UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Chemin faisant (96)

    072.jpg

             

    Malentendus divers. - La culture contemporaine, ou ce qu'on appelle comme ça, donne souvent lieu à des malentendus, tant le paraître et l'être, le désir réel et le simulacre social, le goût personnel et le mimétisme collectif se mêlent sur fond de consommation à grande échelle. Après quelque 7000 kilomètres en un peu moins de cinquante jours, à travers la France, le Portugal et l'Espagne, avec Lady L., nous pourrions établir la liste des "monuments incontournables" que nous aurons zappés, tout en ayant l'impression d'avoir acquis et partagé une quantité d'impressions et d'émotions vivifiantes.

     

    078.jpgLumière de Grignan. - Hier encore, nous étions à Grignan pour notre dernière étape. Or ce n'était ni pour y saluer Philippe Jaccottet ni pour nous incliner devant la statue de Madame de Sévigné. Au déclin du jour et dans une lumière orangée mêlant le brun et le mauve, nous avons juste flâné dans le vieux bourg en constatant qu'il s'y trouve plus de librairies et d'ateliers d'artistes qu'à Benidorm et La Grande Motte réunis, avant de souper dans un charmant restau à l'enseigne de L'Etable.

    003.jpgAu préalable, ma bonne amie, fatiguée par des heures de conduite, s'était reposée sous une belle gravure de Corto Maltese, à l'Hôtel Sévigné dont notre chambre déclinait le thème de la mer et des marins; et moi j'avais passé une belle heure en compagnie du libraire Jean François Perdriel, de chez lequel j'étais sortis avec  des ouvrages aussi rares que ridiculement bon marché de Marcel Aymé et Jacques Audiberti, ainsi qu'un irrésistibleDictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des biens nantis, de Pierre Desproges, et l'essai de Benjamin Crémieux Du côté de Marcel Proust qu'un malotru ne m'a jamais rendu. Dans la foulée, après que je lui eus raconté mes deux visites au poète,  le libraire m'a donné les dernières nouvelles de la santé de celui-ci (plutôt bonnes)  et recommandé la lecture de son hommage funèbre à André du Bouchet. Et ce n'est pas de la culture, ça ?

     

    049.jpg034.jpgBilan multipack. - Si nous n'avons visité ni le Musée des blindés de   Saumur ni la cathédrale de Saint-Jacques, ni la Mezquita de Cordoue ni l'Alhambra de Grenade, nous avons "fait" la tapisserie de l'Apocalypse et sommes descendus dans la contrefaçon saisissante  de la grotte d'Altamira avant de monter la rampe en 34 sections de la Giralda de Séville, ainsi que les 45 étages de l'hôtel Bali à Benidorm de la terrasse duquel on voit presque l'Afrique et peut-être même Dieu par temps clair.

    020.jpgMieux: nous avons commencé à nous initier aux langues espagnole et portugaise que d'innombrables résidents étrangers s'opiniâtrent arrogamment à ignorer, et j'ai fait en voiture, à Lady L.,  la lecture de quatre recueils de nouvelles d'Alice Munro, prix Nobel de littérature 2013,constituant un fonds prodigieux d'observations humaines.

    018.jpg014.jpg026.jpg360.jpgCependant l'essentiel de ce périple n'aura  pas été que de nature livresque ou borné à ce qu'on appelle la culture. Disons que nous aurons vécu: vécu chaque jour, vécu notre relation, vécu des amitiés, vécu des rencontres et des interrogations, vécu le sud et les séquelles visibles de la Crise, vécu l'immensité des pays et les particularismes de chacun, avec l'envie souvent (à Porto, à Séville, à Barcelone) d'y revenir, comme nous reviendrons peut-être à Carvoeiro ou à Tamariu...

    020.jpg027.jpgAu demeurant le voyage continue. Sommes-nous vraiment arrivés, et étions-nous même partis ? Dites: vous savez ce que c'est, vous, que le voyage ?      

  • Chemin faisant (95)

    052.jpg

     

    Les mots habités. - Un retour de voyage qui ne serait pas une instance de nouveau départ laisserait un goût d'inachevé, à croire qu'on serait revenu pour rien alors qu'aussitôt tout se trouve replacé sous une autre lumière - et cela commence par tous les noms qu'on se rappelle et qui ont maintenant comme un visage ou comme un corps - comme une nouvelle coloration ou comme une odeur réellement humée - devenue réel humus de mémoire.

     

    019.jpgDe l'incarnation. - Ainsi le nom de notre Nevers d'aujourd'hui est-il différent du Nevers d'avant que seuls des livres ou des films évoquaient, et le nom de la Loire, roulant sous nos yeux ses eaux chocolatées, tout autre sous le ciel de novembre que celui du fleuve rutilant à la télé d'un château l'autre, sans parler de ce nouveau nom révélé à l'apparition dans les monts basques des petits chevaux en liberté: ces pottoks chevelus dans la forêt des Arbailles - le mot pottok, le nom d'Arbailles - chaque nom plus incarné serti dans la chaîne des mots désormais habités.

     

    Poète en partance . - Enfin le retour, toujours, reste un peu déroutant. On  se sent, tout à coup, comme dépossédé et titubant.

    Le tas de choses à raconter se volatilise: on se sent un peu con, largué à la lecture, par les journaux, de tout ce qui s'est passé entre temps - que tout ça ait pu continuer d'exister en notre absence !

