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  • Ralentir: chef-d'oeuvre

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    Notes de l'isba (22)

    Retour de l'égoïste. - Un livre absolument épatant, non moins qu'exaspérant à outrance, souvent pertinent et plus encore impertinent à bon escient, mais aussi péremptoire en ses jugements par trop expéditifs, et pourtant attachant par sa subjectivité souvent lestée de bonne mauvaise foi : tel est l'essai  de Charles Dantzig intitulé À propos des chefs-d'oeuvre.

    Comme je suis (toujours) en train de (re) lire Les Frères Karamazov, et que je connais un peu l'auteur du mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, (Grasset, 2005), je m'attendais aux vues simplistes à la française que Charles Dantzig débite à propos de Dostoïevski, dont il fait un propagandiste religieux gâchant son talent en grimpant sur une chaire pour prêchi-prêcher, passant sous silence la substance extraordinairement complexe et vivante, contradictoire, infiniment émouvante et révélatrice des très grands livres que sont Crime et châtiment, L'Idiot, Humiliés et offensés, L'Adolescent, Les Démons, Les Frères Karamazov, mais aussi les romans et récits moins connus tels L'Eternel mari ou Les pauvres gens, et l'inoubliable Douce.

    Or quel chef-d'oeuvre là-dedans ? J'aurais envie de répondre: toute l'oeuvre !

    Dantzig, lui, chipote et prend la tangente, pour déclarer chef-d'oeuvre La Mort d'Ivan Illitch de Tolstoï, nouvelle assurément admirable, avant de se rappeler que le frère ennemi de Dostoïevski a aussi écrit La Guerre et la paix et Anna Karénine, chefs-d'oeuvre s'il en fût selon lui.

    Charles Dantzig est un grand connaisseur de la littérature, un immense lecteur depuis l'enfance (qui ne fut pas une enfance, selon son aveu, et que les livres sauvèrent) avec tout ce que cela implique d'engagement personnel, de passion jalouse et de goût égoïste, comme il en a fait son parti pris. Or on peut chipoter à son tour en le lisant: il n'en est pas moins entier et entièrement lui-même, et donc intéressant à tout coup, et c'est un vrai plaisir, en somme, de ne pas être d'accord avec lui. Qui plus est, son bonheur d'écrire est à proportion de son bonheur de lire, et sa lecture devient langage de parfait écrivain vif et inventif en son écriture fine et diaprée, comme il en fait le constat à propos du chef-d'oeuvre: que celui-ci est essentiellement un fait nouveau, inédit, abasourdissant, de langage.

     

    Dantzig03.jpgL'"ouvrage supérieur". - Albert Cohen écrit quelque part "sans couilles, pas de chef-d'oeuvre". Restriction peu délicate à l'égard des génies féminins du roman universel ou de la poésie, mais la remarque désigne assez le "chef-d'oeuvre voulu" qu'a été Belle du Seigneur, qui semble admis comme tel par Dantzig et que je trouve, pour ma part, complètement surfait.

    Du moins peut-on discuter à partir de là, et c'est un des mérites de cet ouvrage: qu'il titille, agace, intrigue, incite à curiosité. Ce qu'on appelle chef-d'oeuvre participe souvent d'une convenance d'époque. Le roman de Cohen est sûrement appréciable à beaucoup d'égards en dépit de son enflure lyrique et de son ruissellement verbal: il y a là-dedans de la savoureuse satire sociale - le mémorable portrait du fonctionnaire international Adrien Deume - et un bel aperçu des horreurs de l'amour, mais chef-d'oeuvre ?

    Par contraste, Dantzig réduit Voyage au bout de la nuit, à mes yeux chef-d'oeuvre par excellence de la prose française de la première moitié du XXe siècle, avec Le Temps retrouvé de Proust, aux dimensions d'un prurit ressentimental exalté par des cryptofascistes et autres antisémites. Et l'auteur de convenir qu'on ne saurait juger d'une oeuvre par ceux qui la portent aux nues, alors quil ne fait que ça !

