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  • Appels d'air

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    APPEL D'AIR. - Nous nous sommes embarqués ce matin vers dix heures pour le sud de la France, destination Cap d’Agde, comme tant de fois depuis trois décennies. J’étais encore bien fatigué d’avoir très peu dormi, encore un peu stressé psychiquement d’avoir achevé hier soir tard, dans la rédaction déserte de 24 Heures – aussi déserte que celle où Buzzati, selon la légende, a commencé un soir de veille à composer Le désert des Tartares -, la dernière édition sous ma gouverne main de notre page littéraire du samedi, à la fois content et un peu troublé d'en avoir fini ; mais nous étions partis, de la route de montagne en zigzags nous avons passé à l’autoroute et j’ai sorti, pour nous en faire la lecture: De livre en livre de Michel Cournot, un recueil de papiers littéraires de ce chroniqueur de cinéma que j’ai lu tant et plus dans nos années de jeunesse et dont j’ignorais qu’il fût aussi un remarquable lecteur et un écrivain au verbe vif et au jugement à peu près infaillible.

    De fait, qu’il parle de Jean Genet ou de la Comtesse de Ségur, de Thomas Bernhard ou des relations de Marcel Proust et du vieux Gallimard, de Ramuz (de belles pages affectueuses mais sans complaisance et d’une rare justesse pour l’essentiel, quoique forçant un peu sur le Ramuz vieille souche) ou de Gide en Afrique (avec Marc Allégret) et à son retour d’URSS, de Michaux son ami ou du Petit Robert, le réalisateur des Gauloises bleues se montre le plus fin des des témoins de la vie littéraire, avec un portrait émouvant, aussi, de l’éditeur Grasset, ou une évocation toute de justesse de la destinée tragique de Drieu La Rochelle.

    Bref, nous n’avons pas vu passer la vallée du Rhône, j’ai lu De livre en livre sans discontinuer et nous avons passé Lyon, Montélimar et Nîmes, juste bloqués quelque temps par deux cons de camionneurs luttant de vitesse sur les deux voies, puis nous avons été heureux de retrouver les paysages du Midi aux pins délicats et au buissons de genets ou aux massifs de bougainvillées, sur quoi la mer est apparue entre deux collines et là-bas le fort d’Agde  sur sa colline tandis que la radio signalait des piétons égarés sur une autre autoroute du sud, du côté de Nice.

    Enfin nous voici dans notre studio jaune vanille surplombant la mer et donnant sur la jetée et le petit phare, au front sud de la futuriste  Cité du soleil décrite par Houellebecq dans Les particules élémentaires où cohabitent désormais naturistes à peaux boucanées (c’est nous) et libertins échangistes (ce sont eux), non sans affrontements picrocholins… 

                                                                                                 (Au Cap d’Agde, ce lundi 14 mai 2012)

    Panopticon555.jpgAVATARS DIVINS. - Cinq heures du matin. Des tas de pensées au réveil, qui demandent à être notées. Je me lève donc, bercé par le ressac de la mer, pour noter, sur ce carnet que je croyais avoir perdu hier et que j’ai retrouvé en ouvrant nos bagages, cette pensée ironiquement créationniste: que Dieu existe depuis mes six ou sept ans, qu’il a pas mal évolué vers mes quinze, seize ans, que je l’ai tué vers mes dix-sept, dix-huit ans et ressuscité un peu plus tard, qu’il a été catholique ultra vers mes vingt-cinq ans, qu’il est redevenu protestant vers mes quarante ans et que je ne cesse de le voir évoluer en lisant The God Delusion de Richard Dawkins, traduit plus explicitement sous le titre Pour en finir avec Dieu, dont les observations scientifiques darwinistes pures et dures m’intéressent et m’amusent, aussi, car l’auteur est plein d’humour, très plat en revanche dans ses tentatives d’explications de la foi religieuse, marquées par l’esprit le plus réducteur et le plus soumis à l’utilitarisme à courte vue de ceux-là qui n’envisagent la vie que sous l’aspect de la survie la plus terre à terre.

      

    Flannery28.jpgFLANNERY. - Il est des auteurs autour desquels je n’aurai cessé de tourner à travers les années, et telle est certainement Flannery O’Connor que Pierre Gripari l’athée, le premier, m’avait enjoint de lire en m’annonçant « le feu de Dieu ».

    Or à quoi tient la passion qui m’attache à cet écrivain de la grâce et de tous les tourments, des vices tenaces et du racisme coriace, dont le regard sarcastique sur notre pauvre humanité s’en remet aux impémétrables voies d’un Seigneur cruel ? Sans doute au caractère magnétique, voire électrique de son écriture à courts-circuits incessants, mélange de cruauuté et de compassion, de noirceur et d’éclats lumineux.

