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  • Pensées d'hiver

    12647112_10208532079246334_855393418117431088_n.jpgNotes de l'isba (15)

    De l'infinie Personne. - J'use du nom de Dieu par commodité, au risque de ne pas être compris. Cela m'est égal. C'est parfois dans l'esprit de Goethe ou de Voltaire que je pense Dieu, et d'aucuns me taxent alors de déiste ou de théosophe, mais déjà je leur ai échappé en pensant au Dieu de ma mère ou de mes aïeules Agathe et Louise, ou de Pascal ou de Montaigne.

    Du coup certains me reprocheront de tout mélanger en fourrant Montaigne et Pascal dans le même sac, mais déjà je me retrouve dans l'esprit philosophique du juif russe Chestov ou de la juive française Simone Weil campant tous deux sur le parvis de l'église, auxquels j'associe naturellement les cathos américaines Flannery O'Connor et Annie Dillard, le catholique royaliste Gustave Thibon et le catholique mimétiste René Girard. Telle étant ma façon de toupiller dans l'esprit de cette Personne infinie que je reconnais sous le nom de Dieu.

    12654225_10208623853180625_6303800238126132029_n.jpgDu travail. - Héraclite écrivait à peu près que la parole (l'intelligence du monde) qui s'augmente elle-même est le propre de l'homme, et tel est aussi le propre d'une forme de travail qu'on ne peut plus interrompre quand on en a goûté le plaisir et l'intérêt.

    Or ce qui me passionne réellement découle de la métamorphose, après l'avoir produite. Ainsi tout faire pour que le connaître aboutisse au faire, et vice versa. Car faire donne un Sens à l'exercice des sens, le travail devenant orchestration sensible qui transforme ce qui disparaît en ce qui continue.


    12661862_10208623853900643_6542641557322929106_n.jpgDe l'inattention.
    - Le manque d'attention fait qu'on se détache des gens, tout simplement comme ça, faute d'amour ou faute de simples égards, faute d'intérêt ou faute de présence. Comme s'il n'y avait plus personne on s'en va voir ailleurs...

    Ou bien on s'exaspère, à la longue, de subir sans cesse cet obsédant regard de chien répétant à l'envi son "et moi ?".

    Et bien pire: que cet "et moi ?" de chien devienne le fait de chacun, qui refuse au monde tout autre intérêt que son pauvre soi, alors que seul le monde est intéressant au contraire de cet "et moi ?" qu'on a tous en soi...

    Ils en appellent tous à la reconnaissance, mais se sont-ils seulement reconnus eux-même, absolument uniques ?

    Images: l'isba d'été en hiver, dehors et dedans...

  • Notre maison

    Cabane.jpgNotes de l'isba (14)

    Un jeu de mots de Zinoviev. - Débarquant à Lausanne en 1977, le grand satiriste russe Alexandre Zinoviev, auteur notamment des géniales fresques des Hauteurs béantes et de L'Avenir radieux, gratifia son ami Vladimir Dimitrijevic, alias, Dimitri d'un jeu de mots bonnement inspiré en qualifiant sa maison d'édition, L'Age d'Homme, de "Nach Dom", notre maison en russe.

    Je n'ai pas encore déchiffré la dédicace (en russe également) du cher homme sur la page de garde des Hauteurs béantes (13e exemplaire de l'édition de tête sur Ingres vergé), mais je me rappellerai à jamais l'immense émotion ressentie à son arrivée en gare de Lausanne, avec son épouse et leur fille, et les centaines d'heures passées à lire ses livres et à les commenter par écrit ou avec des amis.

    Zinoviev4.jpgA ces souvenirs lumineux se mêlent des ombres. L'incroyable égocentrisme de Zinoviev. Sa façon de liquider toute la littérature russe contemporaine, à commencer par Soljenitsyne qu'il conchia jusqu'au dernier jour. Son anti-occidentalisme sommaire, pendant enragé de son antisoviétisme.

    N'empêche: je reprends n'importe quelle page de L'Avenir radieux, je me rappelle la voix de l'écrivain saluant au téléphone la naissance de notre première petite fille et je m'y retrouve: Nach Dom !

