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  • Chemin faisant (111)

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    À hauteur d’enfants. - Un court métrage sortant pour ainsi dire du four, très bien cadré et pensé, très bien réalisé aussi, (magnifiques images et montage à l’avenant), apporte aujourd’hui un témoignage kaléidoscopique précieux sur la perception de la "révolution" tunisienne par ceux qui l’ont vécu entre enfance et adolescence. Les auteurs, Amel Guellaty et Yassine Redissi, sont eux-mêmes de tout jeunes réalisateurs, qui insistent, ce qui se discute, sur le fait que la révolution ait essentiellement été le fait de la jeunesse tunisienne. Le tout début de la première moitié du film tend ainsi à privilégier l’aspect festif et juvénile des manifestations. Puis s’enchaînent, sur des thèmes variés, les propos recueillis auprès d’une brochette d’enfants de 7 à 15 ans, tous issus de la classe moyenne citadine éduquée, reflétant souvent l’opinion familiale. 

    Samsung 1051.jpgOn  pense aussitôt à la série romande mémorable des Romans d’ado en regardant Génération dégage, dont les auteurs ont la même façon de faire « oublier » la caméra aux premiers cinq enfants « typés » autant qu’on peut l’être à cet âge. Il y a là Seif,le seul garçon, 9 ans, qui a son profil sur Facebook, constate que la démocratie oblige à porter le niqab ou la barbe (il trouve ça sale) et se réjouit de voir partir Ennahdha. Il y a la petite Maram, 7 ans, qui n’aime pas la démocratie au nom de laquelle on a « tué des tas de morts ». Il y a Chahrazed, 13 ans, qui ne dit que des choses pensées et sensées. Il  y a Sarra, 12 ans, qui estime que l’Etat ne doit pas se mêler de religion. Les thèmes défilent (la démocratie, la violence, la politique, Facebook, les manifs), suscitant autant de propos naïfs ou pertinents que  la sociologue Khadija Cherif commente à son tour avec beaucoup de tact et réalisme.  

     

    La vérité des « oubliés » - Dans sa deuxième partie, réalisée dans une école préparatoire mixte de Maktar, dans le gouvernorat de Siliani, le ton et le discours de ces enfants de chômeurs et de paysans pauvres changent complètement. Timides devant la caméra, les ados répondent sans hésiter, au prof qui les interroge, que c’était mieux « avant » la révolution, que les seuls changements qu’ils ont observés depuis les élections se limitent à la hausse des prix et à l’augmentation du chômage. Après une hésitation, l’un des garçons, qui daube sur les salaires des dirigeants, lâche d’un air accablé : « Ils nous ont rien laissé, M'sieur ».  Un autre, visiblement le fort en thème de la classe, qui affirme qu’il fera de la politique plus tard afin d’aider son pays,constate que même avec les meilleurs résultats les chances de poursuivre des études sont de plus en plus difficiles. Une jeune fille évoque la situation de sa famille, où son père chômeur ne parvient pas à offrir des études à ses quatre filles.

    Samsung 1049.jpgOn n’est plus ici dans l’ambiance politico-médiatique de la Tunisie des manifs, dont la fraîcheur juvénile est par ailleurs très réjouissante dans la conclusion du film, mais dans la réalité terre à terre de la Tunisie profonde, dont le regard des jeunes, fixant la caméra sans trace de cabotinage, interpelle et fait mal.

     

    Samsung 1052.jpgQuelle Tunisie ? – En un  peu plus de trente minutes, alliant un propos cohérent de part en part et de très remarquables qualités plastiques (la bande sonore et la musique de Kesang Marstrand sont également de premier ordre), Yassine Redissi et Amel Guellaty ont composé un tableau évidemment partiel mais dont les « couleurs » fortement contrastées sont d’un apport déjà considérable dans l’aperçu d’une réalité tunisienne à multiples faces.

    Samsung 1062.jpgOr à quoi ressemblera la Tunisie à venir de ces enfants confrontés, dès leur plus jeune âge, à des notions idéologiques encore abstraites et des réalités très concrètes, des débats et des manifestations vécus en famille, des tensions religieuses, des sacrifices de martyrs (l’immolation de Mohammed Bouazizi) ou des meurtres politiques (l’assassinat de Chokri Belaid)  vécus comme des traumatismes collectifs ?

    Le premier mérite de Génération dégage est de nous les montrer, ces très jeunes Tunisiens, ou tout au moins quelques-uns d’entre eux, à la veille de nouvelles élections et de nouvelles données qu’on souhaite bénéfiques à leur cher pays…

     

  • Chemin faisant (110)

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    La murène. - Ma conviction de longue date est que les mendiants nous honorent en nous demandant l’aumône. Je parle des mendiants et non des prédateurs qui vous assaillent, murènes et sangsues.

    Le long de la rue de Marseille où se mêle intimement tout un populo, ou sur l’Avenue Bourguiba où la scène de théâtre s’élargit  en fluviales dimensions, j’ai vite repéré les vrais mendiants à qui je savais que, tous les jours, je donnerais la pièce ; mais tout aussi vite fus-je repéré par les murènes et les sangsues des abords du Bonheur International.

    Au deuxième soir déjà, crevant la dalle et me dirigeant vers le restau Chez Nous qu’on m’avait recommandé, voici qu’un jeune type, la trentaine acide (le regard), plutôt bien sapé, sûrement un portable dans sa veste de cuir, m’alpague d’autorié et me lance : « Alors toi, le Français, tu es mon ami, tu me paies une bière ? J’aurais quelque chose à te proposer… ».  Et moi : « Ton ami, si tu veux, mais la bière sera pour une autre fois. Pour le moment, j’ai faim. Allez,bonsoir ! ». Et lui déjà teigneux : « Ah c’est pas un ami, ça, tu ne serais pas raciste ? »  

     

    images-4.jpegGamins à la rue. – Un autre soir, dans l’encombrement routier dantesque de l‘avenue Mohammed V, coincés dans la Twingo de Rafik pestant plus que jamais,  voilà que, surgie de nulle part, une poignée de chenapans très sales et très effrontés nous cerne soudain, dont l’un, aux grands yeux noirs terribles me rappelant les Olvivados de Bunuel, me fixe intensément en agitant le chiffon avec lequel il prétend nettoyer notre pare-brise. Mais Rafik : « Je n’ouvre pas ! »

    Et moi de sortir une pièce dont la dorure fait exploser illico mon cher râleur : « Deux dinars ! Non mais quoi encore ? Tu sais ce qu’il peut faire celui-là, avec deux dinars ? Il peut s’acheter cinq pains ! » Alors moi, tel l’imperturbable marabout : « C’est pourquoi, mon frère, tu vas ouvrir cette putain de fenêtre afin que je puisse donner, à cet enfant, ces deux dinars dont j’espère sincèrement, par Allah, qu’il ne les convertira pas en colle à sniffer »…

     

    l_mendiante.pngVrais et faux pauvres. - Au fil des jours, j’ai vu les mendiants me reconnaître, j’ai commencé de voir le visage de chacune et chacun, je leur filais la pièce sans me dorloter la conscience pour autant. On m’avait dit que de nouveaux pauvres, après Ben Ali, étaient apparus ainsi dans les rues de la capitale, et que certains groupes organisés avaient pris les choses  en main à l’instar de nos mendiants européens.