    Mais l'actuelle communication est telle que rien ne nous surprend vraiment en l'aimable platitude de la vie ordinaire retrouvée. Après les vitraux de Bourges ! Altamira ! Les rues de Séville ! L'inscription VIVIR MATA sur les murs de Grenade ! La magie de tous ces noms ! La vie révélée par ces mots !

  • Chemin faisant (94)

    053.jpg

     

    Rues piétonnes.- Le voyage est une modulation particulière de l'observation de la réalité sous ses multiples aspects, où il n'est rien. La rue des Etuves de Montpellier, un samedi après-midi de la période de l'Avent, est un lieu aussi digne de visite, par sa prodigieuse diffusion d'énergie vitale et de chatoiement pictural,  que les divers monuments recommandés par les Tours Operators aux touristes multinationaux, non tant d'ailleurs à Montpellier qu'à Paris ou à Monaco: faites la queue pour la Sainte Chapelle ou le Rocher, c'est tout comme crever douze heure à la porte des Offices de Florence dans l'éternuement énervé des scooters...

    022.jpgToutes les rues piétonnes de Blois, de Porto, de Séville ou de Barcelone méritent d'ailleurs la même attention qu'à Montpellier: là converge l'Humanité bonne -  et quelle fabuleuse librairie que celle de Sauramps sur la place de la Comédie où se démantibulent des danseurs de hip-hop sur fond de rythmes afro-cubains. Si vous avez un rendez-vous à fixer à des amis chers, ne cherchez pas plus loin: devant la librairie Sauramps, sur la terrasse dont la cantinière servira de l'eau à votre meilleur ami de l'homme.

     

    Feu sur le philistin. - L'an dernier à Portofino, dans la baie mythique idéalisée par des poètes en costumes blancs et des femmes fatales, un terrible paquebot américain mouilla et déversa moult chaloupes de touristes hagards qui tous se précipitèrent sur les boutiques de mode italienne, de sacs italiens de marques ou de pseudo-marques  issus des ateliers clandestins du sud de Naples, de savates italiennes griffés à Taiwan ou de bijoux italiens aussi couteux que les montres suisses qui se débitent sur la Bahnhoftstrasse de Zurich où déferlent autant de cars chinois. Telle est la caricature hideuse du tourisme actuel que, sacré prince, j'interdirais aussitôt sous peine de déportation lointaine. Eussé-je été en mesure, pirate ce jour-là à Portofino, de couler ce paquebot de malheur et de noyer son entière cargaison de sous-humains suralimentés, que je m'y fusse employé avec mon équipage: au jus les touristes, et que les requins en fassent du sugo !  

     

     044.jpgAu Parc Rimbaud. - Qui, des Tours Operators sévissant aujourd'hui de par le monde, connaît le Parc Rimbaud de Montpellier ? Sans doute aucun et c'est très bien ainsi: cela donne aux amis le loisir de goûter le charme d'un lieu comme il en est partout pour qui se donne la peine d'aller voir, comme Alice  derrière le lapin, de l'autre côté du miroir. Du parc Monceau de Paris aux jardins de Murillo à Séville, des terrasses florentines des Boboli au Mozart Park de Vienne: ces îles des villes où nous nous reposons du flux des rues sont propices aux moments où, dans notre lecture du monde, nous relevons les yeux. Et c'est ainsi, aussi, que nous respirons mieux...   039.jpg

  • Ceux qui se shootent au Benidorm

    Basquiat05.jpg

    Celui qui se came au Dragibus Tagada / Celle qui lit sur l'emballage que la kétamine est un anesthésiant pour chevaux et comprend alors la lassitude de Peter entre ses concerts de black metal / Ceux qui sont en quête (disent-ils) du blanc du temps / Celui qui a la phobie de l'en deça de l'au-delà / Celle qui connaît la formule des bains chimiques assurant la conservation des morts célèbres / Ceux qui ont mis à mal les waterbeds de Sin City / Celui qui demande l'asile politique aux îles flottantes / Celle qui se fait dépuceler dans un container martelé par la grêle / Ceux qui ont surtout apprécié la cafète du Gugenheim de Bilbao / Celui qui ne sait quel jour blanc s'est glissé la semaine passée entre elle et sa mémoire / Celle qui découvre un trou noir dans son emploi du temps perdu / Ceux qui savent qu'un certain gentleman apprécie aussi la griffe de Versace / Celui qu'une peur errante poursuit de son ombre / Celle qui répond à ce Monsieur Rorschach qui l'interroge sur ce qu'elle voit dans cette tache qu'elle y voit une tache / Ceux qui cherchent des trouvères sans brevets de chercheurs / Celui qui ne sait pas le goût de la rhubarbe ni du manioc / Celle qui fantasme un plan cul avec Philémon le magasinier sourd-muet de l’Entreprise / Ceux qui se lavent au borax / Celui qui découvre dans le JDD que ce Robbe-Grillet qui vient de d c d n’est autre que le blaireau qui draguait sa meuf à Courchevel il y a bien quarante ans de ça / Celle qui n’admet pas l’idée de son chef de projet selon lequel les sentiments ne sont que des scories de l’évolution / Ceux qui estiment que la tache suspecte apparue au front de Madame Dupanloup signale une punition céleste / Celui que ses besicles font ressembler à un carcajou / Celle à qui son père n’a jamais parlé que badminton et surpoids / Ceux qui se comportent en visiteurs même chez eux / Celui qui est connu pour ses trépignements d’impubère en dépit de ses trente ans de service aux Pompes funèbres de Pontarlier / Celle qui flaire le bicandier / Ceux qui ne sauraient situer le Daghestan sur la carte malgré leur culture générale plutôt top / Celui qui choisit médecine pour emmerder son oncle Fernand / Celle que la mort prématurée de son père dans un accident de métro a poussée vers l’ingénierie des puits de forage / Ceux qui trouvent une certaine ressemblance entre l’écrivain Christian Bobin et le pharmacien de leur quartier surnommé Camomille / Celui dont les poèmes « interrogent le silence du monde » à ce que prétend son amant luxembourgeois / Celle qui fait réellement chier sa parentèle avec ses projets de barjo rêvant d’accoucher dans un bassin plein de dauphins / Ceux dont l’altruisme a fait des tyrans / Celui qui s’affaire à recycler les dogmes mitchouriniens de Lyssenko dans son jardin bio / Celle qui estime que boire son urine matinale la rend plus réceptive à la musique de Scarlatti / Ceux qui mettent tout sur le dos du syndrome d’alcoolisation fœtale / Celui qui polit les ongles de sa chienne Nestorine / Celle qui se fixe la date de péremption de son dernier yoghourt à la banane pour rompre avec son ami Berthier de Susanfe / Ceux qui savourent leur déjeuner à base soja et de surimi, etc.

