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  • Aux couleurs du monde

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    Théo revenait à la vie par l’odeur des couleurs.

    Dûment scanné et tatoué pour la préparation diligente de ses quarante séances de tir au rayon vert espérance, sus à l’Adversaire, Théo reprit son side-car direction l’Isba et se remit, dare-dare, au travail joyeux.

    Théo, plus que jamais, se sentait requis d’offrir encore deux ou trois chose à son trio gracieux, mais pas que : le multimonde, aussi,méritait qu’il lui lançât des fleurs. Aussi multiplia-t-il, dès ce temps-là, les motifs de visages et de floralies.

    Depuis le départ de Jonas aux States, Clotilde avait souvent posé pour lui, de face et de profil. Le visage de Clotilde, comme celui de Christopher, était d’une matière à la fois matinale et très ancienne, d’un incarnat bien rare. 

    Comme avec l’adolescent Christopher à Venise, Théo avait dessiné Clotilde sous diverses lumières, de loin et de près, au fil de ses humeurs pensives ou gaies. Le dessin l’obligeait à sculpter et à répartir les silences, avait-il expliqué à Clotilde qui, le plus souvent, se taisait. 

    Ensuite Théo avait travaillé le portrait de Clotilde à l’eau, puis à l’huile dont les couleurs fondirent leurs odeurs et se superposèrent en glacis, les bribes de voix et les pauses de silence se superposant peu à peu et laissant peu à peu remonter la lumière.

     

    Sur quoi Coltilde s’en fut rejoindre Jonas à Brooklyn Heights, où Lady Light avait commencé de décliner, et Théo, laissant un peu reposer le dernier état de son portrait, se mit à peindre quantité de fleurs que Léa, Cécile et Chloé lui ramenaient à tour de rôle.

    Or Chloé, Cécile et Léa souriaient de voir ce que devenaient leurs fleurs sur la toile, bonnement contemplées les yeux fermés avant d’être humées à pleins naseaux et caressées, malaxées, conservées en seaux ou séchées sur du papier buveur de rosée, et ensuite perdues et retrouvées maintes fois, jamais les mêmes qu’elles avaient été, redessinées et finalement réinventées et transfigurées. 

    D’une balade par les hauts gazons de l’horizon crénelé de granit orangé, avec son Florentin mal rasé, Cécile lui avait ramené des ancolies d’un bleu qu’il n’avait jamais vu ni même imaginé jusque-là, mais ce qu’il advint de la couleur de ces étoiles à consistance d’azur velouté nuancé de tendre violet ne se borna pas à l’évocation de ces bouquets cueillis au bord du ciel -  à vrai dire ce bleu qui était, aux yeux de Théo, la couleur par excellence de Cécile, se retrouva, fût-ce par allusion, souvent repiqué ici et là dans les coulées de brun roux ou de vert pailleté d’autres fleurs.

    Le vert a toujours été et sera toujours la couleur de Léa, et la garance voyageuse affiche bel et bien un tendre teint Véronèse tirant sur le jade à transparences, mais c’est le ton de l’autre fleur purpurine, le vieux rose foncé de la fleur à racine apéritive que Théo ce matin isole et recompose en détaillant son dernier bouquet ramené de Provence où elle herborisait avec la Maréchale.

    fleurs-jaunes.jpgThéo n’a pas encore identifié le nom des grandes fleurs oranges à bordures jaunes que Chloé a déposé la veille pour lui à la Datcha, mais aussitôt il a relevé que, distribuée sur des corolles évoquant des pavots de grand format clocheté, cette très douce alliance de jaune qui n’en est plus et de rouge qui n’en est pas encore lui évoquait la partie douce de la plus sentimentale de leurs deux filles, avec laquelle contrastait tant son aplomb de spy doctor à l’efficience sans faille.

    Théo n’aura jamais cherché, plus que des visages, à restituer l’apparence exacte des fleurs qu’il peint en s’enivrant de l’odeur des couleurs, et pourtant il y a, dans tout ce qu’il fait depuis quelque temps, quelque chose qu’on pourrait dire, plus que jamais, à sa seule ressemblance.

    Théo ne se demande pas ce qui le retient aux fleurs, ni ne s’est jamais demandé ce qui le portait au portraits ou aux paysages, non plus qu’aux quelques sujets qu’il n’a jamais cessé de traiter et de reprendre sous forme variée, hors de toute idée ou d’aucune intention.

