. Mangez. Arrosez d'un bourgogne. Prenez ensuite des pilules pour le foie".  

     

    Salem01.pngLe Vialatte vaudois. - Alexandre le Bienheureux n'en aura pas été informé de son vivant, mais son esprit ne se perpétue pas que par ses livres (aux soins longtemps de l'irremplaçable Ferny Besson), mais par un sorte de partielle réincarnation en la personne de notre ami Gilbert Salem, chroniqueur délicieux de 24Heures, écrivain de grand talent et, par surcroît, véritable mémoire du pays de Vaud et environs comme Vialatte le fut de l'Auvergne et de ses faubourgs mondiaux.

    Le 20 mai dernier, notre ami évoquait, dans la foulée du philosophe Michel Serres, l'"universelle solitude de Mademoiselle Poucette". J'en aime beaucoup la conclusion qui eût ravi son mentor occulte: "Si Miss Poucette égare son portable, elle se sent «débranchée», privée d’amitié, aux abois comme jamais elle ne l’a été lorsque c’est à domicile qu’elle était connectée à la Toile. A cette époque, elle prenait le temps de réfléchir avant de tripoter son clavier fixe. S’il n’y avait pas de réponse immédiate à ses courriels, elle ne se rongeait pas les sangs. La pause était encore un art, une hygiène."

    Mais la lectrice et le lecteur s'impatientent de lire l'entier de la chronique de Gilbert Salem, qu'ils trouveront sur la Toile (http://salem.blog.24heures.ch ) avant de se régaler à la lecture de la précédente consacrée à l'éternelle indécision du Vaudois disant plutôt oui quand il pense plutôt non, et inversement...

     

     Alexandre Vialatte. Almanach des Quatre Saisons. Préface de Jean Dutourd, Editions Julliard, 1981.

     

  • Tintin et le Penseur

    Tintin04.png Notes de l'isba (26)

    Monsieur Je-sais-tout. - On aime bien, c'est entendu, le philosophe Michel Serres, qu'on pourrait dire l'honnête homme complet par excellence: penseur et grimpeur, marin ferré en histoire des sciences et en angéologie, spécialiste en un peu tout et jusqu'à l'analyse fine de Tintin. Or il arrive à l'académicien de radoter, comme nous radotons tous, et peut-être est-ce cela même qui nous le rend encore plus sympa ? Tintin02.jpgL'idée m'en en est venue en l'entendant affirmer, dans un entretien avec une jeune fille à l'accent légèrement étranger (Américaine ou mieux: Sud-Américaine) consacré précisément à Tintin, que la personne de l'écrivain n'a aucun intérêt en littérature, et notamment dans le cas de son ami Hergé qui, selon lui, ne serait en rien impliqué dans ses récits. Alors que le dit Hergé affirme au contraire que Tintin est bonnement nourri de toutes ses expériences personnelles, évidemment modulées par le truchement de ses multiples personnages incarnant les multiples aspects de sa personnalité forcément positive (Tintin) ou râleuse (le capitaine Haddock), folâtrement rebelle (Milou) ou portée à la rêverie délirante (Tournesol), foncièrement bonne (le yéti) ou carrment mauvaise (Rastapopoulos), Michel Serres s'enferre dans l'affirmation que le "moi" est sans importance dans la littérature, comme le prouve l'inanité des confessions (il en excepte Augustin et Rousseau) et l'évidence de la supériorité du récit objectif. Tintin03.jpgIl y a bien sûr du vrai dans cette vision des choses, mais le ton catégorique du savant dans son exclusion d'une grande part de la littérature, surabondamment nourrie de confessions et d'éléments autobiographiques, confine au radotage du spécialiste ne voyant du monde que ce que lui laisse entrevoir son microscope ou son préjugé esthétique. D'ailleurs il n'est pas seul à entretenir celui-ci, à l'ère même où l'on camoufle, sous l'appellation de "roman" ou d'"autofiction" tant de confessions mille fois moins substantielles que les pages d'Amiel ou du Journal de Tolstoï, des carnets de Pavese ou d'innombrables autres écrits "subjectifs".

     

    De l'universalité. - Si la méfiance envers toute forme de confession non modulée par une fiction ou un récit est largement partagée, la réflexion sur laquelle je tombe à l'instant, signée par le philosophe hongrois Andreas Ronai, me semble digne d'attention: "La plupart des auteurs croient que s'ils coupent tous les liens qui rattachent leurs livres à leur expérience personnelle, ils donnent à leur oeuvre une garantie d'universalité. En fait d'universalité, ils n'aboutissent qu'à l'abstraction. L'universalité, c'est la métamorphose de la vie en connaissance".

     

    De la connaissance. - Je lis quelque part que la connaissance ne se transmet pas sans être reconnue, et cela me semble l'évidence. L'aplomb de celui qui se prévaut de ses connaissances, avec le ton supérieur de Monsieur le philosophe qui-sait-tout, pour aligner des lieux communs de café du commerce, m'en impose aussi peu que la bienveillance paterne de celui qui prétend me transmettre telle ou telle vérité "pour mon bien"... Qu'en dis-tu, cher Milou ?