    Et puis, et surtout peut-être, Flannery O’Connor est de ces rares auteurs, comme les grands Russes (Dostoïevski et Tchekhov principalement) ou comme Simenon, qui nous confrontent à des personnages évoquant des « blocs de vie », compacts et autonomes. Ainsi, dès que je reprends la lecture d’Et ce sont les violents qui l’emportent, c’est le « bloc de vie » du vieux prophète Tarwater que je retrouve alors qu’il qui vient de calancher sur son petit déjeuner et que son petit-neveu, autre « bloc de vie », va devoir enterrer sous au moins dix pieds de terre. Et du coup je pense à Quentin et à Notre-Dame-de-la-Merci, dans lequel on se trouve également devant trois « blocs de vie », comme rarement dans la littérature contemporaine – comme chez à peu près personne, à ma connaissance, dans la génération de Quentin, sauf peut-être chez mon ami Max le Bantou.

     

    DE LA MER.- Le ressac nous berce, la nuit plus encore que le jour. Or cette voix de la mer me semble, des voix naturelles, la plus apaisante. De fait, les montagnes se taisent la plupart du temps, à croire qu’elles miment le silence du Dieu caché, juste troublé de loin en loin par le fracas lointain d’une chute de pierres ou par le grondement assourdi d’une avalanche, tandis que la mer nous rappelle sans discontinuer, en son murmure, d’où nous venons, de quelles profondeurs immémoriales nous avons surgi et où nous retournerons – non sans porter encore nos  frêles esquifs et capter nos regards pleins d’espoir de naufragés en sursis…

                                                                                                      (Cité du soleil, ce jeudi 17 mai)

     DE CITATIONS EN INCITATIONS. – C’est Charles-Albert qui disait, si je me le rappelle bien, que l’art de la critique repose en bonne partie sur l’art de la citation, et je crois que c’est en effet très juste : que c’est par la citation qu’on parvient à l’incitation.

    Décrire un texte sans citations reste souvent insuffisant, trop sec ou prétentieux (le style doctoral à l’allemande ou à la suisse allemande), alors que la citation a la première vertu de faire entendre la voix de l’auteur (pour autant qu’il en ait une – a contrario, citer les dialogues d’un Marc Levy revient à en montrer la remarquable indigence !), avant d’illustrer sa pensée ou sa perception du monde avec autant d’exemples qu’on pourrait dire chantés et qui incitent illico à la lecture de l’œuvre – ou au contraire à la fuir non moins résolument…

      

    Dupuy03©_Luc_Jennepin.jpgJDD en 3 D. - Réveillé à 4 heures du matin, avec un croc dans l’épaule, signe de stress accumulé. La mer assez véhémente sous nos fenêtres. Hier par courriel, Jean-Daniel Dupuy m'a écrit un début de chose intéressante à propos de L’Enfant prodigue. Du coup je me suis rappelé que le grand nocturne vivait à Montpellier, rue Jacques Brel, et que ce serait peut-être le moment de se rencontrer.  

    J’avais regretté que la publication, en ouverture du Passe-Muraille, d’un  texte saisissant de sa firme, soit restée sans suite. Comme je lui avais écrit que ses textes me semblaient « hors d’âge », il avait compris, m'avoue-t-il aujourd’hui, que je le trouvais ringard. Total malentendu, car à mes yeux la vraie littérature est par définition hors d’âge, de Lucrèce à Kafka ou de la poésie T’ang à Hölderlin. Je lui  ai donc fait un message pour lui suggérer une rencontre en 3D.   

                                                                                    (Au studio Paradiso, ce vendredi 18 mai)

     Celui qui n’arrive pas à gratter l’autocollant Vive Jésus à l’arrière de sa voiture de fonction stationnée à la douane du Qatar / Celle qui donne du pain aux Signes / Ceux qui vont répétant que qui a vu voira, etc. 

     

    DE LA RETRAITE. – Se retrouver d’un jour à l’autre à l’écart du monde dit productif représente, pour beaucoup, une épreuve qui a conduit, dans mon entourage proche, un oncle hyperactif à une première tentative de suicide, avant une longue dérive dans l’hébétude mentale, et notre père à un désarroi que j’ai découvert, un jour, en refusant son aide au motif que je ne voulais pas le déranger…

    C’est cela même : cette humiliation de celui qu’on repousse même gentiment (sûrement la pire façon, soit dit en passant) que j’ai tenté de restituer dans ma nouvelle du Maître des couleurs, où les collègues de bureau d’un employé présumé quelconque découvrent, au moment de lui désigner la sortie, un Mensch pas comme les autres et qui va leur en remontrer tout tranquillement.