    Du moins me semblait-il identifier « mes » vrais mendiants, autant que j’avais repéré, dans l’instant, la murène du deuxième soir, à laquelle avait succédé une sangsue non moins caractérisée me revenant tous les jours avec un air plaintif, soi-disant photographe de presse (j’avais eu l’imprudence de lui payer une bière, de lui parler un peu de mon travail et de lui« prêter » vingt dinars), me guettant à la sortie de l’hôtel ou à chacune de mes rentrées et me suppliant d’acheter les photos qu'il me ferait avec son Nokia - ou alors tu me prêtes encore cent dinars…

  • Chemin faisant (108)

     

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    Les chattes, le dauphin et le bison. -  Autour des tables regroupées de la classe d’écriture créative, pour parler à l’américaine, se retrouvaient à présent une majorité de chattes, deux chiennes, un dauphin et deux footballeurs, plus un bison berbère. La belle grande prof à la coule avait eu cette idée par manière de premier tour de table: que chacune et chacun énoncerait son prénom et l’animal en lequel elle où il s’identifiait. Or la mine de la prof s’allongeait en constatant la foison de chattes pointant le museau, elle qui eût préféré visiblement de franches tigresses.

    Et de me confier en aparté : « Pas moyen de les faire sortir  de leur schémas de soumission et de leur ronron féminin. Ainsi, l’autre jour, l’une d’elles, à qui je demandais de qualifier la révolte d’Antigone, m’a répondu que cette révolte était d’un homme et pas d’une femme ! »

     

    Manouba10.jpgDans la foulée du conteur. – L’ami Rafik a captivé son auditoire en moins de deux, avec une nouvelle qui en dit long sur les relations entre hommes et femmes telles qu’elles subsistent assurément dans le monde arabo-musulman. Le Harem en péril évoque l’installation d’un jeune dentiste dans un bourg de l’arrière pays – on pense évidemment au Moknine natal de l’ecrivain -, dont les hommes redoutent à la fois les neuves pratique acquises en ville, les instruments étincelants destinés à pénétrer les bouches féminines, et plus encore le siège sur lequel les patientes semblent impatientes de s’allonger.

    Une première rumeur qui se veut rassurante évoque les mœurs du dentiste, probablement comparables à celles du coiffeur ou du photographe, mais l’inquiétude reprend quand le jeune homme reçoit ces dames à des heures de moins en moins  diurnes, pour des séances qui se prolongent.

    Manouba7.jpgAu début de la séance, les deux jeunes gens s’identifiant à des footballeurs (animaux fortement appréciés sur les stades tunisiens comme on sait), n’avaient pas vraiment l’air concernés ; mais le charme et la vivacité du récit, la saveur des mots renvoyant au sabir local, et la malice un peu salace de la nouvelle ont suffi à « retourner » nos férus de ballon rond, autant que chattes et chiennes…

     

    Théâtre méditerranéen. - Dans sa dédicace ajoutée à celle de Habib Mellakh sur mon exemplaire des Chroniquesdu Manoublistan,  le Doyen Kazdaghli évoque le « combat tunisien pour la défense de valeurs en partage entres les deux rives de la Méditerranée », et j’ai pensé alors à tous les contes populaires du pourtour méditerranéen marqués (entre tant d’autres traits) par l’inquiétude des machos confrontés à la séculaire diablerie féminine; aux nouvelles fameuses de l’Espagne ou de l’Italie picaresques ou au « théâtre » de Naguib Mahfouz. Unknown-3.jpegEt le fait est que le récit de Rafik a suscité un immédiat écho chez ces jeunes gens dont certains, en peu de temps, composèrent des compléments parfois piquants à sa nouvelle  – surtout les chattes les moins voilées…

    Cette expérience, trop brève mais visiblement appréciée par les uns et les autres, laissera-t-elle la moindre trace dans la mémoire des étudiants de La Manouba ? J’en suis persuadé. Je suis convaincu que le passage d’un écrivain dans une classe, et la lecture commune d’un bon texte, et la tentative collective  d’en imaginer une suite, relèvent d’une expériencerare et sans pareille, comme je l’ai vécu moi-même moult fois. 

    Et puis il y avait cette lumière, en fin de rencontre, ces ronronnements de chattes, cette impression de vivre un instant dans ce cercle magique que la littérature seule suscite, à l’enseigne des minutes heureuses…    

  • Chemin faisant (108)

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    Le sable aurifère. – À la fin des années 60, un étudiant en triple révolte (contre son paternel, contre le Président et contre Allah en personne) osa se dresser contre son oncle Ahmed, alors ministre de l’économie, pour lui dire que la Tunisie se prostituerait en jouant la carte du tourisme.

    L’effronté Rafik Ben Salah n’avait évidemment rien compris (ou peut-être subissait-il l’influence des idéologues tiers-mondistes de l’époque assimilant le tourisme à une forme de néo-colonialisme), mais le tourisme tunisien, notamment balnéaire, développa bel et bien d’impressionnantes infrastructures, assurant des emplois à des masses deTunisiens et présentant, aujourd’hui encore, un front de mer qui a évité le chaos des côtes italiennes,françaises ou espagnoles.  Ce qui est sûr en tout cas, c’est que des millions d’amateurs de farniente solaire gardent le meilleur souvenir de la Tunisie des plages ou des « circuits »culturels, embaumés par la fleur de jasmin.

    d138i5282h105733.jpgAu lendemain de la« révolution », en juillet 2011 où nous y étions avec Lady L., la vision des magnifiques hôtels de la côte, aussi outrageusement déserts que ceux de Sidi Bou Saïd ou de Gammarth, nous avaient réellement attristés. Quel dommage ! avions-nous pensé, sans être nous-mêmes adeptes de ce genre  de tourisme, quel gâchis pour les Tunisiens !

     

    Saison décisive. – Or les médias tunisiens y reviennent ces jours à tout moment : que la saison touristique à venir sera décisive pour l’économie tunisienne.

    On sait désormais (c’était d’ailleurs annoncé dès la fin de l’été 2011) que les« révolutions » arabes furent autant de désastres du point de vue économique.  Mais ce qui réjouit (un peu) après deux ans de gouvernement plombé (en partie) par les islamistes, c’est que l’embellie promise par ceux-ci ne trompe plus la « société civile », qui sait que la relance du tourisme fait partie des priorités d’une restauration économique.

    hotel-mehari-tabarka.jpgAinsi les médias sont-ils pleins de projets lié, entre autres, à une meilleure mise en valeur de la thalassothérapie (concurrentielle au niveau des prix) ou au développement de « maisons d’hôtes » telles qu’on les voit se multiplier de l’autre côté de la Méditerranée. Et les uns et les autres de pointer les zones polluées ou envahies de déchets, peu compatibles avec l’accueil touristique, sans parler de la hantise (heureusement  sporadique) des attaques terroristes…

     

    Une balle dans le pied. - Peu après la présentation de son film Laïcité, inch Allah ! à Tunis, en 2011, dont la projection fut sabotée par les islamistes, qui saccagèrent le cinéma et menacèrent la réalisatrice de mort, Nadia el-fani déclarait ce qui paraît une évidence : « Une destination touristique qui vote pour les islamistes vote pour sa propre mort ». Et la courageuse polémiste d’ajouter que la classe moyenne tunisienne, sans renier rien pour autant de sa culture musulmane, est parfaitement consciente de ce que seule l’évolution « moderniste », largement avancée dans ce pays désormais doté d’une Constitution presque exemplaire, peut assurer le passage d’une « révolte » d’exception à une révolution effective. 

