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  • Chemin faisant (119)

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    Monuments naturels,etc. – C’est entendu, les gorges vertigineuses au fond desquelles serpente l’ancien chemin muletier de la Via Mala ont quelque chose de saisissant, et l’imagination y ajoute si l’on se rappelle les anciens récits de voyageurs traversant les Alpes par ces sinistres défilés propices à tous les traquenards, mais bon : la horde des visiteurs affluant en cette fin de matinée aux lieux nouvellement équipés de kiosques et buvettes, entre autres ascenseurs nickelés et passerelles dernier cri, ne pouvait que me faire décamper vers les cols et, plus précisément en l’occurrence, vers l’Albula aux décors wagnériens à ronflantes bandes de motards se la jouant équipée sauvage…  viamala-1.jpg

     

    Stress et grands espaces. - Trois sortes de bandes sont en effet à redouter le long des routes plus ou moins étroites des cols helvétiques, à savoir : les motards, les frimeurs à voitures de collection et les vélocipédistes groupés en essoufflés essaims. 

     

    20140823_164009.jpgOr la montée à l’Albula, côté vallée du Rhin, est d’une étroitesse et d’une sinuosité telles que, sous la constante pression nerveuse des dépassements intempestifs des uns ou des déploiements en danseuse des autres, le parcours en devient réellement stressant – ce qui est un comble dans un environnement d’une telle revigorante sauvagerie.

     

    Comme il en va de nos plus hauts cols,  du Klausen au Nufenen, l’Albula déploie en effet un décor de grands espaces sommés de créneaux de roche où s’accrochent des lambeaux de brouillards, tandis que le regard se perd, de part et d’autres de la longue prairie de passage longtemps enneigée, vers de majestueux arrière-plans d’autre montagnes et  vallées.

     

    20140823_164504.jpgAux marches du Sud. - Passés les hauts gazons pelés de l’Albula rappelant d'autres déserts et sierras d’altitude, la descente vers l’Engadine est ensuite d’une détente parfaite, d’emblée annoncée par la présence de très placides ruminants cheminant paisiblement au milieu de la route, au dam des impatients. Et qu'ils klaxonnent ! Et qu'on les emmerde ou qu'on les encorne  !

     

    Du coup l’on sourit en pensant aux interminables files de voitures immobilisées au portail sud du tunnel routier du Gothard, ainsi que le rappelle à tout moment la radio de bord, puis l’on se laisse tranquillement aller sur la route enfin bien large et bien souple descendant en élégantes courbes jusqu’à la pelouse de vaste golf de la douce Engadine...   

     

  • Chemin faisant (118)

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    Contre l’utilitarisme.- Nous nous indignons de concert, ce matin, au breakfast que nous partageons  avec Robert dans la cuisine de l’arche séculaire d’Almens dont la table à plateau vert se dit Tisch ou tavola, contre l’imbécile remarque récente d’une députée UDC argovienne affirmant que l’apprentissage du français n’est plus nécessaire dès les petites classes, comme le veut la pratique confédérale, au motif que l’usage du français n’est utile qu’à des élites. Or cette notion d’utilité, dans un sens d’efficience à l’américaine, trahit la pauvre vue pragmatique et centralisatrice des populistes alémaniques impatients de discipliner ces étourneaux de Latins.

    Ist es so nötig, dass Robert Indermaur mit mir vom Anfang auf französisch spricht ?  Davvero, lo vedo ovviamente felice di parlar francese ! Et du coup je me rappelle la mise en garde de Dick Marty,  politicien suisse et grand juge des plus estimables et lucides, qui déplore la dégradation du multilinguisme helvétique à tous les étages de la société, jusque chez les conseillers nationaux qui ne s'entendront bientôt plus qu'en anglais...

     

    L’alibi de l’élitisme. – Hier soir, dans la bibliothèque de la fée des lieux, ancienne libraire, j’ai relevé la présence du livre de Joël Dicker traduit en allemand, et ce matin à l’éveil j’ai repris en allemand la lecture des Leute von Seldwyla de Gottfried Keller, cet autre grand démocrate suisse, auteur du génial Henri le vert évidemment traduit en russe mais peut-être pas en romanche – il faudrait vérifier.

    Robert Indermaur le Grison ne parle pas le romanche avec ses enfants – je l’ai aussi vérifié -, mais c’est un autre problème que celui de la défense du multilinguisme helvétique, même si la préservation du romanche en participe évidemment.

     

    Par delà les chauvinismes locaux ou les frissons identitaires, ce qui compte à mes yeux est de maintenir à tout prix l’exercice et l’expérience unique d’une culture composite non centralisée, dont le multilinguisme est une base. Taxer d'élitisme l'apprentissage même de la diversité est d'une myopie de taupe à oeillères de bois. I really do like english very match, mais l’impérialisme d’une prétendue nouvelle lingua franca, maquillant une pensée unique et une culture purement utilitaire: no thanks. 

     

    20140823_135151.jpg Au tableau vert. – La table de la cuisine des Indermaur est un tableau noir de couleur verte sur lequel l’ancien instituteur (en fait il n’a exercé que peu de temps, avant de vivre de sa peinture) inscrit à l’instant les noms de quatre peintres actuels qu’il estime, que je note aussitôt dans mon carnet volant. C’est sur ce tableau que lui et les siens n’ont cessé de préciser leur pensée par des croquis et autres inscriptions. Chacun de ses enfants, une fois marié, a eu droit à une table-tableau de ce genre.  Tout cela me ravit aux anges car j’ai un vieux faible pour la Suisse institutrice dont Thomas Platter, le chevrier devenu grand humaniste, est à mes yeux le parangon.