    Mais au fait, qu'est-ce qu'un chef-d'oeuvre ?

    On sait qu'à l'origine médiévale, c'est l'ouvrage "supérieur" qu'un artisan compagnon présente à sa confrérie pour en être admis: la somme avérée de son savoir-faire. En littérature, Voltaire serait le premier à avoir introduit la notion dans Le siècle de Louis XIV, en 1752: "Mais on ne juge d'un grand homme que par ses chefs-d'oeuvre, et non par ses fautes". Et quels chefs-d'oeuvre attribuera-t-on alors à Voltaire ? Candide, Zadig ou son Dictionnaire philosophique ?

    Dantzig02.jpgRossignol contre les boeufs. - Charles Dantzig est un énergumène dont la passion profonde pour la littérature est aujourd'hui plutôt rare, surtout à Paris. Presque aussi insupportable qu'un Philippe Sollers par ses partis pris, il n'a peut-être pas la puissance d'analyse et de synthèse de celui-ci, mais il pratique lui aussi l'art de la pointe, avec un art tout à fait original.

    Il y a en lui du baroque et du classique, du romantique mais aussi du quasi punk. Ainsi, quand il dit préférer les vers du poète beatnik Allen Ginsberg, dans Fall of Amercica, à ceux des Fleurs du mal, ne le prend-on pas comme une provocation mais comme un élément vivant de son goût très éclectique, qui va des Anciens à Mary Poppins ou de Rabelais à Gatsby...

    Le chef-d'oeuvre serait alors, essentiellement et sous de multiples formes, l'ouvrage supérieur qui nous protégerait de la médiocrité sans nous donner aucune recette; notre vie elle-même pouvant parfois accoucher d'un chef-d'oeuvre sous la forme d'une histoire d'amour.

    En quelques belles pages, Charles Dantzig raconte comment une prof aigrie, teigneuse, méchante, forte de ses préjugés de maoïste à chignon, a incité ses camarades à le torturer au motif qu'il n'était qu'un fils de bourgeois fauteur présumé d'"arrogance sociale". Et lui de se rappeler l'acharnement de cette "harpie froide" contre le jeune garçon n'aimant que lire et rire, en invoquant l'oposition des boeufs et des rossignols."Le sait-on, que c'est un des combats de la vie, celui des boeufs contre les rossignols? Les seconds n'ont pourtant rien fait aux premiers ! Mais si. Ils chantent. Ils ne prennent pas la mine modeste. Ils sont réfugiés dans les chefs-d'oeuvre où ils chantent encore plus étourdiment, comme s'il n'y avait que leur saleté de littérature au monde"...

    Charles Dantzig. À propos des chefs-d'oeuvre. Grasset, 274p.

  • À l'encre verte de tes yeux

    Ramallah84.JPG Notes de l'isba (22)

     

    Fait main. - Le camarade Jean Ziegler me fait sourire avec son refus de tout usage des nouveaux outils d'écriture ou de communication, et pourtant je lui donne raison à divers égards. Selon lui la pensée se pense moins bien à la machine qu'à la main, mieux accordée à la lenteur et de l'esprit et de l'acte d'écrire, et je le pense aussi dans la partie la plus personnelle de ce que j'ai écrit à l'encre verte dans une centaine  de carnets manuscrits et dans la composition de vingt livres. Cependant quarante ans de journalisme m'ont rompu à un autre rythme et à un autre rapport au texte sans exclure pour autant une certaine magie à marteler les claviers mythiques de la vieille Underwood ou de la Remington, de l'Hermès Baby pour voyager léger ou de l'Olivetti à chariot bien huilé, avant la passage à la boule de l'IBM électrique puis au silencieuses machines à imprimantes intégrées préludant à l'acquisition du premier Mac (pour moi du premier Atari, comme l'évoque aussi le compère François Bon dans son épatante Autobiographie des objets) en attendant les connexions aussi soudaines que mondiales du Réseau des Réseaux - tout cela ne pouvant manquer, fonction aidant, de modifier l'organe sinon la façon de penser. Ainsi, dans ma seule modeste expérience, ai-je déployé de nouvelles formes d'écriture (dont mes listes quotidiennes témoignent autant que mes notes panoptiques) inimaginables avant la disposition de ces nouvelles trames sur lesquelles tisser et broder...