     

    DE LA NOTE. -  Comme je lui demandais un jour s’il prenait des notes pour la préparation d’un roman, Jean Dutourd me répondit qu’une idée notée était pour lui une idée perdue. Or ce qu’on peut comprendre s’agissant de la préparation d’un roman ne s’applique pas du tout, selon mon expérience, à la prise de notes ordinaire qui a double valeur de clarification et de vérification. Emmanuel Berl disait écrire pour savoir ce qu’il pensait, et Léautaud que son Journal littéraire lui permettait de vivre deux fois, sa journée écrite s’ajoutant à sa journée vécue. En outre, si la note relève le plus souvent du petit matériau de base, elle peut être aussi l’aboutissement en pointe d’une méditation ramassée ou d’une réflexion décantée. Ainsi de suite...    

     

    Dupuy7.jpgFRÈRES D'ARMES. -  En fin d’après-midi, sur une terrasse de la place de la Comédie, à Montpellier, Jean-Daniel Dupuy nous a fait, à ma bonne amie et moi, une belle dédicace à son Ministère de la pitié, en concluant « Parce que la littérature peut TOUT et permet des rencontres. Nous en sommes la preuve ! À l’impossible on est tenu. Fraternité ».

    Grand diable au visage de bois sculpté, maigre et souplement délicat, Jean-Daniel nous attendait à 10 heures piles après le péage de l’A9 et nous a conduit, non loin du nouveau stade de rugby, jusqu’à la petite place des îles Marquise, jouxtant la rue Jacques Brel où il partage un charmant logis à petit jardin et bonne bibliothèques, trio de tortues et poissons rouges dans un bocal lunaire, avec le « doux dragon » Johanna au regard vivement malicieux et aux gestes de danseuse, Anouk la fée Clochette de huit ans et Aymeric le Peter Pan lutin à mèche sur l’œil – bref le plus harmonieux  quatuor qui se puisse imaginer, contrastant pour le moins avec l’univers foisonnant et noctuel d’Invention des autres jours, troisième livre de Jean-Daniel qui nous avait fait nous rencontrer occultement avant que Le Passe-Muraille ne lui consacre ses pages d’ouverture.

    Jean-Daniel, qui gagne sa vie en veillant la nuit des ados en difficulté ou en organisant des ateliers d’écriture, m’a paru dès le début ce qu’on peut dire un « pur », genre fou littéraire élaborant un labyrinthe à la Piranèse ou à la Borges. Tout de suite nous avons découvert, et dans la présence irradiante aussi de Johanna, comédienne et danseuse dans une troupe « mixant » les sourds et les « entendants », un bon type absolument « normal », capable d’improviser un repas en moins de deux, et un lecteur considérable avec lequel je me suis illico entendu sur d’innombrables sujets. Illico je suis tombé, dans sa bibliothèque, sur L’Homme perdu de Ramon Gomez de La Serna, que je ne connaissais pas et dont il m’a montré, page 99, le départ de son livre actuellement en chantier, évoquant une sorte de Luna Park stellaire dont il a tiré un chapitre dans le livre qu’il vient de publier, intitulé Le Magasin de curiosités, tout à fait dans la lignée des inventaires baroques  d’Invention des autres jours.

    Dans la fraternité des fous de lecture, nous nous sommes attardés à l’immense librairie Sauramps où Jean-Daniel m'a offert La Traductrice d’Efim Etkind, émouvante évocation d’une « sainte » victime du stalinisme qui a passé des années à traduire le Don Juan de Byron dans une cellule du NKVD, je lui ai offert L’enfant de Dieu de Cormac McCarthy et Aline de Ramuz (quelque heures plus tôt nous avions commencé de nous tutoyer après avoir parlé du Petit village où il y a un Jean-Daniel…), ma bonne amie a acheté les Contes du chat perché pour les enfants de Johanna, et nous nous sommes promis de nous revoir en emportant chacun son trésor sous le bras…  

     

    A COMME ALPHABET. – Pour base d’un de ses ateliers d’écriture avec des ados considérés comme « perdus », Jean-Daniel Dupuy est parti de l’alphabet. S’approprier chaque lettre, la décrire et l’animer, la faire en rencontrer d’autres, former des mots qui dansent ensuite ensemble et vont se promener le long des pages, pour se parer en passant de couleurs comme dans le poème fameux de Rimbaud : c’est ce que notre ami a partagé avec ses mômes. Une autre fois, annonçant à un autre groupe d’enfants handicapés qu’on allait « récolter des mots », il a vu ceux-là se pointer avec des paniers dans lesquels, de fait, la cueillette a été ramassée.

    Pour notre part, nous égrenons l’Alphabet de nos goûts partagés, d’A comme Âge d’Homme (Jean-Daniel a une belle collection de classiques slaves et L’Ange exilé de Thomas Wolfe ne lui est pas inconnu…) à S comme Simenon (il a été fasciné par La Fenêtre des Rouet), H comme Highsmith (dont je lui parle car il n’en a rien lu), I comme Indridason (il connaît bien le polar mais ignore l’Islandais que lui cite ma bonne amie) ou Z comme Zambrano, Maria Zambrano, philosophe espagnole au verbe éminemment poétique dont j’ai acheté, chez Sauramps, De l’aurore et Les clairières du bois...

