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  • Proust

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    Pour William Cliff

     

    La terrible douleur
    de n'être pas aimé,
    ou tout faire pour ne l'être pas
    quand ce ne serait pas assez...

    Nous avons espéré
    tout ce temps écoulé
    que l'enfance passe
    mais l'enfance n'en finit pas
    de se retenir de passer
    pour un baiser volé...

    Des rivières se retenant
    elles aussi de s'enfuir
    s'accrochent aux cuisses
    musclées des nageurs
    à langueurs de sirènes;
    et les filles de musiciens
    aux arènes de nuit,
    injurient les familles...

    La conscience de tout
    est immense et partout,
    rien n'étant séparé
    dans la vision de l'esseulé
    recevant à dîner
    des flopées d’ennuyeux:
    de conseillers fiscaux
    de duègnes déguisées
    en experts militaires;
    et les oiseaux de nuit,
    et les requins sans bruit,
    les prêtres attifés
    avec leurs gigolos,
    les courtisans fardés -
    tout un théâtre hallucinant
    de masques effarés;
    toute une comédie affreuse,
    odieuse et délicieuse;
    et ce regard sérieux
    du populo matant
    l'étalage précieux
    aux vitres embuées
    du grand hôtel factice...
    Tous ces visages nus
    de faux-culs alignés
    le long des galeries
    de tous les artifices,
    tous ces vieillards puérils
    ces vieux enfants séniles
    soudain bouleversants
    en la vérité vraie de ce temps retrouvé
    par delà toute attente...

    Ainsi la mer allée
    sera demain l'amante
    de ce matin passé:
    ce type couché nous a ouvert
    de nouveaux chemins sur la mer...

     

    (Cracovie 1966-2016)

  • La force des amis fragiles



    littérature,chanson


    Lettres par-dessus les murs (40)


    Ramallah, ce mardi 3 juin 2008, matin.


    Cher JLs,
    j'ai moi aussi quelques souvenirs d'essayages derrière des bâches trouées, des pieds qui se prennent dans le pantalon, entre deux murs de boîtes à chaussures, voire au milieu d'un supermarché sans cabines. Ceci dit je préfère quand même les salons de Dolce & Gabana, Via Montenapoleone à Milano, que tu connais aussi bien que moi : climatisés et parfumés, avec canapés de cuir rose dans chaque cabine, où vient s'affaler la petite amie ou le petit copain du mec qui essaye son futal, regards gourmands qui se démultiplient dans les grandes glaces qui couvrent les parois, et d'accortes hôtesses qui viennent apporter des Martini rossi on the rocks, ou donner un coup de main, quand on a coincé sa fermeture éclair. L'idée n'est pas désagréable mais pour tout te dire je me passerais volontiers des essayages, en cabine ou en camionnette, d'ailleurs je m'arrête là, parce qu'en tapant « d'accortes hôtesses » quelque chose a fait tilt, d'où me viennent ces mots-là, et bien ils viennent d'ici, d'une chanson de Bashung,
    En Ecosse des gosses écossent
    Des chimères en chair et en os
    D'accortes soubrettes les escortent
    En Ecosse des gosses précoces
    Chopent des crampes

    A faire l'amour à tue-tête
    A bâtons rompus


    et donc j'ai envie de te dire deux mots sur Alain Bashung, et de lui dire deux mots aussi, parce que je ne suis pas vraiment d'accord avec ce qu'il fait en ce moment, son dernier album vient de sortir, c'est moins bon, il a changé de parolier le bougre, ou bien le parolier s'est barré je n'en sais rien, Jean Fauque fait un disque solo maintenant, les paroles sont grandioses, mais du coup c'est la musique qui est tristoune. Alors que les deux ensembles, Fauque à la plume et Bashung à la basse, ça c'est du grand art, des allitérations scintillantes sur des sons inouïs, on touchait les étoiles. Bien sûr on a le droit de ne pas aimer la voix nasillarde de Bashung, mais franchement de tous les droits civiques celui-ci me semble le plus discutable. Si par malheur tu ne connaissais pas L'Imprudence, leur dernière œuvre commune, il te faut sans tarder appareiller montgolfière et te laisser porter en direction du disquaire le plus proche, on y trouve des perles de poésie, des pépites issues de leur rare alchimie :

    Dans ma cornue
    J'y ai versé
    Une pincée d'orgueil
    Mal placé
    Un peu de gâchis
    En souvenir de ton corps


    Ou bien ce vers, tiré d'un précédent album, dont la musique intrinsèque me semble se suffire à elle-même,
    La nuit je mens, je prends des trains à travers la plaine


    mais c'est peut-être parce que j'y entends l'accompagnement, les violons et la batterie, comme celle qui claque à la fin de
    Un jour au cirque / un autre a cherché à te plaire / dresseur de loulous / dynamiteur d'aqueducs

    J'apprends à l'instant, au hasard du web, que Bashung souffre d'un cancer. Ca me fait de la peine, pour toutes les extases que je lui dois, mais surtout parce qu'à force de l'entendre je le connais bien, les chanteurs qu'on aime font partie de la maison, ils hantent nos murs, ils sont un peu de la famille, bien plus que les écrivains condamnés au silence des livres clos. Leurs voix ont accompagné trop de rêves et de mélancolies…
    Cancer du poumon, dit le web, pas tellement étonnant, à force de côtoyer Brel, de respirer le même air que Gainsbourg.

