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  • Vie et destin

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    Notes de l'isba (6)
     
    Mort de Dimitri. - Il est six heures du matin et je pense à Dimitri. J’imagine son corps gisant là-bas, Dieu sait où. Je pense à tout ce qu’il a été et à tout ce qui fut. Je pense à tout ce qu’il nous a apporté. Ma pensée entière est remplie par la présence de son absence. Je pressens que j’aurai beaucoup à écrire et à dire (à me dire) sur lui. Cette mort si brutale, si violente est plus à mes yeux que l’expression d’une aveugle fatalité : elle figure à mes yeux une conclusion qui, sous couvert d’absurde, comme celle d’Albert Camus, ressemble en somme à Dimitri. Dès que j’ai appris l’horrible nouvelle, j’ai pensé que cette mort avait la force d’un paraphe final. Je n’en parlerai à personne en ces termes, mais j’ai pensé aussitôt à cette fin comme un élément ressortissant au mystère de cette personne. En attendant, j’ai repris mon exemplaire de Personne déplacée dans lequel je vais remplir les blancs de nos souvenirs. Je me rappelle à l’instant nos premières rencontres au Métropole, vers 1970. Son ironie sympathique envers le petit gauchiste plus ou moins repenti déjà fou de lecture. Ses sarcasmes et son attention assez affectueuse, son intérêt à me voir me passionner pour Charles-Albert Cingria, découvrir sans son conseil le Croate Miroslav Krleza et le Serbe Bulatovic (je ne discernai alors aucune discrimination de sa part entre auteurs serbes, croates, bosniaques ou macédoniens), avant Pétersbourg de Biély, premier chef-d’œuvre publié à L’Age d’Homme.
     
    Dostoïevski.jpgDe nos fins dernières. - Etait-ce après la mort de sa mère ou après la mort de son père ? Je ne saurais le dire. Toutefois on était près d’une mort proche. Dimitri m’a dit alors qu’il venait de lire, avec saisissement, la Méditation devant le corps de Marie Dimitrievna, de Dostoïevski. Et tout aussitôt je me suis mis à la recherche de cet écrit qui m’a ramené à la question de toujours sur les fins de ce monde, le sens de notre vie et les formes de notre éventuelle survie.
    Dimitri est mort mardi dernier et je ne sais si j’aurai l’occasion de me recueillir devant sa dépouille, sans doute exposée selon l’usage orthodoxe, mais je n’ai pas besoin de me trouver physiquement devant lui pour me poser à l’instant cette question : aux fins de quoi tout ça, et quel sens si ça ne se transforme pas en vie éternelle, comme je sens un peu mieux chaque jour que, tout se trouvant raclé, selon l’expression de Ramuz à la fin de Vie de Samuel Belet, qui rappelle aussi le bilan de L’Education sentimentale, quelque chose reste cependant, peut-être, peut-être ouvert à la transfiguration par l’intercession du Christ, synthèse des synthèses de toute l’humanité en nous à en croire Dostoïevski.
     
    Czapski13.JPGLumières de Romanov. – Il n’était pas bien ce soir-là, il était mal fichu, il s’était enveloppé le cou d’une espèce de châle, nous étions à l’étage de la Maison sous les arbres, Geneviève était en bas avec le petit Marko, et à un moment il m’a dit : « À présent je vais vous donner quelque chose ». Je devais avoir vingt-cinq ans, je me sentais encore très jeune, il en avait trente-huit et me semblait très déjà vieux, il s’est levé, s’est rendu dans la pièce voisine et en est revenu avec un livre de la collection blanche de Gallimard petit format, fourré de papier pergamine comme c’était notre usage, et Dimitri me dit : « C’est pour vous, Rozanov est un auteur pour vous ». C’était La face sombre du Christ de Vassily Rozanov, avec la préface de Josef Czapski que j’ai rencontré peu après à l’occasion de sa première exposition à Lausanne, et depuis lors le nom de Rozanov a été pour moi l’une des lumières impérissables de mon ciel spirituel sous lequel a été scellé ce que j’appelle notre indestructible alliance, plus forte que toutes nos dissensions.