     

     

  • Chemin faisant (107)

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    Honneur aux braves. – C’était un honneur exceptionnel, sans rien d’académique, que de pouvoir retrouver les deux Habib à la cafète de la Manouba où ils nous avaient rejoints entre deux cours – je me trouvais là avec Rafik Ben Salah et deux profs des lettres assez girondes -, tant leur double action avait relevé de la résistance à l’inacceptable. Quelques jours plus tôt,notre ami Hafedh Ben Salah, désormais ministre de la justice transitionnelle, m’avait expliqué la signification symbolique de La Manouba, creuset de l’intelligentsia d'élite, et donc de la critique possible (Bourguiba l’avait déjà à l’oeil) en pointant tout le travail incombant à son ministère avant « pour que cela ne se reproduise plus »…

    À la lecture des Chroniques du Manoubistan, il m’avait semblé découvrir, dans l’opération de déstabilisation de ce haut-lieu du savoir, la trame très embrouillée mais significative d’un complot dont Habib Mellakh souligne, en l’occurrence, le premier mot d’ordre : « bouffer de l’intellectuel ». Or j’ai bientôt compris qu’il ne s’agit pas du tout d’une lutte de classes entre lettrés « privilégiés » plus ou moins tentés par l’Occident, et purs et durs de l’islamisme radical : il s’agit d’une véritable guerre. La conclusion des Chroniques du Manoubistan éclaire d’ailleurs les accointances (plus qu’évidentes) duparti Ennahdha et des salafistes, dans la pure tradition putschiste des Frères musulmans. Rached Ghannouchi, patron d'Ennhahda, est d'ailleurs issu du mouvement et, sous ses chattemites, ne pense qu'à l'islamisation totale de la Tunisie.

    Un imbroglio. - Mais tout ne se limite pas à l’opposition du noir et blanc : les méchants islamistes d’un côté et les modernistes de l’autre. Tout est plus enchevêtré et c’est ce qu’on détaille dans la belle observation sociologique du professeur Mellakh, qui montre par exemple comment on se sert d’un chômeur pour terroriser des étudiantes (« on ne vous touche pas dans la Manouba, mais dès que vous en sortez on vous égorge – d’ailleurs vous êtes filmées ») et comment les rouages des syndicats et des médias, des ministères de l’Enseignement et de la justice, des sociétés d’étudiants et des assemblées de professeurs, se sont grippés et agrippés en fonction de mécanismes contradictoires, en tout cas loin des pratiques délibératives.

    L’idée de Habib Mellakh était lumineuse et imparable, consistant à noter jour après jour, entemps réel, les faits survenus à La Manouba. Dès le 5 decembre 2011, il observe ainsi le sit-in qui se poursuit depuis huit jours ou quelques étudiants, renforcéspar des nombreux éléments souvent pêchés dans les quartiers défavorisé,célèbrent le Jihad et la guerre et fondent le terme de Manoubistan pourréislamiser la Faculté des Lettres. Au premier regard, on se dit qu’un ou deuxniqabées entourées de cliques manipulées, ne va pas  ébranler la vénérable institution. Mais defil en aiguille, c’est une véritable guérilla qui s’instaure et paralyse lescours, avant le début du grand mouvement de solidarité des profs et des milieuxintellectuels tunisiens ou étrangers.  

    Nous avions entendu parler, déjà de ces événements, dont notre ami professeur et poète Jalel El Gharbi, peu suspect d’être un « mercenaire responsable de la décadence del a faculté », selon la phraséologie des salafistes, avait rendu compte sur son blog.

     

    Le doyen me "gifle". - Or, me trouvant tranquillement, dans la lumière de Midi, en face du Doyen Habib  Kazdaghli, j’ai tâché de me représenter la force morale et la détermination physique que cet homme d’étude, historien de formation, a dû puiser en lui pour résister aux fanatiques. Je me le suis figuré en face des deux niqabées hystériques déboulant dans son bureau, yravageant ses papiers avant que l’une d’elle, jouant la victime, prétendument giflée, se fasse conduire à l’hôpital. La scène, inouïe, mais filmée par un émoin qui a prouvé l’innocence du Doyen, fut la base d’un  procès à la fois ubuesque et de haute signification politique. Mimant devant moi ce qu’on lui reprochait, à savoir gifler la joue droite d’un jeune femme voilée se trouvant en face de lui (il a esquissé le geste par-dessus la table, bien que je ne fusse point voilé, et a conclu qu'un droitier ne pouvait bien gifler la  joue droite de son vis-à-vis sans faire le tour de la table - Allah est témoin), il nous a fait rire comme on rit des pires énormités.

     

    Au sourire des filles en fleurs

    Cependant il n’y a pas de quoi rire des événements de la Manouba. Rappelant le rôle de procureur du ministre de l’Enseignement «qui n’a fait qu’encourager les agresseurs », Habib  Kazdaghli affirme que « l’agression contre la Manouba était bel et bien  une phase d’un vaste projet voulant imposer un modèle sociétal à tout le pays en passant par la mise au pas de l’université tunisienne. »

    Un aperçu des pratiques en cours, donné le 7mars 2012 par Habib Mellakh, fait froid dans le dos "Ce groupuscule politique qui a pris en otage aujourd'hui notre faculté était composé d'une centaine de  salafistes et de membres du parti Ettahrir, arborant les drapeaux de leur partis respectifs.Ces miliciens dont certains ont été reconnus comme des commerçants ayant pignon sur rue dans les quartiers populaires voisins de la faculté et qui rappellent par leurs uniformes - habit afghan et brodequins militaires - leur comportement violent, leurs chants, les groupuscules fascistes et extrémistes qui ont défilé dans d'autres contrées, sont venus réclamer la démission du doyen élu de la Manouba"...

     

    Manouba6.jpgMais quel bel endroit que la Manouba sous le soleil printanier, et que de belles étudiantes,voilées ou pas, s’égaillaient à présent sur les pelouses en attendant de rejoindre la salle où devait se donner la lecture d’une nouvelle (corsée) de Rafik Ben Salah, Le Harem en péril,  dont elles tâcheraient d’imaginer une suite en atelier d’écriture… 

  • Chemin faisant (106)

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    Les salaloufs sévissent. - Je ne dirai pas que je l’ai cherché : pas vraiment, mais sans doute n’était-ce pas très futé, de ma part, de marquer mon début de séjour en Tunisie en diffusant, sur Facebook où je compte plus de 3000 « amis », et sur mon blog perso, qui reçoit ces temps plus de 1000 visiteurs par jour, deux textes évoquant le « niqab arme de guerre », à propos du premier livre que j’avais lu la veille, intitulé Chroniques du Manoubistan et décrivant, par le menu, les événements violent survenus à la Manouba entre décembre 2011 et juillet 2012.

    Comme j’avais trouvé l’ouvrage en question dans la vitrine de la librairie voisine, El Kitab, je n’ai pas pensé  une seconde qu’en parler serait mal pris; en revanche, ma liste du jour, intitulée Ceux qui en ont ras le niqab, aura peut-être provoqué l’attaque en raison de son ton ironique voire sarcastique, typique des chiens de mécréants  que nous sommes. En tout cas,  le fait est que, dès le surlendemain soir de mon arrivée au Bonheur International, mon profil Facebook m’était devenu inaccessible, tout en restant lisible de l’extérieur par mes amis. Quant à mon blog, l’attaque s’y montrait plus subtile, tout formatage de mes textes y étant devenu impossible.  Bref, j’avais oublié tout ce que nos amis nous avaient dit en été 2011 à propos des ruses inventées par les révoltés depuis des mois, face aux vigiles plus ou moins hackers  du pouvoir, je m’étais montré crâne et sot, imbu de ma conception de la liberté et ne pensant même pas qu’elle pût déplaire. Mais aussi, j’ai l’habitude de prendre tout en terme d'expérience et celle-ci me disait quelque chose, évidemment, sur la réalité tunisienne.