     

    viamala-1.jpgAuch werde ich bald die Via Mala besuchen. Robert m’a recommandé de voir les nouvelles installations de l’extraordinaire gorge alpine, où coule l’une des deux rivières promises au nom commun de Rhin, et qui servait de passage aux muletiers transitant du Nord au Sud à travers notre pays. La Via Mala, sente maudite, m’attend là-bas au pied de farouches falaises, serpentant entre des vasques d’une eau cristalline comme nulle part ailleurs.

    Telle étant la reconnaissance du génie d’un lieu : d’affirmer qu’il n’a nulle part ailleurs son pareil…

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  • Chemin faisant (117)

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    L'enfant aux oiseaux.  – Lorsque je suis tombé sur cette peinture après en avoir passé des centaines en revue, j’ai su que je repartirai avec comme, à Sheffield l’an dernier, je suis reparti avec The Falling Man de Neil Rands semblant tomber du ciel devant les mégalithes de Stonehenge, qui surplombe désormais ma table de travail.

     

    2254988818.jpgÀ quoi cela tient-il que certaines peintures, comme certaines musiques aussi, nous semblent avoir été peintes ou écrites pour nous ? J’entends pour la millième fois le mouvement lent de la sonate posthume de Schubert, et je me dis : c’est ça, ça c’est pour moi. Et de même, devant ce jeune dormeur éveillé dans son lit survolé par les ombres d'oiseaux de Dieu sait quel augure, me suis-je dit : voilà…

     

    Passeur de sens. – Pendant que je regardais son tableau, Robert m’a raconté une émouvante histoire évoquant les liens d’une petite fille avec un corbeau, qui a marqué à l’époque (ma toile date de 1986) l’apparition d’oiseaux dans sa peinture.  Or cela me touche de penser que le rêve éveillé du jeune garçon aux oiseaux se trouve lié aux visions poétiques de Günter Eich, l’auteur de la nouvelle en question, remarquable écrivain expressionniste autrichien hélas peu traduit en français mais dont l’œuvre est marquée au sceau du tragique contemporain et de la révolte contre l’infamie - inscrite dans la restauration lyrique et critique de la langue allemande d’après-guerre. 

    « La main aveugle qui, amoureusement, sent une fleur à tâtons, la voit mieux que l'œil qui enregistre des jardins entiers dans l'indifférence »,écrivait  Günter Eich, ou encore :« Les images passent et la douleur demeure »…

     

    10373678_10204665049092997_3066348123066125052_n.jpgEcce Homo. – Depuis quarante ans m’accompagne un petit livre de Léon Chestov intitulé La nuit de Gethsémani, dont mon ami Dimitri m’a dit qu’il lui avait sauvé la vie lors de son arrivée en Suisse, lui apparaissant un jour de désespoir dans une vitrine de librairie à Neuchâtel. Or cette méditation de Chestov sur Pascal et son injonction à refuser le monde est marquée par une phrase en forme de croix : « L’agonie de Jésus durera jusqu’à la fin du monde – et, par conséquent, il ne faut pas dormir tout ce temps-là ».

     

    Et c’est à cette phrase du grand philosophe juif aussi proche du Christ que l’était la Juive Simone Weil, à deux mille ans de crucifixions invoquant parfois le nom du Christ pour justification, à cette agonie sans fin de l’homme crucifié à travers le monde que m’a confronté soudain cette autre peinture de Robert Indermaur dont j’ai su, tout de suite,  qu’elle m’accompagnerait elle aussi…

     

     

  • Chemin faisant (116)

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    Nos vies antérieures. – À l’atelier de Paspels où nous sommes redescendus, le soir, nous feuilletons le livre d’images des grandes toiles de Robert en parlant d’un peut tout. À un moment donné, l’artiste revient sur notre conversation de tout à l’heure, à Almens, rapport à ce que furent peut-être nos vies d’avant-celle-ci.

     

    Tandis qu’il me racontait ses équipées de nomade de vingt ans en Afghanistan encore épargné par  la guerre, je lui avais parlé de ma certitude d’avoir vécu à Sienne et Arezzo avant de m’y pointer pour la première fois, lui citant alors mon trisaïeul toscan, prêtre à Ulrichen dans le Haut-Valais, dont la Faute contraignit notre arrière-grand mère à quitter les lieux ; et lui de trouver cette trace de mémoire toute naturelle, voire évidente, alors que la métempsyose est encore autre chose évidemment.

    20140822_205842.jpgJe lui dis alors que ce que j’aime dans sa peinture est qu’elle fait penser sans mots, danser l’imagination sans concepts, foisonner les associations de sentiments et d’idées sans brides logiques ordinaires, comme dans les rêves. Etnous voici devant sa grande toile aux îles en voie d’immersion, ou comme saisies dans les glaces de quelle mémoire, dont il me dit qu’elle a surgi de ses souvenirs du Yucatan…

     

    Veine d’or. – Robert Indermaur n’est jamais tout à fait symboliste, pas plus qu’il n’est vraiment réaliste ou expressionniste. Il m’a dit que Varlin et Hodler, mais aussi Lucian Freud et Francis Bacon, comptaient au nombre de ses pères occultes. Or tous échappent également aux classifications strictes.

