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  • Mémoire vive (54)

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    Thierry Vernet: "Votre société s'ingénie à rendre le désespoir attrayant". 

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    Venezia, alla Calcina, domenica 16 novembre. - Aux pluies cinglantes de la nuit secouée par le vent de mer, aux rafales fouettant les vitres de crachin salé, a succédé ce matin le parfait azur orangé se la jouant mine de rien, après la pluie le beau temps comme disait la Comtesse et tant pis pour le concert baroque d'hier soir à San Vidal auquel on a renoncé crainte de se faire arracher le pébroque par la folle tempête. 

     

     

    Folie de Venise: voilà ce que je n'ai cessé de me dire et de me répéter hier en me baladant à n'en plus finir d'un campo l'autre par les venelles écartées et les enfilades de fines ruelles en corniches le long des canaux de plus en plus étroits et, d'un pont l'autre, retrouvant ici la trouée de lumière du Grand Canal, faisant station à la Carità puis retrouvant sans moufter la meute de San Marco, et direct ensuite dans le dédale inverse de ce rêve éveillé aux couleurs doucement pourries, suavement fanées et n'en finissant pas de ne pas sombrer avec tout le reste, miracolo davvero, pazzo, pazzia, pazzamente n'ammorato.

    Ou plus exactement contre-folie, faudrait-il dire pour suivre - retour à la case Sollers -, l'un des thèmes développés dans Médium, d'une folie devenue ordinaire par contamination du n'importe quoi et de l'insignifiance, du plus banal et du plus vulgaire genre carnaval de tous les jours. Ce qui se dit en un mot: aliénation. Dostoïevski et Nietzsche l'avaient pressenti, et Witkiewicz le précise avant Orwell: que l'homme nouveau sera fou de ne l'être plus assez. À quoi s'oppose donc la douce folie à l'ancienne, ou plutôt alors contre-folie, de cette ville construite sur l'eau contre toute raison raisonnable, mais tenant déjà sa quinzaine de siècles à peu près entre incendies, inondations, pestes et pillages, comme partout. Venise comme nulle part, sérénissime mon oeil et c'est pourtant vrai: délire réalisé pour combien de temps va savoir, indéniable contre-folie en attendant. Anche si raccomanda la prima colazione à La Calcina, avec vue rasante sur les eaux encore furieuses...

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    La toile de Thierry Vernet intitulée Au café Florian est elle aussi une figure de rêve éveillé. J'y étais hier, à côté d'un jeune couple de Russes. Sûrs sûrement de ne pas rêver: ils étaient à Venise et pourront le dire et le répéter à leur retour: qu'ils ont "fait" Venise. Mais on leur sourit autant qu'aux trente Chinois hilares se serrant dans la même gondole sans ôter rien de sa morgue apparente au gondolier se gondolant sûrement en douce - cazzi gialli... Notre ami le peintre était pourtant tout qu'un baroque en son élégie rêveuse. Or il y a place à Venise pour tous et pas seulement pour l'arrogant Casanova ou pour Monsieur Joyaux. 

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    Philippe Sollers encore se la jouant judoka: "La folie est un poison que vous avalez à toute heure. Pour le combattre, il faut l'identifier,se couler en lui, s'immerger dans toutes ses ruses, ses sinuosités, ses charmes, ses séductions, ses morsures. Surtout ne jamais être contre. Du poison ? Encore ! De la bêtise, de l'ignorance, de l'entêtement, de la calomnie, du mauvais gout ? Encore ! Encore ! Pas de contre-poison efficace sans overdose de poison. C'est la nouvelle alchimie".

     

    Fellini l'avait compris avant Sollers: c'est par une sorte d'homéopathie souriante qu'on fera le mieux pièce à la connerie ambiante, qui est aussi en chacun de nous, la vulgarité en chaque concierge siégeant dans notre loge, la folie ordinaire et tout le toutim. Je reproche cependant à Sollers de se placer au-dessus de tous, au centre du monde, au pinacle de la France qui n'en finirait pas de donner le ton au monde, ce qu se discute même si la France (et sa langue) nous est chair. Mais l'écrivain se protège et il a raison, aussi. Et puis c'est un merveilleux passeur et un prosateur comme pas deux. À côté de la sienne, la prose grise du pauvre Régis Debray ne peut que répéter: que c'est triste Venise, et je laisse sa nostalgie des catacombes littéraires où elle mérite de croupir: aux Piombi jouxtant le pont des Soupirs...    