     

    Z comme Zambrano. – Ce matin encore, j’ignorais tout de Maria Zambrano. Au fil de nos premiers échanges, avec Jean-Daniel Dupuy, qui ignorait tout ce matin d’Annie Dillard dont je lui parle, il m’a révélé l’œuvre de cette essayiste espagnole dont la phrase et les développements, les fragments méditatifs, les fusées éclairantes et les méditations lyriques. me rappellent immédiatement Dillard et Gustave Thibon.

    « La pensée vivifie », écrit Maria Zambrano. Et voici ce qu’elle note, dans Les clairières du bois, sur Le vide et la beauté : « La beauté fait le vide –elle le crée – comme si cet aspect que prend toute chose qui en est baignée venait d’un lointain néant et devait y retourner, laissant la cendre de sa face en héritage à la condition terrestre, à cet être qui participe de la beauté ; et lui demande toujours un corps, sa juste image, dont par une espèce de miséricorde elle lui laisse quelquefois la trace : cendre ou poussière. Au lieu du néant, un vide qualitatif, pur et marqué à la fois, l’ombre du visage de la beauté lorsqu’elle se retire. Mais la beauté qui crée ce vide, ensuite, le fait sien, car il lui appartient, il est son auréole, l’espace sacré où elle demeure intangible. Où il est impossible à l’être humain de s’installer, mais qui le pousse à sortir de lui-même, qui amène l’être caché, âme accompagnée des sens, à sortir de soi ; qui entraîne avec lui l’existence corporelle et l’enveloppe, l’unifie. Et sur le seuil même du vide que crée la beauté, l’être terrestre, corporel et existant, capitule ; il dépose sa prétention à être séparément et jusqu’à son ambition d’être lui-même ; il livre se sens, qui ne font plus qu’un avec son âme. Evénement qu’on a nommé contemplation et oubli de tout souci »…

     

    DU REALISME PANIQUE. - Je lis ces jours de tas de livres à la fois, dont Le réel et son double de Clément Rosset, qui parle de ce phénomène très actuel qu’on pourrait dire du déni du réel, correspondant à une évidente peur de celui-ci. Or il me semble que c’est en défiant cette angoisse de façon panique qu’un Houellebecq, après le cinéma belge, a repris le flambeau d’un certain réalisme lyrique illustré par le Voyage de Céline ou par L’Apprenti de Raymond Guérin, pour ne citer que des romans en langue française. Loin de moi l’idée d’en faire une théorie trop codifiée, mais il me semble qu’Au point d’effusion des égouts, de Quentin Mouron, amorce une observation et des constats de ce type, qui se développent plus amplement dans Notre-Dame-de-la-Merci.

    Je vais creuser le sujet, à la lumière, entre autres, de ma lecture de Flannery O’Connor, qui participe elle aussi, avec beaucoup plus de finesse géniale que l’amer Michel, de ce réalisme poétique et panique auquel je pense.

     

     Celui qui rappelle volontiers à ses amis homos finalement comme les autres qu’il les estime finalement comme les autres mais sans plus / Celle qui pense que le Jardin du Souvenir convenait très bien aux restes de son frère junkie / Ceux qui estiment qu’un peu de culture est un plus dans leur milieu d’affaires, etc.

     

    À TOUT-VAT. - Aujourd’hui le temps maussade, voire brouillasseux, était favorable à la lecture-lecture, mais lire les visages des gens cheminant sur la grève, contempler le spectacle des grandes vagues se brisant sur les rochers de la jetée au petit sémaphore, relever les derniers texti (un texto, des texti) de nos enfants, déchiffrer les inscriptions visant à la préservation morale du biotope (toute exhibition sexuelle est passible d’une amende de 17.000 euros ou d’emprisonnement) ou au contraire à l’incitation à l’amorale transgression (ce soir Gang Bang au Jardin d’Eve), bref grappiller de l’Hypertexte à tout-vat ne saurait que nous « éjouir un max » pour parler comme Alcofribas Nasier…

     

    (Extraits d'un livre en chantier)

  • Des idiots utiles

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    Dans Le Studio de l'inutilité, son dernier recueil d’essais, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel. J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond, sérieux comme pas deux,  que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...

    Leys.jpgOr Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux: dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre » et à « l’envie de silence en forme de discours spécial »...

    À ce « discours spécial » de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial : « M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité : il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède ».

    Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la «décence ordinaire» célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt « une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écrire des choses pareilles ; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide »…

    Or il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’ anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Ob’s, «Comment devenir Chinois»… 

     

    (Extrait d'un livre en chantier)mao1.jpg

  • Anges de Facebook

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    De la réalité messagère.