    Rozanov3.jpgRozanov ne m’a jamais quitté. Sa conception de l’intimité et de la voix modulées par l’écriture recoupe la mienne et ne cesse de la revivifier en dépit de nombreuses idées ou positions qui lui sont propres et que je ne partage aucunement, comme il en allait de mes relations avec Dimitri. La somme rozanovienne que représente Feuilles tombées, publiée à L’Age d’Homme en 1984, me suit partout et je sais à l’instant qu’à l’ouvrir je trouverai ce que j’y cherche comme à l’état de murmure à moi seul destiné, et c’est exactement cela, page 398 : « Remercie chaque instant de ton existence et éternise-le »…  

  • Au pain et à l'eau

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    Notes de l'isba (5)

    Ce bout de pain. – Dans la pénombre veloutée, mon corps mortel se penche sur la vitrine qui s’éclaire alors et révèle ce morceau de pain sec posé sur un mouchoir blanc, et mon âme immortelle  s’incline à son tour en pensant aux millions d’humiliés et d’offensés que rappelle cette relique d’un camp de prisonniers semblable à tous les camps du terrible XXe siècle et de ce XXIe siècle déjà lourd à 11 ans de tout ce poids qui ne cesse de peser partout.


    Cette vitrine magiquement éclairée se trouve dans la salle d’exposition souterraine de la Fondation Martin Bodmer, à Genève, au milieu du quartier très huppé de Cologny ; ce bout de pain a échoué sur la grève des milliardaires de ce pays comptant au nombre des plus nantis, et je pourrais en concevoir une pensée grinçante – penser par exemple que cette exposition aurait dû être présentée en priorité aux jeunes Russes, comme l’a sans doute espéré Natalia Soljentitsyne -, et puis non : je me dis que tout est bien.


    Isba13.jpgJ'écris ces mots dans une espèce de baraque décatie, au bord du ciel mais d’aspect tout semblable à celles de Buchenwald ou du Goulag, je ne suis qu’un doux rêveur à la Illia Illitch Oblomov et n’ai jamais souffert en ma vie de privilégié que de sentiments sentimentaux, cependant je recueille ce vestige de lumière éternelle que représente à mes yeux ce bout de pain de rien du tout - et de tout ça je remercie Dieu qui n’existe pas sauf à l’instant d’être reconnu dans ce morceau de pain sec dont l’image sera mon icône de ce matin, mon mandala et mon tapis de prière...

    1394294897.jpgLa bonne mesure.  – La lecture de Gustave Thibon me fait du bien, comme le pain ou l’eau claire. Pas besoin de plus, ou s’il y a plus, car il y a forcément plus et d’un peut tout, je me connais, la base de cette présence paisible et lucide, sensible, aimante, me reste un port d’attache depuis ma vingtaine lointaine, et qu’on le dise réac ou catho souverainiste m’est bien égal à moi le huguenot de moins en moins croyant mais de plus en plus chrétien au sens évangélique paléo d’avant Rome et les sectes, estimant que Thibon Gustave le philosophe paysan n’est pas plus de droite ou de gauche que le pain et l’eau claire.

    Monsieur Sénèque. – L’ayant rencontré à un âge déjà pas mal avancé, notre chère K., mère de ma bonne amie à qui je l’avais recommandé en lui offrant ses Lettres sur l’amitié, avait fait de Sénèque son conseiller personnel dont elle me donnait volontiers des nouvelles après avoir « échangé » avec lui dans tel jardin public ou dans tel café et, souvent, sur le bateau d’Evian où elle allait respirer plus largement en douce France d’en face.