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    Vernet6.JPGThierry Vernet: "Aux gens normaux le miracle est interdit". Ou ceci pour la route: "Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d'autant et probablement plus de sa laideur".       

     

  • Mémoire vive (53)

    Venezia, alla Calcina, ce samedi 15 novembre 2014.- Cattiva prima notte a Venezia, ma non ci vedo alcun segno negativo. Le résultat probable de pas mal de stress ces derniers jours, des médiocres raviolis d'hier soir (en élégante forme de corolles compliquées mais pâteux et baignés de sauce lourdement salée) que j'ai arrosés d'à peine deux verres de Brunello. D'ailleurs l'insomnie m'a donné l'occasion de faire un tour, à quatre heures du matin, par les marges voyageuse de Jean Prod'hom, en lequel j'ai découvert un  arpenteur singulier des lieux les plus divers, de nos hauteurs préalpines aux quatre horizons. J'y reviendrai plus souvent qu'à mon tour, comme on dit.

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    Thierry Vernet dans ses Carnets: "En matière de peinture, la lumière n'a rien à voir avec l'éclairage". Or ça vaut particulèrement à Venise, dont le décor ne serait que de carton théâtral au seul éclairage électrique, alors que la lumière change tout, comme l'a vu Cendrars et comme je le vois ce matin gris luminescent.

    Le Cendrars de Bourlinguer: "Je ne souffle mot Je regarde par la fenêtre Venise. Venise. Reflets insolites dans l'eau de la lagune. Micassures et reflets glissants dans les vitrines et sur le parquet en mosaïque de la Bibliothèque Saint-Marc. Le soleil est comme une perle baroque dans la brume plombagine qui se lève derrière les façades des palais du front de l'eau et annonce du mauvais temps au large, crachin, pluies, vents et tempête. Je ne souffle mot".

    À La Calcina, le parquet lustré et la marche de marbre qui nous fait descendre dans la chambre, le lit étroit à montant de vieux bois et le miroir ovale doivent dater du temps du petit Marcel, qui y est venu après John Ruskin dont on voit la blanche barbe en remontant les quatre volées d'étroites marches de l'escalier du Souvenir; j'ai feuilleté hier soir le très volumineux press-book de la maison, mais de tout cela, de toutes ces Références, je me fiche pas mal ce matin de me retrouver à Venise comme pour la première fois. Cependant  à cela aussi je sais que je reviendrai. On ne va pas etre snob au point de cracher sur tout ce qui rappelle la Culture. D'ailleurs un grand panneau rouge à lettres d'or le rappelle, devant la Salute où j'ai passé tout à l'heure, par ces fortes paroles de Sa Sainteté polaque Jean-Paul II, santo subito: "La cultura è ciò per cui l'uomo, in quanto uomo, diventa sempre più uomo". 

     

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    C'est donc le premier jour de mon retour à Venise plus de vingt ans après notre bref passage sur le chemin de Dubrovnik où se tenait le mémorable congrès du P.E.N-Club (mémorable parce que les Croates y avaient fomenté l'exclusion de la section serbe, à quoi le Président hongrois Györgi Konrad s'opposa fermement), et ce matin, au bout du quai des Zattere, je me suis rappelé la note de Philipe Sollers dans son Guide amoureux de Venise, qui affirme  que ce lieu, en face de la Giudecca et du Redentore, à la pointe de la Salute représente "le plus bel endroit du monde". On connait Sollers,qui a tendance à proclamer que le lieu où il se trouve est forcément le centre du monde, et d'ailleurs son Guide amoureux ramène très souvent à son cher lui-meme et à son oeuvre, laquelle me réjouit de plus en plus, au demeurant, par la fluidité, les micassures et les reflets de soleil liquide dans le ciel de ses pages à la fois nacissiques et ouvertes au monde - à ce qu'il appelle le "multivers"...