    Complément nécessaire relatif à la Querelle des images : Théo aurait pu devenir l’un des derniers saints zélateurs de la longue généalogie des iconoclastes, mais Léa l’en protégea sans s’en douter. Théo, pourtant, avait toujours senti le bien fondé de l’iconoclasme, mais de façon beaucoup plus virulente depuis que Cécile et Chloé l’avaient introduit, à son corps résistant, dans le dédale de l’arborescence virtuelle où l’intuition d’une catastrophe à vue lui était venue à l’esprit. Le déferlement des images ne datait certes pas de ce moment-là, ni non plus, pour Théo, le sentiment que l’image copiée/collée de la réalité, sans truchement aucun, portait en elle-même le germe de sa destruction, prélude à une façon de perte de la vue, guère moins dommageable que la cécité réelle. Le récit, par Jonas, des tribulations de Lady Light, depuis qu’elle était devenue moins voyante, et finalement aveugle, l’avait certes ému et même bouleversé (au souvenir des émerveillements vénitiens de leur amie se mêlait l’effroi que ce sort pût être le sien aussi), mais c’était à une autre forme d’aveuglement que Théo avait commencé de penser en se détournant de plus en plus de la télé et en se concentrant sur son seul ordinateur à lui, constitué par ses milliers de feuilles empilées toute semblables aux feuilles aquarellées de Christopher. Littéralement, Théo se disait que la stupidité vulgaire pouvait crever les yeux…

    (Extrait d'un roman en chantier, vers la page 190)

    Peintures: Thierry Vernet

  • L'innocence perdue

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    Une lecture d’Avec les chiens, d’Antoine Jaquier. 

    1.  Lorsque l’enfant disparaît

    La mort d’un enfant constitue, sans doute, la pire épreuve que puissent affronter des parents. Cependant il y a des degrés dans l’horreur. Perdre un enfant sous le coup de la maladie ou dans un contexte de guerre ou de misère, est une chose, et nul ne songerait à la minimiser.

    Mais se voir arracher un enfant par enlèvement, et le savoir maltraité, peut-être violé avant de le retrouver massacré, ajoute à l’horreur une dimension d’abjection défiant toute compréhension, voire toute explication.

    L’on s’en tire alors en invoquant l’inhumanité du criminel, et le terme de monstre est prononcé. Mais rien n’est résolu pour autant, et tuer le monstre n’efface pas son souvenir dans les cœurs. Qui plus est, et quel qu’il soit, le monstre aura toujours visage humain.

    Du moins est-ce ce qu’on se dit en lisant Avec les chiens d’Antoine Jaquier, qui ose s’approcher du monstre en question de tout près et le reconnaître humain à proportion de sa duplicité perverse et du Mal dont il est lui-même le rejeton humilié, traité  en son enfance comme il traitera ses victimes.

     

    2.  Le retour du damné

    Lorsqu’il sort de la prison de la Santé après treize ans de réclusion déduits d’un verdict de perpétuité motivé par les crimes affreux qu’il a commis - trois jeunes garçons massacrés et le dernier qui lui a échappé après des mois de torture -, Gilbert Streum n’a rien d’un homme brisé par ces années, durant lesquelles il a (notamment) accompli des études couronnées par un master en théologie ( !)

    Fringant quadra bien découplé à dégaine à la Sean Penn, il va se terrer vite fait dans la maison héritée de sa grand-mère non sans se pointer régulièrement au Palais de Justice chez le juge d’exécution des peines, en outre contraint de travailler à l’administration d’une laverie automatique, sourire cynique aux lèvres.

    Dès l’annonce de la libération conditionnelle, légalement motivée, de celui qu’on a appelé « l’ogre de Rambouillet » au début des années 2000, une fureur compréhensible saisit les parents des jeunes victimes (la mère du rescapé s’étant suicidée après sa libération), à commencer par Michel Meylan, journaliste suisse d’origine divorcé de la mère du petit Gregory (sic) et remarié depuis lors, chargé de surcroît d’une lourde mission.

    3.  Le pacte des pères

    De fait, treize ans auparavant, à l’instigation de Patrick, avocat d’affaires arriviste qui plaçait tous ses espoirs dans l’avenir de son fils Guillaume, les trois pères des garçons assassinés s’étaient retrouvés pour fomenter un plan de vengeance au cas où la justice, faute de peine capitale, se montrerait trop clémente à l’égard du monstre. 

    Ainsi, par tirage au sort, Michel s’était vu désigné, qui se trouve soudain relancé par Patrick après la libération du tueur. Or, en dépit de son écoeurement et de sa rage, Michel, ayant bel et bien localisé le point de chute de l’assassin de son fils, regimbe à se servir de l’arme que Patrick lui a remis d’autorité, alors que le troisième père, Jesùs Estevez de Tudela, Espagnol et bon chrétien, tente à son tour de l’en dissuader. 

    Du moins Michel finit-il bel et bien par aborder le tueur auquel il propose, contre toute attente, de se raconter dans un livre...

    Parallèlement, mais sans lien avec les pères, apparaît le jeune Julien, rescapé de vingt-trois ans bien décidé, lui aussi, de se venger de son persécuteur.

    4.   L’imbroglio des désirs

    Dès le début du roman,et de façon ensuite plus détaillée, l’auteur s’attache également à l’observation des mères des victimes, jeunes femmes toutes impliquées dans la genèse des crimes au gré de circonstances marquée par la face sombre du désir.