     

    20140822_175812.jpgEt nous voici devant ce garçon au maillet de mineur, sous le filon d’or apparu au tréfonds des galeries, mais comment ne pas voir que c’est d’autre chose que d’un symbole qu’il s’agit ? Alors Robert de me raconter son souvenir d’enfant dans une carrière à cristaux et autres minerais précieux. Et moi de lui parler de la mélodie qui nous traverse. Et lui, fièrement insistant, de me faire remarquer que la veine dorée de son tableau est vraiment de l’or vrai, comme en utilisaient les Siennois ou les Byzantins…

     

    Théâtre urbain.– Voyageur à tous les sens du terme, qui me raconte son désir passé des’établir au Kénya, Robert est à la fois homme des bois et des gorges, artiste et non moins artisan, coureur des cimes à la dégaine de Guillaume Tell et chroniqueur visionnaire de la grande ville.

    Et puis il y a chez lui une espèce de metteur en scène à la Fellini, dont la petite scène installée dans un coin de son atelier n’est que l’extension  du théâtre qu’il a fondé naguère à Coire avec sa femme, et voici qu’il passe en revue les scènes de rue qu’il a reconstituées dans une série faisant suite à celle, mémorable, de People’s Park.

     20140822_175645.jpgEn reflet dans le miroir de la rue, c’est alors cette femme arrêtée dont le visage se dédouble, comme dans un soudain vertige…

  • Chemin faisant (115)

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    Sur la hauteur. - La grande maison tricentenaire , adossée à une forêt d’arbres immenses de type« vénérables », est la plus haut placée du village d’Almens et sa vue donne  sur toute la vallée et jusqu’à d’autres montagnes en enfilade bleutée.

     

    20140823_085754.jpgÀ  la table jouxtant la fontaine d’eau de source et le monumental poirier de plus de trois cents ans lui aussi, Robert évoque l’origine des nombreux châteaux se dressant sur les promontoires de cette contrée du Rhin alpin, de Rhäzuns à Tiefencastel, lieux de passages vers les cols et de péages fondant autant de pouvoirs locaux et de fortunes des grandes familles dont les noms sonnent encore, tels les Von Stampa ou les Von Planta ; et de me rappeler encore que, dans un autre château tout proche s’est déroulé un épisode sanglant de la saga du fameux pasteur politicien chef de Guerre Jörg Jenatsch, mort assassiné à Coire (en 1639) après avoir expulsé les Français des Grisons avec le soutien du roi d’Espagne… 

     

    rhazunsschloss.jpgGuerre et paix. – On oublie trop souvent que l’histoire de la Suisse a été marquée par d’incessants conflits, à caractère souvent religieux, que notre pays fut longtemps pauvre et que, du service mercenaire européen aux émigrants des siècles plus récents, le Suisse n’a pas fait que traire sa vache et soupirer de béatitude selon l’expression de Victor Hugo.

     

    20140822_201421.jpgN’empêche que, cette fin d’après-midi sereine chez les Indermaur, je me dis qu’à découvrir cette grande maison vibrante de passé, ce jardin tout bien entretenu, l’atelier et ses outils, les chambres aux lambris boisées où ont grandi les trois enfants, la bibliothèque dont le choix doit quelque chose à l’ancienne libraire que fut Madame,  je retrouve toute une civilisation alpine de nos pères et aïeux,  commune aux quatre coins de ce pays composite à multiples langues et coutumes.

     

    Robert Indermaur lui-même représente, en somme, l’opposé du plasticien branché alors même que sa peinture hante le fantastique urbain. Mais sa façon d’improviser un repas léger en un tournemain, de déboucher un vin toscan pour l’arroser, son naturel débonnaire enfin ressortissent à la même culture sans apprêt qui fait valoir les beaux et bons objets, cette fontaine ou ces cercles de sièges  divers où se retrouver, ce biotope aux nénuphars et, ça et là, ces figures de bronze surgissant des bosquets ou des fusains comme autant de présences tutélaires…

     

    20140822_184550.jpg20140823_115130.jpgDe l’eau au moulin. – La maison des Indermaur fut jadis un moulin, comme le rappelle le lieudit Mühle, mais la grande pierre ronde de l’ancienne meule restant là pour le décor sans ostentation, ou la pierre granitique de l’escalier d’entrée, fleurant également l’établissement  séculaire, n’excluent pas pour autant la meilleure connexion à l’Internet.

     

    20140822_201457.jpgOr c’est par ce réseau-là que nous avons appris, ce jour même, que tel PDG de la multinationale Nestlé avait affirmé sur le ton de celui qui a le sens des réalités, au dam des rêveurs attardés que nous sommes, qu’il faudrait envisager sérieusement, bientôt, de privatiser l’eau de la planète, étant entendu que l'accès à l'eau n'est en rien un droit humain.

     

    Pour notre part, improductifs notoires tels que le sont artistes et écrivains aux yeux des grands responsables de la Firme suisse par excellence, nous nous serons contentés d’assister au déclin du jour devant la fontaine gaspillant généreusement son eau de source non encore cotée en Bourse…

     

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  • Chemin faisant (114)


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    10312966_10204630896959215_696432230561119510_n.jpgRobert le Mensch. – Solide sur ses pattes, franc de collier, les yeux clairs et la poigne ferme, Robert Indermaur, en son atelier de Paspels dont la porte est sommée d’un géant arqué, n’est pas du genre à poser à l’artiste : il l’incarne tranquillement et tout autour de lui semble la projection, sous forme d’objets, de « Figuren » comme il appelle ses sculptures, de toiles immenses bien rangées dans son vaste atelier aux vastes baies ouvertes sur le vaste ciel , de personnages de toutes formes et de toutes matières, de plantes de toutes essences et jusqu’au baobab  jouxtant la petite scène de théâtre installée là - la projection donc de sa puissance créatrice rayonnante, qui  absorbe le vivant et le réfracte et le magnifie. 