    Je les tague et ils me répondent: j'aime. Telle est la nouvelle réalité messagère. Par exemple je tague Gilda tous les jours et elle me répond tous les jours: j'aime. Mais qui est Gilda ? Gilda est une jouvencelle octogénaire russophone et lettrée comptant au nombre de mes 3215 amis  de Facebook. Je la connais à peine mais je l'aime bien comme je crois qu'elle m'aime bien. J'aime bien aussi mes deux Anne-Marie, qui sont de plus anciennes complices: la gauchiste des rues de Lausanne et la rêveuse du bocage poitevin. Nous commençons à faire vieux couple à trois, mais jamais elles ne m'ont fait de scène. D'autres en revanche  m'ont lâché, ou fâché, ou ne lèvent plus le pouce. Nul n'y est évidemment obligé.

    François, par exemple, qui est un des plus anciens de mes amis sur Facebook, à qui même je dois de m'être logué (ce vocabulaire !) après qu'il me l'eut recommandé, lève rarement le pouce. Je le sais pourtant attentif: il lit en tout cas mes listes, qu'il a même publiées en recueil dans l'édition numérique qu'il dirige avec toute une équipe. Le fait est rare, mais nous nous sommes rencontrés une fois en 3D, à Lausanne, comme si nous nous connaissions depuis longtemps. De la même façon, j'ai rencontré l'automne dernier mon cher compère Bona à Sheffield, que je connais depuis 2005 par nos blogs et qui, je m'en inquiète, ne lève guère le pouce ces jours. Mais il faut dire que je vais rarement sur son profil Facebook, de même que je ne suis les écrits de François que sur son site rabelaisien. Je dois n'avoir levé le pouce que deux ou trois fois sur son mur, mais j'en connais qui ne lèvent jamais le leur sur le mien, à commencer par ma bonne amie qui me dit tant et plus qu'elle m'aime, en 3D, sans me gratifier, ou presque jamais,  du moindre j'm virtuel. D'autres de mes proches, voire très proches, se manifestent par la même façon de ne pas se manifester: nous nous aimons quand même, sans lever le pouce...

     

    Angelo.jpgTout cela pourrait sembler "limite débile", pour user du volapück actuel, et je le pensais d'ailleurs avant de me loguer sur Facebook, mais l'exercice quotidien de la chose, qui n'est pour moi que la prolongation de carnets que je tiens depuis la nuit de mes temps (disons depuis mes seize ans ou dix-huit ans) m'a convaincu du fait que cette nouvelle réalité dite virtuelle n'est pas moins actuelle, à maints égards, que celle qu'on croit la seule réelle. Cela étant je ne me force pas: j'essaie de rester naturel. J'ai l'accueil si débonnaire, non sans préventions occasionnelles, que je compte maintenant plus de 3000 amis, dont une trentaine avec lesquels j'échange plus ou moins régulièrement.

     

    Ledit échange est tout à fait gratifiant avec une poignée d'amis partageant mes passions, à commencer par les anciens libraires Claude ou Jean-Pierre, une consoeur Ariane et d'autres prénommées Christine ou Isabelle, d'autres  compères écrivains tels Jean-Michel ou Sergio, ou encore Jacques et Alain, Philippe I et Philippe II, un autre François poète, à ceux-là s'ajoutant une Claudine veuve et joyeuse, une Aude et tous les prénoms courants, de Catherine à  Andonia ou de Michèle à Michelle, de Fabienne à Fabiola, de Diane à Joëlle, de Nathalie à Natacha,  j'en passe et j'abrège sans craindre de froisser aucune aile...

    Mes anges de Facebook  ne requièrent, en effet, aucune révérence sociale en dépit de la nature du réseau. Mes anges de Facebook sont à la fois irréels et plus que réels, autant que l'inspecteur Columbo dans Les ailes du désir de Wim Wenders, qui incarne son personnage avec une sorte de valeur ajoutée. Mes anges de Facebook sont également doubles, comme je le suis à mon propre égard lorsque j'écris, comme Philippe à Shangai devient l'ange qui s'accompagne lui-même et puis échange, comme j'échange avec deux Yvan, un William à Los Angeles, un Mauro chinois à Florence et mes frangines réelles ou quelque autre frère virtuel - ainsi passent les messagers...

  • Angelus novus

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    ANGELUS NOVUS. - L’aube de ce premier jour de l’an avait des doigts de rose au-dessus des monts enneigés, pour le dire comme le vieil Homère, et c’est en effet tout Homère que je me sens ce matin au milieu de mes beautés et autres silencieux, à songer à tout ce qui bat de l'aile au double sens du terme dans le monde et le temps.

     

    C'est évidement de l'Homère de L'Iliade qu'il s'agit ce matin sur le champ de bataille pacifique de notre lit d'où émergent de loin en loin mouvements ou soupirs des lendemains d'hier faisant écho à ceux des maisons d'alentour et des villes et de partout où s'égaille la famille humaine.