    N'empêche: je n'en finis pas de constater qu'un quelque chose de matériel, ou plus exactement de corporel me manque sans le recours récurrent à la main et à l'encre verte.

    Fétichisme véniel. - Le repli sur sa propre main, et le recours à l'encre verte ne sont-ils pas, ainsi que ne manquera de le relever je ne sais quel psy, le double signe d'une régression à l'enfance (les verts paradis, etc.) à coloration narcissique ?

    Très probablement y a-t-il de ça, Doktor Sigmund, comme il y a de la nostalgie dans l'encre bleue de Philippe Sollers, ou de la compulsion scolaire dans les infinies recopies des manuscrits de Friedrich Dürrenmatt - et les petits marquis de la nouvelle critique "génétique" s'en donneront à coeur joie en détaillant les types de becs (Sergent-Major ou Caran d'Ache, Lamy ou Mont-Blanc) des plumitives et plumitifs écrivant encore à la main, même si rien ne s'en voit à la fin sur le fichier remis à l'éditeur ou la page imprimée.

    Enfin "rien", pas tout à fait, une fois encore: car la pensée se module différemment, que la main ralentit juste ce qu'il faut d'une hésitation ou d'une correction poussée parfois jusqu'à l'appel de béquet à la Proust, mais ce frein de la main n'exclut pas le saut d'idée ou d'image de la poésie quand la voix passe le geste d'écrire et que telle fusée passe à son tour toute machinerie mécanique ou numérique. Cingria7.JPG

     

    De la marche et du bond. - Il en va d'ailleurs de l'écriture comme de la peinture, qui se partagent entre le mouvement de l'avancée régulière et celui de l'envol. On voit cela très bien chez un Charles-Albert Cingria, qui passe de longs marmonnements à tâtons et de longs piétinements à la subite illumination qui voit son verbe génial irradier. Et de même certain peintres se partagent-ils entre contemplation et fulgurance, tels un Bonnard et un Soutine, un Josef Czapski ou un Thierry  Vernet  dont les travaux respectifs évoquent tour à tour la contemplation recueillie ou le geste fulgurant du voyant subit.

    IMG_1530.jpgOr nulle pratique n'est exclusive, me semble-t-il, quand tout enrichit l'expérience dont on voit bien aujourd'hui qu'elle n'est plus soumise à l'illusion du progrès technique, pas plus qu'à son refus. Donc allons-y comme ça, chacun à sa façon: là je pianote sur mon épinette à écrire à processeurs intégrés et tout à l'heure, salut je t'ai vu, je retourne au fil vert de mes carnets...

  • ABC du voyage

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    Nous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux à nager dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...

    Ramallah117.jpgLire et vivre. - Lire en Grèce, à vingt ans,  Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou Le Gai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais... 


    hechizo_flamenco_farbe_m.jpgÀ Séville, cette nuit-là
    . - Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.


    Mais la vie ? Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau débordant d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-ce encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées mais où ? je ne saurais le dire.

    Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise. Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.

  • Raison des intempestifs

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    Notes de l'isba (19)

    Qui est traître à la patrie ? - Au nombre des attaques les plus dures que Jean Ziegler ait encaissées au long de son combat, l'accusation de haute trahison lancée contre lui à la suite de la publication de L'or, la Suisse et les morts, incriminant l'attitude de notre pays durant la Deuxième Guerre mondiale, en relation avec la spoliation des victimes de l'Holocauste, mobilisa des pontes de l'establishment économico-politique bâlois qui visaient une condamnation au pénal du procureur de la Confédération.