     

    L’ami de Dharamshala. – Par ailleurs je me trouvais, ces jours-là, en contact assez étroit et constant avec un jeune homme lettré, polyglotte et vif d’esprit, qui me disait lire l’immense Pétersbourg de Biély, citait la version polonaise de L’Inassouvissement de Witkiewicz, me parlait de poésie avec une espèce d’autorité de vieux connaisseur et m’évoquait une longue convalescence, suite à une très grave accident, dans une clinique de Dharamshala. Ce charmant complice étant presque aussi graphomane que moi, toute une correspondance épatante se noua entre nous, qui me donna l’idée, au soir du piratage de mon profil Facebook, de lui envoyer mes textes, assortis de leurs images, qu’il « partagerait" ensuite sur FB. Ce qu’il fit obligeamment, poussant même le scrupule jusqu’à ajouter la mention solennelle de Copyright 2014 aux textes en question. N’était-ce pas un beau pied-de-nez à mes censeurs ?  

     

    Mellakh.jpgLe Doyen piraté. - Or une semaine plus tard, à la Manouba, lorsque je racontai cette péripétie au Doyen Habib Kazdaghli, qui avait vécu les événements du Manoubistan au premier rang des affrontements avec un courage et une ténacité impressionnants, le cher homme me sourit avec un clin d’œil éloquent signifiant « bienvenue au club », lui-même ayant subi le même genre d’attaques, auxquelles il aura pallié par le truchement de tiers proches...

     

    Habib Mellakh, Chroniques du Manoubistan. Editions Ceres, 327p. www.ceres-editions.com. 

    Commandes à: Ceresbookshop.com

  • Chemin faisant (105)

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    Retrouvailles. - Il est arrivé les mains dans les poches, en pull, à bord de sa propre voiture sans escorte. Je l'ai charrié sur cette apparente insouciance, puis il nous a expliqué qu'il prenait son dimanche et le laissait du même coup à ses gardes du corps, tandis que Nozhâ s'occupait de leurs petits-enfants. Nous avons pris place, avec son frère Rafik le scribe, dans le restau libanais de ces hauts de Tunis et je l'ai pressé de questions sur ce qu'il avait vécu ces derniers temps, après la divine surprise de la Constitution et son accession au gouvernement de transition.

    En fait, il n'a guère changé depuis nos dernières soirées, en juillet 2011, où son frère furieux nous annonçait les pires lendemains. J'aimais bien sa rondeur, fondée sur un grand savoir d'avocat et de prof de droit rodé sous toutes les latitudes. Je me suis rappelé un certain cours qu'il nous avait donné sur les institution suisses, arrosé de vieux Magon, et ce qu'il m'a raconté sur son entrée au gouvernement de transition m'a fait sourire. En fait, Mehdi Jomaâ, le premier ministre, lui a a tapé sur l'épaule en lui lançant comme ça: "Dis moi, Hafedh, toi qui n'a pas fait ton service militaire, ce serait peut-être le moment de servir ton pays". Et comme il hésitait, Rafik a fait valoir à son frère cadet qu'en effet il ne pouvait se dérober.

     

    Contre l'incompétence. - Moi qui ne connais rien à la politique, je ne sais s'il est fréquent qu'une équipe dirigeante qui a fait la preuve de son incompétence soit écartée du pouvoir et remplacée momentanément, par un groupe de dirigeants supposés non corrompus et non partisans, qualifiés ici de "technocrates". D'ordinaire, cette appellation est plutôt mal vue, désignant des gestionnaires froids. Or, d'après ce que m'a raconté Hafedh  Ben Salah, il s'agit  là, plutôt, de ministres de transition choisis pour leurs compétences et non pour leurs affiliations politiques, qui vont tâcher de remettre la machine économique sur les rails avant les élections de la fin de l'année. 

     

    Fils d'instituteur.  - En écoutant parler  le nouveau ministre de la Justice transitionnelle et de Droits de l'Homme, qui aura ces prochains jours pas mal de pain sur sa planche, comme on s'en doute, je pensais à cette smala pas comme les autres des Ben Salah, pas vraiment de haute bourgeoisie privilégiée puisque le père de Rafik et Hafedh était un simple instituteur menant les siens au bâtons d'âne - surtout l'insupportable Rafik, mais qui a donné une flopée de soeurs et de frères très éduqués. Je me suis rappelé l'amertume de Rafik, qui n'a jamais pardonné à son père le fait de tenir sa mère dans son état d'analphabète, même si le personnage est de ceux qui, dans la culture berbère non écrite, en savent parfois plus que les fins lettrés...

     

  • Chemin faisant (104)

    Unknown-1.jpegRosa la rouge - J'ai maudit les Chinois en longeant l'interminable muraille aveugle qui entoure leur ambassade à Tunis, sûrement aussi vaste que la place Tian'anmen, puis je suis enfin arrivé, à l'autre bout de l'avenue Jugurtha, devant cette élégante petite résidence dont l'enseigne n'était pas moins chargée de connotations historiques et politiques: Fondation Rosa Luxemburg ! 

     

    Rosa eût-elle apprécié le petit apéro déjà préparé sur la terrasse ? Sans doute ! On connaît le faible des révolutionnaires authentiques pour les douceurs: seuls les rebelles fils de bourgeois évitent petits fours et loukoums. 

    Unknown-2.jpegBref: un colosse m'avait repéré de loin, en lequel j'avais déjà reconnu Hichem Ben Ammar, qui me remercia d'avoir fait ce grand détour à pied à seule fin de voir son film, La Mémoire noire; et d'autres personnages aux dégaines impressionnantes, l'un m'évoquant Terzieff ou Artaud par sa belle tête émaciée, et l'autre de stature non moins impressionnante, mais avec plus de rondeur. "Mes protagonistes", se contenta de me lancer Hichem. Deux d'entre les  quatre apparaissant dans le film, avec lesquels un débat était prévu après la projection.

     

     

    Unknown.jpegFrères humains. - Le point commun des régimes autoritaires consiste à "bouffer de l'intello", comme le relève le professeur Habib Melkach au début des Chroniques du Manoubistan, et ce qui frappe alors, dans la répression exercée par Bourguiba contre ses "enfants", est à la fois la disproportion entre les délits reprochés aux étudiants ( pas un ne peut être qualifié de terroriste) et autres affiliés au groupe Perspectives pour la Tunisie, et leur traitement, d'une incroyable brutalité.  C'est de cela, sous tous les aspects de la relation entre militants et bourreaux, qu'il est question dans La mémoire noire, dont la portée va bien  au-delà de cet épisode historico-politique, un peu comme dans Libera me d'Alain Cavalier.