     

    À Nouvel An toute la famille humaine devrait cohabiter sous le même toit. Les agapes de la veille ont scellé une fois de plus l'alliance transitoire des fratries et des pactes plus ou moins conjugaux, mais on n'en oublie pas pour autant les séparés et les chutes d'anges, et que les fêtes sont amères pour beaucoup...   

    Reste à savoir ce qui nous attend. Reste à laisser parler les mots qui viennent, ces mots qui nous savent, ce matin, un peu plus qu'hier et c'est cela, le temps, je crois, ce n'est que cela:  c'est ce qu'ils diront de ce que nous aurons fait des heures qui viennent et des choses apprises au fil des heures - des choses sues.         

     

     

    Les mots nous attendent derrière la porte de ce premier matin du monde et ils attendent de nous, mon cher Homère, que nous leur faisions bon accueil en sorte de dire, simplement, ce qui est. Prenons bien soin d'eux. Prenons bien soin de nous. Prenons bien soin de ceux que nous aimons. 

    L'ange en pardessus gris muraille: "J'aimerais ne plus éternellement survoler. J'aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l'illimité et m'attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire "maintenant, maintenant, maintenant", et non plus "depuis toujours ou "à jamais"...

     

                                                                                                  (À La Désirade, ce 1er janvier 2011) 

     

    Peter Handke: " Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde".

     

    Lucia777.jpgPICTOR. - J’ai repris la peinturlure depuis quelques jours, et avec un plaisir renouvelé,  également stimulé par les choses qu’a produites ma bonne amie ce dernier mois. À vrai dire, je suis assez bluffé par la sûreté avec laquelle elle a entrepris ses peinturages, qui me touchent par la justesse de la couleur et la consistance de la vision. Après deux couchers de soleil flamboyants, qui ont quelque chose un peu de Vallotton, elle a réussi deux petits formats, avec une vieille Chinoise dans un jardin public, et une petite fille regardant au-delà d’une rivière, d’une délicatesse intime et d’une justesse de ton remarquables dans les rapports de couleurs, sans rien de mièvre ni de convenu.  

     

                                                                                                 (À La Désirade, ce 4 janvier)

     

     

    Celui qui retrouve ses papiers de jeunesse et les promesses qu’il s’est faites ou pas et qu’il a tenues ou pas / Celle qui dit : selon mon analyse / Ceux qui sont peu aimés en retour de leur peu d’amour, etc 

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

     

     

  • Ceux qui crashent leur JE

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    Celui qui dit tout haut ce qu’il ne pense pas / Celle dont les mots sortent couverts / Ceux qui mentent comme ils transpirent / Celui qui affirme que mentir s’apprend tout seul / Celle qui s’exprime par images subliminales genre braille New Age / Ceux qui préservent leur intimité en exhibant leur double / Celui qui déjoue toute indiscrétion en infestant Facebook de fausses confidences / Celle qui est d’autant plus agressive qu’elle se dit victime / Celui qui voit midi à midi et demi / Celle qui danse comme certains pensent mais  à vrai dire mieux / Ceux qui se sentent nouveau-nés chaque jour qui leur est donné poil au nez / Celui qui n’a pas compté les orgasmes réels de son amie Clotilde mais ça fait beaucoup avec les années / Celle qui répète qu’on n’arrête pas le progrès et ne cesse en effet de baisser / Ceux qui n’existent que pour être vus sans que cela se sache / Celui qui a une pile à la place du cœur et pas le temps de la remplacer / Celle qui n’a pas de cœur mais s’affole quand y bat pas / Ceux qui se demandent si après la mort ça descend ou ça monte / Celui qui ne croit qu’à ce qu’il ne voit pas en regardant le tableau / Celle qui ne croit qu’en ce que le tableau ne dit pas / Ceux que leurs yeux ont crevés / Celui qui voit par les yeux de celle qui voit par les yeux des fleurs / Celle qui voit rien faute d’ouvrir les yeux / Ceux que leurs yeux ont sauvés (quand y avait une marche par exemple) / Celui qui se vend trop cher pour qu’on le traite de vendu / Celle qui se répand en pardons à raison de 5 dollars la pièce ce qui fait pas lourd par rapport au franc suisse de ces jours / Ceux qui vomissent leurs excuses / Celui que le culte de l’enfance écoeure / Celle qui se dit  impressionnée par les gars de l’équipe de rugby ce qui s’explique par son origine suisse alémanique / Ceux qui sont revenus de tout et en redemandent / Celui qui a rencard place des Retraités / Celle qui se retire de sa housse pour ajuster son tir / Ceux qui parient sur la nouvelle génération perdue / Celui qui se dit affreux sale et méchant et se vexe si vous lui dites qu’en effet c’est bien ça / Celle dont le rimmel coule de ses bretelles à ses jarretelles mais reste digne sous les baisers de Dracula / Ceux qui n’ont que du travail au noir à offrir aux Blacks /  Celui qui de funambule est devenu agent de change alors que d’autres c’est le contraire / Celle qui croit que l’orage gronde à cause d’elle / Ceux qui kiffent la Pizza Khadafi de Gino à base de viande de chien galeux aux asticots / Celui qui joue du Chopin en sifflant des chopines / Celle qui se lèche les babines de son air mutin de majorette angevine / Ceux qui vous font un transfert dès que vous les gérez pas comme y faut niveau libido, j’vous dis pas, etc.

