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  • En la demeure du monde

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    À propos d’En la demeure d'Antonio Rodriguez. Notes de 2007. À venir dans la foulée: la présentation de Big Bang Europa, magnifique suite mimant l’effondrement et l’appel à une renaissance du continent, très loin de la politique en apparence et au coeur du sujet.


    La couverture du livre, signée Catherine Bolle, évoque à la fois le mur grêlé de moisissures d’une prison ou de quelque chambre d’hôpital décati, ou encore une grise page de braille, juste frangée d’une ligne orange rappelant les Saveurs du réel.


    En lettres blanches. EN LA DEMEURE. Maison de mots et d’os. Titres et envois immédiatement évocateurs : Soins à domiciles, dédié « à ceux qui vieillissent », sept poèmes. Porosité, « à ceux qui ont peur, neuf pièces. Accidents domestiques, « à ceux qui boitent », sept poèmes, Le miroir (entre-deux), « à ceux qui guettent » sept poèmes. Deuxième partie, « à ceux qui n’y croient plus », Trois fois rien, sept poèmes. Du commun des hommes, « à ceux qui s’enferment », cinq séries de « fusées » rappelant à la fois la pensée en archipel de René Char et les « greguerias » de Ramon Gomez de La Serna.


    Exemples : « Emmurés s’éveillent vivants. A grosses mains engouffrent l’air ».

    Ou ceci : « Des lèvres sur les joues révèlent la pulpe universelle ».

    Ou cela : « Le parquet fleurit après le déluge. Quelle douceur ! » Ou encore : « Leurs mains palmées voudraient déjà connaître l’écorce d’un arbre ».

    Ou enfin : « Puis s’endorment vivants en la demeure du monde ». Puis un dernier Endormissement, « à ceux qui fatiguent », neuf poèmes dont le dernier vers situe celui qui lit, qui a vu « décanter le fond des marais », dans une journée qui « devient dilatation / dans le vaste accord de l’élévation / dans l’harmonie d’une suspension / dans l’amour qui à jamais nous relie ».

    Mais quel jamais ? Quel amour ? Quelle harmonie ? Quelle élévation dans cet univers apparemment voué à la déréliction, à la solitude où « On appelle – on scrute - /seul, dans une chute immobile », appelant le mot terrible de mouroir.


    Nous y sommes tous, cher Papy, et Winnie remet ça : « Encore une journée divine ! » Le matin on est déjà fripé, à la jeunesse le vieux dégoûtant « a bavé gros l’amour dans l’oreille », et le soir « la nuit est tombée/Alors on se tait/ et on meurt du mieux qu’on peut/en espérant qu’il y a dans l’au-delà/ autre chose que des hommes ».

    Or il ne s’agit, dans ce recueil construit et pensé, « monté », comme on le dit d’un mur, avec des briques de vie, que des hommes en leur demeure.

    À ras la demeure, pourrait-on dire. Mais l’immanence a des failles et des fenêtres. Des regards restent aux visages. Des gestes dansent ça et là. Des attentes encore. « Des yeux étincellent - la joie malgré tout ». On pense à la lumière de Zoran Music sur le tas humain. Mais la demeure n’est pas le camp : nuance. Ce qui vit là n’est pas rien et « reste relié ». Le mot Fraternité « reste relié » au mot Vieillesse. Le mot Dieu fait encore signe, à tout le moins « Quelque chose apparaît dans un écartement/terrible et induit par la matière/qui relie les parcelles souffrantes du monde », le mot Souffle nous relie enfin, « quelque part », à l’arbre de vie…

    Antonio Rodriguez. En la demeure. Empreintes, 93 p.


    Antonio Rodriguez.