    4169582830.2.JPGCelui qu’elle disait « ton Monsieur Sénèque » était, à ses yeux, un penseur réellement fréquentable, qui ne mettait pas de majuscules à ses pensées ni d’italiques à ses sentiments, un sage franc du collier, lucide et prudent, mais pas éteignoir pour autant, pour ainsi dire un type bien…  

    Images: morceau de pain conservé par un prisonnier du goulag, emporté en Occident par Soljenitsyne quand il fut chassé d'URSS, en février 1974; homme seul sous le ciel plombagin;  Notre amie K.

  • Ceux qui restent à l'écoute

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    Celui qu'on traite de lecteur en série / Celle qui se tient au courant alternatif / Ceux qui sont incompétents par manque de sources et de ressources / Celui qui est devenu meilleur localier à fréquenter les mauvais lieux /Celle qui a tout appris sur le tas et plus encore sur le tard / Ceux qui deviennent bons parmi les méchants / Celui qui est né méchant dans un entourage de bons et s'est amélioré alors que son frère né bon l'est resté mais les cousins ça dépend / Celle qui était plutôt hétéro avant Jessica et qui s'est découvert un instinct maternel quand Jessica a choisi de se faire faire un enfant par insémination anonyme / Ceux qui sont sans domiciles mais pas sans idées fixes / Celui qui avait un fort préjugé contre les séries américaines jusqu'à se mettre à l'écoute de The Wire / Celle qui te souffle l'idée de la série The Panoptical World / Ceux qui inventent le roman sériel / Celui qu'on dit l'Omar de son quartier, autrement dit: le Robin des Bosquets / Celle qui a de la peine à nouer les deux bouts de chous / Ceux qui scénarisent les affects significatifs / Celui qui pense que le for intérieur est un forum de réminiscences / Celle qui d'un coup d'aile se sort du Labyrinthe /Ceux qui cherchent à retrouver la tonalité de leur première enfance / Celui qui se dirige à l'émotion ou en brasse coulée dans la vasque aux fluides / Celle qui disait écrire "à la force du rêve" / Ceux qui pratiquent la "pensée rêvante" / Celui qui croit écrire alors qu'il ne fait qu'écrire / Celle qui nettoie l'encre des draps en faisant ta lessive / Ceux qui ne feront jamais de taches / Celui qui n'écrit que par mécrit / Celle qui coupe son jardinier en deux pour voir ses fleurs dedans / Ceux qui se croient simples comme bonjour en ignorant l'au revoir qu'ils contiennent / Celui qui cherche l'"idée vraie" dans le fatras des vérités d'emprunt / Celle qu'on dit "hors sujet" depuis qu'elle est sortie de ses langes / Ceux qui ont perdu l'enfant sur la table et d'autres qui l'ont laissé dessous / Celui qui pense que la monade inclut la limonade et pas l'inverse enfin pas souvent / Celle qui recopie scrupuleusement cette phrase du Journal de Julien Green du 15 juillet 1956 donc l'année de l'insurrection hongroise: "Le secret c'est d'écrire n'importe quoi, c'est d'oser écrire n'importe quoi parce que lorsqu'on écrit n'importe quoi, on commence à dire les choses importantes" / Ceux qui ont découvert Adrienne Mesuratgrâce à Walter Benjamin et Walter Benjamin grâce à un très vieux cordonnier de Collioure ami d'Antonio Machado / Celui qui palpe le corps de la mémoire de ses doigts d'aveugle / Celle qui se dirige à la douleur sans trembler vu qu'on a sa fierté chez les Bantous / Ceux dont la mémoire fêlée se réparera comme il en va des pots de chambre de porcelaine ou des Pontiac vintages / Celui qui prend conscience des "petits perceptions" chères à Leibniz se rappelant le toucher de la toile écrue de la chemise de son père sur son lit de mort /  Celle qu'envahit l'immense tristesse du jeune Michael entraîné dans la spirale du meurtre après s'être vengé de son beau-père violeur et qui la regarde fixement à la fin de la bouleversante séquence de la cinquième saison de la série The Wire/Sur écoute / Ceux qui constatent que la télé peut revigorer le cinéma mais c'est rare / Celui qui s'est embarqué dans un livre qui avance come un paquebot sur une mer qui reflue / Celle que frappe le poignard de glace d'une parole qui fond en elle mais que jamais elle n'oubliera / Ceux qui n'ont pas le temps de lire Proust vu qu'ils estiment qu'il n'a pas pris la peine de leur écrire par lettre recommandée / Celui qui lance une fausse enquête pour mener la vraie / Celle qui écoute l'autre l'écouter tandis que leurs deux coeurs battent un peu plus vite / Ceux qui veulent être reconnus mais pas comme on croit /Celui qui n'aspire qu'à la reconnaissance de l'autre en tant que tel avec ou sans bretelles / Celle qui ressent tout à la vitesse des tours de magie / Ceux qui s'interrogent sur la symbolique des notations musicales et le mystère soluble des pots cassés / Celui auquel on a dit qu'il n'était "rien qu'un petit garçon" il y a soixante ans de ça et auquel on dit aujourd'hui qu'il n'est "rien qu'un petit vieux" / Celle qu'on prétend née violoniste ou née femme de ménage selon le quartier et l'immeuble / Ceux qui se retrouvent dans la peau de celui qui écrit sans être sûrs de l'être", etc.