    Peintures: Basquiat, Indermaur.

    1794880546.jpg

  • Chemin faisant (93)

    041.jpg

     

    Derniers feux. - On n'en finirait plus de marcher le long de la mer au déclin du jour, mais ces après-midi d'hiver il tombe soudain contre toute attente, et voici que la lumière cristalline tourne soudain à l'indigo flammé d'orange et que  la côte aux forêts de pins se découpe bientôt sur le velours noir semblant tendu derrière la mer qui frémit d'ultimes reflets.

    Entretemps on a marché sur la corniche de pierre orangée longeant les hauteurs de la baie, au-dessus des roches où se regroupent les oiseaux de mer, et l'on se rappelle les jours passés, les années au même rivage, les aubes et les crépuscules, nos vies qui refluent...      

     

    044.jpgD'autres rivages. - C'est entendu: il y a Benidorm et d'aucuns se lamentent: il y a tous les lieux gâchés par le béton ou pourris par l'argent, mais la mer et la terre ont encore des immensités à parcourir, et quarante jours durant nous l'aurons respiré, ce grand large encore possible, ces horizons, ces espaces, ces forêts immenses et ces collines, aussi, cultivées à main d'homme, ces dunes hier et ces terres maraîchères gorgées de riches alluvions du delta de l'Ebre - et tout ce qui non seulement nous soulève de joie sauvage mais se fertilise à vues humaines - le sauvage et le civilisé...

     

    015.jpgNotre joie demeure. - Magnifique est le monde et magnifiques sont les oiseaux. Devant la mer, ce soir, je me rappelle le vieil Alexandre Issaïevitch ouvrant les bras au monde et célébrant sa magnificence.

    "Le monde est magnifique !" clamait Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne dans la forêt moscovite où le filmait Sokourov, lequel venait de lui rappeler ses années de bagne et l'horreur du goulag - oui les hommes ont inventé le bagne et n'en finissent pas de s'entretuer, convenait le vieil indomptable, mais que de grâce dans le geste de l'enfant et de l'oiseau.

    Ah, les enfants: magnifiques sont les oiseaux, et magnifique est le monde...  

    050.jpg         

  • Chemin faisant (92)

    019.jpg

     

    De l'organisation. - La formule du voyage organisé m'a toujours paru dissuasive, tant l'idée de processionner en groupe ou en troupe m'est contraire, et pourtant on rend la chose plus astreignante et plus assommante sans la préparer tant soit peu. Or ce qu'il y a de bien, dans l'organisation non gouvernementale que nous formons, avec ma bonne amie, est qu'elle se charge de tout. On sait la femme, en général, plus soucieuse de l'élément pratique que l'homme: la science le prouve, à commencer par Einstein qui fut toujours infoutu de cuire un oeuf. En ce qui concerne notre présente virée, Lady L. a donc tout planifié, non sans aides considérables liées aux nouvelles technologies. Je veux parler du réseau de Booking.com, qui non seulement propose un répertoire étendu et détaillé des lieux de séjour correspondant à vos moyens, y compris la présence parfois rédhibitoire d'un chien même peu corpulent ou stylé, mais encore dispose d'une application satellitaire qui vous conduit au seuil de l'établissement recherché d'une façon analogue à l'étoile des bergers de la légende biblique. C'est ainsi que, sur une trentaine d'étapes, du Morvan au fin fond du Portugal ou du pays basque en Catalogne, nous aurons trouvé, presque partout, le meilleur accueil, les meilleurs oreillers et des petits dèjes plus originaux ou variés que le fade Continental breakfast à l'américaine.

      

    016.jpgQuestion dépense . - À ceux qui, notamment parmi les gens raisonnables de notre connaissance, se demandent comment, à l'âge de se montrer enfin économe, deux personnages de notre espèce ont eu l'idée de filer sur les routes, de passer d'un hôtel de bonne tenue à une maison d'hôtes non moins cotée, de manger tous les jours dehors et de se payer moult extras sans compter les timbres de leur abondante correspondance, nous répondrons que, certes, nous aurons claqué plus d'argent qu'à vingt ans lorsque nous roulions en 2CV et dormions sur les plages ou sous les ponts, mais qu'en somme nous n'aurons fait qu'investir un peu, en terme de dépense, d'ailleurs modérée par la basse saison, tout en faisant quelques rencontres de qualité et en découvrant une multitude de lieux inconnus souvent admirables, et donc en amassant une somme appréciable d'impressions, d'observations enrichissantes et de plaisir partagés.           