     

    Des nôtres ? - Je me le suis dit et répété maintes fois et cela m'a coûté, beaucoup: que je suis incapable de sacrifier ma liberté intérieure à une amitié qui me demande de trahir mon sentiment de la justice et de la vérité.

    Celui-ci m'a fait défendre longtemps les littérature slaves, et plus précisément serbe, pain quotidien de L'Age d'Homme, jusqu'aux limites du tolérable, lorsque l'Institut serbe devint officine de propagande.

    Mais ce n'est pas une raison politique qui m'a fait m'éloigner de "notre maison" pendant quinze ans: c'est un motif plus profond, lié à un rétrécissement de l'horizon que je voyais des fenêtres de L'Age d'Homme. D'une année à l'autre, l'expression "celui-là est des nôtre", que répétait le plus cher de mes amis de l'époque, a marqué pour moi le début d'une séparation.

    Dans le livre que nous avons écrit ensemble, Personne déplacée, Dimitri m'expliquait que ce qui caractérisait somme toute les auteurs de L'Age d'Homme était de se tenir toujours "à côté", et c'est ce que je continue, trente après, à faire dans mon isba de bois pleine des livres de L'Age d'Homme.

    Or ce "des nôtres" mes semblait par trop restrictif, autant que les notions à jamais honnies de "peuple élu", de "fille aînée de l'Eglise" et autres "Christ des nations".

    Bref je me méfie comme de la peste de l'hybris dans ses acceptions personnelle, familiale ou nationale, et voilà pourquoi j'ai préféré poursuivre mon chemin de traverse "à côté", du moins fidèle à la Maison Littérature échappant à tout chauvinisme et toute exclusivité, Nach Dom au sens universel.

    Plus pur que les autres ? Nullement. Aussi tordu, possiblement démoniaque ou lumineux autant que tous les personnages de Dostoïevski, tels mes amis disparus Dimitri, Zinoviev ou Haldas, à jamais présents en leur aura...

    LDimitri70001.JPG'île au trésor - Un jour qu'il était peu bien, dans sa maison sous les arbres des hauts de Lausanne, Dimitri me confia ce qu'il estimait un trésor: ce livre de Rozanov qu'il me disait "écrit pour vous", préfacé par Joseph Czapski et qui m'a suivi partout.

    Or je lis aujourd'hui, en marge des Frères Karamazov, le long chapitre de Rozanov consacré à Dostoïevski en me rappelant qu'une autre fois Dimitri m'avait parlé de L'île au trésor comme d'un des plus beaux livres du monde, cristallisant tous les rêves de l'enfance de tous les âges.

    Et telle est la littérature pour ces naufragés que nous sommes: c'est l'île au trésor, au milieu de laquelle j'imagine un cabanon plein de livres, avec la malle fameuse dans laquelle nous attendent tous les manuscrits non publiés du vivant de leur auteur - telle est notre maison...

  • Dostoïevski romancier de l'absolu

    Dosto01.jpgDosto02.jpg

    Notes de l'isba (13)

    Connaissance par les gouffres. - Un préjugé débile de bourgeois repus voudrait que les romans de Dostoïevski ne concernent que des jeunes gens exaltés capables de s'identifier à ses protagonistes, alors que plus on va - et surtout aujourd'hui où la maturité tarde à s'affirmer-, plus il faut admettre que les chefs-d'oeuvre de l'immense romancier russe, à savoir principalement L'Idiot, Les Démons et Les Frères Karamazov, requièrent une connaissance d'expérience des grands fonds de la psychologie humaine. Bien entendu, l'on ne peut que se réjouir de voir une jeune fille ou un jeune homme s'atteler à la lecture des Karamazov (et j'ai hâte d'en parler bientôt avec mon ami youngster Quentin Mouron, qui en est à sa seconde lecture !), mais je constate pour ma part que jamais, jusque-là, je n'avais eu le sentiment, comme à l'âge approximatif du romancier à sa composition (FD est mort à 60 ans mais avec un savoir humain de centenaire...), de sonder vraiment les profondeurs psychologiques et spirituelles de ce roman-somme. Dostoïevski est le plus grand romancier qui existe en cela qu'il a ressaisi toutes les formes de la passion, du plus infâme des scélérats (l'ignoble et néanmoins pitoyable père Karamazov) aux figures christiques du jeune Aliocha ou du vieux starets Zossima. La grille de lecture d'un René Girard m'aide beaucoup, aussi, à démêler les vertigineuses embrouilles des rivalités mimétiques entre hommes de même sang, convoitant la même femme, autant que celles qui opposent les sexes et les classes, mais c'est en soi-même, je crois qu'il est le plus important de trouver, en premier lieu, les échos de cet extraordinaire roman traversé par toutes les tempêtes de l'hystérie amoureuse et lesté par la douleur autant que par le désir d'une vie meilleure.