    Antonio_Rodriguez_par_Philippe_Pache.pngAntonio Rodriguez est né à Lausanne en 1973. Etudes de lettres à Lausanne et Paris. Il a publié deux recueils de poèmes, Saveurs du réel (Empreintes, 2006), En la Demeure (Empreintes, 2007), et de nombreux textes dans des revues suisses et européennes. Mène également une activité de critique universitaire avec des essais : Le pacte lyrique, Modernité et paradoxe lyrique: Max Jacob, Francis Ponge. Son écriture de création le porte également vers des formes interdisciplinaires, notamment avec l'image et la peinture, ou le renouvellement du roman photographique, dans Le Dépôt des rêves (Jean-Michel Place 2006) et une collaboration avec la plasticienne vaudoise Catherine Bolle (Ce qui, noir, prend souffle, Traces 2007). Il réside actuellement en France où il mène à bien l’écriture d’un essai et d’un nouveau recueil. Un nouveau recueil vient de paraître chez Tarabuste, sous le titre Big Bang Europa. Présentation à venir incessamment sous peu.

  • Au niveau du réel

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    "Laissez venir l'immensité des choses"


    (C.F. Ramuz)

     

    Ils en font tout un mot: 


    ils ont l'air d'en savoir


    tellement à propos


    de la réalité du réel


    qu'on se demande un peu


    si ce n'est pas trop peu


    demander à l'éclair.


    La clairière est immensité.


    Ton imagination


    déborde de partout.


    La forêt, les déserts,


    des bras qui vont s'ouvrir,


    un ado qui se tue,


    la lumière oubliée


    dans la chambre de la patience.


    Un théorème à l'état pur,


    j'entends: purement virtuel,


    ou l'épure d'un nom


    de fleur dans le salon


    d'un Mallarmé mallarméen...


    L'ouvrier arménien


    est-il plus réel ou moins


    que le parfum poivré


    du trader irlandais ?


    Le réel du pinceau


    plus réel que celui


    de l'encre indifférente ?


    Et la décence plus réelle


    que l'agitation


    aux guichets affolés ?


    L'Histoire a-t-elle vraiment été


    arrachée de ses gonds ?


    Le cinéma fini


    après Kiarostami ?


    Et mes fantasmes moins réels


    que la réalité rebelle ?


    Words, words, words, words, words, words,


    la poésie le dira-t-elle ?

    (En forêt, 1986-2016)

  • Révérence à l'enfant-roi

     

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    Lettres par-dessus les murs (33)


    Dhaka, ce 12 mai 2008
    Cher JLK,
    Faute d'électricité, mon ordinateur s'est transformé en machine à écrire. Je ne suis pas habitué à ça, à l'absence d'internet… et j'ai oublié beaucoup de choses, en trois ans, le ronronnement de la clim, le ronflement du ventilateur, j'ai oublié l'importance de l'électricité, dont l'absence oppressante signifie le retour de la chaleur, graduelle, le ventilateur qui s'arrête, un dernier tour de pales et c'est fini. La vie devient un peu plus lourde, Silas s'est mis à pleurer, comme il le fait quand la coupure dure trop longtemps. Mais la vie est là, débordante, les fourmis qui traversent l'espace aride du mur, en une ligne fine et tremblante, les fourmis et les cafards qui ont trouvé leur chemin jusqu'au huitième étage de l'immeuble, où nous logeons, et ces animaux fantastiques qui habitent dans toutes les maisons, des geckos charnus et timides, un machin non répertorié qui vrombit sur le balcon, noir, jaune et énorme, entre le bourdon et le coléoptère.

    littérature,voyage

    Je n'ai pas encore vu les araignées, grandes comme la main, qui découpent leur silhouette monstrueuse sur le carrelage blanc. J'en ai une trouille bleue, de ces bêtes-là, inoffensives et assez flegmatiques, mais je ne me suis jamais fait aux huit-pattes, surtout pas quand elles ont la taille de la main. Ceci dit, voilà ce que je regrette, en Palestine ou ailleurs : cette énergie qui fait trembler la ville, quinze millions d'habitants, des moustiques et des arbres qui poussent à vue d'œil.