     

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    Philippe Sollers dans le très épatant et tres exaspérant Médium, écrit à Venise pas loin d'où je crèche: "L'univers, ou le multivers,infiniment grand ou petit, se rit de vous, de vos prétentions, de votre idiotie. Il est mort de rire, l'univers, en considérant vore dimension d'insecte". Et ceci d'assez tonique aussi: "De toute façon, Dieu, s'il existe, semble considérer de très loin ce bordel". 

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    Quant à moi, non moins infime insecte que le putain de moustique que j'ai fini par éclaffer cette nuit, j'ai fini hier, dans le Pendolino, les trente pages du premier des sept chapitres de mon roman intitulé La vie des gens, dont le thème est en somme la quête d'immunité d'un fils de grand littérateur se payant de mots et qui exorcise, plus précisément, la tristesse d'enfance venue des mots qui font mal...

     

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    Philippe Sollers: "J'ai traversé mille fois le pont de l'Umiltà, le quai des Incurabili, celui du Santo Spirito. Je ne compte plus les cafés bus au soleil contre le miroitement de l'eau et son battement régulier sous les planches. Le Linea d'ombra a disparu, Aldo aussi. Gianni, La Calcina et La Riviera sont là. Chaque jour, matin et soir, la messe est dite aux Gesuati, Santa Maria del Rosario. Passant ou passante, allume ici un cierge pour moi. Je suis Incurable, mais peut-être que le Saint-Esprit me protge. L'Humilité devait me faire pardonner mes erreurs. Et comme l'a dit bien meilleur que moi, en s'avançant sur le devant de la scène, pour signifier la fin du récit:" Let your indulgence set me free"...

     

  • Mémoire vive (52)

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    Nel Pendolino, venerdì 14 novembre.- Mi son svegliato pochino angosciato, stamattina alle quattro e mezzo, ma nulla morbidezza non mi stava piu in mente all’alba azzura ; sur quoi ma gaieté naturelle a repris le dessus, et c’est donc tout serein que j’ai quitté ma bonne amie avant de retrouver la plaine du Rhône aux pentes moirées d’or et de pourpre sous les crêtes enneigées. En passant à Sierre, le bleu très tendre du ciel m’a rappelé la couleur de la tapisserie de soie couvrant les lambris de bois gris perle du salon de la vieille demeure patricienne de dame Jeanne de Sépibus, amie de Rilke qui lui avait dédié ses Sonnets valaisans et que, jeune critique littéraire de vingt-deux ans, j’étais venu interviewer en tremblotant un peu de timidité - ce que je note avec une pointe de nostalgie à l’instant où, à la station de Brigue, surgit le classique groupe de jeunes Japonais joliment policés ralliant Venise après avoir « fait » Lucerne et la Jungfrau ; et me voici, dans le tunnel qui serait à présent une passerelle temporelle,à me figurer Rilke sous les cerisiers en fleurs du Takanawa Prince Hôtel, dont les chambres – da war ich und auch Martha Argerich war da -  sont ornées de vues de la Sérénissime… 

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    Philippe Sollers affirme que Venise a l’étrange pouvoir de centupler le cafard de ceux qui ne s’y trouvent pas à l’aise, comme le pauvre Régis Debray qui n’a fait qu’y faire la gueule, et de porter au contraire au surcomble de la joie ceux qui s’y sentent bien ; lui-même étant évidemment de ce clan. Pour ma part, franchement je ne sais pas. Les trois fois que j’y suis allé - les deux premières fois en compagnie amoureuse un peu compliquée, la troisième juste en passant sur la route de la Yougolsavie en guerre -,  je me suis émerveillé pour ainsi dire sur commande, comme la plupart des visiteurs. Or je sens qu’aimer vraiment Venise, comme l’entend Sollers, ou la détester comme Sartre ou Régis Debray, suppose plus de disponibilité de corps et d’esprit, de temps et de réelle, personnelle attention : donc à vérifier ces jours ; et plus tard, si je l’aime vraiment, j’y reviendrai avec Lady L. en sachant exactement où crécher ou non, à quelle table revenir et quoi partager si ça se trouve, au-delà des pâmoisons convenues devant  La Tempête de Giorgione ou les coupoles de Saint-Marc, le café de Florian ou les déhanchements des gondoliers et le blond vénitien des Vénitiennes blondes…