     

                 

  • Ceux qui restent cois

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    Celui qui accommode ses porcelets nourris de vipères selon la méthode espagnole / Celle qui rote trois fois pour répondre aux compliments d'adieu de l'écrivain racé / Ceux qui se sentent devenir leur propre fantôme / Celui dont l'odeur corporelle de caleçon clérical ne revient pas à la claveciniste pourtant adepte de la Tradition thomiste / Celle qui déchire les mots de toutes ses dents de devant / Ceux qui font passer la pilule avec un doigt de porto / Celui qui a l'air tout petit dans son cercueil financé par le ministère des cultes et du cyclisme sauvage / Celle dont les amis sont si discrets qu'ils la laisseront mourir seule / Ceux qui trouvent de l'humour au Créateur de la poule de soie / Celui qui reconnaît les Portugais à cent pas rien qu'à leur style / Celle qui discerne à vingt pas ceux qu'elle ne doit point approcher / Ceux qui trouvent les journaux de plus en plus salissants / Celui qui n'aime pas le mot boulot mais adore son job / Celle qui dispose d'une voiture à elle depuis la mort du proprio  /   Ceux qui appellent le silence leurs grandes orgues / Celui qui a un cimetière de photos dans sa chambre à coucher / Celle qui refroidit les amitiés manquant de chaleur / Ceux que leur bonne humeur sauve dès le saut du lit et jusqu'au lavabo le soir quand il fait noir / Celle qui se débat avec ses problèmes d'assurances mais il faut bien que vieillesse se passe n'est-ce pas / Ceux qui se sont fait une règle de ne point s'agiter comme des puces en pensant plutôt: comme des asticots / Celui qui lit attentivement toutes les notices et passe ainsi pour un bon lecteur dans les cantons de l'Est / Celle qui passait pour très avare avant de trépasser / Ceux qui s'efforcent de ne plus s'extasier à tout propos sauf si la caméra tourne ou si c'est sur Facebook / Celui qui épile le  blaireau avec le sérieux requis / Celle qui aime son prochain à distance come toi-même /  Ceux qui attendent la sortie de Jésus le Retour / Celui qui a vu une société disparaître et survenir Arielle Dombasle dans ses voiles / Celle qui évite tout grouillement humain genre Love Parade ou sortie du bureau / Ceux qui se roulent une cibiche avec le geste expert des philosophes sur le trottoir / Celui qui fait un casse dans le château du prince Monseigneur  / Celle qui calme ses lycéens en leur donnant le sein au figuré quitte à faire s'exclamer sa collègue frustrée: c'est du propre ! / Ceux qui pratiquent un relativisme si bien tempéré qu'il confine à une forme de sagesse ambulatoire exportable au niveau mondial, etc.

  • Ceux qui se résument

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    Celui qui se rappelle la scène capitale du clapier / Celle qui disait: donc je me résume / Ceux dont le plus beau souvenir d'enfance est scandaleux / Celui qui relit Le Malheur indifférent au titre de fatalité sociale /  Celle qui lit Le poids du monde au titre de dommage collatéral / Ceux qui contestent le double jeu de l'oxymore /Celui qui écrit une lettre àlenfant qui vient en commençant par: "Je ne sais pas qui tu es, poulet" / Celle qui considère que s'occuper d'un enfant est un job à temps plein en vertu de quoi si t'en as deux tu peux plus rien faire qu'attendre le troisième / Ceux qui remettent tout à plat y compris les Dolomites / Celui qui se prénommant Jonathan n'a plus qu'attendre la mariée qui ne sait pas ce qui l'attend / Celle que ça reprend chaque fois qu'elle s'exclame: bien, je reprends / Ceux qui sont décidés à publier un livre qu'ils vont écrire si ça se trouve / Celui qui voyant les Chinois débarquer se tire une balle de ping-pong / Celle qui s'exclame qu'il est trop tard pour bien faire alors que c'est juste sa Swatch qui avance / Ceux qui n'ont pas la métaphysique de l'emploi /Celui qui va prendre un pon polder à Camperduin /Celle qui prépare sa fameuse sauce hollandaise volante /Ceux qui disent du cul de Madame Claude que c'est une affaire qui roule / Celui qui supplie son beau-fils canadien de mettre un string à la statue de son jardin privatif au motif que les voisins c'est les voisins surtout  à Mulhouse /Ceux qui crachent dans la soupe à la grimace qui le leur rend bien / Celui qui fait de mauvaise fortune son babeurre / Celle qui se retourne pour voir si son ombre la suit du regard /Ceux qui font du Proust élagué / Celui qui procède au debriefing de sa panne sexuelle en invoquant  la chute du yen /Celle qui dit à Rocco qu'un accident peut arriver même à un poids lourd dans un lit / Ceux qui n'ont pas la bosse des maths ni de goître non plus / Celui qui se flatte d'avoir opinon sur rue / Celle qui estime qu'on peut guérir de tout même de l'avoir rencontrée / Ceux qui n'aiment pas être cités  sur Facebook sans qu'on rappelle leur titre / Celle qui se résume en un haï-ku genre:  À l'Arbre / Le fruit défendu est hors d'atteinte  / Tu y goûteras dans une autre vie  / Ceux qui la font court mais y reviendront, etc.