    Mais l’essentiel est, me semble-t-il, dans ce qu’on pourrait dire le noyau de sa présence : son être de Mensch.

     

    10570402_10204631354290648_8814071689730218919_n.jpgTravail d’abord. – La présence de l’artiste est signalée, aux passants, par les sculptures dominant et entourant son atelier, mais attention : on ne le dérangera pas comme ça. Pas du tout qu’il lésine sur la relation vivante ou qu’il y ait chez lui du misanthrope, mais le travail prime et ces jours il sera pris, très pris, de l’aube au crépuscule il sera pris tout entier par ses « Figuren », justement, qu’il installera l’an prochain à Bad Ragaz dans une grande exposition triennale.

    Ce qu’il m’évoque en me faisant l’honneur d’une première visite dans l’ancienne ferme qu’il a transformée en atelier, dont une partie fut autrefois la poste locale dont témoigne, à l’entrée, un charmant guichet. Et de faire défiler ensuite sous mes yeux émerveillés, après un bon café accompagné de Läkerli (ces biscuits bâlois qu’il appelle des Blocherli) , une première série de très grandes toiles anciennes ou plus récentes dont je ne connaissais qu’une partie  - l’essentiel des autres se trouvant dispersées chez des collectionneurs de divers pays, de Suisse en Californie ; et chaque toile de susciter tel ou tel récit ou anecdote dont j'aurai tant et plus à raconter dans le livre que, déjà, je lui ai dit que j’aimerais lui consacrer.

     

    10649472_10204631505334424_116820494704896784_n.jpgLe poirier tricentenaire.– Le jour déclinant, c’est ensuite à Almens, à trois coups d’ailes en contrehaut de là, que nous nous retrouvons pour un frichti improvisé – en l’absence de la fée des lieux - devant l’arche tricentenaire des Indermaur flanquée d’un formidable poirier du même âge. Et là encore, partout, autour de la maison et dans chaque pièce, sur les terrasses et au bord du petit étang aux esturgeons, vers le torrent d’à côté où suspendus à la Porte du Vent : partout ces « Figuren » de tous formats -  cet équilibriste là-haut dont la barre se découpe dans le ciel ou ce danseur bondissant, cette femme hiératique ou cet homme de bronze sur le flanc duquel s’est posé, magiquement, un grand papillon de nuit en forme de cœur...  

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  • Mémoire vive (91)

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    Paul Valéry : « Chaque pensée est une exception à une règle générale qui est de ne pas penser ».

    À La Désirade, ce 3 août 2015. – En recopiant à la main les pages dactylographiées de La Vie des gens, je mesure la sûreté de plus en plus flexible et poreuse de ma prose ; et cela même si, du point de vue de la narration, je n’ai pas du tout le souffle d’un storyteller à la Joël Dicker, dont je me réjouis d’ailleurs de lire le nouveau roman.

    °°°

    Pour nombre de philosophes contemporains, ou plus exactement de profs de philo (ce qui ne revient pas tout à fait au même…), le terme de « métaphysique » fait office de repoussoir, comme s’il s’agissait d’une vieille guenille plus ou moins obscène. 

    Or il faut l’entendre, dans l’esprit de Rozanov ou d’une pensée contemporaine en phase avec la connaissance (ou l’inconnaissance) actuelle, au sens pour ainsi dire littéral d’ « après » la physique, qui est elle-même « après » ou « avant » on ne sait quoi...

    °°°

    Une journée n’est pas perdue s’il nous est donné de rencontrer un nouvel artiste, un vrai, tel que le cinéaste Michael Hanecke dont j’ai vu, hier, le film qu’il a consacré au multiple meurtre commis, dans une banque de Berlin, par un jeune homme explosant soudain sans raison apparente, dont le cinéaste tâche d’imaginer, sinon de comprendre, comment il en est arrivé là, dans cette suite des 71 Fragments d’une chronologie du hasard relevant à la fois de la réalité et de la fiction. 

    On y voit (leitmotiv) un jeune Roumain errer dans les rues d’une grande ville, vivant de petits chapardages ; un vieil homme qui se pointe dans une banque où il se fait rabrouer, au guichet, par sa propre fille ; une petite fille complètement repliée sur elle-même ; un joueur de ping-pong aux gestes compulsifs ; la ville comme un dédale ; des jeunes gens qui jouent au fric et l’apparition d’un revolver ; le jeune garçon qui fait de l’équilibre au bord d’un quai de métro ; le revolver qui change de mains ; le vieil homme qui échange un téléphone virulent avec sa fille tandis que la télé vomit ses images de guerre ; un couple face à face au bord de l’explosion ; le jeune garçon, Roumain, devenant sujet de reportage à la télé ; un autre couple le recueillant ensuite - enfin un puzzle se constitue, qui prend (en partie) son sens dans la déflagration finale du coup de folie du jeune homme. 

    Or Michael Hanecke explique bien le sens de sa démarche, accordée au sentiment que nous vivons dans une société de communication surdéveloppée dont beaucoup de membres ne communiquent, précisément, plus du tout.

    °°°

    Rhétorique d’époque – années 60-70 : la gauchiste toujours un peu furieuse parlant, avec sérieux et volupté dans le sérieux, de « surdétermination au sens althussérien », et quand on l’interrompt : « C’est moi qui parle, je n’ai pas fini », avant la conclusion « selon mon analyse ». Ou pour être juste : la, ou le gauchiste…

    °°°

    Je crois que La Vie des gens vaut par ses touches, qui n’appellent pas forcément de développements mais qui sollicitent l’imagination du lecteur. C’est un roman elliptique et largement ouvert ; c’est plus encore une rêverie.

