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  • Un Pierrot lunaire

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    Souvenir de Pierre Versins

    La première image qui me revient de Pierre Versins est aussi la dernière de nos relations personnelles suivies. Nous sommes quelques amis qui sortons d’un café lausannois, un soir de l’automne 1972 où nous avons passé la soirée à fêter la parution de L’Encyclopédie. Il y a là Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, l’éditeur de L’Age d’Homme assez visionnaire et assez fou pour avoir cautionné et mené à bien cette entreprise; il y a Richard Aeschlimann, le disciple de la première heure et le dessinateur des lettrines de l’ouvrage; il y a probablement d’autres gens que j’oublie, c’est le moment de se quitter, et c’est alors, je le reverrai toujours, qu’après une dernière poignée de mains Pierre Versins, son énorme somme sous le bras, s’éloigne tout seul dans la rue déserte, Pierrot lunaire en duffle-coat titubant un peu sous le poids du livre de sa vie ; et je me rappelle très précisément le regard échangé alors avec nos amis, comme si nous assistions à une scène relevant déjà de la Légende…

    Je crois avoir revu Pierre Versins une ou deux fois depuis lors, mais n’en suis même pas sûr. En tout cas, nous n’avons gardé aucun contact personnel. Je n’ai eu des nouvelles de lui, de loin en loin, que par tel ou tel ami commun, jusqu’à l’annonce de sa mort, qui m’a paru presque irréelle, comme chaque fois qu’il en va de gens perdus depuis longtemps de vue, tandis que la présence de Versins m’est presque palpable à chaque fois que je me replonge dans la lecture de L’Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction , à l’aventure de laquelle j’eus la chance de participer en dernière ligne.
    C’est un peu fortuitement, du fait de ma disponibilité, que je fus en effet appelé, durant les trois derniers mois de course-composition que représenta la finition de l’ouvrage, à servir à Pierre Versins de secrétaire-lecteur-rédacteur. Je ne connaissais à peu près rien à la science fiction lorsque je me suis pointé le premier jour à Rovray, où il vivait alors dans une petite ferme retapée surplombant les vagues douces d’un paysage roulant vers le lac de Neuchâtel et le Jura bleuté. Tout de suite, néanmoins, je me sentis à l’aise dans cette espèce d’arche de livres campée en promontoire au-dessus des blés et des prés. J’arrivais tôt matin sur ma bécane, nous prenions le café, puis nous nous installions dans une longue salle haute tapissée de livres où Versins me dictait ses articles en marchant de long en large. Ses énoncés se donnaient en général d’une coulée, à partir de petites fiches soigneusement établies et classées dans un monumental fichier dont il sortait les documents nécessaires au moyen d’une longue aiguille. Il lui arrivait, aussi, de me confier un livre à lire et à résumer à sa place. Se fiant à mes goûts littéraires, il me chargea même de la rédaction de certains articles, comme celui que je commis sur l’un de mes dieux de l’époque, le génial contre-utopiste polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz.
    Bien entendu, le travail à l’ Enyclopédie était entrecoupé de nombreux intermèdes, avec ou sans café, durant lesquels je fis plus ample connaissance avec notre homme et son entourage - il y avait là une jeune femme lunatique et son enfant, ainsi qu’un chat tricolore aux humeurs vénusiennes.
    Pierre Versins se disait anarchiste, revendiquant la liberté d’esprit frondeuse de Pierre Larousse ou du pamphlétaire Paul-Louis Courrier. L’opposition aux pouvoirs établis, politiques ou religieux, lui semblait un devoir, comme il en allait de la libération des moeurs. Au quotidien, il incarnait cependant l’homme le plus épris d’ordre méthodique que j’aie jamais rencontré. L’organisation de sa bibliothèque et de ses collections était établie dans sa tête aussi strictement que dans les faits. Rien ne l’irritait plus que de ne pas trouver sa gomme à la place qui lui était dévolue, et, à certaine heure pile de l’après-midi, le voici qui se levait comme un petit automate de carillon pour se rendre à la poste voisine, laquelle ouvrait sept minutes plus tard et dont il revenait avec son courrier et les nouveaux jeux d’épreuves à corriger aussitôt.
