Celui qui s’est éteint sous ses diplômes / Celle qui répète qu’on est comme on naît / Ceux qui sont retraités de naissance / Celui qui montre son savoir à celle qui n’en veut rien savoir / Celle qui tient un registre de Pensées Positives / Ceux qui en ont toujours su assez à les en croire / Celui qui reconnaît qu’il a encore tout à découvrir en matière de physique des trous noirs / Celle qui se targue de savoir qu’elle ne sait rien sauf la recette de la gelée de coings / Ceux qui titubent dans la clairières aux fées de la Connaissance / Celui qui a cessé de lire « pasque ça sert à rien » / Celle qui s’est trouvé un hobby où « y a pas besoin de réfléchir » / Ceux qui ont le cœur comme du biscuit sec / Celui qui a tout misé sur le déplacement de son bureau en façade sud du building de l’Entreprise / Celle qui attend sa nomination de responsable du Planning des Locaux de l’Entreprise / Ceux qui caftent à la cafétéria / Celui qui prend une femme de ménage de couleur pour mettre de l’ambiance dans l’immeuble du Facho / Celle qui défend la concierge mulâtre malgré ses positions rétrogrades au niveau du couple / Ceux qui estiment qu’un livre est un outil qui permet de rompre notre part de glace / Celui qui se figure le Paradis comme une Grande Librairie donnant sur la mer / Celle qui aime la fraîcheur sucrée des matins de janvier à Venice Los Angeles / Ceux qui voyagent autour de leur chambre On the Road / Celui qui se trouve chez lui partout même chez lui / Celle qui aime la musique des conversations avec les divorcés / Ceux qui ont cultivé leurs souvenirs érotiques dès leur jeune âge et même parfois avant / Celui qui s’adresse à ses concitoyennes et concitoyens en pensant connes et connards / Celle qui affirme que Marc Levy écrit pour tous sans avoir jamais ouvert aucun de ses livres ni vu les films qu’ils ont inspiré / Ceux qui évoquent le « parfum d’éternité » des Classiques qu’ils se promettent de lire quand ils auront le temps, etc.
Image : Philip Seelen
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En manque de persifleurs
À propos des cuistres et de Jacques Mercanton à Pattaya...
Le problème de la critique littéraire de type universitaire, notamment en Suisse romande, c’est qu’elle est le fait de types, ou de typesses, qui n’ont rien vécu, ou qui ne laissent rien filtrer ce qu’ils ont (un peu) vécu dans leur approche et leur interprétation des textes.
Or ces gens-là, corsetés dans leurs préjugés moraux ou scientistes, tout ficelés dans leurs bretelles théoriques ou leurs jarretelles pratiques, prétendent non seulement sonder le tréfonds du sous-texte et détailler ses moindres composants génétiques (le problème essentiel de la couleur de l’encre et de la marque du laptop), au détriment croissant du contenu patent ou latent du texte, sans parler de l’éventuelle visée de l’auteur, mais montrer, subventions à l’appui (dans l’accumulation capitale desquelles il excellent en tant que chercheurs), qu’ile en savent infiniment plus que l’autrice Une telle ou l’auteur Untel.
Rabelais les avait joliment épinglés du temps des sorbonnicoles et autres sorbonnagres, et Molière a renchéri contre les savantasses de son siècle, maison s’étonne que la saine moquerie se fasse si rare en nos temps de prétendue liberté d’esprit et de prétendue dérision d’un peu tout. Hélas, où sont les jeunes insolents qui renoueraient, même en Suisse romande, avec la verve irrespectueuse des sieurs Burnier et Rambaud dans leur mémorable Roland Barthes sans peine ou dans La Farce des choses ?
Or le constat devrait stimuler le désir de pallier à ce manque, dans la foulée d’autres entrepreneurs de démolition, de Léon Bloy dans son Exégèse des lieux communs, à Karl Kraus en son effort de dénazification avant la lettre de la langue allemande. On cherche satiristes et pasticheurs ! Les offres sont à envoyer au Centre de Rumination sur les Langueurs Romandes à droite quand vous sortez de l’autoroute Lausanne - Geneva Airport.
Ce qu'attendant, nous nous résignons à prendre connaissance, bientôt, du nouvel essai de décryptage socio-linguistico-génétique des sieurs Maggetti et Meizoz, qui planchent ces jours sur un inédit apocryphe des Mémoires de Jacques Mercanton évoquant la dernière virée du Maître dans les bars de go-go boys de Pattaya, à la veille de ses 80 ans...
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Le pain du verbe
En mémoire d’ Adrien Pasquali
C'est un petit livre dense et déchirant que Le pain de silence d'Adrien Pasquali, où s'exprime la souffrance si difficilement dicible de la non-communication. La situation est à la fois banale au possible et terrifiante. Trois êtres vivent ensemble que tout réunit quotidiennement, et qui ne trouvent rien à se dire. Le père, Italien de souche, est ouvrier dans les chantiers de montagne. Rentrant le soir, il ne paraît capable que de marmonner deux ou trois phrases répétitives, entre son arrivée au pas lourd et la cigarette de fin de repas. La mère, maladive, se recroqueville pour sa part dans son intérieur où elle «fait» la poussière en robe de chambre avant de retourner au lit, non sans donner rageusement la chasse aux mégots de son conjoint. Par rapport au monde extérieur, tous deux se font petits en sorte d'échapper au «harcèlement vipérin» de voisins prompts à leur rappeler qu'«on n'est pas à Naples, ici», surenchérissant alors dans le genre suissaud en s'effrorçant de «parler plus doucement».
