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  • Le cuistre et l'amateur

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    (Dialogue schizo) 

    À propos d’une polémique lancée par le Révérend Daniel Maggetti, gardien autoproclamé du Temple de la Littérature Romande, contre les Souvenirs autour de la Muette du Dr François L. Pellet, qui pensait bien faire…

     

    Moi l’autre : - Cette fois notre compère JLK devrait se le tenir pour dit : que plus jamais quiconque prétend écrire, dans nos contrées, sur la littérature romande ou ses écrivains, ne sera habilité à le faire sans passer par l’instance de consécration du Centre de Rumination des Langueurs Romandes, dirigé par le Révérend Maggetti, seul habilité à déterminer la scientificité du moindre écrit.

    Moi l’un : - De fait, la polémique lancée par son éminence sacerdotale dans L’Hebdo, il y a quelque temps, et reprise par une chronique magistrale, ce matin dans Le Temps, devrait en imposer à chacun à commencer par ce malappris de JLK : pas de salut hors de la chapelle de Dorigny, baptisée Le Mouroir par Jacques Chessex...

    Moi l’autre : - N’empêche que le JLK en question nous a passé son exemplaire de ces Souvenirs de La Muette, et que nous pouvons donc en juger. De quoi fouetter l’Auteur ? Vraiment du travail d’amateur ?

    Moi l’un . - Très exactement ça : du travail d’amateur, d’abord au sens de celui qui aime, et ensuite d’un point de vue plus discutable. Or ce qui est intéressant, c’est que le Dr Pellet le dit tout à trac: qu’il a commencé par ne pas trop aimer Ramuz, dont il trouvait les premiers romans, Aline et Jean-Luc persécuté, par trop tristes…

    Moi l’autre : - Bah, pas très original en cela. Et c’est vrai qu’il y a plus fin en matière de jugement littéraire, Mais ensuite il se rattrape, piqué par ses conversations avec la fille de Ramuz, surnommée Gadon par celui-ci, et se mettant à lire tout Ramuz. Comme il est médecin, il va craquer à la lecture d’Une Main, en attendant mieux.

    Moi l’un : - Ce qui est sûr alors, c’est que le « mieux » ne sera pas de l’ordre du jugement littéraire, et d’ailleurs il n’y prétend pas. En revanche, sur la demande de Gadon et de son fils, surnommé Monsieur Paul, collègue de JLK à 24 heures, il va se coller à la correction de l’image par trop figée, austère et fausse, de l’image de Ramuz généralement admise. 

    Comme il est voisin de La Muette, le brave docteur a beaucoup « échangé » avec la fille de Ramuz, Madame Olivieri, et avec son fils Guido, petit-fils adoré del’écrivain, qui vont lui confier, en plus de leurs observations, un certain nombre de documents inédits, textes et photos, à partir desquels il constitue une mosaïque plus ou moins bien fagotée, qui corrige notablement, en effet, l’image qu’on a de Ramuz dans la vie quotidienne, son attitude envers sa femme Cécile et les femmes en général, sa fille et son petit-fils, ses amis et son travail, notamment. Rien que pour la foison de détails liés à ces aspects de la vie de l’écrivain et de ses proches, le livre est intéressant.

    Moi l’autre : -  Il commence par une anecdote tordante ! L’histoire du beau–père de Pellet qui, en sa jeunesse de gymnasien, est allé voir Ramuz pour l’interroger en vue d’un travail personnel. Alors Ramuz de le recevoir très gentiment et de l’aider à rédiger ledit travail. Et le jeunot de présenter ensuite celui-ci à son prof, détestant probablement Ramuz (comme c’était la mode à l’époque dans le corps professoral perclus de jalousie) et de lui coller une mauvaise note au motif qu’il ne comprenait rien à cet écrivain…

    Moi l’un . – Notre ami JLK a eu plus de chance, puisque c’est un prof de collège, mais deux générations plus tard, qui lui a fait découvrir Ramuz avec une rare ferveur. Bref, il y a ceux qui aiment les romans de Ramuz, ce qui n’était pas le cas du Dr Pellet au départ, et il y a ceux qui le débinent ou le portent aux nues, selon la tendance du moment.  Or la tendance actuelle, au Centre de Recherches sur les Lettres Romandes, est de le statufier « scientifiquement », ce dont l’intéressé aurait d’ailleurs eu horreur.