      

    JLKPIGS.jpgAu niveau du couple. - Il va de soi que cela ne regarde personne, et j'hésite même à le révéler à mes quelque 3500 amis de Facebook, dont je sais pourtant la discrétion et la réserve, mais je me dois d'ajouter que, malgré nos 32 ans de vie conjugale à peu près sans tempêtes, ce petit périple d'une quarantaine de jours nous aura permis d'éprouver, une fois de plus, la solidité d'une relation qui dépasse la convention conjugale souvent trompeuse ou l'espèce d'hystérie qu'on pare du nom d'amour ou pire: de passion glamour. Une fois de plus, ma bonne amie m'aura étonné. Par exemple en faisant l'acquisition d'une petite bouilloire qui nous aura permis, les soirs ou les matins, de nous faire du thé sur tel balcon surplombant la mer ou de la soupe  dans notre chambre transformée en bivouac. Enfin, non moins inspirée, Lady L. aura monté et démonté tous les soirs, sur plus de 7777 kilomètres, telle petite cabane de toile dans laquelle le chien Snoopy se sera pelotonné chaque nuit tout en nous foutant la paix,  pour y rêver comme un ange...

    064.jpg

     

  • Chemin faisant (91)


    046.jpg

    De "Vegas" au "Vietnam". - On passe en moins d'un jour d'une Espagne à l'autre, ce qui ne saurait étonner des Helvètes qui accoutument de changer de climat en franchissant un de leurs innombrables cols  en quelques heures, changeant du même coup de langue ou de confession, de type d'habitat et de coutumes . Or je pensais aux multiples régions qui constituent la multiple Europe transitant, en quelques heures, de la plantation de buildings de Benidorm  aux vastes étendues planes des rizières du delta de l'Ebre, avec toutes les métamorphoses humaines que cela suppose. Après avoir roulé de long en large le long des petits canaux quadrillant les grandes étendues inondées "au repos", jusqu'aux dunes du front de mer et aux urbanisations absolument désertes ces jours, nous avons fini par trouver, à la Casa Paca de Riumar, une seule auberge ouverte dont la tenancière nous a accueillis tout sourire, puis nous a préparé de quoi nous sustenter avant d'évoquer les travaux dans les rizières, en son adolescence, plantations en mai et récolte en septembre, images à l'appui...  

     

    Rougemont01.jpgUne nouvelle approche. - Les parcs naturels se développent de plus en plus en Espagne, un peu partout, comme nous l'avons constaté des Asturies en Andalousie, au Cabo de Gata ou dans cette région du delta de l'Ebre, entre tant d'autres exemples. Or cette nouvelle mise en valeur des microcosmes régionaux m'a rappelé  ce que me disait, il y a quarante ans de ça, l'un des visionnaires les plus intelligents de l'idée européenne, Denis de Rougemont, dont le ralliement à l'écologie n'avait rien de dogmatique ni rien d'abstrait, fondé sur une approche concrète des régions et des cultures.

     

    037.jpgL'Europe des cultures. - Pour le grand écrivain de L'amour et l'Occident ou de Penser avec les mains, la seule Europe viable était, par delà les prérogatives égoïstes des Etats-nations, et bien sûr à l'opposé de l'Europe du fric ou des fonctionnaires: l'Europe des cultures et des régions. L'on a ricané à n'en plus finir et taxé le "poète" d'idéalisme: on ne voit pas moins aujourd'hui, alors que les séparatismes se ravivent - ces jours se constate même l'exacerbation du nationalisme catalan -, que Rougemont avait raison et que ce qu'on appelle "la crise" n'est rien d'autre que l'échec d'une Europe qui reste, on peut en rêver pour nos enfants, à venir...   050.jpg  042.jpg

  • Ceux qui font attention

    390506_2860704843591_846730170_n.jpg

    En signe de reconnaissance à Claude Pahud, Jean Prod’hom et François Bon.