     

    Dorra02.jpg(Cette liste a été établie au fil de la lecture alternée des 60 épisodes des 5 saisons de la série The Wire/Sur écoute et du dernier livre de Max Dorra intitulé Lutte des rêves et interprétation des classes paru à L'Olivier)             

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  • À l'écart

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    Chroniques de La Désirade (34)

     

     

     

        

    À distance. – Le moindre recul, et le moindre bon sens, aussi, suffisent à replacer ce que les médias appellent ces temps « une tragédie française » au rang de fait divers nauséeux, exalté par un mélange de curiosité vorace et de moralisme à la petite semaine.

    Désirade77l.JPGLa nature qui nous entoure ici reste le lieu de tous les carnages, pas un instant je ne l’oublie, pas plus que l’instinct prédateur de l’homme et sa passion morbide, mais la nature ne dore pas la pilule, la nature reste ce qu’elle a toujours été dans son indifférence absolue et son étrangeté splendide qui me font retrouver ici, dans cette espèce de cabanon au bord du ciel, l’humilité sereine de l’homme des bois selon Thoreau ou l’équanimité de Pascal entre ses deux infinis, entre le cendrier et l’étoile – et voici le fermier du dessus se pointer pour m’annoncer qu’il a dû couper l’eau que j’ai captée à sa fontaine vu que « ça manque » ces jours…

    Kundera77.jpgIdiots utiles. – Il faut (re)lire La Vie est ailleurs de Milan Kundera pour mieux réévaluer, aujourd’hui, les mécanismes de la fascination exercée, sur les intellectuels, par le Pouvoir, à côté de cette autre observation fondamentale sur le fait que de doux poètes, tels un Eluard ou un Aragon, en soient arrivés à louer les mérites d’un Staline.

    Or ce qu’il y a remarquable, chez Kundera, c’est que l’explication de ces phénomènes passe par l’implication existentielle la plus nuancée et la plus fine, où l’évolution des protagonistes – à commencer par le jeune poète Jaromil, qui va basculer dans le stalinisme – se module en phase avec celle du milieu familial (l’inoubliable portrait de Maman, la mère invasive, ou l’oncle réactionnaire bientôt « épuré ») et de la société bouleversée par l’Histoire en marche.

    Le roman met en scène la société tchèque du début des années 50, mais ses observations n’ont rien perdu de leur pertinence, et la lumière qu’il jette sur la catégorie des idiots utiles, ainsi que les appelait Lénine avec son cynisme habituel, vaut encore pour nombre de larbins de l’intelligentsia de gauche ou de droite.