    Moi l’autre : - Maggetti a crié au sacrilège sous prétexte que le Dr Pellet osait poser la question de l’antisémitisme de Ramuz, affirmant  que jamais l’écrivain n’a jamais écrit une ligne répréhensible à cet égard…

    Moi l’un : - Oui, il a déjà attaqué Pellet à ce propos, dans une polémique antérieure, mais le toubib se fiait à des témoignages de proches, évoquant notamment l’interdiction faite par Ramuz de se fournir chez des commerçants juifs. Or il n’en fait pas un procès a posteriori mais relève un trait d’époque par ailleurs très répandu, avant de remarquer que le grand humaniste n’a jamais écrit une ligne solidaire relative à cette tragédie, comme l’a relevé sa fille en évitant de s’attarder... Sur la même ligne, on se rappelle les postures maurassiennes des Cingria, et même Cendrars a été pointé du doigt…

    Moi l’autre : - Au demeurant, le Dr Pellet corrige le tir dans l’autre sens, contre ceux qui ne voient en Ramuz qu’un affreux macho écrasant sa femme et l’empêchant de peindre…

    Moi l’un . - C’est vrai, il y a le pater familias et le Maître soumettant les siens à son horaire d’écrivain très discipliné, mais il y a aussi le bonhomme plein d’humour et de finesse, très présent avec les enfants, à la fois sociable et peu social, pas du tout répandu en ville comme on le voit à la fin de Circonstances de la vie, où Lausanne et son casino font presque figure de Babylone…

    Moi l’autre : - Le livre du Dr Pellet éclaire certains aspects hilarants de cette pétoche anti-moderniste… 

    Moi l’un : -  Ah ça, je trouve irrésistible la scène rapportée de Ramuz exigeant, alors qu’on remonte les zigzags d’un col en automobile, de descendre aux virages pour les faire à pied…

    Moi l’autre : Et dire que Maggetti voudrait nous priver de ça !

    Moi l’un : - Evidemment il y a grand danger, pour un universitaire blotti dans sa serre tiède, de voir la vie débarquer ! À cet égard, ce qu’il dit sur la méfiance qu’un historien digne de ce nom doit manifester envers les « sources directes » est hautement significatif. Momie classée et embaumée: pas touche !  

    Moi l’autre : - Surtout que ça touche, en l’occurrence, à l’intimité de l’écrivain, du couple et de la famille. Les lettres inédites de la future Madame Ramuz sont touchantes de naturel coquin…

    Moi l’un : ouais, mais là, le prof Maggetti a raison : notre Dr Pellet aurait pu se montrer vraiment plus rigoureux en datant ces documents, ou plus généralement en collant des guillemets à ses citations. Là, l’amateurisme n’est plus admissible. Et pour l’iconographie, les reproductions sont vraiment « limites ». Donc on ne se gênera pas de critiquer, mais quant à en faire un crime de lèse-majesté, minute !

    Moi l’autre : - Donc c’est à prendre comme un témoignage, intéressant pour le lecteur non spécialiste mais curieux d’en apprendre plus sur l’écrivain, sa vie ordinaire et son temps…

    Moi l’un . - Oui, et bien d’autres aspects : Ramuz et la musique, Ramuz et la peur du voyage, Ramuz et le bonheur, entre autres…

    Moi l’autre : - Le type est souvent angoissé, il pèse parfois sur son entourage proche, mais en somme c’est plutôt un homme bon,conclut le Dr Pellet.

    Moi l’un : - À vrai dire  la « démystification » n’a rien decorrosif, mais l’image corrigée est étayée et rend l’homme plus proche, plus vivant en ses contradictions, assez coincé dans son corset de protestant mais capable de sourire et de rire – ce que ses portraits ordinaires évitent de montrer. Un homme pudique et droit, moyen comme époux mais bon papa, etc.  

    Moi l’autre : - Conclusion non scientifique ?

    Moi l’un . - Pouvait mieux faire. Mais l’amateur est moins puant que le cuistre

    François L. Pellet. Souvenirs autour de « La Muette ».Editions Ouverture, 397p.

  • Plus fort que la mort

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    En 2001 paraissait l'un des plus beaux livres de Janine Massard, et certainement le plus émouvant: Comme si je n'avais pas traversé l'été. 

