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  • Le blues des lieux retrouvés

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    Lettres par-dessus les murs (31)


    Amman, ce 10 mai 2008, matin.

    Cher JLs,

    Oulala, surtout ne m'envoies pas Mallarmé comme ange gardien, il m'a déjà accompagné pendant une année de fac, la dernière, lors d'un mémoire de littérature comparée où je le faisais dialoguer avec Poe, mais Mallarmé est un bel avare, tu le sais : il laissait tomber de sa moustache deux ou trois mots, une petite dentelle de sons, un papillon, et ensuite il nous laissait nous débrouiller avec ça, et Poe et moi de nous creuser la tête, et même Poe, que les énigmes n'effraient pas, eh bien même Poe baissait les bras et partait se coucher, me laissant en plan avec un Livre inachevé ou Un coup de dés.

    littérature,voyageCe n'est qu'à la fin de cette année-là que j'ai compris que Poe n'allait jamais se coucher, je l'ai surpris qui picolait dans sa chambre en regardant la nuit par la fenêtre ouverte, et dans un fauteuil enfumé, dans le coin, il y avait Mallarmé, et les deux salopards causaient ensemble toutes les nuits, quand ils s'étaient enfin débarrassés de l'étudiant et des ses questions idiotes.
    Je me promène dans Amman depuis deux jours, accompagné par des anges gardiens peut-être, mais surtout des souvenirs en ribambelle, un sillage de petits fantômes, un nuage de silouhettes, de visages oubliés et murmurants, rappelés par les madeleines que la ville généreuse sème sur mon chemin. Je rencontre des gens par hasard, qui semblent n'avoir pas bougé d'un centimètre, ou changé d'une ride, des gens qui font partie du décor, que la ville emploie pour être là, jour après jour, derrière ce comptoir, dans ce magasin de fruits et légumes, dans la petite cour, derrière le portillon, dans l'atelier de céramique, le petit Joseph et le grand Ramadan. D'autre que je cherchais et qui n'y sont plus, d'autres qui sont revenus, mon très cher ami Ammar que je retrouve enfin, cette fois-ci je ne le lâche plus.

    Et puis les lieux… ceux qui ne sont qu'une pâle photocopie, une coquille vide, il est impossible que j'aie travaillé ici, dans cette pièce, les angles en sont identiques, et les fenêtres, mais c'est devenu une partie de la médiathèque, des rangées de magazines, des tables de lectures proprettes. Mon bureau a été avalé par le temps, tout simplement. Et d'autres lieux, les plus insignifiants, publiques plutôt que privés, qui seront là de toute éternité. J'étais assis ici, il y a neuf ans, à cette table-ci, sur cette chaise en plastique, la même, quand je suis arrivé ici pour la première fois. J'écrivais sur un carnet semblable mes impressions sur cette ville blanche et triste et uniforme, dont je n'avais pas encore appris à distinguer la couleur des quartiers, les pentes des collines et les perspectives des rues. C'était ici, ils n'ont même pas changé les nappes, les mêmes nappes rouges recouvertes d'un infâme plastique protecteur. Mais elles ont tourné bordeaux maintenant, à cause du soleil. Je ne savais pas quoi commander alors, c'était mon premier repas en solitaire, dans cette gargotte près du centre culturel, je ne parlais pas un mot d'arabe, le serveur m'avait proposé quelque chose, j'avais hoché la tête, ce qu'il m'avait apporté était bon, viande et patates, j'ai mangé la même chose pendant deux semaines avant d'apprendre le nom d'un autre plat.
    Le serveur m'a reconnu, il veut m'offrir le repas, je refuse, il insiste, je tiens bon et finalement je paie, on est vraiment idiot parfois, ça m'aurait fait plaisir d'être invité, et ça lui aurait fait plaisir de m'inviter, mais bon, on est souvent maladroit, même quand on n'a pas des fantômes plein la tête. Nous repartons cet après-midi, vers d'autres djinns et d'autres amis, et un frère qui compte les heures. Je te souhaite de belles découvertes à Vevey, je te serre la pogne, un os à Pierrot et un câlin à Cybercat.
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    A l’Atelier, ce 10 mai, midi approchant.