    L'accusation, assimilant Ziegler à "un agent d'organisations juives", était proportionnée au discours sans nuances de l'auteur du brûlot, qui "aurait attaqué et noirci l'image de la Suisse de la manière la pus grossière et la plus indécente". Le hic, c'est que les constats de Jean Ziegler contenaient un fond de vérité indéniable qu'il n'était au reste pas le premier à pointer, mais le grand débat qui s'ouvrit alors, prélude à un rapport officiel, lui doit sans doute une forte impulsion.

    C'est de la même façon d'ailleurs, à travers les décennies, que ses coups de boutoir contre le secret bancaire, l'accueil des fortunes de moult dictateurs, le blanchiment d'argent sale ou la complaisance envers certains barons de la drogue et autres seigneurs du crime organisé, ont bel et bien porté après avoir été taxés d'exagération.

    En 2010, ainsi, le peu gauchiste conseiller fédéral Hans-Rudolf Merz reprit le terme de "bandits" pour qualifier les représentants de l'UBS aux Etats-Unis. Dès la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, son auteur fut considéré par beaucoup de Suisses comme une Netzbeschmutzer, salisseur de nid qui avait le premier tort de critiquer notre cher pays dans les médias étrangers.

    Or le paradoxe est que ce "traître" présumé a souvent trouvé de forts appuis chez des politiciens de droite également écoeurés par les menées scandaleuses qu'il dénonçait. Dans la population, le dégoût croissant provoqué par les affaires très louches d'un Hans Kopp, avocat d'affaires époux d'une ministre (contrainte ensuite de démissionner) et lié de très près à la firme Shakarchi Trading spécialisée dans les trafics douteux et le blanchiment, la déroute de la Swissair ou les multiples scandales bancaires de ces dernières années n'aura pas manqué de déplacer cette accusation de traîtrise sur les vautours en question (pour parler le langage de Ziegler) sanglés de leurs parachutes dorés...

    Artiste en exagération. - Dans le phénoménal Extinction, l'imprécateur par excellence que fut Thomas Bernhard se présente, par la voix de son narrateur, comme un "artiste de l'exagération", et tel est aussi Jean Ziegler, qu'il est en revanche faux et mesquin de réduire à un politclown, selon l'expression de certains.

    Parce que l'artiste n'exagère, évidemment, qu'en réaction de défense vitale à l'exagération monstrueuse de la réalité. Jürg Wegelin montre bien, au demeurant, que c'est surtout dans ses interventions médiatiques que son discours se schématise, parfois jusqu'à la caricature et la langue de bois. Or l'homme est d'une tout autre trempe et d'une fibre infiniment plus sensible et nuancée. Derrière la façade publique de l'intellectuel marxiste pur et dur (en qui son fils Dominique plus dur et pur que lui  voit plutôt un chrétien d'ultragauche) au langage de tribun rappelant parfois celui de son cher ennemi politique Christoph Blocher, se rencontrent un humaniste raffiné et un homme de foi, un digne émule de l'Abbé Pierre (son premier mentor, avant Sartre) et un travailleur intellectuel à l'ancienne (il refuse tout recours à l'ordinateur et vomit le cyber-espace), un père sourcilleux et un grand-père amoureux de son petit-fils - un homme de coeur enfin.

    Réalisme helvétique. - Jean Ziegler rit comme un paysan bernois. Lui qui tutoie Kofi Annan et le Président Lula, mais aussi le grand avocat d'affaires genevois Marc Bonnant (son ami anar de droite autant que Charles Poncet le libéral), les anciens conseillers fédéraux Adolf Ogi ou Micheline Calmy-Rey, entre tant d'autres grandes figuresdu Nord et plus encore du Sud, est resté, tout disciple de Che Guevara qu'il fût, ce Bernois à l'accent à couper au couteau suisse qui me disait un jour que le vrai révolutionnaire de sa famille était sa grand-mère... Telle étant la démocratieterrienne et directe de ce drôle de pays, qu'un film tel que Le génie helvétique de Jean-Stéphane Bron a merveilleusement illustrée et à laquelle beaucoup de nos amis français n'ont encore rien compris !