Or c'est dans cet univers confiné, voire irrespirable, du «chacun pour tous, tous pour personne» que doit vivre l'enfant jamais bordé, jamais caressé ni même regardé et qu'un bloc de silence oppressant sépare de ses parents. «Jamais personne ne s'est penché sur mon lit», remarque le garçon qui fait plutôt office de garde-malade aux petits soins de sa mère dolente, incapable de s'extérioriser et s'interdisant toute forme de jeu. Est-ce vraiment sa mère qui, un jour, lui a dit cette terrible petite phrase, «sans doute n'as-tu jamais été un enfant», ou bien sa propre douleur a-t-elle cristallisé ces mots qu'il retrouve dans les yeux tristes de celle qui l'a mis au monde ? Peu importe à vrai dire, car tout ce passe ici dans une sorte d'infra-langage où les mots ont d'ailleurs peu de rapports vivants avec les choses.
Rarement on aura donné, au silence de la non-communcation, une présence aussi palpable, aussi matérielle, aussi tangiblement physique que dans ce livre qui tend essentiellement à la transmutation, physique elle aussi (montée des corps paralysés), mais à la fois affective et spritituelle du non-dit en parole ouverte. Avec une sorte de rage obsessionnelle, travaillant en vrille comme le forage discursif d'un Thomas Bernhard, l'écriture d'Adrien Pasquali paraît ici du dernier recours, qui ressasse et rassaisit les éléments de la relation manquée en quête d'un pardon mutuel ou d'une guérison. D'abord un peu rebutante, même astringente dans ses tâtons phénoménologiques, la litaniqe de Pasquali (qui ne compte qu'un point intermédiaire entre deux coulées de prose, comme si l'arrêt risquait de faire le jeu du silence ou de la mort) trouve bientôt son rythme naturel et sa nécessité vitale, haletante et de plus en plus maîtrisée du point de vue musical.
De la hargne première qui dit sa révolte contre un engluement rappelant celui du Roquentin de La Nausée, le narrateur en déficit de tendresse (qui affirme cependant manquer moins de l'amour qu'il n'a pas reçu que de celui qu'il n'a pas donné) tend à un retournement salvateur, traversant les mots et les choses, qui le fait rejoindre l'enfance de son père et les espérances déçues de sa mère, pour renaître symboliquement de la poussière des jours. La fin du livre d'Adrien Pasquali, orientée par cette fragile et pure lumière intérieure, rejoint alors le silence après l'avoir fertilisé, et nous atteint par delà les eaux sombres.
Adrien Pasquali, Le pain de silence. Zoé, 123pp.
Adrien Pasquali s'est donné la mort à Paris le 23 mars 1999, à l'âge de 40 ans -
Bellow supervivant
Flash back sur un hommage post mortem, daté de 2005, à Saul Bellow.
C’est l’un des romanciers majeurs du XXe siècle qui s'est éteint récemment en la personne de Saul Bellow, à l’âge de 89 ans à Brookline (Massachussets), cinq ans après la naissance de sa dernière fille, Naomi, née en 1999 ! Ce nouveau rameau jeté au formidable tronc de la vie et de l’oeuvre du fringant vieillard précédait de peu la parution d’un livre d’une merveilleuse liberté, marquant une fois de plus, dans le mouvement tourbillonnant de la vie, la fusion de l’intelligence et de l’émotion en pleine pâte. L’ouvrage s’intitulait Ravelstein (2002) et parlait de nos fins dernières avec autant de truculence que de gravité, le narrateur (double présumé de Bellow) brossant le portrait de son ami Ravelstein (double du grand humaniste réactionnaire Allan Bloom) en train de mourir du sida. Mélange de roman foisonnant et de débat sur les grandes questions traitées comme en dansant (« Dieu m’apparut très tôt. Il avait la raie au milieu. Je compris que nous étions apparentés parce qu’il avait créé Adam à son image »...), autoportrait « en creux » et déclaration d’« amour vache » à la vie, ce livre dégageant une immense sympathie donnait une belle idée de la constante capacité de l’écrivain à se dépasser et se renouveler sans se renier pour autant, comme l’illustrent les bonds successifs de son oeuvre. Celle-ci ponctue la deuxième moitié du XXe siècle de livres qui fondent, d’une part, le roman juif américain (lequel sera chez Bellow plus américain que juif), et déploient une fresque humaine d’une prodigieuse porosité, nourrie par le milieu populaire d’émigrés juifs dans lequel l’écrivain a passé ses jeunes années, à Chicago. Après deux premiers romans assez sages, L’homme en suspens (1944) et La victime (1953) encore marqués par la vision du “souterrain” de Kafka et Dostoïevski, la première explosion du talent de Bellow s’est manifestée dans Les aventures d’Augie March (1953), biographie épique et rhapsodique d’un orphelin d’origine russe, rappelant Huckleberry Finn en version juive, et qui ressaisit la langue avec une volubilité tentaculaire et une voix sans pareille. En contrepoint, très significatif des antinomies propres à Bellow, suivra le bref et beau roman mélancolique Au jour le jour (1956), dont le protagoniste est un quadra rejeté par son père et en crise existentielle. Nouvelle brusque rupture d’un grinçant comique, ensuite, avec Le faiseur de pluie (1959) et sa dérive africaine d’un milliardaire fuyant son milieu comme un personnage à la Simenon. Après quoi viendra cet autre très grand livre: Herzog (1964), dont le héros concentre en lui toutes les contradictions et figure, selon Philip Roth, « le plus grande création de Bellow, le Leopold Bloom de la littérature américaine », marquant en outre la première plongée de Bellow dans l’océanique réalité du sexe. Roman de formation ramassé sur cinq jours de l’été 64, Herzog est le plus ambitieux et le plus beau, le plus profus des romans de Bellow, très marqué par les sources européenes (notamment de Thomas Mann, Italo Svevo et Robert Musil) mais restant curieusement assez peu lu du public de langue française... Si la reconnaissance du prix Nobel de littérature, en 1976, a consacré l’oeuvre d’un formidable romancier doublé d’un essayiste de haute volée, dont l’esprit critique n’a cessé de s’exercer contre toutes les manifestations du « crétin américain », du maccarthymse de droite au politiquement correct de gauche, la réception de Saul Bellow, en France notamment, demeure en effet sporadique alors que des auteurs de moindre format y sont célébrés. Or, tant par sa substance que par son empathie, l’intelligence anti-académique de sa perception et l’humour shakespearien qui la traverse, l’oeuvre de Saul Bellow, dont on recommandera encore les nouvelles réunies dans Mémoires de Mosby et le petit régal d’insolence d’ Une affinité véritable , reste à redécouvrir après la dernière révérence du vieux rebelle. « Regardez-moi, je vais partout ! Je suis un Christophe Colomb de quartier ! » s’exclamait crânement Augie March. Alors, oublions le quartier clôturé et sécurisé de Bush & Co, pour retrouver l’Amérique généreuse de Saul Bellow !