    °°°

    Les messages affluent de toute part à qui est attentif.

    °°°

    Les intellectuels en vue, et surtout les « philosophes », comme s’intitulent aujourd’hui les profs de philo impatients de se pointer sur les plateaux de télé, ne sauraient recourir aujourd’hui aux concepts désuets du Bien et du Mal. Il s’agit bien plutôt de déconstruire ces notions, n’est-ce pas… 

    °°°

    Le camarade Jacques Vallotton, dans son récit intitulé Jusqu’au bout des apparences, m’épate par le côté terre à terre de son observation, qui me rappelle la Sachlichkeit de mon cher Otto Frei, lequel me reprochait toujours (à raison) de ne pas être assez concret. 

    C’est d’aillleurs grâce à ses conseils (au dam de Dimitri, qui ne m’a jamais bien conseillé) que j’ai remanié Le Pain decoucou pour le meilleur. 

    Cela étant, ses livres à lui péchaient sûrement par manque de fantaisie et de poésie, comme je le dirai du récit de JacquesVallotton.

    Ce lundi10 août. – C’est parti pour l’opération radiologique à l’accélérateur linéaire, que l’on va programmer dès ce jeudi avec le spécialiste de La Providence. Un nouveau scanner doit permettre, lundi prochain, de localiser très précisément la zone à irradier, et ensuite ce seront trente-neuf séances d’affilée. Comme je le disais hier à nos amis, je ne crains pas vraiment la mort, tout en étant férocement décidé à me battre pour rester en vie.

    °°°

    Arbor5.jpgVoltaire :« Mon Dieu, gardez-moi de mes amis. Quant à mes ennemis, je m’en charge ». 

    °°°

    L’émission Temps Présent de ce soir était consacrée aux drogués du sexe, où l’on a présenté les choses de manière totalement édulcorée et insuffisante, à partir d’un cas peu probant, voire insignifiant. Il suffit d’observer ce qui se passe sur Internet pour se faire une idée de l’Obsession, omniprésente, de milliers voire de millions d’esclaves du fantasme, bien plus inquiétante que la manie de certains « athlètes » de la partie. 

    En fait, ce genre de reportages bâclés relève essentiellement du voyeurisme, entretenu par ces petits bourgeois moralisants que sont pour la plupart les gens de médias.

    °°°

    L’Institution de douceur, dont il est question dans La Vie des gens, est une déclaration de guerre à la stupidité et à la vulgarité. Il s’agit de s’opposer à tout prix à l’esprit de destruction et de violence, de dénigrement et de ricanement.

    °°°

    Je devrais faire plus attention à ne pas m’exposer trop imprudemment sur Facebook.Il suffit, en somme, de rester à la fois naturel et distant, sans tolérer aucune indiscrétion d’ordre personnel. Sus aux complicités prématurées ou non désirées…

    °°°

    Le roman est une forme de réponse aux questions posées par la vie, modulée par une façon de rêverie où se parlent divers personnages.

     

    °°°

    J’ai un peu de peine à réaliser que « j’ai le cancer ». Ce n’est pas vraiment que cela ne me concerne pas, mais je sens plus fortement « la vie », en moi, que « la maladie ».

    En fait il me suffit de retrouver « ma phrase » pour me sentir bien portant. Dès que j’écris, c’est parti : je redeviens « immortel »..

    °°°

    La Vie des gens pose la question du roman actuel et de ses modulations possibles, entre naïveté et lucidité. 

    BookJLK8.JPGDans Le viol de l’ange, déjà, je posais la question du roman et des nouvelles modulations possibles de sa forme, liée à de nouveaux types de communication, avant même l’apparition des réseaux sociaux.

     

    Or ceux-ci sont pris en compte dans La vie des autres, autant que les multiples aspects nouveaux de l’information simultanée. 

    °°°

    La jalousie est l’une des tares constantes affectant les relations humaines dans le milieu littéraire, où chacun joue son verbe contre celui des autres. 

    Or je me pose la question : pourquoi diable ne suis-je jaloux de personne ?

    Réponse en toute lucidité modeste : parce que je suis unique. Ainsi que le notait Virginia Woolf : telle est la base de l’aristocratie naturelle.

     

    °°°

    Proust2.jpgEn lisant, dans son ouvrage intitulé Saint-Loup, les pages tellement éclairantes de Philippe Berthier sur Proust, et plus précisément celles qui touchent à l’amitié, notamment à propos des relations de Marcel avec Saint-Loup, je me rappelle que cet imbécile de B. G. a parlé un jour de moi comme d’un « artiste de la brouille ». 

    Or je retrouve, dans les observations de Berthier à propos de M.P., des traits indéniables de ma propre intransigeance en la matière, en plus débonnaire et en moins mondain sans doute en ce qui me concerne. 

    Ce samedi 22 août. – La rentrée littéraireest annoncée sur de pleines pages du Monde,du Temps et de 24 Heures, mais je dois dire que c’est dans mon propre (ex)journal que la présentation est la plus tapageusement superficielle, indiquant, dans une série d’encadrés juteux, les premiers tirages annoncés des titres les plus vendeurs, classés en « champions » et en « challengers ».Voilà où nous en sommes donc : sous la forme d’une sorte de surenchère sportive « à blanc », dans la retape à la solde des services commerciaux et publicitaires, qui n’en demandent même pas tant.

    °°°

    Le roman, je veux dire : mon roman, La Vie des gens, vaut aussi par ses ellipses et ses blancs, relevant de l’imaginationdu lecteur. Tout n’y est pas dit, mais l’essentiel est suggéré. 