    Celui qui est assis sur un banc au soleil à côté d’un vieux type dont il n’a pas remarqué que la bouche ouverte dit qu’il a passé /Celle qui se dit en recherche sans trouver la porte du château de papier qu’ils appellent La Recherche avec l’air d’en savoir tellement plus qu’elle / Ceux qui pensent parfois au cimetière dans lequel ils se sentiront le mieux / Celui qui trouve bien que Vera et Vladimir (Nabokov) soient réunis sous la même dalle de marbre noir à proximité de celles d’Oscar (Kokoschka) et de l’Abbé Bovet / Celle qui de son vivant a déjà un profil de cire perdue / Ceux qui savent que le parcours d’un écrivain va d’un point à un autre en passant aujourd’hui par La Toile en laquelle d’aucuns ne voient qu’une marge du Papier / 12002541_10207794832655630_6747880051450184974_o.jpgCelui qui a choisi le miroir de la page pour y étendre ses Marges / Celle qui déambule dans le Texte en fléchant son itinéraire après coup style : j’étais là, telle chose advint, et je n’y suis plus mais CELA reste / Ceux qui constatent que ce qui apparaît (ou pas) se manifeste quand on y pense (même peu) le moins / Celui qui se hisse à la crête du livre pour voir les lumières de la ville là-bas donc c’est la nuit et Jude l’obscur est encore petit / Celle qui écrit pour être lue entre les lignes / Ceux qui s’excusent de ne point écrire alors qu’ils le font à leur façon si vous y prêtez la moindre attention / Proust.jpgCelui qui sait d’expérience qu’il y a une autre langue dans la langue (Beckett à propos de Proust, ou Deleuze à propos de Genet, je ne sais plus) à quoi la pratique du patin dit langue fourrée n’aide pas forcément - quoique / Celle qui se rappelant le chemin des Meilleries (on ne dit pas, Jean Prod’hom, se rappeler « du » chemin des Meilleries) voit encore les haies alentour que les oiseaux avaient encore à se mettre (pourquoi, François Bon, un oiseau ne pourrait il pas se « mettre une haie » alors qu’on se met bien un chapeau ou un manteau ?) / Ceux qui écoutent les arbres se taire / Celui qui oublie sa liste de merveilles sur le comptoir de l’épicerie tenue le matin par Greta la blonde qui a ce qu’on peut dire « du bois devant la maison » / Celle qui craque pour le rose aux joues du timide boulanger qui assure pourtant à la lutte à la culotte/ Ceux qui remercient Dieu sans se soucier de la question secondaire de son existence / Celui (François Bon dans son opuscule sur Proust) rappelle qu’à eux deux Baudelaire et Proust n’auront pas occupé plus de cent ans sur terre, à l’instar de Jules Renard et Simone Weil ou de Mozart sans Mathusalem) / Celle qui pense incarner l’humanité entière dans son poème où le Spécialiste ne voit que du feu / Ceux qui sont diplômés ès inattention / Celui qui recevant une tuile sur le coin de la tête remercie sainte Pollyana de ne pas lui avoir  mieux fait sa fête / Celle qui te remercie d’exister en attendant la pareille non mais des fois / Ceux qui ont tellement le souci de l’Autre qu’ils l’écrasent de sa majuscule / CINGRIA5 (kuffer v1).jpgCelui qui (Ramuz) t'enjoint de« laisser venir l’immensité des choses » alors qu’un autre de tes camarades de ruisseau (Cingria » te rappelle que « ça a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »/ Celle qui reproche à l’arole gesticulant au bord du gouffre (ce qu’on appelle là-haut un Illgraben en français valaisan) certaine ostentation romantique peu dans le goût du nouveau design / Ceux qui vont se rendre aujourd’hui au pied du Sapin Président/ Celui qui constate que la terre meuble lui fait des pieds de plomb / Celle qui envoie un poke à Jean Prod’hom après avoir lu cette phrase encourageante ce matin d’automne : « Les cris des moineaux,fous de printemps, tiennent à deux mains l’assiette du jour. La vie est un don »/ Ceux qui ont joué parfois à la main chaude au chemin des Glaciers / Celui qui n’aime point la grimace satisfaite de l’aigre pion soucieux surtout de tout« démystifier » / Celle qui se creuse un trou dans le Mur pour écouter la mer dans le coquillage de son oreille ce qui ne va pas de soi avec tous ces coups de feu des deux côtés et même à la radio / Ceux qui font petite mine quand on leur parle de Grand Remplacement ou de Grand Complot / Celui qui pensait d’abord exiger une interruption immédiate de l’averse avant de courir à l’abribus par manière de compromis lié aux Lois du Marché / Celle qui a ses règles et le dit tout haut alors que d’autres se saignent à blanc sans moufter/ Ceux qui font des plaisanteries attendues en amorçant la descente du couloir des Branlettes après avoir fait le Miroir par la fissure surnommé la Grande Fente / Celui qui à l’auberge de Donneloye fait remarquer à son ami qu’un peu plus bas un coin de paysage « fait très Toscane » / Celle qui se sent chez elle à Sienne sauf sur le Campo où il y a trop d’Allemands parlant anglais / Ceux qui trouvent que l’automne de cette année est encore plus réussi que l’an dernier sans savoir trop qui féliciter vu que c’est eux qui s’en réjouissent / Celui qui se rappelle que l’Enfer est ce lieu de l’univers où nous serons persécutés par nos souvenirs / Celle qui recommande la gomme à effacer les mauvaises souvenances / Ceux qui aiment « ces jours de décembre semblables aux boules à neige où rien ne vient remuer le temps », etc.

    Ramallah86.jpg

    ( Cette liste découle de la suite de la lecture du recueil de Jean Prod’hom paru sous le titre de Marges aux bons soins de Claude Pahud qui l’a édité (et préfacé) chez Antipodes, avecune postface non moins avisée de François Bon dont on peut lire (en marge) Proust est une fiction paru au Seuil en2013)  

  • Chemin faisant (90)

    001.jpg

     

    Ce fol élan. - La beauté de la ville debout, que figure par excellence la pointe de Manhattan, telle que l'a célébrée Paul Morand dans sa prose étincelante et magnétique de New York,  se retrouve au même miroir marin de Benidorm dont certains gratte-ciel ont une réelle élégance dans l'effilement et les audaces architecturales - et c'est le cas, notamment, de l'Hôtel Bali, tenu quelque temps pour le plus haut établissement du genre en Europe. Or, monté, peu avant la fin du jour, sur sa terrasse du quarante-cinquième étage, je me suis rappelé les sentiments que, peu de mois après les attentats du 11 septembre, j'avais éprouvés à Toronto sur de semblables tours, concevant soudain physiquement le traumatisme des Américains qui découvrirent la fragilité de tels formidables bâtiments.