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Les mains de Théo
Théo a les mains de son âge, quoique pures encore de ce qu'on appelle des fleurs de cimetière, et se mettre à présent à les dessiner vraiment serait un recommencement de purification par le geste, comme au temps de leur dire bonsoir sur le drap quand on a dix ans et qu'on est bien coiffé et bordé, ce que ne fut jamais Théo en son enfance ravagée par la guerre, mais il priait alors de ces mêmes mains avec des gestes appris de sa mère disparue ou de ce qu'on lui a dit alors de ce passé resté confus, sans père non plus, aux soins d’un cher oncle excentrique mais bon dans les brouillards de Londres - souvenirs tendres du vieux Cary et de ses oiseaux, de vilains souliers troués, de soupières fumantes et de froids ardents le long des hangars.
Dans une vie antérieure, Théo se verrait assez bâtisseur de cathédrales : une paire de mains parmi d’autres, obéissant à Dieu sait quel plan.
Cette question des mains l’a toujours intrigué. Que les mains puissent avoir leur façon de penser et leur agissement point forcément réfléchi, en tout cas distinct de la Raison, lui apparaît comme un fait aussi étrange que ses propres goûts et dispositions en la matière.
Son oncle Cary fut le premier à le constater et à parler de don, puis à le signaler à son compère Gulley Jimson, ce gibier de police dont Théo se rappelle les longues mains fines jurant sur ses hardes de peintre crevant la faim, et voici que lui reviennent les farouches recommandations du vieil artiste le houspillant à chaque fois qu’il s’en revenait rôder aux abords de son antre du bord du fleuve.
« Tout art est mauvais, petit ! » lui répétait-il, « et maintenant filez !»
Cependant Théo se faufilait jusqu’au pied de l’immense toile dont le peintre venait de retoucher le serpent bleu, non sans poursuivre son invective : «L’art, la religion et la boisson, voilà trois trucs qui vous démolissent un pauvre bougre, mais filez donc et pensez plutôt à devenir un Monsieur ! »
Or Théo ne voyait, à ce moment-là, que les mains du vieil artiste qui frémissaient encore d’avoir ajouté quelque infime touche verte dans la coulée blanche de la chair de notre mère Ève...
(Extrait d'un roman en chantier)
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Ceux qui angoissent
Celui qui attend les résultats / Celle qui se demande quand le verbe s’angoisser est devenu ce qu’il est / Ceux qui se massent à la frontière sud / Celui qui espère avoir son « entrée » dans l’Encyclopédie chinoise / Celle qui reprend la théorie du complot à son compte avec l’arrivée dans le quartier des Bleuets des réfugiés sûrement de mèche avec le califat / Ceux qui parlent fort dans le souterrain au point que ça s’entend dehors / Celui qui veut sortir de l’euro pour entrer dans la pesète / Celle qui a fait un prêt à son coiffeur Tsipras qui propose maintenant de la raser gratis / Ceux qui analysent la situation géopolitique et en tirent une théorie du chaos qui éclaire tout / Celui qui ne sait comment gérer son épouse Frieda qui fait de l’évasion fiscale à son insu / Celle qui collecte des dons pour le soutien des épouses larguées par les chercheurs en littérature romande / Ceux qui consacrent une minute de compassion aux migrants de la Méditerranée avant de poursuivre leurs travaux en génétique du sous-texte / Celui qui se met en peine de se farcir les 616 pages de Tout peut changer de Naomi Klein en prenant garde de ne pas se le lâcher sur le pied gauche après s’être amoché le pied droit avec les 476 pages du magistral Tu dois changer ta vie de Peter Sloterdijk / Celle qui a entendu dire que Naomi Campbell avait publié un essai sur le gaz de schiste et tout ça / Ceux qui vont installer une hotte de ventilation dans le cagibi qu’ils louent aux Syriens clandestins / Celui qui admoneste la requérante d’asile qu’il a surprise à voler Le Temps au tea-room Chez nous en lui faisant comprendre que chez nous on ne vole pas le temps / Celle qui a mis tous ses œufs dans le même panier qu’elle couve maintenant du regard / Ceux qui invoquant la situation internationale punaisent sur leur yourte le feuillet portant ces mots en turkmène :« Non, nous ne jouons plus au loto », etc.
Peinture: Pierre Lamalattie
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Crainte et tremblement
De son côté, Lady Light s’inquiète du sort de Katmandou.
Après que Jonas lui eut appris que Chloé, spy-doctor spécialisée en chirurgie dramatique, et Cécile, forte de sa riche expérience des amenées d’eau en zones sinistrées, Lady Light n’eut de cesse, tous les jours, d’obtenir de nouvelles informations précises sur les séquelles de la catastrophe et le travail effectif des filles de Théo et Léa sur le terrain.
Comme l’ont vérifié tant de fois ses proches, l’extrême souci d’exactitude et de précision de la vieille aveugle a toujours été une composante essentielle de son approche personnelle, comme l’illustre, aussi bien, le récit qu’elle a fait récemment à Jonas de cet épisode saisissant de l’obscurcissement soudain du ciel par la sombre nuée de milliers de renards volants au soir de l’assassinat du nouveau prince, un jour qu’elle se trouvait à Katmandou avec Christopher.