    Girard7.jpgSauveteurs. - Contre le romantisme et son mensonge récurrent, notamment en littérature, tel que René Girard l’a isolé (au sens pour ainsi dire scientifique, comme il en irait d’un virus ou d’une bactérie) et décrit par le détail dans Mensonge romantique et vérité romanesque, contre cette flatterie « jeuniste » qui exalte la rébellion pour la rébellion ou la nouveauté pour la nouveauté, la notion de bon génie de la Cité m’a toujours été chère, au dam de mon propre romantisme, que je retrouve avec reconnaissance chez les écrivains ou les penseurs que Léon Daudet, par opposition aux Incendiaires, appelait les Sauveteurs. 

     

    Mais ces catégories critiques sont rarement pures en leurs critères. Il y a par exemple, dans la bonne volonté hygiéniste du docteur Destouches, le germe du racisme qui fera dérailler le Céline des pamphlets, de même que l’idéal de justice et d’équité des premiers révolutionnaires a nourri les pires déviations de la terreur et du totalitarisme.

    ferdinand_hodler-Sunset-at-Lake-Geneva--1915.jpgimages.jpegDe la peinture-peinture. – C’est en repassant par les bases physiques de la figuration qu’on pourra retrouver, je crois, la liberté d’une peinture-peinture dépassant la tautologie réaliste. Thierry Vernet y est parvenu parfois, comme dans la toile bleue qu’il a brossée après sa visite à notre Impasse des Philosophes, en 1986, évoquant le paysage qui se découvre de la route de Villars Sainte-Croix, côté Jura, mais le transit du réalisme à l’abstraction est particulièrement lisible et visible, par étapes, dans l’évolution de Ferdinand Hodler. Nous ne sommes plus dans cette continuité, les gonds de l’histoire de la peinture ont été arrachés, mais chacun peut se reconstituer une histoire et une géographie artistiques à sa guise, à l’écart des discours convenus en la matière, en suivant le cours réel du Temps de la peinture dont la chronologie n’est qu’un aspect, souvent trompeur. De là mon sentiment qu’un Simone Martini ou un Uccello, un Caravage ou un Signorelli sont nos contemporains au même titre qu’un Bacon, un Morandi ou un De Staël…

    Images : La route de Vufflens-la ville, huile sur toile de Thierry Vernet ; Milan Kundera; René Girard; peintures de Ferdinand Hodler.

  • Avant l'aube

    55376896.jpgNotes de l'isba (2)

    Génies toqués. - Le vrai travail est le meilleur avant l’ouverture des guichets, avant que les oiseaux ne prennent le relais des grillons, dans le silence chaste précédant les glossolalies, avec cette présence encore du sommeil et de ses fantômes en leur théâtre d’extrême intimité souvent incongrue mais non sans humour, à fleur de mots à peine exprimables et surtout pas dans le langage de Freud (sauf quand il délire) et de ses bandes sectaires.

    40_lg.jpg2768787831.jpgimages.jpegDe là mon attachement aux  peintres un peu dingos genre Adolf Wölfli (1864-1930), grand obsédé à trompettes de papier dont les mots ne peuvent rien nous dire quoique le cherchant en discours véhéments rappelant ceux de l’autre Adolf timbré, alors que ses images nous atteignent et nous traversent et nous hantent comme des visions d’enfance quand le Méchant rôde autour de la maison et que c’est si bon. De même l’écriture très matinale, au nid, est-elle une bonne voie ouverte aux « forces intérieures » dont parle Ludwig Hohl, cet autre toqué.