    Il est certains livres qu'il paraît presque indécent de «critiquer» tant ils sont chargés de composantes émotionnelles liées à un vécu tragique, et tel est bien le cas du nouveau roman de Janine Massard, tout plein de ses pleurs et de sa révolte de femme et de mère confrontée, en très peu de temps, à la mort «naturelle» de son père, puis à celle de son mari et de sa fille aînée, tous deux victimes du cancer.

     

    La volonté explicite de tirer un roman de cette substance existentielle et l'effort de donner à celui-ci une forme distinguent pourtant cet ouvrage d'un simple «récit de vie» où ne compteraient que les péripéties. Autant pour se ménager le recul nécessaire que pour mieux dessiner ses personnages et pour «universaliser» son récit, Janine Massard revendique le droit à l'invention, et c'est aussi sa façon de faire la pige au «scénariste invisible, ce tordu aux desseins troubles, qui a concocté cette histoire à n'y pas croire». Cette transposition littéraire ne saurait être limitée à un artifice superficiel: en véritable écrivain, Janine Massard l'investit avec vigueur et légèreté, quand tout devrait la terrasser et la soumettre au poids du monde. Alia (dont le prénom signifie «de l'autre côté» en latin) endosse ici le rôle principal d'une femme qu'on imagine dans la cinquantaine, du genre plutôt émancipé, protestante «rejetante» peu encline à s'en laisser conter par le Dieu fouettard de sa famille paternelle, et fort mal préparée aussi à l'irruption, dans sa vie de rationaliste, de la maladie et de la mort. En écrivain,

    Janine Massard se montre hypersensible au poids des mots, lorsque bascule par exemple le sens de l'adjectif «flamboyant» (marquant la victoire de la lumière) pour qualifier la «tumeur flamboyante» qui frappe soudain Bernard, le mari de la protagoniste.

    De la même façon, la romancière recrée magnifiquement les atmosphères très contrastées dans lesquelles baigne Alia, entre pics d'angoisse et phases d'attente-espoir, que ce soit dans la lumière lémanique (Alia, comme son père, étant «du lac» et très proche de la nature maternelle), les couloirs d'hôpitaux où se distillent les petites phrases lamentables des techniciens-toubibs si peu doués en matière de relations humaines, ou en Californie dont les grands espaces et la population déjantée conviennent particulièrement à sa grande fille nique-la-mort. Par ailleurs, le recours à l'humour multiplie les ruptures heureuses, par exemple pour faire pièce au désarroi solitaire d'Alia: «Elle devrait mettre à cuire une tête de veau, ça ferait une présence sur la table, en face d'elle...»

    Livre de la déchirure et du scandale de la mort frappant la jeunesse, ressentie comme absolument injuste par la mère qui a porté l'enfant pour qu'il vive (nul hasard qu'Alia, soudain atteinte d'eczéma atopique, se compare au Grand Gratteur Job vitupérant le Créateur), le roman de Janine Massard est aussi, à l'inverse, un livre de l'alliance des vivants entre eux, des vivants et des morts, un livre du courage, un livre de femme, un livre de mère, un livre de vie. A un moment donné, rencontrant la Bosniaque Hanifa de Sarajevo, Alia découvre «l'explosion de l'expression créatrice apparue comme la seule réponse à la barbarie».

    Or, elle-même va «racheter», en écrivant, à la fois son passé et l'enfance de ses deux filles, les beaux moments passés avec Bernard et la force salvatrice du rire ou de la solidarité, la valeur du rêve aussi et la puissance insoupçonnée de l'irrationnel qu'un initié aux pratiques zen va lui révéler en passant, la soulageant physiquement et moralement à la fois. Elle qui se moque volontiers de ceux qui lui recommandent à bon compte de po-si-tiver («il paraît qu'il faut apprendre à vivre sa mort au lieu de mourir sa vie, parole de vivant, ça cause distingué un psy bien portant») ne tombe pas pour autant dans la jobardise New Age, mais découvre bel et bien une nouvelle dimension de l'existence aux frontières du visible et des certitudes.

    Dès le début de son livre, Janine Massard affirme «qu'une mort vous aide aussi à vivre», et cette révélation est d'autant plus frappante que cette nouvelle vie, cernée de mort mais d'autant plus fortement ressentie, est «sans mode d'emploi»...

    Janine Massard. Comme si je n'avais pas traversé l'été. L'Aire, 205 pp.