     

    Ce lundi 24 août. – Ayant reçu ce matin le nouveau roman de Joël Dicker, j’en ai lu les 50 premières pages d’une traite, qui m’ont d’abord emballé, comme à la découverte de La Vérité sur l’affaire Harry Quebert, dont on retrouve la ligne claire et le dynamisme de la narration, avant l’irruption des premiers adjectifs exclamatifs annonçant que tout est super au paradis des formidables ados américains, fils de parents super dans leurs villas formidables

    Cinquante pages de plus et j’étais édifié par rapport à ce glissement du romancier dans les eaux insipides de la niaiserie-qui-positive. 

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    Après le cap de la centième page du Livre des Baltimore, j’ai le sentiment que le dynamisme narratif remarquable de La Vérité sur l’affaire Quebert est retombé et se dilue dans une espèce d’insignifiance flatteuse, mais je peux me tromper ; surtout, je dois lire ce roman jusqu’au bout pour m’en faire une idée fondée - surtout ne pas me laisser déstabiliser par les POUR et les CONTRE qui se manifestent déjà sur Facebook, de la part de gens qui n’ont pas encoreeu le livre en main… 

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    JulesRenard, en 1898  : «Littérature française, tire ta langue : elle est bien malade . »

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    Je ne vais pas trop m’acharner sur Le Livre des Baltimore, dont la rutilante niaiserie me sidère, mais j’estime pourtant nécessaire, ne serait-ce que par respect pour le talent du jeune égaré, de dire exactement ce que j’en pense, pièces en mains. 

    On m’a estimé digne d’en juger lorsque je me suis enthousiasmé à propos de La vérité sur l’affaire Quebert; Joël m’a même baptisé The King dans nos échanges personnels, et c’est donc par loyauté, et sans aucune Schadenfreude, que je vais exprimer ma déception en détaillant ses raisons. 

     

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    La série Newsroom, consacrée à l’aperçu des comportements d’une brochette de journalistes – dont un présentateur vedette – dans une grande chaîne de télé new yorkaise, est admirablement cadrée et dialoguée, par rapport à l’actualité et aux ambitions de ladite rédaction en matière de transparence et d’honnêteté journalistique, où la patte du scénariste-dialoguiste Aaron Sorkin fait merveille. Je dirai carrément : un auteur, plus encore qu’ un grand pro, l’égal d’un écrivain de premier ordre. 

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    D’une façon générale, je lutte contre le froid. Dès que je sens le froid chez quelqu’un, je me braque et me blinde, prends la tangente ou me retire, ou alors me défends toutes griffes dehors – attention ça mord !

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    Ce que me disait Richard Dindo à propos des critiques de cinéma zurichois: des perroquets. L’impression qu’il avait, en entrant dans une salle pour leur présenter un film : de se retrouver dans une crevasse. 

     

    Le même froid quej’ai éprouvé, parfois, au contact des spécialistes de cinéma, aux festivals de Soleure ou de Locarno, ou de certains fonctionnaires de la culture, profs de lettres bien-pensants et autres idéologues de tous bords : ce froid mortel. 

     

    Ce samedi 29 août. – J’ai mis ce matin le point final à La Vie des gens, à la page 210, comme prévu par ma « contrainte ». 7 chapitres de 30 pages= 210 pages. 

    À présent je vais travailler à la révision complète et détaillée de la chose, en affinant chaque phrase si besoin est. 

    Et voilà : une nouvelle boucle s’est refermée, et vraiment je me sens allégé,délivré d’un poids. Mais après ? me dis-je aussitôt, songeant aux manuscrits que j’ai laissés en plan, de La Fée valse à Mémoire vive, en passant par mes Notes en chemin, sans parler des Tours d’illusion prêt à la publication. Eh bien, reprendre tout ça sur le-champ me fera couper à l’ordinaire déprime du post partum

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    Je reviens à Jules Renard, par L’écornifleur,comme à une base hygiénique revigorante, à la fois surexacte et probe, tonique et non moins déplaisante par son cynisme. Mais la littérature n’est pas toujours bonne à plaire, et cet auteur sec et vif est le meilleur antidote à la sentimentalité vague et au mensonge. 

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    La stupidité et la vulgarité – autant que la platitude et la hideur – règnent dans le nouvel univers virtuel de la communication de masse, où des millions de voyeurs se regardent se regarder et des millions de jacteurs s’apostrophent sans s’écouter. 

    À La Désirade, ce lundi 31 août. – J’ai assisté aujourd’hui au mariage de mon neveu Sébastien, naguère disciple d'un chamane de la jungle péruvienne, et de sa belle Taïwanaise, créatrice de mode. La cérémonie s’est déroulée à l’Hôtel de Ville de Vevey, où la débonnaire officière de l’Etat- civil ne semblait pas vraiment étonnée d’entendre de l’anglais traduit du chinois, après quoi nous étions attendus sur la terrasse des Trois-Couronnes pour un apéro où, en compagnie du père de la mariée à dégaine de pirate, je me suis passablement cuité, au point de ne pas bien me souvenir de mon retour à La Désirade, plus ou moins soutenu par Lady L., jusqu’à mon réveil de tout à l’heure (il est 1 heure du matin), où je me suis relevé pour écrire un peu et lire la préface aux Œuvres du naturaliste Jean-Marie Pelt..