     

    463485433_640.jpgSous une loupe. - Hichem Ben Ammar ne documente pas les faits avec trop de précision. L'histoire de Perspectives est connue, et l'on peut renvoyer le lecteur au récit intitulé Cristal, de Gilbert Naccache, consigné sur des minuscules feuilles de papier cristal, ou à un autre récit qui a fait date, La Gamelle et le couffin, dont l'auteur, Fathi Ben Haj Yahia, est également très présent dans le film. Le propos du réalisateur est de faire parler ses personnages, quasiment en plan-fixes et comme  sous une loupe restituant le grain des peaux, l'éclat des regards, les frémissements d'émotion. Nullement indiscret, son regard est à la fois proche et respectueux, et les thèmes abordés (la tortures dans les caves du Ministère de l'intérieur, le bagne, les relations avec l'extérieur, la lettre bouleversante que lit une femme de prisonnier, l'avilissement inéluctable des tortionnaires, etc.) Sans trace d'esthétisme douteux, il y a du poème dans ce film aux images laissant une empreinte profonde à la mémoire Paradoxalement, en outre c'est un film qui fait du bien. "Mes personnages m'ont beaucoup aidés", m'a confié Hichem Ben Ammar. Et c'est vrai qu'on se sent plus humain en présence de ces belles personnes...

     

  • Chemin faisant (103)

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    « Père de la nation » - C’était en 1970, j’avais 23 ans et je venais de débarquer à Kairouan la « cité des mosquées », une vraie féerie nocturne. J’avais remarqué la mention V.I.P. sur la feuille de route de mon guide, Moncef, moins de la trentaine et qui m’avait accueilli à Monastir. Ainsi me collait-on un rôle notable : n’étais-je pas l’envoyé de La Tribune de Lausanne, chargé de rendre compte du séjour d’un groupe de braves quadras-sexas suisses romands inaugurant pour ainsi dire la nouvelle formule des voyages à la fois culturels et balnéaires, à l’enseigne de la firme Kuoni : plus précisément, une semaine dans l’arrière-pays, via El Djem et Matmata, jusqu’à Nefta au seuil du désert, puis une seconde semaine de détente à laquelle je ne participerais pas.

    Tunisie2.JPGMa mission revêtait donc un certain aspect publicitaire,mais j’entendais bien rester lucide et critique à propos de ce nouveau phénomène qu’on appelait le « tourisme de masse ». Mes camarades de la Jeunesse progressiste espéraient même une « lecture marxiste », mais là je ne garantissais rien, tant je me sentais en porte-à-faux par rapport au dogmatisme et aux schémas plaqués sur la réalité.

    Pour lors, je me baladais ce soir-là tout seul, dans l’univers magique, tout blanc et dont montaient de lancinantes mélopées, remarquant que de nombreux marchands avaient disposé, devant leurs échoppes, autant de radios que de petits téléviseurs retransmettant, tous ensemble, le discours paternel de Bourguiba à ses enfants soulagés de le voir enfin sortir del’hôpital…

    J’ignorais, alors,qu’en ces années le « père de la nation » faisait arrêter et torturer les étudiants rêvant d’une Tunisie plus libre. Et pour ce qui touchait aux toubabs, ce n’est que trente ans plus tard que j'appris que mon ami Rafik Ben Salah, neveu du ministre socialiste de l’économie, avait mis en garde son oncle contre le tourisme fauteur de servilité. « Vous allez transformer notre pays en lupanar ! » - « Ferme ton caquet, blanc-bec, tu n’y comprends rien ! »

     

    Tunisie3.JPGPetits Suisses. – Plus de quarante ans plus tard, je me rappelle notre équipée avec un mélange d’amusement et de tendresse. À part un Monsieur Ducommun fondé de pouvoir et sa dame, qui avaient déjà « fait Bali », le groupe en était à ses débuts en matière de circuits culturels,et la curiosité prudente de ces braves gens, leur façon de tout ramener à  du connu (« Ah les arènes d’Avenches ! » devant le cirque romain d’El Djem), leur bonne volonté pataude, leur naïveté m’avaient touché. Ainsi de la candeur d’un Monsieur Pannatier, cafetier sierrois en retraite qui avait fait s’arrêter notre bus en plein Chott El-Djerid, dont la plaine salée vibrait sous le soleil terrible. Or, choqué d’y voir une vieil homme marcher tout seul en contrebas de la piste, il avait exigé que Moncef propose, au vieux bédouin ébahi, la bicyclette de marque CILO dont il disposait chez lui à la cave...

     

    nefta.jpgLa « rapiéçure ». – Dans le premier de ses Récits tunisiens, intitulé Bédouins au Palace, Rafik Ben Salah décrit, très savoureusement la subite fortune qui enrichit, d’un jour à l’autre, le « bédouin empaysé » Ithmène, auquel on révèle un jour que les cinq hectares de terrain sablonneux et ronceux qu’il possède en bord de mer, en pleine zone de boom immobilier récent, vaut « des centaines de millions » maintenant que le sable devient « aurifère sous l’actiondu soleil »…

    Certains récits ancrés dans la réalité, et plus encore dans le langage des gens, dûment transmuté par le verbe en verve, en disent plus long que tous les reportages et autres analyses de spécialistes.

    En retrouvant le brave Ithmène, j’ai pensé au triste spectacle des palaces déserts du front de mer, vers Hammamet, en juillet 2011, et je me suis pris à espérer, contre l’avis de Rafik, que la saison à venir ramène des toubabs à l’économie chancelante de ce pays, histoire d'échapper au pire...

     

  • Chemin faisant (102)

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    Au plus-que-présent. - Tel est le réel, me disais-je ce matin en cadrant les fenêtres de ma chambre du Bonheur International El Hana, donnant par derrière sur le plus moche décor de façades borgnes et de bâtisses en voie de démolition !

    Or cette autre fenêtre, tôt l’aube, s’était ouverte sur la page du Cahier de verdure de Philippe Jaccottet dont j’avais achevé, la veille, la présentation de Oeuvres en Pléiade, balancée avant minuit aux rédactions de 24 Heures et de la Tribune de Genève : « L’oiseau, dans le figuier qui commence tout juste à s’éclaircir et montre sa première feuille jaune, n’était plus qu’une forme plus visible du vent ».

    Plus-que-réel de la poésie. Mais ce n’est pas Mallarmé qui va nous en imposer ce matin en pointant « l’universel reportage » à quoi tendrait la littérature arrachée à sa tour d’ivoire. Faire pièce au nivellement va sans dire, mais puisse tout le réel demeurer et aussi têtu que les faits, dont la fiction fera aussi bien son miel, et la poésie.

     

    La_maison_dangela_4.jpgC-etait-mieux-demain-Documentaire_portrait_w193h257.jpgUnknown.jpegPanopticon. – Le réel, ce matin, serait cette terrasse ensoleillée du Grand Café du Théâtre, en face du Bonheur international, où je me repasse quelques séquences de nouveaux films tunisiens vus ces derniers jours. Du panopticon d’observation jouxtant la table de trois étudiantes voilées, avec la clameur proche d’une manif très encadrée – forces de l’ordre déployées et frises de barbelés -,  devant le trop fameux Ministère de l’intérieur, je me suis rappelé le couple de la mère indomptable et du fils teigneux, dans C’était mieux demain de Hinde Boujemaa, passant d’un squat à l’autre comme des rats enfuite; la vieille Italo-Française de La Goulette évoquant, dans La maison d’Angela d’Olfa Chakroun, la dérive et le déclin de sa chère « petite Sicile » sous les coups de boutoir des bétonneurs ; ou le retour à la case Révolution de Laïcité Inch’Allah de Nadia El Fani, en ces lieux mêmes où déferla la colère populaire, et dont la projection d’octobre2011 aboutit à un chaos de violences assorties de menaces de mort sur la tête de l'impie.