De même montra-t-elle le plus vif intérêt lorsque Jonas lui rapporta, quelques mois auparavant, les détails d’une action à laquelle avait participé Cécile en Guinée-Bissau , consistant en l’installation d’un vaste réseau de canaris à robinets, auxquels Florestan le mal rasé, au titre d’ingénieur polyvalent, avait amené de significatives améliorations.
Lady Light, prodigieusenent attentive aux détails insolites, cocasses ou mystérieux, du monde en tant que tel, ne l’était pas moins, et plus encore peut-être, à la singularité des gens, à leurs coutumes et à leurs douleurs, à leurs croyances et mécréances, à ce qu’ils enduraient par la faute de leurs semblables ou, comme il en allait des sans-abris de Katmandou, à ce qu’ils subissaient en groupe ou cas par cas des suites d’un désastre échappant à toute planification humaine.
Du fait de sa propre expérience médicale, que ses rallonges d’activité auront fait avoisiner le demi-siècle, Lady Light ne s’étonna guère de la gabegie politique et policière qui avait freiné l’aide aux sinistrés, ainsi que le rapportait Cécile dans l’un de ses courriels à Jonas,mais un détail des récits de la jeune humanitaire free lance la frappa plus précisément, observé le soir suivant la première secousse de haute magnitude, lorsque Cécile et Flo le mal rasé s’étaient trouvés autour d’un feu en compagnie d’une trentaine de locaux sur Jamal Sadak Road où, tout à coup, les fils électriques liés à un pylône s’étaient mis à trembler, signe précurseur connu d’une possible réplique du séisme.
Quant aux gens, estimait en outre Lady Light, ils resteront toujours, et où qu’on aille, aussi indécrottablement touchants qu’imbéciles, tel l’inénarrable Clancy, factotum et surveillant autoproclamé de son immeuble de Brooklyn Heights quand, l’entendant parler de la tragédie de Katmandou avec Jonas, dans l’ascenseur à poulies les descendant de leur cinquième étage, il crut bon de marmonner , à sa façon de prophète chafouin, que sans doute les Népalais avaient dû pécher gravement pour que Dieu leur infligeât ainsi crainte et tremblement…
Katmandou s’était considérablement développé depuis les années où, cheveux longs et idées vagues, des milliers de jeunes compatriotes de Lady Light (dont certains de ses camarades de fac en mal deNirvana) avaient débarqué là-haut pour y fumer le chillum et prononcer des incantations dans quelque ashram, avant de poursuivre sur Goa.
Or ces menées orientalisantes des sixties, plus ou moins enjolivées par la tradition orale et divers livres-cultes, n’avaient pas eu la moindre influence sur le choix de Cécile et Chloé de s’engager avec leurs compagnons, mais les sanctuaires effondrés, les boutiques de la vieille ville réduites en miettes, les quartiers dévastés à côté d’autres qui semblaient avoir été protégés par qui sait quelle puissance supérieure dont le sieur Clancy semblait entrevoir le motif des décisions, et surtout les gens, plus ou moins affolés ou affichant au contraires des airs insouciants, qui affluaient en masse sur l’esplanade de Tundikhel pour fuir leurs bâtisses menacées d’effondrement, ne les avaient pas moins touchées les premiers jours, avant la mise en place d’un début d’action concertée où elle s’étaient senties parties utiles d’une vrai mouvement de bénévolence collective (surtout Chloé requise dans l’arrière-pays par les services d’urgence) qu’elles avaient largement commentée dans leurs courriels quotidiens à Léa, sans en rien laisser filtrer sur Facebook.
À propos de la réaction de l’insortable Clancy : La lectrice et le lecteur auront peut-être conclu à la stupidité exceptionnelle d’un individu particulier en prenant connaissance du jugement du dénommé Clancy, incriminant la responsabilité des Népalais dans le déclenchement du séisme du 25 avril 2015 et de ses répliques. Or l’explication punitive de Clancy, inspirée par une conception traditionnelle de la Justice divine, fut maintes fois reprise, et dans toutes les langues, sur la Toile, par les internautes de l’Oecumène mondial également convaincus que Dieu n’en finit pas de châtier l’Infidèle, alors que d’autres opinions non moins assurées invoquaient la vengeance de Gaïa ou le contrecoup, scientifiquement avéré, des atteintes réitérées aux sols profonds, par les prédateurs multinationaux de l’or noir et leurs suppôts. Mais sait-on seulemnent s’il ya du pétrole en Himalaya ?
(Extrait d'un roman en chantier)
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La littérature vue par les pions
La nouvelle édition de l’Histoire de la littérature en Suisse romande (Zoé, 2015) illustre le conformisme et le copinage qui règnent dans nos régions, juge l’écrivain Sergio Belluz. Bravo à cet esprit indépendant, après Etienne Barillier dans Soyons médiocres ! d'avoir cassé le morceau contre les cuistres et les éteignoirs de la fac des Lettres de Lausanne et environs, foyer morose de l'entreprise en son mouroir du Centre de Recherches sur les Lettres romandes. À lire dans Le Temps du jeudi 25 juin 2015.
Etre écrivain en Suisse romande? Hors de l’Université, point de salut
Par Sergio Belluz
Ce «en» Suisse romande, c’est la grande nouveauté de cette Histoire de la littérature en Suisse romande (Genève-Carouge: Zoé, 2015), avec l’inclusion du polar, de la science-fiction, de la BD, de la chanson et des «études de genre» dernier cri. Du solide travail universitaire: un index scrupuleux (on y trouve Sacha Distel, c’est dire), une bonne bibliographie, et mille sept cent vingt-huit pages cofinancées par l’Office fédéral de la culture, les cantons romands, quatorze cantons suisses alémaniques, dont Uri, Schwyz, Glaris, Appenzell Rhodes-Extérieures (par solidarité protestante?) et «Unterwald-Le-haut» (sic), le tout complété par la Loterie Romande, des banques et des fondations, dont la Fondation Sandoz (Maurice Sandoz a droit à sa grosse notice). Au final, combien de millions pour ce ravalement de façade.