     

    Tintin et moi, d'après les entretiens d'Hergé avec Numa Sadoul. Avec un entretien de Michel Serres. Tintino1.jpgDVD, Moulinsart Multimedia

  • Puanteur et bonté

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    Notes de l'isba (25)


    Un fanatique. - Il faut relire aujourd'hui le récit du trouble extrême provoqué chez les gens par la mort du starets Zossima, au début de la troisième partie des Frères Karamazov, pour mieux comprendre l'obstination persistante de l'homme à réclamer des miracles à un Dieu plus fort que les lois de la nature. Ce qui peut sembler aujourd'hui superstition grossière, s'agissant de provinciaux russes d'un temps déjà lointain (les années 80 du XIXe siècle...) reste à vrai dire très actuel à l'heure des nouvelles idolâtries frottées de religion, sans parler des croyants avides de signes matériels de la divine Administration, miracles et compagnie.
    Parce que le corps d'un défunt saint homme avéré se met à puer, conformément aux lois de la nature, voici que ses ennemis, les jaloux et les chafouins, les mesquins et, plus encore, les plus durs d'entre les purs en viennent à le dénigrer, le rabaisser et le conspuer avant même sa mise en terre, assimilant l'odeur de décomposition à l'expression du rejet divin.
    Or nous savons, par les chapitres précédents, la réelle sagesse et la grande bonté acquises par le starets à travers ses tribulations de jeunesse et les épreuves successives qui l'ont confronté à toutes les formes de la déréliction humaine, entre la rédemption de son frère blasphémateur et l'expiation d'un crime longtemps non avoué par un homme apparemment au-dessus de tout soupçon.
    Mais voici que l'ascète du monastère, l'ombrageux Féraponte, commence d'invectiver la compagnie en affirmant que le prétendu saint homme "se laissait séduire par le bonbon" et "prenait plaisir au thé" des dames. Et ses vociférations de nourrir la basse rumeur tandis que les proches de Zossima s'efforcent de ramener un peu de dignité autour du cercueil.
    Mais que signifie cette prétendue pureté de l'ascète furibond, évoquant évidement celle d'autres fous de Dieu actuels ? Que masque cet absolutisme ravageur ? Quelle tentation (c'est Dostoïevski qui souligne) cela cache-t-il ? Ces questions ne cesseront d'accompagner Aliocha dans sa quête à venir, à mesure que ses convictions s'incarneront dans la pleine chair très impure de la vie.

    Dimitri8.jpgDe la bonté russe. - À une question que lui posait Jil Silberstein dans leur entretien enregistré de février 2008, sur le trait qui pourrait caractériser la littérature russe, notre ami Dimitri répondait que, peut-être, une certaine conception de la bonté se manifestait dans ce qu'on appelle "l'âme russe", passant avant le souci occidental de distinguer et opposer le Bien et le Mal.
    On voit cela chez Gogol, initiateur d'un premier inventaire des tares humaines, autant que chez ses héritiers dont le plus génial est évidement Dostoïevski, et jusqu'à Vassili Grossman chez qui cette valeur supérieure de la bonté humaine s'incarne dans les préceptes simples et limpides du vieil Ikonnikov, figure la plus lumineuse de Vie et destin.

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    Une bonne femme.-
    L'observation s'avère, en outre, à la lecture des Mémoires d'une vie d'Anna Grigorievna Dostoïevskaïa, dont la bonté très douce et très ferme à la fois, trempée par des années de vie commune parfois très éprouvantes, éclaire son récit dès la première rencontre de la jeune sténographe de vingt ans et du romancier de vingt-cinq ans son aîné lui dictant Le joueur sous la menace d'un éditeur-exploiteur et reconnaissant bientôt, dans la bonté, précisément, de la jeune fille, la part de sérénité et d'équilibre qui lui faisait alors si cruellement défaut, lui qui titubait entre crises d'épilepsie et passion du jeu, délire jaloux et conflits incessants avec ses proches le pillant.

    Or ce qui impressionne, au fil du récit d'Anna Grigorievna, c'est la bonté, aussi, de Fiodor Mikhaïlovitch "au quotidien", mélange de fragilité et de candeur juvénile qu'on retrouve évidemment dans le personnage d'Aliocha, et que les ombres terrifiantes de ses démons ne parviendront jamais à réduire à néant.

    Fédor Dostoïevski. Les Frères Karamazov, vol. II. Traduction d'André Markowicz. Babel, 2010, 790p.

    Vladimir Dimitrijevic - Lettres russes. Entretien de Vladimir Dimitrijevic avec Jil Silberstein. Avec un livret de Gérard Conio. Editions Héros limite, 2011.

    Ana Grigorievna Dostoïevskaïa. Mémoires d'une vie. Mercure de France, coll. Le Temps retrouvé.