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    Eccovi, dunque, stasera nella luce dolce dell’ultimo pomeriggio d’autunno senza foglie neanche fiori, ma sottili riflessi tra l’acqua doppia del canal e del ciel- et c’est sur un sonnant Gloria de Vivaldi, après une bonne dose de Pergolèse au casque, que je m’y pointe…

     

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    Quant à la Calcina où je me trouve enfin ce soir dans une chambre minuscule donnant sur un canal, c'est le bijou de vieille pension à l'anglaise, pleine de souvenirs picturaux et littéraires, où Ruskin et Proust André Suarès et Jorge Luis Borges ont passé, entre tant d'autres. Mais rien de snob pour autant et j'y suis déjà comme a casa mia...

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  • Mémoire vive (51)

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    Georges Haldas, dans ses Paroles nuptiales :« Pensé une fois de plus, hier soir, au lit, que la bonté est peut-être la plus haute forme de poésie ».

     

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    Les réseaux sociaux sont devenus la foire aux opinions, d’autant plus péremptoires qu’elles sont formulées hors sol et trop souvent sous couvert d’anonymat. La posture, en outre, s’y substitue de plus en plus à la position.

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    En revenant aux Essais de Philippe Muray,et par exemple à ce qu’il écrit du tourisme de masse et de la façon selon lui hypocrite de stigmatiser le seul tourisme sexuel (pour lui l’un et l’autre étant à mettre sur le même plan), je regimbe devant trop de simplifications et de généralisations, très françaises en somme dans la polémique binaire. Je le regrette parce que ce qui est dit est largement fondé, mais les outrances passent mieux dans le roman  (il s’agit ici de Plateforme de Michel Houellebecq) que dans l’essai, qui ne retient que la sèche affirmation sans son poids de chair et de contradictions ; cependant le Muray polémiste surclasse de loin le romancier qu’il aurait aimé être, et puis j’aime cette revigorante sale gueule, à la fois par l’acuité de son regard et le panache de son style.

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    J’ai laissé filtrer mon agacement, sur Facebook, à l’égard de ces gens qui jugent d’avance tel livre ou tel film, sans l’avoir lu ou vu. On fait juste écho à la rumeur, à ce qui a été dit à la radio ou montré à la télé. Untel me dit que son opinion étant faite, pas besoin d’y aller voir. Mais quel besoin a-t-il donc de me balancer une telle opinion, fondée sur rien ? Qu’en ai-je à faire ? On me dira que je m’énerve pour rien, mais c’est alors que plus rien ne compte. Par conséquent :du balai.  

     

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    Numériser 9.jpegCe mercredi 5 novembre.– La lecture tôt l’aube des Tessons de Jean Prod’hom, combinant des images de ces petits débris d’objets - parfois ornés de fines enluminures résultant du travail de l’eau et du sable -, et de brèves proses faisant écho à ces trouvailles en les situant dans la suite des jours et autres séjours – notamment en Bretagne côtière -, m’a enchanté ce matin. J’ai beau me défier de plus en plus d’un certain minimalisme esthétisant, dans le magasin de porcelaine duquel je rue d’ailleurs dès lepremier chapitre de mon roman en chantier : ce petit recueil aux fines et belles images procède d’une démarche de mémoire qui remonte à nos enfances de petits explorateurs sauvageons le long des berges des rivières (la Vuachère de notre quartier, remontée du lac à ses sources forestière, en passant par un long égout souterrain en pleine ville ) et de nos premiers rivages marins. Le tesson est ce qu’on pourrait dire le débris d’un objet de culture peaufiné par la nature. Il se distingue du galet ou de la boucle d’oreille ensablée : c’est un fragment de quelque chose d’autre et qui garde parfois une bribe de motif peint ou d’inscription, d’où le mystère et le charme. Le plus bel exemple à mes yeux est celui du tesson de Jean Prod’hom porteur d’une aile de papillon.  Son image rejoint celle du petit Argus bleu sous minuscule enveloppe de papier de soie  que Nabokov a confié à mon ami Reynald peu avant sa mort et que Reynald, mon plus cher ami de jeunese, m’a confié avant la sienne…

     

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    Jules Renard : « Ils sont encore chrétiens parce qu’ils croient que leur religion excuse tout ».