     

    Powys.jpgLe "cinquième évangile". - John Cowper Powys, critique génial, du genre mystique païen, a consacré des pages incomparables de ses Plaisirs de la littérature (L'Age d'Homme, 1995) à Dostoïevski, en lequel il voit le plus grand romancier de tous les temps, que n'égalent qu'un Homère dans le poème épique et Shakespeare au théâtre du monde. Des quantités de livres remarquables ont été écrits sur FD, et le seul chapitre de la Légende du grand Inquisiteur, chapitre mythique des Frères Karamazov, a suscité des exégèses sans pareilles (La Légende du Grand Inquisiteur, paru à L'Age d'Homme en 2005, réunit ainsi des textes de six penseurs russes de haute volée, dont Rozanov, Berdiaev, Soloviev et Leontiev), mais Cowper Powys l'agnostique va jusqu'à comparer la passion dostoïevskienne à la passion du Christ au point de voir en lui un cinquième évangéliste...

    Crainte et tremblement. - Léon Chestov a lui aussi sondé les profondeurs et les tourments hallucinants vécus par les personnages de Dostoïevski, dans La philosophie de la tragédie (Flammarion, 1966) où il le rapproche de Nietzsche, mais ces grandes visions d'ensemble devraient rester un horizon, pour le lecteur abordant cet univers, comme je m'y efforce à les tenir à distance en restant seul et nu devant le texte et les personnages. Henry James dit quelque part que, dans un grand roman, tous les personnages ont raison. Et c'est aussi ce que je me dis face à l'ignoble vieillard rivalisant avec ses fils ou en passant d'une femme à l'autre, chacune ressaisie dans sa complexité, de l'hystérique petite Lise handicapée à la terrible Grouchenka ou à la fascinante et insaisissable Katerina Ivanovna, sans parler des trois frères...

    Dosto04.jpgNul roman contemporain ne vous prend à la gorge, aux tripes et à l'âme, au coeur et à l'esprit autant que Les Frères Karamazov. Dans ses Carnets éminemment révélateurs, rédigés à la même époque, Dostoïevski remarque à un moment donné que la Bible est un ensemble de textes valables pour toute l'humanité, croyante ou mécréante. Or on pourrait, toutes proportions gardées, en dire autant des romans de Fiodor Mikhaïlovitch qui disent "tout l'homme", du plus abject au plus lumineux...

  • Le sel des jours

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    Notes de l'isba (12)


    Au cours du jour. - Une chance nous est donnée chaque matin de se refaire une jeunesse, et c’est vrai au moment où le jour se lève, on est frais et dispos, on fait de beaux projets, on en oublie les heures et c’est midi, on devient un peu plus lourd, et l’après-midi passe, on se tasse, on n’a plus vingt ans maintenant et ce qu’on voit se voit de moins en moins vu qu’on a la vue qui baisse, et de fait on baisse aussi et ce sera bientôt la fin du jour et la vieillesse mais on trouve que c’est trop tôt pour se coucher, donc on couche encore ça sur le papier…


    Ziegler.jpgViatique de l'amitié. – Je reçois une bonne lettre, ce matin, de notre Jean Ziegler national, qui me touche beaucoup : «Cher Jean-Louis, je viens de terminer la lecture de L’Enfant prodigue. C’est puissant et magnifique. Ta dialectique entre « moi l’un » et « moi l’autre » est formidablement efficace. Le poète et le léniniste…et tout cela dans un bonheur évident de vivre qu’on respire à chaque ligne. Ta langue est merveilleuse. J’aime aussi tes portraits – si sentis, inoubliables : Charles Ledru, Lesage – je les reconnais. Et puis les femmes : Ludmila, Galia, Merline, Lena. La beauté, la justesse de leurs portraits me fascinent. Reçois, cher Jean-Louis, ma vive, affectueuse amitié et ma profonde admiration ». Voilà qui fait du bien un lundi matin, même si ce fou de Jean attige la moindre en me taxant de « léniniste »…