     

    Image: Robert Indermaur

     

  • D'autres transits

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    Une autre ville. - On appelle voyage ce qui n'est souvent qu'un déplacement dans l'espace qui ne rime à peu près à rien. Le vrai voyage est un révélateur. Le vrai voyage aiguise et multiplie notre regard. C'est tout à fait ce que je trouve dans le voyage virtuel que ménage la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy, qui procède à tout moment par rapprochements et mises en rapport éclairants. Son séjour à Shangai est un voyage vers lui-même. Il découvre une autre ville derrière la ville et là derrière se tient un personnage embusqué qu'il avait plus ou moins chassé de sa vie, au tréfonds de lui-même. La violence de Shangai lui a révélé sa propre violence enfouie. C'est une expérience de mégapole, à la fois terrifiante et possiblement féconde. Je l'ai faite à Tôkyo. J'ai découvert à Tôkyo le néant de l'anonymat et son possible retournement: la violence du déni et le recours par l'écriture sur un coin de table. C'est ce qui permet aussi à Philippe Rahmy d'aller au bout de son interrogation personnelle, face à son père l'Egyptien et à sa mère l'Allemande, face à Shangai et à la Bouche cousue . Chacun retrouvera son fil d'Ariane  dans la nébuleuse urbaine. Et puis il y a d'autres voies que l'écriture.

    D'autres mots. - Cette année-là je suis allé à Amsterdam, chez des amis pas vraiment proches. À plusieurs reprises je me suis demandé ce que je fichais là-bas, puis j'ai découvert de vraies gens. La même année je suis allé à Salonique où je n'ai pas eu le temps de rencontrer de vraies gens, puis à Athènes, puis à Bratislava, puis à Presov et Kosice, puis en Tunisie où j'ai rencontré de vraies gens mais sans suite , puis à Locarno pour le Festival du film où j'ai rencontré Harrison Ford sans le rencontrer, puis à Portofino où j'ai assisté à un shooting d'une équipe de Dolce & Gabbana fait pour que personne ne se rencontre, et durant ces divers transits j'ai vécu la mort d'un ami qui a compté plus que personne dans mes jeunes années, traversé une crise de couple d'un soir- et comment dire tout ça ? C'est la question que les mots nous posent quand on veut échapper à ce que Monsieur Raisonnable appelle "de la littérature" ou son cousin anglais: "words, words,words"...

    Une autre approche. - Dire ce qui est comme c'est serait l'idéal. Par exemple Paul Léautaud, dans son Journal: "été ce matin au bureau, donné ce soir de la pâtée aux chats et des os aux chiens". C'est incontestable. Mais encore ? Que me dirait Léautaud d'Amsterdam ou de Shangai vues par un poète de résistance physique limitée ou un névropathe fou de blues ?  Rétrospectivement, je me dis que je n'aurais voulu pour rien au monde manquer ma rencontre à peu près nulle avec Harrison Ford, dont l'approche formatée m'a ouvert des perspectives inédites sur l'asservissement des gens de médias par le business du cinéma. J'ai vu comment j'étais radieusement esclavagisé le temps d'une prestation publicitaire à simulacre culturel (rien de grave) et comment Harrison Ford l'était lui aussi. Pas de quoi en faire un drame, mais  la bouche cousue de la Présidente des écrivains de Shangai relève d'un consentement analogue même si ça a fait plus de morts. Bref,c'est le genre de questions que pose aussi Béton armé. La mégapole est partout si l'on est attentif. Et c'est avec ça, aussi, qu'on peut rester libre pour peu qu'on y résiste...

     

    Philippe Rahmy. Béton armé. La Table Ronde.

    Pier Paolo Pasolini. Pétrole. Gallimard.