    louis-soutter-trois-tetes-tropiques.jpg3311155934.2.jpgLe moindre trait, j’entends : la moindre amorce de ligne, et les hachures, les réseaux et les résilles, les griffures et les morsures – les traits tirés de Louis Soutter (1871-1942) me touchent indiciblement, comme personne en gravure sauf peut-être Rembrandt dans ses moments de plus libre abandon, ou Goya bien entendu (je veux dire le Goya vraiment déchaîné), ou Soutine qui ne dessine que par la couleur – mais tout Soutter et jusqu’aux doigts, Soutter qui se met à dessiner de la main gauche quand la droite est trop habile, Soutter Louis de Morges à Ballaigues et sans commencement ni fin, Soutter en sa présence exacerbée par la douleur transfusée en foudre de beauté…

    Louis Soutter construit sa cabane d’encre dans les bois de la ville-monde, et la prudence requise pour le suivre doit être vive car ses câbles de soutènement sont électrifiés et l’on se signera en passant devant les croix que forment les échafauds et les échafaudages portant ses Christs et ses femmes de désir.

    Or, du fond de mon rêve d’avant l’aube, ce même désir de cabane follement présente au cœur de ma ville-monde me poursuit en dépit d’une vie encore mille fois trop soumises aux « forces extérieures ». D’où mon recours magique aux petites fées en robes de soie salivée par les fines fines araignées du soir (espoir) et du matin (mutin) qui inspirent le salut de Guido Ceronetti (Ho visto un ragno / nella gioia mi bagno) , les petites filles en fleur ici piégées dans les rets de Soutter l’obscur.

    De l'obscur. – Le seul fait d’écrire le mot OBSCUR me rappelle la scène du roman de Thomas Hardy qui évoque l’émerveillement du jeune protagoniste, la nuit sur la colline dominant son village natal, à scruter là-bas les lueurs de la grande ville.

    Nous c’était les soirs de match, de l’autre côté des hauteurs boisées de notre ville, la clarté bleutée du stade éclairé dans la nuit lausannoise et la clameur annonçant que les nôtres avaient marqué. Mais de quoi nous réjouissions-nous donc dans notre obscurité ?

    De la retenue. – Notre confrère Georges Baumgartner, au 59e étage du Club de la presse étrangère, à Tokyo, me disait que le journaliste nippon ne dit ordinairement que le 20% de ce qu’il sait.

    Or je me reproche, pour ma part, de ne pas dire non plus tout ce que je sais ou que je pense, ma réserve représentant un bon solde de 20% au titre de la crainte de faire trop de vagues, du respect humain ou de la conscience aiguë du relativisme de tout jugement, du mépris pour les faiseurs qui se passe volontiers de commentaire, ou encore de la paresse, de l’indifférence et d’un je m’en fichisme « métaphysique » de plus ou moins bon aloi…

    Images: L'isba vue d'en haut et le lac Léman; Adolf Wölfli et ses peintures; dessins de Louis Soutter.

  • Decrescendo dolcissimo

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    Au niveau du groupe nous nous étions cooptés selon des critères purement contrapuntiques, en évitant cependant le mec trop à droite ou la nana coincée. L’idée de jouer de nos corps était inscrite dans le contrat tacite, mais on n’allait pas donner pour autant dans l’échangisme à la trouduc.

    Jamais, d’ailleurs, nous n’avons cherché le scandale. Si le public venait de plus enplus nombreux à nos concerts, rien n’était calculé de notre part, ni les préliminaires ni la conclusion.

    Lorsque la maladie a fait du septuor un quintet, puis un trio, c’est assez naturellement que la gravité et la mélancolie se sont substituées, dans nos interprétations, à la sensualité radieuse qui avait établi notre célébrité.

    Enfin là, si vous le voulez bien, vous la bouclez un moment, j’veux dire : vous vous taisez, vous faites silence, vous la fermez juste le temps que nous écoutions ce que Franz Schubert a écrit rien que pour nous deux, rien que pour elle et moi - rien que pour vous tous et nous tous qui sommes encore là.

    (Extrait de La Fée Valse)