    Ici et maintenant. - J’aime bien rester couché durant ces toutes premières heures du jour, à lire et écrire. On est là comme un bœuf dans son œuf, au vrai travail naturel et fluide, précis et détendu, intense et vif, à fleur de pensée et à la pointe de son expression, à fleur de réel. Et du coup je me rappelle la réponse de Ludwig Hohl à la question de savoir ce qu’est le réel. Je ne trouve plus à l’instant la page des Notizen, mais je me rappelle la substance de l’observation, selon laquelle le réel est cette chambre-ci et pas une autre, dans cette lumière de ce matin, en ce moment précis – ce lieu de n’importe où qui me permet de vivre, de lire et d’écrire hors de toute sollicitation extérieure, pour être mieux perméable, précisément, à cet extérieur que je vais ressaisir et tâcher d’exprimer.

    Image: Philip Seelen


  • Au bord du ciel

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    Notes de l'isba (11)

    De la clarté. – J’avais lu quelque part et noté que l’esprit ne créé pas mais qu’il rend clair, et c’est vrai que l’esprit a ça de bien et de bon qu’il éclaire l’objet, d’ailleurs même l’idée devient objet à la lumière de l’esprit, à commencer par cette idée que l’esprit « rend clair » que je retrouve ce matin dans ce livre de 535 pages à couverture blanche et bleu pâle, intitulé Notes ou de la non-réconciliation prématurée, avec un petit portrait photographique de l’auteur, Ludwig Hohl, en couverture, qui a la tête d’un poète des pays de l’Est dans les années 50-70  - l’époque même de la non-réconciliation politiquement entretenue – donc je reprends ce livre tissé de pensées éclairantes, je relis la note 23 du chapitre Ecrire dont l’exergue est de Karl Kraus (« le poète doit vivre davantage ? Mais c’est ce qu’il fait ! »), et je m’arrête ensuite à la note 26 où Ludwig Hohl écrit : « Les poètes méditent ce que médite tout un chacun. Simplement ils sont plus assidus. Ils s’emparent de la chose, Nous sommes dans les choses comme le poisson dans l’eau. Mais le poète saisit l’eau »…  Hohl2.jpg  

     De la réalité. – On sait, on sent très bien ce que c’est, mais on préfère ne pas la voir ou l’avoir trop souvent à l’esprit. Or je ne pense, ici à l’isba, dans cette sorte de position en promontoire au bord du ciel, littéralement qu’à elle. Céline disait qu’elle se réduit en somme à la mort et que tel est notre horizon, mais ça se discute. On peut tout, en effet, juger en fonction de nos fins dernières, qui sont le bout de la nuit d’une réalité purement physique, mais ouvrir une nouvelle fenêtre dans la paroi de l’isba ou dessiner les plans d’un petit clocher à venir, et dessiner la forme de la cloche, comme en Russie où l’herbe a repoussé depuis longtemps sur la tombe d’Oblomov, est aussi un aspect de la réalité plus que physique... La nature est aussi une bonne base continue – et quand je dis nature, à l’instant, je pense autant à la clarté de Voltaire qu’à la poésie de Rousseau.

    Bellini01.JPGPar les deux bouts. – Je lis en même temps Les foudroyés de Paul Harding, très émouvante chronique poétique des derniers jours d’un vieil original passionné par les mécanismes d’horlogerie, et l’admirable Enfance obscure de Pierre Péju, qui explore les multiples aspects de ce qu’il appelle l’« enfantin » dans la foulée de Walter Benjamin, de Kafka, de Victor Hugo et de divers autres auteurs qui ont éclairé  le clair-obscur de nos sources, sans compter évidemment ses propres plongées dans l'enfantin – et c’est approcher la vie par ses deux extrémités, souvent en consonance…

    Images: Photo JLK d'une nouvelle fenêtre à l'isba. Là-bas en enfance, dessin à la plume de Bellini.