    Lorsqu’il fit très chaud cet été-là, après avoir tombé la chemise, Pierre Versins me demanda la permission de travailler tout nu, ce qu’il répéta quelques jours. Je n’avais rien alors, pour ma part, contre le nudisme, que j’avais pratiqué dans ma période hippie sur une île plus très vierge, pourtant je déclinai poliment lorsqu’il me proposa de l’imiter. J’avais vingt-cinq ans et le besoin de s’affranchir des conventions me semblait, déjà, une sorte de lieu commun. Surtout, la dactylographie à cul nu me semblait malcommode.
    Au demeurant je sentais, derrière ce personnage d’un Versins en rupture ostensible de conformité, un homme dont la passion pour l’utopie et la conjecture rationnelle, selon son expression sourcilleuse (pas question en effet de dévier dans le fantastique ou la magie sylvestre), venait de bien plus profond, comme pour faire pièce au chaos du monde qui avait failli l’engloutir.
    Je n’ai pas connu Pierre Versins bien longtemps, mais je crois avoir compris son besoin d’ordre et de raison, de femme et de maison, un jour que, le bras découvert sur son tatouage-matricule de déporté, il m’expliqua qu’il devait probablement son salut à son vrai nom de Chamson, qui en faisait d'ailleurs un proche parent du romancier André Chamson. Au camp de concentration où il avait abouti, seuls les individus dont les noms commençaient par les premières lettres de l’alphabet échappèrent, de fait, à l’empoisonnement général qui frappa tous les viennent-ensuite. Son nom eût-il commencé par la lettre V que l’infection l’eût tué lui aussi. Peut-on croire à quelque ordre ou à quelque justice après cela ? Et qui pourrait arguer que ce fut pur hasard si le miraculé Chamson-Versins, revenu des enfers nazis, en vint à nourrir une passion pour les autres mondes, les utopies réparatrices ou l’ « homme-qui-peut-tout », dans un sanatorium suisse propre en ordre ?
    On n’a plus tout à fait conscience, aujourd’hui, sauf parmi ceux qui ont connu Pierre Versins à cette époque ou ont pratiqué et continuent d’explorer L’ Encyclopédie de l’utopie, des voyages extraordinaires et de la science fiction, de la valeur absolument unique de ce livre. Sans doute n’est-il pas sans défauts, ne serait-ce que par l’absence persistante de tout index, et probablement date-t-il aux yeux des amateurs actuels de science fiction. Récemment encore, en le consultant à propos de Philip K. Dick, j’ai été surpris, et même déçu, de trouver un article si peu consistant à propos d’un auteur de cette envergure, et les griefs pourraient s’accumuler contre les choix, les préférences ou les partis pris de Versins. Mais inversement, c’est aussi par ses choix, ses préférences et ses partis pris que cet ouvrage reste unique et irremplaçable. Plus encore, c’est par ce qui tisse la culture particulière de Versins, mélange d’érudition classique et populaire, de monomanie bibliophilique et de curiosités tous azimuts que cet ouvrage demeure un monument absolument singulier. Enfin, et pour rendre hommage à l’écrivain - car Pierre Versins fut écrivain dans ce livre bien plus, à mes yeux, que dans aucun autre de ses écrits publiés -, je dirai que c’est par son ton que se distingue cette somme critique et polémique, qui est à la fois un prodigieux labyrinthe d’idées et d’histoires.
    A l’instant je revois le petit homme, ce soir-là, disparaissant au coin de la rue avec, sous le bras, ce qui fut et reste le livre de sa vie. Je me repasse cette image avec un serrement de coeur mêlé de reconnaissance, en essayant de me représenter, en deça des riches heures de Rovray, le chemin de cet homme revenu du bout de la nuit comme un enfant perdu…

    Post scriptum

    Pour mémoire, je me dois de rappeler que Pierre Versins est l’auteur de la nouvelle la plus courte de l’histoire de la littérature universelle. En voici la citation complète :
    « Il venait de Céphée. Il s’appelait Dupond ».