Car il s’agit d’une mise à jour des quatre volumes publiés chez Payot-Nadir dans les années 1996-1999. On a rafraîchi les trois premiers, et c’est surtout le quatrième, La Littérature romande aujourd’hui (de 1968 à 1999), qui a été retravaillé dans les quatre cents dernières pages, moins d’un quart de l’ouvrage: de nouveaux auteurs y sont entrés, et on a complété les notices des autres. L’ambition: «Un ouvrage de référence qui fasse le point sur l’état de nos connaissances dans ce domaine et qui envisage dans la continuité historique la production littéraire romande du Moyen Age à nos jours», selon l’introduction de l’historien Roger Francillon, auteur de la plupart des brillantes synthèses qui introduisent chaque partie.
Premier problème: parler, par exemple, de «production littéraire romande» au Moyen Age souligne l’anachronisme du terme «romand», un concept politico-culturel limité dans le temps (1830-1970, en gros).
Francillon, dans le premier chapitre, évoque, d’ailleurs, la «vie religieuse de Suisse française» (p. 12) et, dans la partie «Au temps des réformateurs», remarque que le terme de «Romandie» a été inventé au XXe siècle (p. 35). François Rosset, de l’Université de Lausanne, parle de «Suisse occidentale» (p. 159) et de «la vie intellectuelle de la Suisse francophone au XVIIIe siècle» (p. 170).
Deuxième problème: le titre. La BD, la chanson ou les études de genre sont-elles à leur place? S’agit-il de littérature lorsqu’on parle des réformateurs (Calvin ou Viret) ou des médecins (Tissot ou Tronchin)? Ne pouvait-on pas resserrer la grosse partie sur les pasteurs et leurs bisbilles, tout sauf littéraires? Et que vient faire ici l’article «Les écrivains étrangers en Suisse romande» (Rolland, Istrati, Chardonne, Rilke, Gide, Cocteau), dans lequel on trouve aussi Stravinsky, assez peu écrivain… Un titre englobant du style «Histoire de la vie culturelle en Suisse de langue française» aurait été plus adéquat, sur le modèle du brillant La Suisse romande au cap du XXe siècle: portrait littéraire et moral de Berchtold (Lausanne: Payot, 1966).
Troisième problème, majeur celui-là: quels sont les critères pour définir ce qui est littéraire? Si chaque histoire de la littérature a sa part d’arbitraire et d’idéologie ambiante, il y a deux méthodes pour l’envisager: en tant que phénomène de communication, et alors toute production littéraire est intéressante, sans jugement de valeur; ou avec des critères précis et on écarte ce qui n’en fait pas partie. Ici, on alterne allègrement les deux, dans un conformisme et un copinage universitaire qui sont une constante de nos régions. Maryke de Courten, dans son chapitre sur Cingria, remarque qu’il «ne s’est jamais soucié de systématiser sa pensée. Est-ce pour la même raison qu’il a été ignoré par l’intelligentsia romande, pour qui le sérieux a longtemps été la valeur la plus sûre?» (p. 716). L’intelligentsia romande n’a pas changé, hélas: dans cette Histoire de la littérature en Suisse romande, l’hilarant Henri Roorda, un de nos plus grands écrivains, entre Allais et Vialatte, n’a droit qu’à dix renvois et une misérable notice dans le chapitre «L’Ecrivain et l’école»; Anne Cuneo est noyée dans «Le Roman et l’histoire», au mépris de ses brillants récits autobiographiques; Jean-Louis Kuffer (quinze renvois) est expédié vite fait comme «lecteur passionné» malgré son journal littéraire, une référence; Janine Massard, auteure de douze livres magnifiques sur une Suisse intime et populaire, fait l’objet de huit petits renvois, tout comme Jean-Michel Olivier, sa verve et son humour, qui n’ont droit qu’à une modeste notice.
En revanche, Daniel Maggetti, Jérôme Meizoz ou Adrien Pasquali, contributeurs universitaires de cette Histoire, font l’objet de plus de trente citations à l’index et de trois notices chacun…
En littérature suisse de langue française, sans université pas de talent ni de salut. Et l’avenir est sombre: le chapitre final, qui explore les possibles développements de notre littérature, s’intitule, sans rire: «Connexions, filiations et transversalités».
Post scriptum perso: Lorsque je me suis pointé en Lettres, en 1966, ce fut pour entendre la face de carême du Doyen de l'époque. Gilbert Guisan, nous annoncer que ceux qui aimaient la littérature allaient déchanter en ces lieux, vu qu'on y étudierait une Science de manière scientifiquement scientifique. Depuis, lors, après la bigoterie protestante, la bourdieuserie est devenu la doctrine des nouveaux chiens de garde, réduisant la littérature à un sociologisme réducteur qui a fait école partout. Il faudra revenir un jour sur l'entreprise de formatage savantasse, menée à grands frais par des chercheurs ramuziens autoproclamés, que constitue l'édition critique des Oeuvres complètes de Ramuz, parues chez Slatkine, véritable sottisier du pionnicat pseudo-scientifique gouverné par Roger Francillon et Doris Jakubec, Daniel Maggetti et autres joyeux drilles aux faces de fossoyeurs...
Mais quel bonheur de lire et d'écrire loin de ces bonnets de nuit !
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Téma la galère !