     

    007.jpgLe Système en panne. -   Un autre aspect de cette fragilité sa manifeste, à Benidorm, dans le spectaculaire arrêt de deux immenses chantiers, figés par l'aventurisme manifeste de leurs promoteurs et de leurs constructeurs.  En pleine zone résidentielle du bord de mer, à Finestrat, c'est par exemple cette monstrueuse structure de béton et de ferraille immobilisée depuis cinq ans faute d'autorisations de poursuivre la construction. Plus frappante encore: la fantastique tour à deux arches, dite Residencial in tempo, haute de 200 mètres, qui devait symboliser le renouveau de la construction espagnole et que moult scandales et tribulations ont freinée voire paralysée, résultat de la folie des grandeurs d'une époque et de la course au profit à court terme.

     

    015.jpgHybris coupable. - Vu des hauteurs, le site urbain de Benidorm ne manque pas d'une certaine grandeur harmonieuse, qui fait mieux apparaître l'aberration de ces deux chantiers paralysés par l'incurie des hommes. Or il y a là, me semble-t-il, la marque même de la folie déséquilibrée d'un Système échappant  à toute mesure et à tout contrôle, sous l'effet de ce que les Anciens appelaient l'hybris. À savoir: l'orgueil prétentieux, la vaniteuse démesure.

    009.jpgL'hybris a caractérisé les périodes de décadence et d'effondrements. C'est à cause de l'hybris que les empires se sont cassé la gueule, pour parler comme la cousine de César. Or on sait que les Anciens punissaient gravement l'hybris, le plus souvent de mort. Mais alors comment admettre que des financiers, des promoteurs, des ingénieurs marrons, des architectes frivoles imposent au candide peuple espagnol de telles pratiques ? Que fait le Gouvernement ?

    010.jpgSi nous étions citoyens de Benidorm, nous nous en inquiéterons: nous réclamerions même des têtes. Mais nous ne sommes que de platoniques passants helvètes et demain matin nous aurons quitté notre gratte-ciel modeste de 22 étages dont la finition n'appelle que des éloges. Soit dit en passant, un appartement de deux pièces, avec cuisine et corbeille à papier, vaste table à écrire et terrasse,  en ce lieu surélevé, ne coûte que 55 euros la nuit, soit le tiers d'une méchante chambre au Niederdorf de Zurich (Suisse) tenue par des Chinois taciturnes. Qui plus est, le restau de la même tour est agrémenté le soir par un chanteur de charme distillant les succès des années 1955-1972, qui porte les résidents à danser librement le cha-cha-cha et le fox-trot. On ne voit pas qu'il y ait à redire à de telles moeurs, auxquelles les Anciens souscriraient...   011.jpg          

  • Chemin faisant (89)

    059.jpg

     

     

    L'apparition. - Ce qu'on voit soudain là-bas le long de la côte, au détour d'une colline pelée surplombant la route venant d'Alicante, relève d'une sorte de fantasmagorie visuelle, comme on le dirait d'un mirage et produisant le même ébranlement physique et psychique qu'à la découverte, surgi de la plaine texane, du fascinant massif de buildings de marbre et de titane de Houston downtown ou encore, d'une rive à l'autre de l'Hudson, de la prodigieuse échine de Manhattan découpant le ciel au ciseau vif, à cela près qu'on ne voit ici, à l'horizon, qu'un frémissement argenté sur fond de bleus délavés, bientôt effacé par les premiers plans de terre aride...

    047.jpgL'envers du cliché. - Les conglomérats balnéaires, autant que l'esprit de station, d'hiver comme d'été, nous ont toujours fait fuir, mais cette fois une occurrence familiale nous a poussés à risquer, le temps d'une escale, l'épreuve de ce que d'aucuns nous décrivaient comme l'horreur absolue, style Miami à l'espagnole, et particulièrement en cette saison rassemblant les plus vieux oiseaux migrateurs de l'Europe retraitée, pour ainsi dire le mouroir de la classe moyenne flapie. Or il ne nous a pas fallu plus d'une heure pour découvrir, au pied des buildings et dans les ruelles coupant les avenues rectilignes, ou prolongeant le Paseo maritim où tous vont et viennent, l'envers de ce cliché tout à fait réducteur, du côté de la vie...

     

    039.jpgDu popu à l'espagnole. - Cela a commencé, pour la bonne bouche, avec une fabuleuse paella que nous avons dégustée tandis que l'Hidalgo, conjoint de ma frangine aînée dite la dona Hermana Grande de La Fuente - tous deux ayant quitté leur Casona des Asturies glacialement bruineuses pour jouir du climat plus doux de ces lieux -, nous détaillait sa vision peu complaisante d'une forme d'invasion touristique qui ne favorise en rien l'échange entre les cultures. Et de nous évoquer, ensuite, sa première découverte de la "rues des vieux", à Benidorm, où défilent journellement des milliers de Teutons et de Bataves  et autres Anglais jamais familiarisés avec le pays (à commencer par sa langue) en dépit d'années d'installation ou de migrations saisonnières; et de soupirer sur la question sempiternelle de l'imposition de cette immigration de nantis selon lui plus coûteuse à l'Espagne que rentable...