     

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    Numériser 18.jpegJe ne connaissais pas bien, jusque-là, la vie de Georges Bernanos, dont je n’ai lu que quelques-uns des livres, tel le vertigineux Monsieur Ouine. C’est donc avec une attention nouvelle que j’ai entrepris, parallèlement à la lecture de Pas pleurer de Lydie Salvayre, dont une ligne de la narration suit la composition des Grands cimetières sous lalune, durant l’année 1936 que l’écrivain a passée à Palma de Majorque, celle de Bernanos le mal pensant de Jean Bothorel, qui m’intéresse au plus haut point à la fois pour la matière existentielle traitée et par l’équanimité chaleureuse du biographe. Le jeune Bernanos est issu de la France bourgeoise chauvine et antisémite par tradition catholique, mais ce qui apparaît avec les années est le caractère farouchement indépendant du lascar, qui va conquérir et tenir une position à égale  distance de la droite et de la gauche, marquée par le choc terrible de la guerre civile dont il a vu les atrocités commises par ceux de son camp.

    À cet égard, George Orwell vivra le même drame dans l’autre camp, dira ce qu’il a vu dans les Brigades internationales et sera vilipendé par les bien pensants de gauche comme  Bernanos le sera par les bien pensants de droite. Or Lydie Salvayre, pas plus que Bernanos, ne passe sous silence les atrocités commises par les « rouges » autant que par les « nationaux ». Un journaliste du Figaro l’a taxée de manichéisme et même de « malhonnêteté intellectuelle » au prétexte qu’elle ne dirait rien des crimes des républicains, mais le cher confrère n’apas dû lire le même livre que moi. De fait, après avoir rappelé les atrocités commises par les phalangistes et autres nationaux, avec la bénédiction de l’Eglise espagnole, contre des milliers d’innocents « épurés » que Bernanos a vu de ses yeux subir le martyre, Lydie Salvayre constate que le témoin, révulsé par les crimes des siens (« Ils sont la pire injure faite au Christ ») , n’ignore pas « que des crimes semblables sont commis dans le camp républicain et que d’innombrables prêtres ont été assassinés par les rouges tout aussi atrocement, ceux-ci payant pour tous puisque la règle veut que les petits paient toujours pour les fautes des grands. Il n’ignore pas que les évêques bolchéviques, comme les appelle le poète Cesar Vallejo, sont tout aussi cyniques et tout aussi barbares que les évêques catholiques ».

     

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    Je me suis lancé ce soir dans ce petit discours à nos deux mariés, que j’ai fini à 3 heures du matin. Me voici donc rétamé mais assez content de l’ouvrier…

     

             Du hasard, des rencontres, des traditions qui foutent le camp ou pas et de ce que nous faisons de tout ça.

    -          Si vous m’aviez dit, le 1er janvier1982, que le 31 décembre de la même année je serais non seulement marié mais père d’une petite fille prénommée Sophie, je vous aurais ri au nez…

     

    -          Si j’avais été, cette année-là, mercenaire de La Voix ouvrière plutôt que de La Gazette de Lausanne,  Lucienne et moi ne nous serions probablement pas retrouvés, ce soir de janvier, au pied des Escaliers du Marché où nous étions venus assister au même spectacle du Café littéraire Le  Guet.

     

    -          Si notre ami Bernard Courvoisier, qui accompagnait Lucienne ce soir-là, s’était impatienté pendant que nous nous parlions à l’écart, deux ou trois quarts d’heure durant, avec l’impression partagée qu’il allait se passer quelque chose entre nous de nouveau, dix-huit ans après le début d’un autre quelque chose pour lequel nous n’étions pas prêts, Bernard ne serait pas devenu le parrain de Sophie. 