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    Gustave Thibon : Le grand amour : celui que ses blessures font inaltérable. »

  • Chemin faisant (113)

     

     

    1451311_10204631507694483_6259088209245887559_n.jpgRepartir. – Après nos 7000 bornes de novembre dernier à travers la France atlantique et l’Espagne, via le Portugal, mon séjour de janvier en Tunisie et les échappées tous azimuts d’une vingtaine de films au tout récent Festival de Locarno, l’envie de me replonger dans le Haut-Pays romanche m’est venue avec celle de rencontrer enfin, chez lui, le peintre et sculpteur grison Robert Indermaur aux visions duquel je venais de consacrer une centaine de variations poétiques dans mes Tours d’illusion.

    Jusque-là, nous ne nous étions vus qu’une fois, mais je nous sentais en profonde complicité à de nombreux égards, à commencer par notre naissance, à cinq jours d’écart, en juin de la même année 1947, mais aussi pour nos goûts communs en matière d’art et de conception du monde.

    Or je me réjouissais d’autant plus de rencontrer ce descendant direct de Varlin et d’Hodler, maîtres non alignés quoique puissamment enracinés dans nos rudes terres, que le plus lamentable discours de fermeture et de pleutrerie sécuritaire repiquait depuis quelque temps dans notre pays sous l’influence d’un Christoph Blocher culminant dans la régression revancharde.      

     

    Suisse44.jpgDélire débile. – Autant dire que la lecture, en  train, de la dernière chronique de Jacques Pilet, dans L’Hebdo, intitulée Un air de délire, m’a paru aussi salutaire que le coup de gueule récent de l’ancien ministre UDC Adolf Ogi appelant lui aussi à faire barrage aux initiatives de plus en plus inquiétantes de son compère de parti. Wahsinn ! conclut Ogi - folie catastrophique!

    En pointant la rafale d’initiatives populaires que prépare l’UDC contre l’asile politique, la libre circulation des personnes, le sabordage de nos accords avec l’Europe et le rejet de la Convention européenne des droits de l’Homme,  Jacques Pilet conclut justement : « Un peuple, une nation, un Führer, tout le reste n’étant que bazar : voilà à quelle aberration mène le délire d’un homme et d’un parti ».

     

    07-08-Heimatschutz02.jpgLe château du parvenu. - En voyant défiler les paysages de notre beau pays aux fenêtres du train, j’ai pensé à nos enfants de plus en plus ouverts au monde – ne serait-ce que pour aller y travailler comme y furent contraints nos aïeux – et c’est avec un bonheur mêlé de rage que, saluant à la gare de Coire le violoneux d’Indermaur peint sur le mur, j'ai passé en mode voiture de louage pour gagner la vallée dans laquelle m’attendait mon ami l’artiste, à l’entrée de laquelle se dressent les murailles médiévales du château de Rhäzuns où Blocher le paysan parvenu se la joue  tyranneau national …

     

    10403160_10204628547620483_5941398342286536103_n.jpg

  • Chemin faisant (112)

    Tunis02.jpg

    L’étranger. - J’ai revu Taoufik trois fois durant les douze jours que j’ai passés à Tunis. Nous avons sympathisé dès la première, sur la terrasse du Grand Café du Théatre où j’étais en train de lire les Chroniques du Manoubistan. C’est lui qui m’a abordé et sans me demander, pour une fois, si j’étais Français ou Juif new yorkais. Il m’a dit avoir suivi les événements de la Manouba depuis Paris, où il enseignait l’histoire. Après quelques échanges je lui ai raconté le piratage de mon profil Facebook par ceux que j’appelais les salaloufs, le faisant bien rire;  je lui ai parlé de Rafik le mécréant ne discontinuant de les vitupérer, et c’est là qu’il a commencé d’évoquer son propre séjour chez son frère Ibrahim, la gueule qu’on lui a fait pour le manque de clinquant de ses cadeaux, et la métamorphose de sa belle-sœur Yousra, visiblement impatiente de transformer sa maison en lieu saint où lui-même se repentirait bientôt, devant tous, d’avoir épousé une Parisienne au dam d’Allah et de ses allaloufs. 

    Hippo.jpgLa deuxième fois nous nous sommes retrouvés, par quel hasard épatant, à proximité du pédiluve de l’hippopotame du zoo du Belvédère que je ne m’impatientais pas de ne voir absolument pas bouger. Taoufik était accompagné du petit Wael, son neveu de sept ans, qu’il m’avait dit inquiet de ses rapports avec Allah l’Akbar, et dont je vis surtout, pour ma part, la joie de courir d’animal en animal, jusqu’au petit de l’hippo tremblotant sur ses courtes pattes. En aparté, pendant que le gosse couratait sous le soleil, Taoufik eut le temps de me narrer la visite, chez Ibrahim, de son frère aîné l’éleveur de poulets, roulant Mercedes et pas encore vraiment remis de la chute de Ben Ali. Comme je lui avais répété les premières observations de mon ami Rafik sur l’ambiance générale de cette société où «tous font semblant », il m’a regardé sans me répondre, le regard lourd, triste et qui en disait long.

    Enfin nous nous sommes revus, la dernière fois, au souk des parfumeurs de la médina, où il venait de quitter son ami Najîb très impatient lui aussi de se trouver une femme française ; et c’est là qu’il m’a raconté le dénouement atroce des tribulations de la belle Naïma, littéralement lynchée par ses voisins, plus précisément : livrée à la police sous prétexte qu’elle avait reçu chez elle un homme non identifié comme parent. « Et c’est mon propre frère qui a fait ça ! » s’est exclamé Taoufik, qui m’avait dit la relation d’affection et de complicité, jusque dans leurs dragues, qui le liait à son benjamin : Ibrahim, que Taoufik avait surpris la veille en compagnie d’une prostituée, et qui venait de livrer Naïma aux flics, s’en félicitait vertueusement et s’en trouvait félicité par sa vertueuse épouse et leurs vertueux voisins…

    Au Foundouk El-Hattarine – Cette histoire odieuse, qui m’avait atterré autant que le pauvre Taoufik, impatient maintenant de regagner la France, m’a hanté plusieurs jours avant que, dans le même dédale du souk des parfumeurs, je ne me retrouve dans le patio de ce lieu de culture et d’intelligence que représente le Foundouk El-Hattarine.