Sacha Després signe, avec La petite galère, un premier roman d’une densité émotionnelle et d’une qualité d’écriture rares. Avec Quentin Mouron, Mélanie Chappuis, Antoine Jaquier, Max Lobe, Dunia Miralles et Julien Bouissoux, notamment, la jeune romancière achoppe à une réalité sociale et psychologique très actuelle en maîtrisant une langue-geste tissée d'oralité.
On ressort sonné de la lecture de La petite galère de Sacha Després, dont le crescendo dramatique aboutit à un dénouement réellement déchirant où réalité brute et folle détresse, violence et désarroi, souffrance incarnée et projections fantasmatiques se bousculent dans une mêlée qui prend aux tripes et au cœur.
Or le plus étonnant est que, d’un imbroglio affectif et psychologique exacerbé par l’abjection d’un des protagonistes – type de pervers narcissique bien cadré -, et par la haine vengeresse qu’il suscite, la romancière parvienne à tenir jusqu’au bout le fil (barbelé) d’un récit concis et cohérent, tout à fait intelligible en dépit de l'ambiante confusion des sentiments.
Très remarquable tableau d’époque, sur fond de crise sociale et de dérives individuelles, La petite galère, qui se déroule dans une Zone Urbaine Sensible de la région parisienne, détaille les tribulations de deux sœurs affectivement et sensuellement fusionnelles (Marie dite La Jolie, née le lendemain de la mort de Claude François, et Laura, sa cadette de seize ans, contemporaine du Club Dorothée…), marquées par le suicide de leur mère et confrontées, avec l’aide minable du chèque mensuel de leur père, à ce qu’on appelle la liberté.
Dès les premières « séquences » du roman, dont la découpe narrative évoque à la fois un storyboard cinématographique et une chronique très habilement agencée et datée par de brèves allusions aux événements du monde, l’écriture de Sacha Despés impressionne par son mélange d’efficacité et de sensibilité délicate, de vigueur et de finesse.
D’un monde présumé inculte, et sans une once de démagogie, elle dégage les mêmes sentiments délicats qu’a évoqués le cinéaste Abdellatif Kechiche dans L’Esquive, merveille de finesse et d’humour, ou encore Germinal Roaux dans Left foot right foot, alors que, littérairement parlant, l’on est ici dans la foulée d’un Olivier Adam ou d’une Virginie Despentes, ou encore d’un Samuel Benchetrit, sans références ni influences explicites au demeurant.
D’un point de vue stylistique, pour la manière très concentrée et souvent poétique de traiter ses très courtes phrases, Sacha Després rappelle aussi les récits noirs d’un Louis Calaferte ou les nouvelles incisive d’une Annie Saumont qui a capté, la première, les tournures de la langue des banlieues.
Là-dessus, il faut parler, en détail, du contenu de ce livre prenant et riche de mille observations pertinentes, parfois unilatéral dans son regard sur le sexe dit fort (tous les hommes du roman rivalisent de nullité), mais dont la rage des personnages féminins se justifie ô combien...
La Prairie
C’est un signe avant-coureur d’humour réjouissant que de voir un lieu tel qu’un grand ensemble bétonné d’une Zone Urbaine Sensible baptisé La Prairie. Bien entendu,le titre de Petite galère, dans le contexte de La Prairie, fait référence implicite à la petite maison de Michael Landon dont les épisodes agrestes réjouirent les téléspectateurs du tournant des années 70-80. Mais je retiens pour ma part l’ironie du nom, comme de voir un asile de vieux baptisé L’étoile du matin. Cerise sur le gâteau : lorsque, après une prise d’otages dans le collège de la cité, la narratrice constate le soir : « La Prairie passe à la télé. »…
Des gens peu « people »
Autant qu’elle a le sens du dialogue, souvent elliptique, Sacha Després a le don de silhouetter un personnage, sans le caricaturer, à quelques exceptions près. Au premier plan : Laura et Marie, leurs parents Caroline et Charles, le prof de français quadra-séduisant Wilder et l’ami de Marie Jacky Branlard, dit Jack.
On est là entre prolos et Français très moyens. Laura, 16ans, portée sur l’écrit perso, est déjà femme dans sa tête et son ventre, avec les infos utile de son aînée Marie, 26ans, barmaid et placeuse à l’Opéra Bastille, qui voulait devenir artiste et, à défaut, se lie à un plasticien bidon avant d’en pincer pour Jack, si « différent ».
De Caroline, employée des PTT et mère à 18 ans, on ne sait pas trop de choses avant son suicide, sinon qu’elle aura été aussi immature et perdue que son plouc de conjoint.
Charles, en effet, genre rocker ringard, n’a « jamais été à l’aise avec les sentiments », et sa seule défense est de traiter sa femme et ses filles de cinglées.
Wilder, première facette du pervers narcissique soft, incarne le prof esthète porté sur la nymphette ou la bourgeoise snob, selon l’occasion.
Jack, second avatar hard du pervers narcissique éduqué à la dure par un militaire et reproduisant la violence dominatrice d’icelui + les excuses hypocrites du dominant à « conscience politique », est à la fois un branleur et un vampire. Du point de vue romanesque, le lascar sort du lot par son abjection.
La story
Culturellement de la génération des consommateurs de films et de séries télévisées, comme un Quentin Mouron, Sacha Després se donne la peine de filer une intrigue qui tienne la route, à la fois dans le synchronique et le diachronique.
Au présent de l’indicatif, la story – prioritairement celle de Laura – détaille une éducation sentimentale et sexuelle qui pourrait être aussi morne qu’un couloir de béton ou convenue qu’une cave à tournantes, mais la romancière corse son récit par de subtils glissements à travers le temps (bien daté par la citation d’événement d’actu précis) et les lieux ou les niveaux de réalité, entre réel glauque et fantasmes ou projections onirico-spirites.
Traversée des banlieues perçues comme un sinistre no woman’s land, le roman emprunte aussi ses codes au conte érotique (à la limite de l'esthétique convenue à mon goût), avec un point de fuite relevant du fantastique, marqué par la figure fantomatique de Clothilde.