     

    -          Si, le 23 novembre 1982, le docteur Csank, à la maternité de Morges, n’avait pas pu s’exclamer « Encore une nana ! », comme il les avait alignées cette nuit-là, mais« cette fois c’est un mec ! », alors Florent  n’aurait pu devenir aujourd’hui le mari deSophie

     

    -          Bref, comme on dit qu’avec des si l’on pourrait mettre Paris dans une bouteille, ce petit jeu des suppositions, qui implique le hasard et la chance, peut-être le mystère. ou peut-être lemiracle des rencontres, ne me vient à l’esprit que pour dire la reconnaissance que j’éprouve à l’instant et que j’aimerais partager.

     

    -          Ce mariage pourrait n’être qu’une formalité, un rite social, une façon de faire comme tout le monde même si, de nos jours, ce rite se perd autant dans son contenu que dans ses formes.

     

    -          Lorsque Sophie et Florent nous ont dit qu’ils avaient une nouvelle à nous annoncer, nous aurions pu penser : naissance,mais c’était mariage, et nous nous sommes réjouis. Pourquoi cela ? Parce que ces deux concubins, comme on le disait naguère avec une pointe de réprobation («ah vous savez, ils vivent à la colle… ») rentraient dans lerang ? Pas du tout. D’ailleurs jamais nous n’avons exercé la moindre pression sur eux dans ce sens-là.

     

    -          Alors pourquoi se réjouir ? Peut-être àcause de vous, amis, qui n’y  pouvez rien. À cause de nos parents, qui ne peuvent  plus se réjouir. À cause de Michel, père de Florent, qui est parti trop tôt et que nous n’avons jamais rencontré, sauf Sophie. À cause de toutes ces rencontres à la fois hasardeuses et miraculeuses qui ont tissé ces liens et permis ce moment que nous passons ensemble

     

    -          On entend dire parfois que tout fout le campet que plus rien de bien ne se  faitaujourd’hui, mais je ne trouve pas ces litanies intéressantes. D’ailleurs on ledit depuis trente siècles et c’est vrai que ça ne s’arrange pas ; et cen’est pas ce qu’on appelle un beau mariage avec location de calèche et passage  à l’église, ou à la synagogue ou à la mosquéequi va forcément sauver la mise.

     

    -          Lucienne et moi nous nous fichons complètementdu fait que ce mariage ne soit pas consacré par le pasteur du coin, ou le curéou le rabbin ou l’imam, comme certains trouveraient plus convenable de lefaire, et pourtant cette décision de Sophie et Florent de se marier nous a fait,sinon  un plaisir sacré, du moins unsacré plaisir. S’ils avaient le faire dans une cathédrale, nous aurions trèsbien, comme s’ils avaient choisi une chapelle dans les bois ou une yourte sur les hauts gazons. Peu importe n’est-ce pas ?

     

    -           L’important alors ? C’est que la présence de ces deux-là est déjà une espèce de chapelle ou de yourte chauffée. Ils dégagent de l’amour, et quand j’ai demandé à Stéphane de me parler de son petit frère, j’ai senti de l’amitié. Comme Florent est plutôt du genre taiseux, j’en ai appris pas mal sur lui en faisant parler Jacqueline sa mère ; et tous deux, sa mère et son frère, m’ont dit quelque chose comme : on peut compter sur lui.  Bon socle. Bon type. Tête dure sous le bon front. Gendre idéal. Parfait pour Sophie, qui est elle-même la perle qu’on sait.

     

    -          D’ailleurs notre confiance était déjà acquise,sans beaucoup de paroles. Je pense que c’est avec de gens comme Sophie et Florent qu’on va faire le monde un peu meilleur, et pas en mettant Paris dans une bouteille.  Nos enfants sont curieux et généreux, mais ça vient de loin je crois : ce n’est pas qu’une question d’âge. Nous sommes aussi généreux et curieux, et nos parents l’étaient aussi.Donc ça fait là, déjà, une bonne base. Une espèce de chapelle sans esprit de clocher, ou une sorte de lieu protégé, voire une cathédrale dans la forêt ou au bord de la mer.