  • Corps et biens

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    Notes de l'isba (10)

    Désordre et rigueur. - Mon ami Jean-Yves Dubath me disait l’autre jour, alors que nous savourions la langue de bœuf aux câpres du Café de l’Evêché, suave et poivrée comme notre conversation, que le désordre est en somme le fonds de l’activité créatrice, ainsi qu’il vient de le vivre lui-même en rebrassant les pages de son dernier roman sur Fassbinder, et comme il l’a aussi observé en lisant ces jours la correspondance de Dostoïevski; et c’est exactement ce que je me disais aussi, ces derniers temps où mon propre désordre annonce quelque chose de neuf. Rien là-dedans de la « bohème » pittoresque de l’artiste, mais la base même d’un travail de fou d’une minutie horlogère. Les carnets de Monsieur Ouine de l’immense Bernanos, les ateliers de Francis Bacon et de Giacometti, le bureau de Dumézil en sont quelques exemples, sans parler des travaux préparatoires de romans de Dostoïevski lui-même. Or il va de soi qu’écrire, peindre ou noter de la musique relève de la plus rigoureuse mise en ordre. Ainsi, celui qui entre dans un nouveau roman oublie soudain de mettre de l’ordre autour de lui pour se consacrer au seul ordre de La Chose.

    Débordement. – On ne sait pas, et on ne veut pas le savoir, dans le bordel de l’atelier, où commence et finit le corps de l’artiste. C’est ce qui me plaît dans Caravaggio – le dernier jour, de Bona Mangangu, ou dans L’Atelier de Giacometti de Jean Genet : c’est qu’on est à tout coup dans l’atelier poétique de réparation du monde, pour reprendre l’image du poète selon Francis Ponge, qui prend les choses dans son antre pour les réparer. Que Giacometti travaille en cravate ou que Lucian Freud se représente à poil  le pinceau brandi est égal : le corps est bien plus que le corps, mais il faut bien qu’il soit bien là aussi, et tout à coup je me rappelle le corps râblé, groupé, garçonnier de l’artiste vaudoise Lélo Fiaux dans son tablier ruisselant de la matière astrale de ses pinceaux, et ses toiles qui éclatent comme du Rouault, les beaux toreros (Jeannot l’Oiseau !) qui lui tournent autour comme des satellites - corps de femme-mec ou de mec-fée absolument débordé par sa matière…

    Construction. – Et songeant à tout ça, lisant en même temps Les solitudes mystérieuse de Pascal Quignard dont les séquences s’agencent comme celles d’un film rêvé, fluides et naturelles apparemment mais qu’on sent pensées-senties au millimètre près, comme la fine brume ou le fin crachin au moment où ils deviennent forme pure; relisant en même temps que celui-là La Valse aux adieux de Kundera et, alternativement, L’insoutenable légèreté de l’être, je me dis qu’il n’est aucune technique du roman qui puisse faire théorie sinon après tout ce désordre de préparation, tout ce micmac des corps, tous ces mouvements nocturnes et ces percées diurnes qui se filent sur tel rythme ou la ligne de  telle mélodie…

    Image: l'atelier de Francis Bacon. 

  • De la beauté

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    Notes de l'isba (9)

    De l'aspiration. -  Il a fait ce matin une aube toute pure à l’isba, toute belle rose et toute belle bleue, transparente, soyeuse, immatérielle, indicible et toute belle, toute bonne et toute vraie.

    J’aspire à la beauté. Telle est ma vérité. Ce n’est pas plus compliqué que ça. Je reste fasciné par les simulacres de la beauté, toujours en proie à une fantasmagorie remontant à l’adolescence, mais je sais que tout ça n’est qu’un leurre sensuel, la beauté n’est pas ça, la beauté n’est pas trouble, la beauté est ailleurs. J’aspire à la sagesse, non pas à l’ataraxie détachée mais à une sérénité vivante et bonne, à une forme de bonté paisible accordée à une paix intérieure excluant elle-même, non sans force et même violence, les simulacres et les consentements bas – j’aspire à cela, ce qui ne veut pas dire que je le vive sans trouble ni lutte. J’aspire à ma vérité. Je sais qu’elle est aussi dans cette lutte continuelle, et je le vis dans la difficulté comme je sais que le vivent à peu près toutes et tous.