    020.jpgMais l'Hidalgo, comme une foultitude d'Espagnols séjournant eux aussi à Benidorm après une vie de labeur et d'économies, est précisément de ceux qui conservent à ce lieu leur touche, qui n'a rien à voir avec la couleur locale du pittoresque touristique,  mais bien plus avec le mélange des multiples Espagnes se retrouvant là comme sur une paradoxale place de village...           

     
  • Ceux qui écrivent dans les marges

    12002541_10207794832655630_6747880051450184974_o-2.jpg

     

    Celui qui va de maux en merveilles / Celle qui est modeste comme une note en bas de page / Ceux qui composent une petite Recherche dans les marges de la grande / Celui qui a repéré des ruisselets dans le cours du ruisseau et des étages dans l’eau du lac / Celle qui nage entre deux flots / Ceux qui remontent le talus de leur jeunesse aux genoux écorchés / Celui qui écoute le silence de la clairière en stéréo polyphonique / Celle qui se rappelle l’odeur sexuelle de la mare printanière / Ceux qui l’ont fait dans les herbes humides du gour noir / Celui qui posait des collets à l’insu de son oncle à sourcils sourcilleux / Celle qui noue ses lacets comme personne / Ceux qui ont appris à voler sous le nez de l’épicier terre à terre / Celui qui s’étant trompé de bus à la gare de Sienne a débarqué dans un quartier de HLM / Celle qui sans jouer le jeu a gagné sa partie / Ceux qu’on dit irréguliers alors qu’ils suivent une autre règle / 12029717_10207794832615629_454520269713550160_o-2.jpgCelui qui n’a jamais cherché à se montrer original vu qu’il l’était à l’origine / Celle qui trouve un peu tout (et le reste) en cherchant autre chose / Ceux qui ont acquis (vers l’âge de douze ans ) la conviction que la merveille est sous nos yeux sans que ceux-ci la voient forcément / Celui qui prend la peine ce matin de noter ceci : « Il convient peut-être de rester modeste en la circonstance et de se contenter, plume à la main, de ce qui est là jour après jour, là, sous nos yeux, le ciel d’opale , le chant du coq ou ce rayon de bibliothèque sur lequel des livres aux habits d’Arlequin, blottis les uns contre les autres, se tiennent compagnie jour et nuit pour dessiner l’arc-en-ciel de la mémoire des hommes, avec la conviction que l’inouï est à notre porte » / Celle qui surprenant son enfant à la fenêtre se dit comme ça que « la solitude qui l’habite, unique en son site, peut être douce s’il n’a pas à y répondre autrement qu’en y persévérant, petite mélodie, naïve expression » / Ceux qui ont résolu de nager à contre-courant pour mieux s’abandonner ensuite aux bras de la rivière / Celui qui est juste capable d’un demi-sourire en attendant son autre moitié / Celle qui se rappelle l’odeur des bocaux pleine des tritons capturés par ses frères alors qu’on en manquait pour la confiture / Celui qui ne sait pas trop si je est un autre quand il se déguise / Celle qui est accoudée à la table de ping-pong sans qu’on sache si c’est avant ou après la partie / Ceux qui ont un caleçon blanc sur leur peau bronzée quand l’été tire à sa fin / Celui qui n’a pas de calepin sous la main pour noter « simplement une succession d’approximations passagères »/ Celle qui pleure dans le Bois du Grésil avant de fumer une sèche/ Ceux qui se rappellent assez précisément les balades dans lesquelles on se lance sans savoir comment on enreviendra et dont on revient sans savoir comment on y est allé / Celui qui tire à la carabine sur des piafs et ça craint même quand ce ne seraient pas des Italiens mais de banals moineaux / Celle qui a fondé un ordre déchaussé dans lequel on ne foule que la mauvaise herbe / Ceux qui vont par les chemins de traverse jusqu’au repaire du poète illettré / Celui qui a tagué les piliers de l’autoroute traversant son ancien royaume / Ceux qui sourient parmi les décombres / Celui qui vibre à l’unisson des bouteilles vides alignées sur le camion bleu ciel / Celle qui accueille les garçons du quartier et ça se sait mais on se tait sauf les filles c’est pourtant vrai / Ceux qui chinent dans le bazar aux vocables / Celui qui écoute « la pluie bien serrée qui pianote ssur les tuiles » / Celle qui pose nue pour le peintre sourd / Celles qui se retrouvent au tea-room pour décocher à celles qui n’y sont pas des flèches empoisonnées / Celui qui dit qu’il ne va pas bien sans penser à mal / Celle qui dit à son confident Joseph que ça « reva » / Ceux qui se sont connus dans les jardins ouvriers où leurs enfants ont conçu leur première start up /Celui qui s’est exhibé jadis dans le Bois du Pendu avant de se retirer naguère à La Trappe / Celle qui regarde le soir son ombre se fondre dans la pénombre après quoi vient le moment de rentrer à la maison bien éclairée que vous voyez là-bas / Ceux qui se rappellent le crime de Maracon où ils conduisent cet après-midi leur fille pour sa leçon de piano avec le beau Javier, etc.