     

    images-1.jpegAmis du soir. – Vendredi soir prochain, le réel sera celui de La Mémoire noire, nouveau docu signé Hichem Ben Hammar consacré à la répression, à la fin du règne de Bourguiba, de la contestation progressiste du groupe Perspectives, dont les jeunes militants furent torturés, par la père de la nation, « pour leur bien »…

    Dans l’immédiat, cependant, c’est dans le cadre le plus hautement raffiné que j’ai rejoint mes amis Jihène et Rafik, sous les arches séculaires du Dar El-Jeld, antique maison de tradition aux murs couverts de zelliges polychromes, où nous nous régalons effrontément et parlons beaucoup sur fond de qanûn - le vieux magon ne laissant de faire monter les rires sur le mode plus-que-réel…

  • Chemin faisant (101)

     

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    Notes en chemin  (107)

    Ordre et désordre. -
     En marchant ce matin par les rues populaires de la médina, recommençant de m'imprégner de l'atmosphère de la rue arabe dans ce qu'elle a de plus naturellement chatoyant, le sentiment croissant de retrouver la bonne vieille humanité m'a rempli de reconnaissance alors qu'un soleil déjà printanier flamboyait au-dessus des pyramides d'oranges soigneusement érigées par les marchands; mais un peu plus loin en direction de la Kasba, à l'écart des étals bien tenus, les rues se muaient en véritable dépotoir où s'amoncelaient ordures et détritus  laissés là depuis des jours à ce qu'il semblait. Or quelques chose m'a frappé dans ce contraste, qui me semblait dire quelque chose, mais quoi ? 

    Dans les souks, ensuite, et notamment dans le dédale alternant féerie de couleurs et retraits pénombreux, autour de la Grande Mosquée de la Zitouna, entre parfums et fripes, j'ai retrouvé avec bonheur cet univers des petites boutiques paraissant perpétuer leur commerce depuis des siècles, puis à quelques ruelles de là: des passages de traverses encombrés de sacs d'ordures que se disputaient chats faméliques et rats tenaces. Et qu'en dire ?
    Tunis20.jpgTroisième image: cette vaste décharge à ciel ouvert, juste à côté du building de trente étage de je ne sais quel établissement bancaire des Etats du Golfe, et  là encore cette proximité d'une façade clinquante et d'un total laisser-aller m'a suggéré un début de réflexion. Quant à dire que je pourrais en tirer des conclusions liées à la nouvelle donne de la réalité tunisienne, je n'en sais trop rien. 

    Une espèce de hargne
    La question de l'ordre et du désordre est bien plus intéressante qu'on ne pourrait croire. Autant que l'obsession du propre-en-ordre, bien connue des Suisses, peut relever de la névrose, autant il me semble pertinent de s'interroger sur ce que signifient des symptômes récurrents de désordre dont, par exemple, les rues de Tunis sont devenues le théâtre hallucinant à certaines heures.
    Dès le dimanche soir de mon arrivée, mon ami Rafik m'avait averti: tu vas voir se déchaîner la meute ! Et deux jours plus tard à peine, j'avais failli me faire écraser quatre fois (le piéton n'a plus droit à aucun égard), constaté que nombre de voitures de flics passaient au feu rouge et vu deux chauffeurs de taxi en venir aux mains après  le léger accrochage qu'ils venaient de provoquer, forçant une dizaine d'autres conducteurs à s'en mêler dans un concert de klaxons furieux. C'est cela: quelque chose de furieux...
    On connaît la circulation de Paris, de Rome ou de Naples: le crescendo est notable, mais le désordre hargneux de la circulation en ville de Tunis m'a semblé d'une autre nature: comme si sa fureur venait d'ailleurs. 

     

    L'attente de quelque chose
    Ordures qui s'empilent: mauvais signe. Rivages pollués à outrance: pas très bon pour la saison touristique à venir si rien ne se fait. Rengaine des médias trois semaines seulement après l'entrée en fonction d'un nouveau gouvernement de compétence: mais que font-ils ? 

    La dernière fois que nous y étions avec Lady L., en juillet 2011, les discussions les plus animées se poursuivaient à n'en plus finir, pleines d'espérance en les lendemains qui chantent. Une Tunisie pariait pour un avenir meilleur. Si belles rues alors, si belles terrasses à Sidi Bou. Puis une autre Tunisie se laissa séduire par moult promesses et cadeaux, qui vota pour un parti totalitaire pseudo-religieux à visées putschistes, foncièrement incapable d'assurer le redressement économique du pays. Quittant le gouvernement, le redoutable Rached Ghannouchi a promis que son parti garderait le pouvoir par la rue. Hélas, il ne semble pas qu'Allah ait trouvé de dignes éboueurs pour entretenir les rues menant à Lui...

     

    À lire: Adnan Limam. Ennahdha: ses cinq vérités. Phoenix éditions.

    Spécialiste en droit public et en relations internationales, l'auteur, musulman modéré, analyse les  tenants et aboutissants de la prise de pouvoir du parti "islamiste" de Rached Ghannouchi, selon lui émanation directe des Frères musulmans et se servant des salafistes comme fers de lance. Organisation transnationale d'essence putchiste, Ennahdha repose, selon Adnan Limam, sur une idéologie religieuse contraire au véritable islam, et aura, en réalité, servi le sionisme et la politique américaine à seule fin de déstabiliser la Tunisie en quête de démocratie. À remarquer qu'après avoir soutenu le parti gagnant des élections de 2011, les Américains font aujourd'hui bon accueil au nouveau chef du gouvernement intérimaire... 

     

  • Chemin faisant (100)

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    Les amants de Minuit. - Le grand navire Night tout blanc du Bonheur International reposait sur le flanc, dans mon rêve de minuit, lorsque le premier gémissement, qui m'a d'abord semblé de douleur, m'est parvenu de la chambre d'à côté, assez lancinant pour me réveiller, bientôt suivi de toute une suite de soupirs de croissante intensité modulant les vagues de plus en plus débridées de la plus réjouissante volupté, me rappelant alors, dans le film Padre Padrone des frères Taviani, la saisissante séquence nocturne durant laquelle, du haut des montagnes et de loin en loin, on entend exulter la même jouissance collective des femmes...

    Pure beauté. - Or, m'étant levé ce matin bien dispos, sous le ciel bleu de Tunisie, je resongeais à ce concert nocturne quand, du seuil de ma chambre, je vis surgir, de celle d'à côté, une silhouette voilée de noir de la tête au pied, suivie d'un très grand jeune homme beau de visage et le regard sombrement doux, le type même du salafiste à longue barbe de soie floche et robe grise.

    Cependant une plus grande surprise m'attendait, quelques instants plus tard, dans la vaste salle du petit-dèje "à l'arabe" où se pressait tout un monde de vieux enturbannés aux femmes pieusement voilées - on me parla d'une communauté religieuse algérienne de passage -, lorsque je surpris, derrière une colonne, le visage absolument découvert, ma soupirante de la nuit sirotant son café. Alors là le choc: la grâce, sans rien de soumis ni d'humilié d'apparence, le rayonnement de la pure beauté juvénile.