    Marchands du temple.  – Ce que tu qualifies de beauté, ils n’y voient que des reflets illusoires, d’ailleurs tout dépend du critère de beauté, arguent-ils en invoquant les cultures variées, il y a beauté et beauté, et quand tu leur demandes ce qui les touche, eux, en matière de beauté, ils te répondent qu’ils n’ont pas travaillé la question, mais il va de soi que Rothko et Morandi les font vibrer quelque part, et puis ils restent à l’écoute, enfin ta ferveur un peu rétro les amuse, qui leur rappelle ces folles années  où le marché de l’art ne les occupait point autant.

    Mehr Licht ! -    Je veux voir le ciel, je veux le voir tout le temps, je vais donc mettre plus de  fenêtres à l’isba et de tous les côtés, cette moche masure va devenir la maison de verre d’où je verrai le ciel de partout jusqu'aux anges et vous verrez ce que vous verrez !

     

    Image JLK : L'aube à La Désirade. 

  • Les yeux fertiles

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    Notes de l'isba (8)

     

    Regarder. – C’est l’injonction essentielle que je retiens de nos enfances : « Regardez ! » Et si je m’intéresse aujourd’hui à l’étymologie du mot regard je constate ceci que je pressentais : qu’il ne s’agit pas simplement de voir, au sens de zyeuter, mais de garder, de prendre et de conserver, de garder au sens de veiller et de protéger, de préserver en soi et pour le transmettre ; tout à l’opposé vivant du voyeurisme qui n’est que morne consommation : contemplation active et consumation.

     

    Cingria8.JPGDe la joie. - Le vrai travail est producteur de joie. Non d’euphorie hagarde: tout le contraire. La joie est tout autre que le sot esprit positif des temps qui courent se réduisant à l’exclamation Super ! qui relance le nordisme selon Charles-Albert, c’est à savoir l’affectation de bonne humeur déterminée par un programme.

    La vraie joie ne se programme pas mais fuse du corps et de l’âme qui est un aspect subtil du corps, et c’est d’elle et de son énergie fulminante que procède précisément l’écriture de Cingria. Je la ressens dès les premières phrases de la Lettre à Henry Spiess. Immédiatement il y a là quelque chose de prompt, de vif, de savoureux, et c’est cette joie je crois qui m’a sauvé, en quelque sorte, à vingt-deux, vingt-trois ans, quand j’avais encore la tête enchifrenée de vapeurs marxiennes…

    Charles-Albert avait vingt-quatre ans lorsque, de Meskoutines, en février 1907, il écrivait ceci au très digne poète genevois: "Cet Arabe m'apporta un petit brasier et nous causâmes en nous chauffant. Il était extrêmement long et pâle, comme un Christ de mise au tombeau, avec une barbe noire bien plantée et des yeux noirs, posés sur deux virgules d'iode qui étaient ses paupières. Il portait un pantalon bleu et un burnous de mousseline. Il me fit voir l'organe, écrit en français, d'une société islamique moderne, dont il était membre et qui avait pour but de ramener au Coran pur l'islamisme obscurci par les pratiques grossières et superstitieuses des mahométans actuels"... 

     

     

    BACH. – Je ne sais plus bien qui, il me semble que c’est Enesco, disait que la musique de Bach nous rappelle que parfois l’homme est capable du ciel.

     

     

    Unknown-3.jpegAloïse fée timbrée. - Une féerie florale de roses et de mauves et de bleus tendres et de jaunes pâles et de verts pétales compose une toile de fond végétale qu’on dirait un décor peint et qui voit surgir les corps en gloire de solennelles créatures de cinéma ou d’opéra aux yeux pleins de bleu. C’est à la fois suave et terrible. Cela figure un univers de tea-rooms l’après-midi où de très douces rêveries de femme seules se combinent à des projets de meurtres ou de compulsions protectrices. Le Drame couve en coulisses, on le sait, mais sur scène on tiendra son rang décent. Une jeune fille a été trahie à l’origine. Le Prince Charmant n’a pas été à la hauteur. Un délire en découle qui passe par l’impossible ou presque: faute d’épouser civilement et religieusement le Seigneur trop lointain dans le ciel essentiel, on briguera la place de l’Impératrice à la droite de Guillaume II. Or tout cela s’illustre en beauté. La beauté prendra même l’ascenseur au moyen de fresques verticales reliant la terre basse et le ciel haut.  La beauté des couleurs va commander et il y en aura partout sur la feuille, sans une brèche permise au souffle gris de la mortifère platitude. Nulle place pour le prêt-à-porter gris ou l’aliment rapide  à goût de carton ou d’épices industrielles.