     

    (Cette liste et ses citation plus ou moins explicites font à écho à la lecture du recueil de proses et d’images paru sous la signature de Jean Prod’hom et le titre de Marges, aux éditions Antipodes, avec une préface de François Bon. Le soussigné reviendra sur ce livre richissime en cristallisations sensibles et autres méditations rêveuses à multiples perspectives douces ou plus sombres  En attendant on peut se balader aussi sur le site www.lesmarges.net)  

    Unknown-2.jpegUnknown-1.jpeg 

  • Chemin faisant (88)

    Chemins112.jpg

     

    L'assassinat de Grenade. - Les parfums de Grenade sont ces jours comme figés par le froid malgré les couleurs persistantes des bougainvillées se détachant sur le blanc des murs et le bleu pur du ciel de décembre, mais le sang de Lorca n'en finit pas d'entacher de rouge les mémoires de ceux qu'a marqués sa poésie.

    059.jpgLa mort a frappé à sa porte en août 1936, sous les sinistres visages d'assassins dont on croit savoir aujourd'hui les noms et les motifs du crime: exécution crapuleuse, sur fond de haines familiales et de vindicte homophobe, plus que mise à mort à seul mobile politique; mais le fascisme franquiste a perpétué l'infamie en censurant l'oeuvre du poète vingt ans durant, avant la reconnaissance finale, combien tardive, en sa terre même.

     

    057.jpgTerre humaine. - En traversant l'Andalousie de part en part, tantôt verger et tantôt pierrier, tantôt fertile et tantôt âpre, évoquant parfois les collines de Provence ou de Toscane, et parfois les monts afghans entre failles rouges et hauteurs neigeuses, on découvre un grand pays dans les multiples pays d'Espagne, mais le même nom d'Andalousie revient, que Lorca disait consubstantiel à sa poésie - et les drames terriens de sa trilogie théâtrale (Noces de sangYerma et La maison de Bernarda Alba) l'illustrent mieux encore que les incantations de sa poésie, ainsque le confirment ses propres paroles: "Mes premières émotions sont liées à la terre et aux travaux des champs . Sans cela, sans mon amour de la terre, je n'aurais pu écrire Yerma ou Noces de sang..."

     

    GarciaLorca02.jpgChemins113.jpgNoces de sang. - Ayant quitté Grenade ce matin, nous nous retrouvons ce soir, un peu par hasard, tout proches des lieux où se passa le drame qu'on pourrait dire le plus caractéristique de l'âme andalouse, tissée de passion, de poésie et de violence, comme l'exalte le Romancero gitan.

    La tragédie paysanne dont Lorca a tiré Noces de sang s'est passé en ces lieux âpres à la lumière intense, que le poète a connus en sa prime jeunesse, entre Almerìa et Nijar. En 1928, plus précisément, à Nijar, une fiancée abandonna son futur époux au jour de leurs noces pour s'enfuir sur une mule avec son cousin. Ce dernier fut tué par le fiancé alors que la promise se faisait tenir pour morte afin d'échapper à la mort. De ce fait divers sanglant, le poète a tiré un poème dramatique d'une puissance expressive liée à toutes les composantes familiales et psychologiques d'une passion empêchée, sublimées par la poésie - du plus pur Lorca somme toute, sous le ciel que nous avons vu, ce soir, saigner sur la mer ...   

         007.jpg

     

  • Chemin faisant (87)

    201.jpg

     

    Séville grésille. - Certaines villes au monde ont une électricité particulière. Il y a de ça souvent à Paris et à Rome, et sûrement à Rio si j'en crois certains informateurs particuliers, mais à Séville cela bourdonne et grésille comme nulle part ailleurs - en tout cas c'est ma sensation et mon sentiment de la première fois, et dès que j'y suis revenu c'était relancé: cela grésille à Séville.

    Or à quoi cela tient-il ? Probablement, me semble-t-il, à un mélange érotique de féminité en mantille et de rudesse sauvage des hommes-chevaux: à une vibration de l'air et des couleurs aussi qui ne se retrouve ni à Madrid ni à Barcelone non plus; et même à Grenade c'est autre chose de plus arabe, et c'est encore autre chose à Cordoue dont la poussière et la couleur des taxis n'ont pas l'immatérialité si subtilement sensuelle de Séville.

    169.jpgGénie des cafés. -  Car il y a aussi les cafés de Séville. Nulle part au monde, même à Cracovie, les cafés n'ont, me semble-t-il, le génie grave qu'ils ont à Séville, surtout pour les hommes il faut le reconnaître: les notables, les poètes et les amoureux largués.

    Il est possible que les femmes de Séville l'entendent un peu autrement, de même que les femmes de Cracovie. Mais de toute évidence les cafés de Séville surpassent les cafés de Florence et de Rome voire ceux de Barcelone et de Madrid, au moins selon mes critères et ceux des poètes et autres médecins de l'âme, et compte non tenu des cafés de Montevideo ou de Buenos Aires dont nous sommes sans nouvelles récentes.

    202.jpgPâtisseries et librairies. - Un préjugé négatif, notamment en France, frappe le peuple espagnol de dureté ou de morgue. Or l'objectivité, fondée sur l'examen de l'Histoire, contraint à rétablir la vérité. De fait l'Espagne a de la mémoire: l'Espagne se rappelle les cruautés de l'Empire, confirmées par la déposition d'un Goya. Les Espagnols se rappellent la cruauté des Français, comme les Indiens se rappellent la cruauté des Espagnols, mais c'est une autre histoire...

    Mieux vaut considérer le beau  côté d'un peuple: La Fontaine chez les Français ou la pâtisserie chez les Espagnols, ainsi que la libraire, chez les Français et les Espagnols. Les voyages ne sont pas faits pour autre chose que ces vérifications. Après quoi l'on peut revenir chez soi mieux avisé d'un peu tout...