    littérature,voyage
    Mais la vie aujourd'hui c'est avant tout Silas, le fils de Bruno, un peu le mien aussi, le très-sublime Silas, le Pacha de Dhaka, qui nous met tous à genoux, Mithila et Bruno et Serena et moi, et je découvre les joies de l'odeur du caca de petit garçon, que tu connais parce qu'il doit sentir comme celui des filles, je suppose. Je découvre l'attention de tous les instants, l'amour et le bonheur d'un rire, quand le Grand Silas daigne dépasser la risette - il a toujours un petit sourire en coin pour toutes les âneries que nous pouvons faire, une gentille indulgence de monarche pour ses bouffons qui s'épuisent.
    La mère de Mithila vient d'arriver – elle devait venir plus tôt, mais l'ascenseur ne marchait pas, elle a attendu en bas le retour de l'électricité. Je retourne à mon clavier, une fourmi passe sur l'écran, qui s'arrête entre le u et le l du mot « indulgence » tapé plus haut. Aucune indulgence, je l'écrase. Je ne sais pas ce que contiennent les ordinateurs portables, qui attire autant les fourmis, je me rappelle qu'il y en avait toujours sur mon clavier, quand j'habitais ici, des fourmis par dizaines entre les touches, c'était peut-être elles qui faisaient marcher la bécane, quand la pile était vide, des centaines de fourmis planquées là-dedans, entre les circuits imprimés et les câbles, qui font toutes les opérations nécessaires, en échange d'une miette de pain ou d'une goutte de confiture. Je doute qu'elles aillent aussi te porter cette lettre, je copie donc tout ça sur un message que je te mande illico, qui partira vite vite dans les câbles, avant la prochaine coupure. J'y joins une illustration fissa : une oeuvre de Bruno, tirée de sa troisième exposition au Bangladesh.

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    A La Désirade, ce mercredi 14 mai.
    Caro,
    J’ai mis plus de temps que d’ordinaire à te répondre, et tu ne m’en voudras pas puisque toi-même vis cette chose étrange qu’est le culte de l’Enfant Roi. Tandis que tu m’écrivais dans ta bonne ambiance de feu de Bengale à mygales et fourmis, nous vivions nous aussi, en famille, la cérémonie gâteuse du goûter de Baby, à savoir Adrien Ier, premier petit-fils de notre sœur aînée, sexa gaga comme notre sœur puînée, quinqua zinzin - puisqu’elles se l’arrachent. Faut les voir ! Ce sont les vestales du Dieu Poupon, mais nous jouons nous aussi le jeu. Adrien par ci, Adrien par là : nous fera-t-il tout à l’heure des cacas bien moulés ? Ce genre de considérations sur le midi qui réunit, dans la maison de notre enfance la smalah quelques fois l’an, les uns débarquant d’Espagne, notre gourou (mon neveu Séba est gourou à plein temps sur un alpage où il vit presque nu comme un sadhu, se nourrissant de couvain de fourmis et de saindoux) et tout le cheptel humain d’une famille moderne moyenne, avec son lot de directeurs d'agences et de quasi mendigots, d’artistes et de fées sorcières, enfin tu vois quoi.
    Ceci dit, le caca de petite fille est-il comparable à celui des petits garçons. Certes non jeune homme : tout est dans la nuance. Le caca de garçon, quoique n’en ayant point eu à renifler de ma chair, est plus liquide quand il est liquide et plus solide quand il est plus solide, avec un bouquet olfactif plus étroit de diffusion et plus agressif. Autant dire qu’il pue, tandis que le caca de petite fille fleure plus moelleusement et gentiment, avec plus de rondeur et de fondant.
    Mais c’est plutôt de ton roman que je voulais prendre des nouvelles. J’espère y retrouver du talent d’évocation et de l’humour, du naturel et du vrai sérieux que dénote cette propension débonnaire que tu montres dans tes lettres, et notamment cette dernière si pleine de tout ce que j’aime chez les vivants.
    En attendant, heureux Silas et Adrien qui ont le Temps pour eux. Et à vous tous mes amitiés…

    Images : Bruno Ruhf, Dhaka Upside Down; Archives familiales, Adrien Ier à la moustache.