    aloise03.jpgL’art d’Aloïse, fébrilement sublimatoire, apparaît comme une réponse joyeuse et narquoise à la démentielle agression collective de la Société, au même titre, mais en moins intelligible, que l’écriture de Robert Walser - proche aussi du théâtre pictural d’Adolf Wölfli ou des visions poétiques de Louis Soutter...

     

     

    Image: Charles-Albert Cingria enfant; peintures d'Aloïse.

     

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    Notes de l'isba (7)

    Renouer. - Rien ne se fera sans esprit de suite ni sans acharnement à continuer coûte que coûte, surtout si ça coûte, et d’autant plus que ce qui coûte le plus est gratuit aux yeux du grand nombre. L’art est aussi gratuit que l’air et aussi vital, sauf que l’air est donné et que l’art s’acquiert de haute lutte : mais c’est aussi un don à l’autre sens du terme, et cela aussi m’est cher. Renouer serait donc ce don que nous faisons en reconnaissance de ce jour donné chaque jour que Dieu fait.

    L’usage de ce nom me revient sans référence, pur de son énorme charge historique de tradition spirituelle et délesté de toute implication politique ou sociale, que je ne refuse ni ne récuse pour autant. Dieu m’est ce matin la Personne absolue que le Christ incarne évidemment, mais là encore que de fatras d’interprétations et pour dire tout et son contraire, alors disons que Dieu est ce que je pourrais être absolument au-delà de tout ce que je suis, comme il est la lumière et l’aura de toute personne qui en est traversée, ou disons que Dieu et le Christ seraient la Parole absolue qui rendrait compte d’une humanité capable de l’entendre et qui n’en finit pas de faufiler son très mince rayon dans les ténèbres…

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    Musiques de Cingria.
    – Nous venons d’enterrer Dimitri, j’ai pensé au Christ byzantin d’Alexandre Cingria en assistant à l’office orthodoxe, Olivier Cingria est venu me serrer la main après la cérémonie et voilà : Dimitri ne verra pas paraître la suite en bleu et or des nouvelles Œuvres complètes de Charles-Albert dont la lecture fut notre première passion partagée, dès le début des années 70, et le prélude lumineux à notre amitié. Il me semble que c’est par Musiques de Fribourg que je suis entré dans le  labyrinthe harmonique du génial promeneur que je retrouve aujourd’hui par delà les eaux sombres.


    Cingria7.JPGDe la source. - La professeure Doris Jakubec, dans son Introduction professorale à la nouvelle édition critique des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, affirme d’emblée que, pour Cingria, « le monde est un théâtre », mais je ne trouve pas que ce soit aller à la source. D’abord parce que c’est cadrer le monde de manière artificielle et par trop construite ; ensuite parce que Charles-Albert ne s’est jamais borné au rôle de spectateur. Comme le peintre chinois il est lui-même dans le tableau. Toujours il est partie intégrante du décor, qu’il campe et ne cesse de déplacer en bougeant lui-même, et jamais le décor ne fait toile de fond et moins encore panorama. L’univers selon Cingria n’est pas un spectacle mais une donnée essentielle omniprésente au double caractère ondulatoire et corpusculaire dont le chant du poète découle en coulant pour ainsi dire de source. Cela saute aux yeux et à l’esprit et à l’âme dès ses premières lettres de tout jeune homme qui sont l’expression la plus immédiate et la plus lustrale de sa voix, laquelle voix n’est aucunement celle d’un acteur en posture de déclamation.

    De la voix et du chant. – Cette question de la voix est essentielle chez Cingria, qui module aussitôt un chant. Mais là encore il serait faux de supposer celui qui psalmodie dans la posture d’un récitant en déclamation. Charles-Albert a d’ailleurs signifié merveilleusement, à propos de Pétrarque, l’origine et la nature de cette voix. « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ».

    Images: Charles-Albert en son jeune âge, et croqué par Géa Augsbourg.