    Son compère Régis Debray voit en Jean Ziegler un "prédicateur calviniste". Il y a du vrai. Ses exagérations sont apparemment d'un utopiste, mais sûrement plus "réaliste" et plus conséquent que tant de ses détracteurs se flattant d'avoir "les pieds sur terre". Le terme de rebelle pourrait jurer, s'agissant d'un combattant à dégaine de Monsieur toujours bien mis et cravaté, au dam de ses jeunes émules altermondialistes.

    Guevara02.jpgUn jour, de passage à Genève, Che Guevara fut le premier à la lui coller, sa cravate de rebelle. Alors que le jeune Ziegler révolutionnaire rêvait de suivre le Che à Cuba, celui qu'il avait voituré plusieurs jours durant dans sa petite Morris noire lui opposa cette rebuffade en lui désignant la ville du huitième étage de l'Intercontinental: "C'est ici que tu es né, c'et ici qu'est le cerveau du monstre, c'est ici que tu dois te battre"...

    Or le "monstre" n'en finit pas d'exagérer, et c'est ainsi que Jean Ziegler a plus que jamais raison d'en remettre une couche...

     

  • Jean Ziegler en vérité

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    Notes de l'isba (18)

     

    Mystères.- Quatre caisses scellées, sous l'appellation Affaire Ziegler, reposent aux Archives de la ville de Zurich où elles furent déposées après la mort de la philosophe Jeanne Hersch, en 2000. Leur contenu, verrouillé par le secret sur la volonté de la défunte, pourrait éclaircir le mystère lié à l'extraordinaire acharnement que Jeanne Hersch manifesta en 1976, au lendemain de la parution d'Une Suisse au-dessus de tout soupçon, dans la campagne de dénigrement qu'elle mena, elle socialiste et prof de philo à l'Université de Genève, en sorte d'interdire la nomination de Jean Ziegler en cette même institution. Délation au plus haut niveau, affirmations mensongères sur le cursus académique de Ziegler et sa fiabilité "scientifique", insinuations des plus insultantes engageant frauduleusement des personnalités de haut vol (dont un Georges Balandier, spécialiste de l'Afrique, qui fut le premier à démentir), ont été surabondamment relayées par les médias de l'époque sans parvenir, finalement, à infléchir la décision finale du Conseil d'Etat, en février 1977, concluant à la nomination de Ziegler sur recommandation de l'Université.

    Hersch02.jpgAprès la mort de Jeanne Hersch, celui qu'elle avait conspué et voué à l'interdiction professionnelle lui rendait hommage en ces termes: "Pour moi, Jeanne Hersch reste, en dépit de ses inconciliables contradictions, une femme extraordinairement énergique, intelligente et courageuse qui aura fait honneur à notre université et à notre pays". Ainsi Jean Ziegler surmontait-il ses propres contradiction pour montrer son vrai visage d'homme non moins extraordinairement énergique, intelligent et courageux, auquel nombre de ses "ennemis" politiques rendent souvent un hommage relevant lui aussi du mystère. Ledit mystère est d'ailleurs omniprésent dans la vie de ce fils de bourgeois plutôt militariste en ses jeunes années, fils de protestants bernois austères converti au catholicisme et au marxisme non matérialiste, fasciné par l'animisme et pratiquant régulier, à Salvador de Bahia, du culte afro-brésilien du candomblé...

    Mystérieux, Jean Ziegler ne l'est donc pas moins que le comportement de Jeanne Hersch à son égard, probablement à rechercher dans les blessures originelles de la philosophe juive socialiste d'origine polonaise.