    Comme très fréquemment, les meurtres ont eu pour conséquence d’irrémédiables déchirures entre conjoints,mais ce que les récits entrecroisés dévoilent de la vie des couples étend pour le moins, en amont, le spectre des responsabilités.

    De fait, si Gilbert Streum est le seul à avoir passé la ligne fatale, les femmes qu’il a séduites, et leurs conjoints plus ou moins errants auront (plus ou moins) participé au pire. 

    L’opinion publique se lira d’ailleurs dans les regards jetés sur les malheureux avec la cruauté qu’on connaît : « Ne pouviez-vous pas surveiller votre gosse ? »

    5.  Le syndrome de Stockholm

    Les relations paradoxales, ambigües mais avérées, entre bourreaux et victimes, notamment à propos des prises d’otages de longue durée, se retrouvent dans Avec les chiens sous deux aspects au moins.

    Dans un premier temps, trois mois durant, le petit Julien a été retenu prisonnier dans la cave de Streum, attaché comme un chien ou commis aux travaux du ménage, drillé et dressé avant d’avoir le droit de partager la couche de son maître. Or celui-ci, à Michel, parlera de son pupille avec tendresse, de même que Julien affirmera bien plus tard que Gilbert a été son seul protecteur dans la vie.

    D’autre part, un rapport non moins trouble va se développer entre Michel, en manque d’activités érotiques, et le pervers narcissique Gilbert Streum qui va le déniaiser sur la voie du sado-masochisme et des rencontres via Internet. Par ailleurs, les relations de Streum avec les femmes seront toutes marquées par la violence et la fascination du dominant.

    6.  « Voilà le monde dans lequel nous vivons »

    Si l’on se rappelle que Michel Peiry, dit « le sadique de Romont », a lui-même été abusé avant de commettre ses abominables crimes, le fait que Gilbert Streum ait lui-même été enchaîné à une niche, devant la ferme de son père, avant de traiter ses petites victime de la même façon, n’a rien d’étonnant ni ne saurait pour autant l’excuser. 

    Lucide sur lui-même bien plus que ne l’est le pauvre Michel, Gilbert rappelle à celui-ci que nombre d’enfants maltraités n’ont pas aussi mal tourné que lui – d’ailleurs il se voudra toujours exceptionnel !

    Tellement exceptionnel que l’idée de devenir star médiatique, par le truchement d’un livre, le flatte et lui permettra d’arranger son personnage à sa guise ; et le livre cartonnera au point (ironie de l’auteur) d’inquiéter Michel Houellebecq en train de lancer le sien ! 

    Dans la foulée, la lectrice et le lecteur peut-être innocents (il en reste dans les recoins) auront été bousculés entre diverses séquences chaudes d’un érotisme glacial et d'une écriture un peu figée par les clichés du genre.      

    7.  Réalisme trash et sentiments délicats

    Entré en littérature avec la chronique sombre et poignante d’Ils sont tous morts, évoquant avec puissance la déglingue d’une jeunesse oscillant entre révolte et fuite éperdue dans les paradis artificiels, Antoine Jaquier poursuit, dans Avec les chiens,  son parcours d’écrivain de façon stylistiquement et « vocalement » un peu moins tenue, mais sur une ligne en revanche plus affirmée, bien structurée et bien filée de storyteller. 

    Comme un Philippe Djian ou une Virginie Despentes, toutes proportions gardées pour le moment,  ou, plus près de chez nous, comme  Sacha Després ou Dunia Miralles, Julien Bouissoux ou Quentin Mouron, Antoine Jaquier travaille un matériau social et mental qu’on pourrait dire du « sale aujourd’hui », sur fond de protestation non moralisante (mais nullement amorale non plus), tripalement et affectivement impliquée. 

    Avec un matériau pareil, Antoine Jaquier aurait pu développer un roman de 600 pages. Or le format d'Avec les chiens correspond mieux, assurément, aux moyens actuels de l'auteur, dont l'honnêteté et la trempe humaine vont de pair avec une véritable imagination de romancier.

    Avec les chiens appuie où ça fait mal, pourrait-on dire. Littérairement, la chose pourrait être parfois un peu plus soignée. Lorsqu’on lit « chacune de mes terminaisons nerveuses se précipite dans la même zone de mon corps », l'on se dit : pourrait faire mieux, l’Antoine, comme on se l’est dit parfois de certaines phrases d’anthologie signées Maître Djian...

    Mais passons ! Car il y a ici « du lourd » dans un sens plus fondamental, de la matière à réflexion, du cœur et quelle belle énergie; enfin,se dit-on en sortant d'Avec les chiens,  quelle chienne de belle vie nous avons quand nous échappons à nos démons !

    Antoine Jaquier, Avec les chiens. L’Age d’Homme, 184p.


    Post Scriptum: à relever, aussi, les illustrations de Caroline Vitelli, d'une vive acuité expressive; et la traduction en verlan du nom du monstre: Streum tout simplement...