    Cher compère,
    Je m’étais trompé, dans la confusion de l’installation : ce n’est pas d’Adam Mickiewicz, prince des poètes polonais, que j’aperçois le buste du fond de ma ruelle, mais c’est du prince des poètes roumains qu’il s’agit, Mikhaïl Eminescu, « the last romantic».

    1301844174.jpgPlus important : le chien du doreur ne se nomme pas Pierrot mais Poulou, enfin je dis Poulou pour égarer ceux qui se plaisent au jeu des identifications, ces ennemis avérés de la littérature. Quant au cybercat, il va de soi que ce n’est pas le chat du sac : c’est un angora noir et blanc tout semblable à mon adorable Gogol d’il y a bien des années, qui me revint un jour (j’habitais alors dans une espèce de ferme en bordure de champs de blé) se traînant sur quatre pauvres moignons après avoir été amputé de ses pattes par une faucheuse. J’en aurais chialé, mais j’ai dû le conduire au plus vite au refuge animalier voisin, pour le soulager définitivement. Une chose reste exacte dans mon premier petit rapport : le griffon.
    Ton évocation du retour sur des lieux aimés m’a rappelé, l’automne dernier, une balade que j’ai faite dans le quartier des Batignolles, du côté de la rue de la Félicité, où j’avais passé quelques mois en 1974, en un temps où tu la vivais à la façon qu’on vit la félicité à cet âge de pâte à modeler. Non sans mélancolie évidemment, j’ai vu le petit café du Berbère transformé en ex-agence d’informatique (la vitrine était couverte d’affiches de spectacles légers également hors d’âge) et l’épicerie du coin, non moins désaffectée, venait d’être investie par des Vietnamiens, sûrement remplacés aujourd’hui par des Chinois. Quant à remonter le vieil escalier de bois de la masure fleurant la soupe froide : pas question, vu qu’un code d’entrée remplaçait désormais la concierge.
    Curieusement cependant, je n’éprouvai pas la moindre nostalgie, sauf peut-être de ma première virée dans les rues de Paris, sous un moelleux ciel de mai, les trottoirs déjà bien élastiques et l’allégresse au cœur.
    J’ai retrouvé, hier soir, les quais de Vevey tels que jamais je ne les ai imaginés : un vrai rendez-vous méditerranéen, surtout de mecs, et debout, à palabrer comme sur la place Omonia d’Athènes ou dans les rues de Novi Sad avant la guerre. Tu connais ça mieux que moi : les moukères sont entre elles et nous refaisons le monde.
    159692491.2.jpgLes quais de Vevey, cependant, sont plutôt féminins de tonalité, ou disons qu’ils ont quelque chose d’aquarellé (je ne tarderai d’ailleurs à sortir mes godets) et de tchékhovien, surtout en fin de journée et avec, ces jours, la dernière neige ourlant les créneaux de Savoie. Les gazons sont entretenus et plus encore, mais des jeunes filles n’hésitent pas à les joncher de leurs corps délicats. Quelques cyclistes point impatients zigzaguent entre de vieilles Anglaises se rappelant que leur cher Henry James a passé par là et que, quelque pas plus à l’Ouest, au balcon du château de l’Aile dont je te reparlerai, Paul Morand faisait tous les matins sa gymnastique nordique, torse nu et méthodique en son caleçon aussi joliment plissé que sa phrase. Bref, entre Vladimir Nabokov (à Montreux), Eric Ambler et Noël Coward (aux Avants) ou Ernest Hemingway (vallon que surplombe La Désirade sert de dernier décor à L’Adieu aux armes), Kokoschka (Villeneuve, où vécut aussi Romain Rolland), nous sommes ici bien entourés au point de nous croire au cœur du monde. C’est d’ailleurs exactement ça que je ressens en mon Atelier, mon cœur est ailleurs mais je suis ici au cœur du monde…