    Le dimanche à Tchernobyl
    j'empile torchons, vinyles, évangiles
    mes paupières sont lourdes
    mon corps s'engourdit
    c'est pas le chlore
    c'est pas la chlorophylle
    tu m'irradieras encore longtemps
    bien après la fin
    tu m'irradieras encore longtemps
    au-delà des portes closes

    littérature,chanson

    A La Désirade, ce 4 juin, soir.

    Cher Pascal,
    Je me vois tout à fait dans un salon rose de Dolce & Gabana : c’est vraiment mon genre – tu m’as compris, fils. Mais je mentirais à prétendre que jamais je ne suis entré dans ces lieux de surfines délices, puisque le vieil Albert Cossery m’a entraîné un jour à l’Emporio Armani de Saint Germain-des-Prés, qui fait à la fois office de fringuerie chic et de cantine pour gens simples. Ce fut d’ailleurs un show que le déjeuner du dandy aphone vitupérant (sans en être entendu) les magnifiques éphèbes du service, plus mal élevés les uns que les autres, et vociférant, de la même voix inaudible contre la décadence des temps qui courent.
    littérature,chansonPour marquer le coup, il m’écrivait de temps à autre une sentence qu’il estimait digne d’être retenue. J’ai gardé un papier sur lequel il a griffonné au crayon rouge : COMMENT NE PAS RIRE QUAND ON VOIT UN MINISTRE…
    Quant à Bashung, c’est du Belge donc je fume mais sans filtre et pas les derniers paquets musicalement trop fumeux à mon goût. Je l’aime clair et dingue, étrange et vif. Je ne savais même pas qu’il avait un parolier, mais c’est vrai que les mots sonnent chez lui comme les bracelets du Digital B.B. de Gainsbourg, avec un charme et une magie vraiment à lui.
    littérature,chansonCe soir, cependant, c’est d’une autre rencontre que je reviens, à Genève avec Georges Moustaki dont vient de sortir le dernier disque, intitulé Solitaire et mêlant vieilles bonnes choses, comme Ma solitude (en duo avec China Forbes) et Sans la nommer (très bien enlevée avec Cali) et nouvelles compositions. On est loin, évidemment, des audaces de Bashung, mais j’aime bien cette dernière ligne de la chanson Rive Gauche avec son mélange de poésie de rue à la française et de touches latino, d’émotion délicate et de sensualité, et l’heure que j’ai passée avec le métèque tout chenu m’a rempli de nostalgie souriante, d’autant plus sereine que l’homme, visiblement fragilisé dans sa santé, n’a rien de désenchanté ni d’amer. Nous avons d’ailleurs parlé des cadeaux de la vie plus que de ses misères, évoqué sa vie à travers ses chansons qui, selon lui, en disent bien plus long qu’une biographie. Nous avons parlé de son enfance solaire d’Alexandrie, de sa vie dans les livres, de Kazantzaki et de Cavafy qui participent de sa source grecque, puis d’Albert Cossery dont il a tout lu et d’Henry Miller, toujours dans cette veine des viveurs philosophes qui vivent la paresse comme un art selon Lafargue, auquel il rend également un bel hommage.
    littérature,chanson
    Je pensais à L’inconsolable, autre belle chanson où il évoque un anonyme blessé par la vie, en l’écoutant parler de la sienne vécue en douceur et en liberté, comme son grand-père « maître en oisiveté expert en braconnage», et nous avons parlé bien sûr de Sarah,

    Les yeux cernés
    Par les années
    Par les amours
    Au jour le jour,


    qu’il a fait naître sur le papier en complicité lente avec Serge Reggiani » et dont nous nous sentons tous un peu les anciens jeunes vieux amants, comme ceux de Mélanie :

    Mélanie faisait l’amour
    Avec tous ses amis
    Tous ceux qu’elle aimait bien
    L’un avait de belles mains
    L’autre était musicien
    Le troisième l’emmenait
    Flâner dans la forêt…


    Et ce soir me reviennent ces bouts rimés qui lui ressemblent tant, à notre Bartleby de l’île Saint-Louis dont l’indolence apparente na d’égale que le vif ardent du regard :

    Solitaire
    Sans état d’âme et sans souffrance
    Ma voile est gonflée de mystère
    Ma cale est remplie d’innocence
    Solitaire
    Sur les vagues de la violence
    Je n’affronte ni je n’adhère
    Ma révolte est sans impatience…


    Moustaki1.JPGGeorges Moustaki. Solitaire. Emi
    Moustaki3.JPGCécile Barthélemy. Georges Moustaki. Seghers, Poésie et Chansons, 2008, 227p.