En arrière-plan, quelques portraits vivement dessinés : Djamila l’Algérienne qui se débrouille avec quatre enfants et se console dans les bras de Touria, laquelle a fait de la prison pour s’être violemment défendue contre son jules agressif, désormais sur une chaise roulante. La mère bourgeoise de Nelly la rebelle, et celle-ci. Ou Alejandro l’artiste de pseudo-avant-garde, qui réinvente (40 ans après...) le happening sanglant alors que son collègue « découvre » l’art scatophile.
Thèmes
Au départ et au milieu de tout ça, quoi ? Banal au possible : le manque d’amour. Misère affective sur fond de médiocrité culturelle. Quelques petites phrases résument la situation. Au réveillon de ses douze ans, Laura s’entend dire par son père : « Tu sais ma grande, tu as été une erreur, autant que tu le saches ». À 4heures du mat, le 1er janvier 2000 quand les filles retrouvent leur mère suicidée aux médocs : « Caroline ne verra pas l’an 2000 ». Ou pour le couple « incarcéré » par ses enfants : « Ils auront désormais quelque chose à gérer ».
Autre thème : la déglingue sociale. Et pour exemple, l’état du collège, un « foutoir ». Tableau sévère : pp. 52/53. On se rappelle le livre de François Bégaudeau...
Et pour avaler ces arêtes: l’amour et le sexe. Assez miraculeusement, la génération de Youporn reste romantique « au fond », quoique très libre en apparence. Mais en l’occurrence, la « pureté » est du côté des filles, même jugées salopes par les mecs qui en usent. Pour en parler, Sacha Després ne manque pas d’humour. Ainsi quand Laura y va de son blow job dans la loge de l’opéra Bastille : «Le sexe du prof a un gout de cacahuète ». Ou non moins joli : « La bite est brûlante. On pourrait y faire cuire un œuf ».
Dans la foulée, le thème du ressentiment s’exacerbe dès l’apparition de Jack, qui deviendra très moral à proportion de la fermeté de Laura à lui résister. Là s’esquisse un personnage typique de l’époque qui pourrait nourrir tout un roman balzacien sur le simulacre moralisant…
En outre, là-dessous se développe comme une modulation réitérée, en milieu pseudo-libéré, de la guerre des sexes.
Enfin, le triple thème de l’amour, de la folie et de la mort structure les relations de Laura, Marie, Caroline et Clothilde, d’une manière à la fois claire et confuse, s’agissant d’une réalité évidemment impossible à démêler.
De l’oral et à l’écrit
Comme dans le premier livre de Quentin Mouron, Au point d’effusion des égouts, ou comme dans 49, rue de Berne de Max Lobe ou Ils sont tous morts d’Antoine Jaquier, notamment, l’atout majeur de La Petite galère est le langage, et plus exactement une sorte de langue-geste combinant l’oral et l’écrit, sans référence directe à Céline mais bel et bien dans cette filiation intégrant le parler contemporain. Sacha Després n’abuse pas, heureusement,du verlan, mais quand les garçons du collège parlent de Laura, dite Lo, dite biatche, cela donne ça et ça sonne juste et musical. :«Téma la biatche /comme elle béflan grave / j’lui mettrais bien une cartouche à la teuch / j’suis trop en chien de meuf ».
La phrase de Sacha Després, brève et qui claque, vaut aussi par sa concentration de sens et d’émotion. Lorsque Laura considère l’intérieur tendance ethno de Jack l’intello rêvant de gérer le JT, le constat est sans appel :« L’asticot ne fait pas le ménage ».
Mais l’écriture est aussi un thème implicite de la narration, puisque Laura griffonne et que c’est par des lettres érotiques que Marie, à la place de Laura et pour celle-ci, séduit et attire Wilder le lettreux sadien sur les bords.
Bref, La petite galère est un premier roman signalant un vrai talent, et cette chose essentielle pour un écrivain, qu’on pourrait dire un noyau dur et doux à la fois. L’on se gardera, pour autant, de bêler au chef-d’œuvre. Dans un contexte publicitaire écervelant, un tel livre doit être lu au lieu d’être adulé du fait de la jeunesse de son auteur ou de l’actualité de sa thématique. Actuellement, notamment par le fait des réseaux sociaux, la parution d’un roman fait figure de performance sociale ou festive qu’acclament d’innombrables « j’aime », après quoi c’est l’oubli. Nombres de premiers romans, ces dernières années, ont fait pschitt à parution et sont restés, ensuite, sans suite précisément.
Sacha Després vaut mieux que ça, je crois. On lui souhaite d’en « baver grave » sur la suite…
Sacha Després. La Petite galère. L’Âge d’Homme, 194p. 2015
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De l'affabulation
C’est par l’affabulation que la jeune Olga attaqua le mensonge.
Les éteignoirs du Pôle des Lettres, et tant d’autres prétendus connaisseurs de l’oeuvre de Nemrod, l’ont traitée cent et mille fois d’affabulatrice, croyant ainsi l’abattre, alors que c’était rendre le plus bel hommage à la fantaisie imaginative, pour ne pas dire au génie d’Olga dont on sait, par ailleurs,qu’elle n’a jamais écrit elle-même – ce qui s’appelle écrire.
L’affabulation a d’abord revêtu, pour la jeune Olga des temps nouveaux de l’oppression menée au nom de l’Avenir Radieux, un caractère de nécessité vitale. Dès ses premières années à Lipce Reymontovskie, et grâce à la malice supérieure du vieux Boryna,mais aussi à l’inflexible mentorat du Père Venceslas, Olga aura trouvé, dans la confabulation, l’arme de résistance la mieux appropriée au mensonge institué, par force d’Etat, sous ses innombrables et délétères avatars.