  • Contre la soumission

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    Notes de l'isba (24)

    Du viol voilé .- Le terme d'abus, à la fois précis et vague, désigne aujourd'hui toute une série d'actes à caractère également sexuel mais de gravité très variable quoique également punissables, de l'attouchement au viol qualifié. Des gestes, qu'on dit aujourd'hui "inappropriés", relèvent ainsi de la justice en nos sociétés dites évoluées, qui faisaient partie naguère du comportement "normal" du dominant, le plus souvent masculin. Alors la liberté du dominant ne s'arrêtait pas à la frontière de celle du dominé, comme les nouvelles lois l'y obligent, mais elle s'imposait selon son désir et son plaisir. Cette soumission de force est encore en vigueur un peu partout dans le monde et ce n'est pas demain, ni par les seules lois, qu'on y changera vraiment quelque chose si le désir de liberté ne se fait pas plus dominant. On voudrait croire que ce soit un beau progrès que les dominés soient aujourd'hui mieux protégés par des lois condamnant les "gestes inappropriés", entre autres manifestations de la force, mais la défense de la liberté n'est-elle qu'une affaire de lois formelles et de contrainte extérieure ?

    C'est l'une des questions fondamentales que pose La Folie de Dieu, remarquable essai de Peter Sloterdijk qui aborde tous les aspects religieux et sociaux, psychologiques et familiaux du monothéisme sous ses trois formes principales (judaïsme, christianisme et islam) et leurs dérivés universalistes, tel le communisme et antérieurement ce qu'on pourrait dire l'Eglise de l'homme, issue des Lumières et reproduisant les modèles hiérarchiques verticaux et la référence à l'Unique, comme on le voit chez Rousseau. Dans la foulée, et jusqu'à ses avatars les plus triviaux, telle la publicité et sa "persuasion clandestine", la logique de la soumission et le viol voilé de notre liberté reste toujours en question.

    De l'agenouillement. - Dans son approche des rites de maintien en forme des croyants (genre fitness physico-spirituel), Sloterdijk rappelle que le musulman pratiquant, à raison de dix-neuf inclinaisons et deux prosternations répétées cinq fois par jour, accomplit vingt-cinq inclinaisons et dix prosternations quotidiennes soit, par année lunaire, 29090 inclinaisons et 3540 prosternations, avec les récitations d'accompagnement. Et le philosophe de rappeler que seuls les ordres monacaux, au Moyen Age, exigeaient de tels exercices des seuls moines aux heures canoniales, sept fois par jour.

    Or, y a-t-il de quoi s'extasier d'admiration ou de quoi se moquer ? Sauf à se moquer aussi des rites collectifs plus ou moins massivement grégaires des sectes multiples et des groupes sociaux adonnés à l'adoration du ballon de cuir ou du puck, de la performance tous azimuts ou de la compétition élevée au rang de culte, gardons-nous de juger. Cependant cet exemple de la prière collective obligatoire pratiquée par les musulmans, et la question que pose ce zélotisme qui intègre de force la soumission à l'Unique dans le quotidien, ne peut manquer de nous faire réfléchir sans offenser pour autant les fidèles. Pour ma part en tout cas, moi qui ai toujours été viscéralement rétif au drill militaire ou à toute forme de biribi, je m'interroge.

    Et comme je comprends mieux, maintenant, la révolte enragée de mon ami l'écrivain tunisien Rafik Ben Salah devant les agenouillés encombrant la rue de Marseille, l'année dernière à Tunis où nous nous trouvions ensemble, avant la victoire qu'il redoutait du parti Ennadah...

    Rafik.jpgDu terrorisme sacré - Rafik s'est fait menacer de mort pour avoir attaqué, dans nombre de ses romans et de ses nouvelles, la triple domination du père, de l'imam et de l'Unique. Or je vois, mieux aujourd'hui, à la lumière aussi d'un abus survenu dans notre propre famille, réglé en justice et conduisant le prédateur en prison, en quoi la domination du mec, pour parler vulgairement, participe de cette soumission volontaire au Dominant absolu justifiant, explicitement ou inconsciemment, guerres et mains au cul. Lorsque l'acteur noir Forest Whitaker, pour se féliciter publiquement à la réception de son Oscar, déclare qu'il remercie Dieu d'avoir toujours cru en lui, il ne fait en somme, ainsi que le souligne Sloterdijk, que proclamer tout haut ce que son narcissisme dicte tout bas au mec dominant. Quant à moi, je veux croire que le Christ fout la pagaille dans ce délire vertical, même si l'Eglise lui colle une épée à son corps défendant et le trahit en instaurant l'ordre super-dominant du Grand Inquisiteur. Le Christ ne me demande pas de me soumettre, sauf à mon désir de liberté, qui ne va pas sans l'amour porté à la liberté de l'autre.

    Peter Sloterdijk. La Folie de Dieu. Pluriel 187p