    Un autre regard. - En bonne logique occidentale ou "moderniste", surtout après ce que je savais des conflits liés au voile intégral, j'aurais dû, alors, ce matin-là, trouver un argument de plus contre ce fameux niqab, voilant en l'occurrence une telle merveille. Et puis non, curieusement, peut-être aussi me rappelant les ébats nocturnes de ces deux jeunes gens, je me dis qu'en somme, en dépit de cette irruption involontaire dans leur sphère intime,  je ne savais rien d'eux, de leur vie, de leur monde; que je n'étais ici qu'un passant - un "étranger" comme tant de regards me le rappelaient à tout instant -, et toute envie d'en juger me parut alors dérisoire...    

            

  • Chemin faisant (99)

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    Mohamed. - Les cireurs de pompes, au figuré, m'ont toujours fait horreur. Ainsi du fâcheux Ueli Maurer, ex-président de la Confédération, qui a osé dire l'autre soir à Sotchi, à la télé, que le Tsar-flic Poutine était son ami et l'ami de la Suisse, comme il n'a pas eu honte d'affirmer, lors d'un séjour présidentiel à Pékin, qu'il fallait désormais tourner la page de Tian'anmen. Quant au cireur de chaussures Mohamed, sans travail à 42 ans, quatre garçons à charge, seul à Tunis pendant que sa femme et sa mère tâchent de survivre à Kasserine, je l'ai laissé briquer mes Mephisto's non sans gêne de le voir ainsi à mes pieds. Or c'était hier et il m'est revenu ce matin avec un grand sourire de connivence, me proposant cette fois un café que nous avons siroté avec tout le temps de nous raconter nos bouts de chemin; et ce qu'il m'a dit de la fin des années Bourguiba, des rapines du clan Ben Ali et de ses difficultés actuelles d'assurer le minimum vital aux siens m'a touché sans qu'il ait fait mine de se plaindre, sonnant aussi plus vrai que les glose pléthoriques consacrée à la question du jour: et maintenant ?

    Quel profit ? - À ceux qui n'en finissent pas de me recommander de "profiter" de ce séjour tunisien, je ne réponds pas plus que s'ils m'enjoignaient de "profiter" du Sahel ou du Qatar, tant cette notion de "profit" m'est étrangère, mais ce n'est même pas de morale qu'il en va. De fait je compte bien, mieux que profiter au sens d'en avoir "pour mon argent", m'imprégner de réalité tunisienne, comme j'ai commencé de le faire en visionnant déjà treize films récents sur mon ordi et en me perdant ces jours dans les rues et les foules, à subir la nuit dernière ma voisine d'en dessus niqabée le jour et n'en finissant pas de hululer de volupté après le dernier appel du muezzin, ou la vociférante manif islamiste de ce matin vers le ministère de l'intérieur, et les livres nouveaux, une nouvelle amitié, ma douce au téléphone de ses hauteurs enneigées, les journaux et les confidences de Mohamed...

    Identité et filiation. - Aussi je me la suis jouée Freddy Buache, cet après-midi, en m'installant au premier rang du cinéma Parnasse où se donnait, pour 3 dinars, le nouveau long métrage de fiction de Taïeb Louhichi, L'Enfant du soleil. Pas un chef- d'oeuvre assurément, mais un belle histoire bien filée avec de beaux acteurs et de l'émotion en crescendo.

    L'idée centrale en est intéressante, qui voit le jeune Yanis, en quête de paternité, débarquer chez un romancier qui lui semble avoir raconté sa propre histoire, non sans raison comme on le verra...

    "Et si nous allions voir la mer ?" demande finalement l'écrivain, infirme depuis l'accident de voiture qui a coûté la vie au père du garçon, émouvant écho au drame vécu par le réalisateur lui-même.

    Et le film de s'achever sur une reconnaissance mutuelle, magnifiée par les paysages de la région de Bizerte. Or, finalement révélés l'un à l'autre par un lien de filiation indirecte, les deux personnage que tout semblait opposer (le jeune DJ fou de hip hop et le sexagénaire supérieurement cultivé) s'étaient déjà rapprochés au cours d'une séquence où, soudain, la sublime incantation d'une voix d'Afrique établit entre eux un imprévisible lien...

  • Ceux qui vont à tâtons

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    Celui qui obtient de moins en moins de réponses / Celle qui se sent au bord d’un gouffre / Ceux qui ne communiquent plus que par signaux de fumée / Celui qui n’a jamais été très écouté par les RG / Celle qui n’ose plus parler de crainte de déranger / Ceux qui se sont lassés de leur présence mutuelle / Celui que la futilité ambiante déstabilise réellement / Celle qui parle déco avec une agitation extrême / Ceux qui ont juré de se parler mais plus tard / Celui que le vertige physique saisit dans la cabine de téléphone désaffectée / Celle qui vacille dans ses nouvelles bottines Dior / Ceux qui éprouvent soudain le froid de l’incommunicabilité / Celui qui prend rendez-vous chez le réparateur de couples / Celle qui appelle au secours dans l’ascenseur bloqué au sous-sol tandis que l’eau monte avec les rats / Ceux qui n’ont aucuns problèmes et encore moins de solutions à ceux-ci / Celui qui n’entend pas ce que lui dit sa compagne Agnès vu qu’il a gardé son casque où La Force du destin se joue à pleins tubes / Celle qui se cherche une cigarette pour la jeter finalement à la tête de la flûtiste irascible / Ceux qui se trouvent un peu cons de ne plus se joindre que par SMS / Celui qui n’en plus de se retenir de dire ce qu’il a sur le cœur sans se rappeler exactement quoi à l’instant / Celle qui préfère retourner à son feuilleton / Ceux qui mettent la radio un peu plus fort / Celui qui se retrouve à Schaffhouse sans se rappeler le motif de son départ précipité / Celle qui fait suivre ses bagages à Djerba / Ceux qui se répandent en annonces-surprise / Celui qui se demande comment faire face à la platitude / Celle qui pallie l’indifférence de son psy par un regain d’attention à sa chienne Burqa / Ceux qui « travaillent la relation » sans se parler / Celui dont l’insomnie brûles les dernières cartouches / Celle qui pense essentiellement en termes de conso / Celles qui estiment que le quotidien régional a fait des progrès au niveau conso / Celui qui se sent soudain de trop dans ce groupe d’abrutis de Top Niveau / Celle qui espère une prise d’otages au niveau du bureau / Ceux qui n’ont pas l’imagination du pire et c’est ça le pire / Celui qui se risque à dire ce qu’il pense au groupe dit Libre Parole / Celle qui estime que la pensée de Cédric est a priori suspecte / Ceux qui problématisent le contenu du message au niveau de la déviance / Celui qui danse sur le volcan éteint / Celle qui calme le volcan en lui parlant posément / Ceux qui n’entrent plus en matière que par leurs avocats pacsés / Celui qui se dit en réparation / Celle qui attend de voir pour n’en rien croire / Ceux qui comparent leurs affects relationnels à une bulle fiscale / Celui qui joue son va-tout et m’importe quoi / Celle qui exige un moratoire sentimental au niveau du couple à trois / Ceux qui ont un parcours de santé de retard / Celui qui essaie de calmer celle dont la chienne dévore les jeans de ceux qui découchent à côté / Celui qui rêve à contre-courant / Celle qui veille le mort à crédit / Ceux qui sombrent les yeux ouverts, etc.