Olga le sait pour l’avoir vu et vécu, et Jonas l’a constaté lui aussi sur le terrain bien des années après : que les gens de Lipce Reymontovskie n’ont jamais cru aux promesses de l’Avenir Radieux dont ils étaient contraints, par les commissaires idéologiques drillés dans les villes, de répéter à voix haute les contre-vérités. Cependant la plupart des villageois se contentaient de ne point moufter ou, au contraire, opposaient au discours un contre-discours, le plus souvent à usage interne.
Or tout autre fut la parade d’Olga dès ses douze ou treize ans, à l’école buissonnière de Boryna le conteur et de Venceslas l’oblat éclairé, tout à fait à l’insu des instructeurs obligatoires du Soviet local, et sans que ses sept frères ne s’en avisent non plus sur le moment, se contentant de voir en elle l’énergumène un peu dingo qu’ils chérissaient par ailleurs ; et ce qu’on pourrait ajouter,au risque de sauter les étapes, c’est que cette façon, par Olga, de travestir la réalité pour toucher au plus vrai – car c’est de cela qu’il s’agit, on l’a compris -, ressortit à un réflexe de défense que Rachel aura développé à sa façon, dans de tout autres circonstances, à l’imitation des conteurs hassidiques, là se trouvant sans doute la clef de l’entente immédiate qui rapprocha les deux femmes sans que le pauvre Nemrod ne s’en aperçoive.
L’alchimie des vraie rencontres reste à étudier finement, qui permettra de mieux saisir le pourquoi et le comment des affinités entre personnes que rien apparemment ne semblait rapprocher, comparable cependant avec cette parenté, guère plus explicable, par le philistin, que Jonas dit à fleur de peau.
Ainsi de la rencontre et de l’immédiate reconnaissance réciproque de Jonas, précisément, et de Christopher, ou de la complicité non moins immédiate solidarisant Olga et Marie, ou Marie et la Maréchale, ou la Maréchale et le Monsieur belge, ou le Monsieur belge et Théo, ou encore Théo et Olga, à l’insu de Nemrod.
Ledit Nemrod, en dépit d’un rhizome terrien tenace ,aura mis bien du temps, ainsi, avant de percer le sens réel de l’ironie d’Olga, qu’il a pris pour un trait de la présumée intelligence artiste dupeuple polonais ataviquement porté à l’exaltation et, pour des raisons historiques objectives (la pauvre Pologne dépecée, etc.), à l’autodérision, elle aussi caractéristique de la polonitude. De même n’a-t-il guère perçu, par la peau, la défiance instinctive de Marie envers toute forme de mensonge pieux, et moins encore la réserve tendre, sur fond d’inflexibilité acquise par expérience, qui a fait Rachel se tenir de plus en plus à l’écart des cris et des démonstrations de détresse non vécue.
Mais autant Olga fut, dès le premier regard, de la famille de Rachel, au corps plus ou moins défendant de Nemrod, autant elle s’est sentie en phase, sous d’autres aspects, avec Sam le scrutateur universaliste des milieux naturels, naturellement, donc, familier de la flore et de la faune des Tatras, alors qu’il y aura tout un retour amont à consentir, de la part de Nemrod, avant de laisser libre cours à son humour personnel de très vieille souche celte voire néolithique, allez savoir…
Complément indispensable à la défense illustrée des affabulations d’Olga la prétendue mythomane : La première légende d’Olga l’exilée, fuyant son pays dans les années 60 alors que l’autre Europe, autant que l’Union des soviets socialistes, jouissaient encore d’un indéniable prestige dans les milieux plus ou moins évolués des arts et de la culture du Vieux Continent récemment libéré de la « peste brune », est celle, à forte nuance romantique, d’une théâtreuse avant-gardiste fuyant la grisaille des instituts d’Etat notoirement empêtrés dans une esthétique rétrograde voire académique. Des tunnels creusés sous le Rideau de Fer lui auraient permis, la nuit, avec deux camarades aussi authentiquement révolutionnaires qu’elle, de gagner le monde dit libre par abus de langage – de fait elle commencera par agonir le monde capitaliste en se présentant comme une prolétaire des planches, impatiente de transmettre le savoir populaire dans l’esprit du grand Bertolt Brecht, etc. C’est la version gauchiste que la jeunePolonaise sert le plus volontiers dans les milieux artistico-intellectuels qu’elle approche sans tarder, visant les communautés libres de préférence pour y dérouler son sac de couchage de l’Armée rouge. La réalité est naturellement tout autre, vu qu’Olga, effectivement affiliée, en qualité de scénographe déjà pointue, à une troupe d’avant-garde en tournée festivalière, a profité d’une escale en Lorraine pour échapper aux camarades surveillants, avant de gagner les bords du Haut-Lac en stop et de requérir l’asile selon la procédure la plus régulière en qualité d’étudiante en lettres sincèrement anticommuniste. Les versions de son exil connaîtront d’autres variantes au gré de ses fréquentations et autres tribulations, sa préférée restant celle de l’agent double, descendante directe de la princesse Irina Vsievolodovna Ticonderoga (d’où ses yeux verts tirant sur le violet dans ses sursauts de démonisme érotique), grandie au pied des Beskides et fuyant la Pologne de ses ancêtres (dite parfois Christ des nations par ceux-ci) à bord de la Bugatti blindée du comte Tadzio de Moravagine, subitement victime d’un arrêt de cœur dans une auberge du Haut-Adige - reprenant alors seule le volant et croisant par hasard (le Destin, n’est-ce pas…) le chemin du jeune exilé valaque Dragomir, dans les jardins de Trieste, avant d’initier le rustre aux délices de l’amour, bref tout un kitsch apprécié des assistantes en lettres rêvant d’aventure et autres courriéristes people déjà en vogue à l’époque – et quelle douce époque était-ce avant que les vérités mensongères ne s’en viennent tout affadir et asphyxier…
(Extrait d'un roman en chantier)