    Or le mystère côté Ziegler, défiant toute explication scientifique, se trouve bel et bien éclairé par l'ouvrage très documenté du journaliste économico-politique Jürg Wegelein, qui vient de paraître sous le titre de Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Clair et franc de collier, nourri sans fouillis par une enquête approfondie auprès des proches de l'intéressé, dans sa famille autant que dans les milieux politiques et universitaires, chez ses amis mais également chez ses adversaires, ce livre en impose par son souci d'équité et de vérité. Le résultat est un récit passionnant, qui recoupe un demi-siècle de nos vies à tous, des années 60 jusqu'aujourd'hui, dans la foulée du fameux rebelle.

     

    Des "questions d'éternité"... - Dans le chapitre des Frères Karamazov marquant la première vraie rencontre, personnelle, du jeune et pur Aliocha et d'Ivan, son aîné de cinq ans, celui-ci situe leur conversation comme au-dessus du monde ordinaire et des ses tribulations, au-dessus des têtes de leur vieux jouisseur de père et de leur frère Dimitri le passionné, parce que, dit Ivan, "nous, c'est les questions d'éternité que nous devons résoudre avant tout, le voilà notre souci"...

    Quel rapport avec Jean Ziegler ? Pas évident, mais bien réel, et le faisant plus proche d'une Jeanne Hersch que de beaucoup d'autres qui l'ont adulé. De fait, comme le rappelle Jürg Wegelin, qui aura plus souvent parlé avec lui de Dieu et de "questions d'éternité", au Café des Cheminots de derrière la gare de Genève, que de problèmes sociaux ou politiques momentanés, le Ziegler public et mondialement connu en cache un autre, plus secret, plus tourmenté, plus profond. De la même façon, chaque fois que j'ai rencontré l'auteur du Bonheur d'être Suisse, le livre qui nous a rapprochés personnellement une première fois, et plus encore dans ses lettres nombreuses ou ses téléphone, c'est de ce côté là, du côté des livres et des humains, du côté des "questions d'éternité" que j'ai perçu le "vrai" Ziegler, dont Wegelin a également raison de souligner le caractère souvent simpliste, voire caricatural, des interventions médiatiques, soumises le plus souvent à la nécessité, d'ailleurs légitime, de faire "passer le message".

     Czapski13.JPGZiegler en "homme nu" - Un souvenir personnel me revient, en lequel je vois également ce "vrai Ziegler". Un soir à Paris, sur un quai de métro de la porte de Versailles. Tard le soir, à l'écart des voyageurs attendant la prochaine rame: cette silhouette affaissée d'un type en vague pardessus à la Simenon - un clodo me dis-je avant de me rapprocher et de le reconnaître, puis de l'embrasser ! Sacré Jean ! Lui qui aura passé l'après-midi à signer des centaines d'exemplaires de son dernier livre ! Lui qui aura sûrement repoussé vingt propositions de dîners en invoquant son agenda surbooké, seul et défait en apparence, en tout cas vanné, mais immédiatement chaleureux et disponible à l'instant !

    Dès lors les "pinailleurs" peuvent me dire ce qu'ils veulent de Jean le fou, comme je l'appelle avec toute mon affection non sans penser évidemment que sa folie en appelle à la vraie sagesse refusant ce qu'on appelle l'aliénation - je ne l'en aimerai que plus; mais j'aime aussi que Jürg Wegelin nous apprenne encore mieux , avec plus de détails, qui est cet homme et comment il vit, ses faiblesses sans doute et ses défauts mais aussi son incomparable présence au monde, sa femme Erica, sa secrétaire Arlette Salin et son fils Dominique (autre cinglé) sans compter tant de gens qui le connaissent bien mieux que moi quand bien même je nous sens, pour l'essentiel, sur la même ligne qu'Aliocha et Ivan les jeunes rebelles... 

    Jürg Wegelin. Jean Ziegler, la vie d'un rebelle. Favre, 172p.