     

    -          Bref, ce qui nous réjouit finalement le plus, dans ce mariage, tient peut-être simplement à ce qu’il a de juste pour ces deux-là. Et c’est un exemple à suivre au sens le plus large : marions-nousdonc un peu plus, engageons-nous un peu plus tous les jours, collaborons un peu mieux entre générations,  villes et villages, gens de toutes les couleurs. Même pas besoin de parler de mariage pour tous puisque ça va de soi. Si la liseuse fait bon ménage avec la machine-outils, hardi, et tant mieux si ça fait des petits !

     

    -          Tel étant le sermon du père de la mariée, et ça ira pour aujourd’hui !

     

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    1488091_10205226444287526_4663699349361318894_n.jpgCe vendredi 7 novembre. – La cérémonie du mariage civil, en fin de matinée à l’Hotel de Ville, s’est passée dans les formes mais sans aucune rigidité officielle, aux ordre d’une officière aussi sexy que sympa. Nos mariés étaient arrivés à la Palud à bord d’une superbe Citroën 11 CV grise évoquant les belles années des gangsters de cinéma, aucun détail du décorum n’avait été négligé, y compris la façade fleurie de l’Hôtelde Ville, la photographe s’est montrée superpro et le repas à l’italienne qui a suivi ne nous a pas moins comblés. Moi qui suis aussi peu mariages qu’enterrements, je ne me suis pas senti mal dans ma jacket signée Ralph Lauren et mes pompes Sanmarino, et tout le monde avait l’air heureux. 

     

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    Au long de ces heures vécues ensemble en grande famille mélangée, j’ai été intéressé et content de constater que, malgré les beaux principes sociaux et religieux de nos aïeux, notre petite communauté se montre bien plus amicale qu’elle ne le fut du temps de nos chers disparus, souvent plombée par la jalousie et les rancoeurs, les conflit non avoués et la mesquinerie. L’honnêteté foncière de nos parents, souvent pourrie par de pauvres « histoires », se retrouve aujourd’hui dans nos relations familiales moins formelles et hiérarchisées, mais à la fois plus fluides et affectueuses, surtout plus franches et plus lumineuses.   

     

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    Georges Haldas : « Cette vieille paysanne disant à sa fille, au moment de mourir : «Sois tranquille, on se téléphonera ».

     

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    À La Désirade, ce lundi 10 novembre. –  Lendemain de lendemain d’hier.  J’ai reçu ce matin le deuxième recueil des poèmes inédits de Pasolini, rassemblés sous le titre de La Persécution et combinant poésie d’intervention et notes quotidiennes, chants d’amour et croquis de toute sorte, au jour le jour. C’est de la poésie en phase avec la vie, musicalement très élaborée mais incorporant les matériaux les plus diversement hétéroclites, jusqu’aux détails anecdotiques, faits divers, thèmes de société, etc. C’est de la poésie comme je la conçois aujourd’hui, même si la politique et l’idéologie m’y semblent un peu envahissantes – mais c’étaient les années de plomb en Italie, et Pasolini y était engagé à fond.

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    Dans ses interventions des années 65-75, Pasolini parlait de « fascisme » à propos de la société de consommation, qu’il condamnait avec une virulence certes bien venue mais en des termes inappropriés me semble-t-il, qui portent plus encore à faux de nos jours, à la fois trop connotés politiquement et ne cernant guère le monstre en question, pas plus d’ailleurs que la notion de « société du spectacle ».  Le fascisme est une donnée historique et sociale précise, dont certains aspects perdurent, mais le concept n’éclaire en rien la réalité de l’hyper-consommation décrite par Lipovetsky et consorts, qui requiert de nouveaux outils de compréhension et de nouvelles formes de résistance.  Dans cette perspective, la réflexion d’un Peter Sloterdijk sur la quête d’immunité me paraît d’une autre pertinence ; mais on en attend autant des écrivains à venir, après Ballard et Houellebecq, qui traiteraient cette matière avec un peu de sérieux…   

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    Jules Renard :«  Dieu nous jette aux yeux de la poudre d’étoiles ».