    Tunis10.jpgÀ l’invite de l’éditeur Habib Guellaty, que j’avais rencontré à la Fondation Rosa Luxemburg, lors de la projection de La Mémoire noire d’Hichem Ben Ammar, je me réjouissais d’entendre, en lecture, le livre tout récemment paru d’Emna Belhaj Yahia, auteure déjà bien connue en ces lieux, intitulé Questions à mon pays et que j’avais acquis et lu d’une traite dans la première moitié de ma journée.  Philosophe de formation, romancière et essayiste, Emna Belhaj Yahia, dont je n’avais rien lu jusque-là, m’a tout de suite touché par la simplicité ferme et droite de son propos, qui se module comme un dialogue entre la narratrice et son double. Sans un mot lié aux embrouilles politiques du moment, ce texte limpide et sans trace de flatterie, m’a paru s'inscrire au cœur de l’être politique de la Tunisie actuelle, fracturé et comme paralysé dans sa propre affirmation. Revenant sur le paradoxe vertigineux qui a vu une société se libérer d’un dictateur pour élire, moins d’un  an après, les  représentants d’une nouvelle autorité coercitive hyper-conservatrice, l’essayiste en arrive au fond de la question selon elle, lié à l’état désastreux de l’enseignement et de la formation dans ce pays massivement incapable en outre, du point de vue des élites culturelles (écrivains, artistes, cinéastes) de présenter un front commun, identifiable et significatif. J'y ai retrouvé les questions que je n’ai cessé de me poser depuis trois ans et plus : où est la littérature tunisienne actuelle ? Que disent les cinéastes de ce pays ?  Comment vivrais-je cette schizophrénie dans la peau de mon ami Rafik ? 

    Or me retrouvant, ce soir-là, dans cette vaste cour carrée de l’ancien caravansérail où un beau parterre de lectrices et de lecteurs entouraient Emna Belhaj Yahia, j’ai été à la fois rassuré par la qualité des échanges, impressionné par les propos clairs et mesurés de l’écrivaine, et sur ma faim quand même, peut-être sous l’effet de cette lancinante et décapante lecture cessant de dorer la pilule ?

     

    Tunis2014 027.jpgL’inénarrable épisode. - J’étais un peu maussade ce matin-là. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fisse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres de la Manouba se dédoublant en ces lieux, au journal de treize heures.

    Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues  conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en question – Rafik m’avait dit que j’en aurais pour dix minutes mais ne demandez jamais votre chemin  à Rafik Ben Salah -, je finis en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience. Mon ami écrivain s’étant défilé entretemps, j’allais me retrouver seul au micro national à raconter mon séjour d’à peine douze jours. J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’était récriée et m'avait demandé "plus d'infos", aussi lui avais-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité. Comme tout auteur est un puits de vanité et que je reste ouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux . «On a dix minutes pile ! » m’annonçait à l'instant la belle prof présentatrice…

    Huit minutes plustard, j’avais à peu près tout dit, à la vitesse grand vlouf,  de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice entreprit, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.

    Lorsque j’appris alors, par la voix de la crâne présentatrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau,  comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule (une espèce d’autobiographie soixante-huitarde romantique de tournure et d’écriture kaléidoscopique ultra-raffinée) avec le premier roman de Rafik Ben Salah, que je restai baba. Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, alors qu’elle me félicitait maintenant pour le Prix Schiller (effectivement reçu dans mes jeunes années, à l’égal de Rafik) et le Prix Comar (distinction tunisienne dont Rafik Ben Salah et Emna Belhaj Yahia ont bel et bien gratifiés), mais nous en étions aux dix minutes accordées, il me restait à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…

    Quant à moi, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce chameau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie que je n’avais pas envie, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et je n’eus même pas le cœur de le lui faire remarquer après l’émission...

    Je n’en dirai d’ailleurs pas plus. Je ne m’en sens pas le droit. Emna Belhaj Yahia est mille fois mieux habilitée  que moi au commentaire particulier ou général de l'état de la culture en Tunisie. Quant à moi j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp. Il nous restait juste, ce soir-là, à marquer nos adieux amicaux, à La Mamma, en compagnie de Rafik et de son amie Jihène. Nous ririons encore un peu de ce loufoque épisode, pour nous libérer du poids du monde comme il va ou, plutôt, ne va pas...

    Trois ans après la « révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik Ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas. À mon retour en Suisse, mon vieil ami l’historien Alfred Berchtold  à qui je faisais part de mes pensées, m’a dit comme ça: «On se sent dépassés. » Avant d’ajouter : « Mais Obama aussi a l’air dépassé ». Et le merveilleux octogénaire, que ses camarades de la communale, à Montmartre, appelaient Pingouin, de conclure : «Nous sommes tous dépassés, mais la vie continue. Avec Madame Berchtold, à l’Institution, nous nous exerçons l'un l'autre à nous réciter par coeur des poèmes...»

     

    L’épisode de Taoufik, imaginaire, découle de la lecture de Souriez, vous êtes en Tunisie, de Habib Selmi, paru chez Actes Sud/Sinbad.

    L’essai d’Emna Belhaj Yahia, Questions àmon pays, a paru en Tunisie chez Demeter et en France aux éditions de l’Aube.