    Image : Terry Rodgers

  • Chemin faisant (98)

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    Le niqab en question. - Je ne pensais pas y revenir aussi tôt, vu que la Tunisie et les Tunisiens ont bien d'autres aspects plus avenants à faire valoir,  mais les médias locaux de ces jours y ramènent, annonçant que le ministère de l'intérieur va sévit contre le niqab, ou voile intégral.  

    Unknown-6.jpegOr, à peine avais-je passé en revue, ce matin sur une terrasse de l'avenue Bourguiba, les premières pages de La Presse, du Temps et du Quotidien, qu'une élégante silhouette toute noire au visage invisible, mais probablement jeune à en juger par sa tournure et les baskets de son compagnon, traversa mon champ de vision comme pour illustrer ma lecture...

    Si l'argument invoqué aujourd'hui par les autorités implique le risque de dissimuler, sous le niqab, quelque terroriste armé, un récente affaire, hallucinante par les dimensions qu'elles a prises, de l'hiver 2011 au printemps 2012, prouve que l'arme de guerre du niqab est peut-être plus efficace quand elle devient ce qu'on pourrait dire la robe-prétexte du fanatisme. Je veux parler, évidemment, de l'affrontement, parfois d'une extrême violence, qui a eu lieu des mois durant dans l'enceinte en principe protégée de la Manouba, université de Tunis, opposant UNE étudiante refusant de se dévoiler, soutenue par une camarilla de prétendus défenseurs de la liberté religieuse, par ailleurs étrangers à l'université, et les autorités et autres professeurs de celle-ci.

    Vu de l'extérieur, un tel conflit pourrait sembler dérisoire, ne concernant en somme que les "élites" académique. Or il faut y voir, au contraire, un exemple emblématique de l'utilisation perverse d'un précepte vestimentaire, d'ailleurs sans fondement théologique sérieux, dans l'intimidation d'une communauté vouée, par nature, à la défense de la liberté de penser et d'agir.

    habib-kazdaghli-2-b7f6c.jpgphoto_habib.jpgDe cet incroyable feuilleton, qui a impliqué jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat (peu glorieusement il faut le dire), face à un doyen (Habib Kazdaghli) faisant figure de héros, un livre témoigne jour par jour, intitulé Chroniques du Manoubistan et signé par un professeur de non moins grand courage (Habib Mellakh) qui a lui-même été gravement molesté. 

    Question pratique. - En voyant passer, sur le pavé de l'avenue Bourguiba, le gracieux fantôme noir de la fille au niqab, je me disais: et pourquoi pas si ça lui chante, et à son jules ?   Bien entendu, le fait de cacher son visage paraît plus triste qu'original, outre qu'on voit peu de scaphandriers ou de représentants du ku-klux-klan déambuler en plein jour sur les rues, mais un peu de loufoquerie n'est-il pas tolérable ?

    Or il en va tout autrement, bien entendu, d'une étudiante supposée prendre place dans un auditoire, montrer  à ses camarades son minois et  regarder bien franchement ses professeurs. Que ceux-ci se voilent serait, d'ailleurs, aussi peu pratique à l'usage, que le niqab de leurs étudiantes. On comprend qu'ils défendent plus qu'un principe: une façon de confiance réciproque, ainsi que l'exprime Habib Melkach en termes clairs et bienveillants.

    Qui est pervers ? - Dans l'affrontement qui a  opposé la porteuse de niqab et les autorités de la Manouba, le plus stupéfiant est en somme le soupçon,porté par les défenseurs du voile intégral, contre les professeurs accusés de vouloir "dénuder" leur virginale étudiante. On a bien lu: dénuder. Montrer son visage équivaut à se dénuder . Et s'opposer à un tel délire revient, forcément, à céder à la libidinosité la plus crasse.

    Tout cela prêterait juste à sourire si ces Chroniques du Manoubistan ne révélaient, en fait, une affaire gravissime relevant, à tous les niveaux de la société, d'une sorte de plan de déstabilisation et d'intimidation relevant du terrorisme obscurantiste. C'est un livre à lire et à méditer. Je me réjouis d'en rencontrer bientôt l'auteur et son pair doyen. La Tunisie à venir peut être fière de ces deux-là...

    Habib Mellakh. Chroniques du Manoubistan. Préface de Habib Kazdaghli. Editions Cérès, 326p.     

  • Chemin faisant (97)

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    Joyeux retour ? - Le jour s'est levé ce matin sur un décor himalayen de neige ourlée et de nuances de gris soyeux sur fond de camaïeu bleu- noir, après quoi les tendres aïeux à Lady L. sur le quai Ouest, le tagadam feutré du train, le retard de l'avion passé à relire Pensées sous les nuages de Philippe Jaccottet, et le ciel, et la mer, et la nuit, les étoiles en dessus de Carthage et le retour terre à terre  de l'interminable  piétinement au Contrôle policier, m'ont ramené, trois ans après les folles espérances et les désillusions, en ces lieux où m'attendait, déjà furieux de ce que le contretemps ait ruiné notre projet de soirée avec son frère devenu ministre, mon ami Rafik le scribe vitupérant ensuite en crescendo - de quoi me réjouir vraiment !

    Amico furioso. -  De fait, la colère de Rafik Ben Salah me botte, tant elle exprime la bonne rage de qui refuse l'inacceptable. Or, lui qui m'annonçait il y a peu de temps encore "quelque chose en train de changer", lui qui a poussé son frère à accepter le poste de ministre qu'on lui proposait, lui qui est revenu au pays après des années plombées par la dictature, m'accueille en déployant un tableau des plus accablants tandis que, sur la route du centre ville, des chauffards nous dépassent de tous les côtés comme pour justifier son ire ! "Tu vois ces flics: ce seront les premiers à griller le prochain feu rouge ! Et quand des islamistes parquent n'importe où au pourtour d'une mosquée, pas une contravention ! C'est le bordel ! Sauf qu'un bordel est mieux tenu !" Et d'aligner les griefs visant la dégradation générale des comportements, la muflerie croissante, le manque d'éducation de ses lycéens (les quinze qui daignent venir en classe sur une soixantaine d'inscrits) auxquels il doit interdire de manger pendant le cours, ou cette récente descente de police visant un centre culturel de Carthage, après les flambées de violence entretenues par les salafistes dans le sanctuaire lettré de la Manouba, transformée en Manoubistan. Et Rafik le mécréant, devant un bon verre de Magon rouge sang de buffle, de répéter une fois de plus que son pays ne pourra pas se développer sans s'affranchir du joug de la religion.

    Le soleil aux terrasses. - "Tout le monde, dans ce pays, fait semblant !", me disait Rafik hier soir au bar de la crèche de charme El Hana International, où ma bonne amie m'a retenu une vaste carrée à cinquante euros la nuit donnant sur un envers de décor parfait. Mais voici qu'après un petit-dèje à l'arabe dans une  vaste salle bruissante de djellabas et de voiles ne faisant pas semblant de ne pas être musulmans - pas un Roumi dans le périmètre -, je me retrouve à une terrasse de l'avenue Bourguiba à lire, au soleil quasi printanier, les Chroniques du Manoubistan du prof Habib Mellakh, pêchées à la librairie El Katib où foisonnent les livres de toutes tendances -  et dans la foulée j'ai emporté le pamphlet d'Adnan Limam balançant ses cinq vérités au parti islamiste  Ennahda supposé faire le jeu du sionisme et des Américains, au même titre que les Frères musulmans, et ce plus avenant roman d'Habib Selmi dont je compte bien m'inspirer de l'intitulé: Souriez, vous êtes en Tunisie !