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  • Les mendiants de Samarcande

    Samarcande01.jpgRETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore. Les nouveaux tenanciers sont une fille d'artiste au prénom de chasseresse, vive et rayonnante,  et le chef un géant Alsacien fils de forgeron d'art spécialisé dans les oiseaux de fer et les locomotives anciennes. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen - sans oublier les aquarelles et gravures de la même sûreté de choix aux murs de bois. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.

    Or, non moins extraordinaire est ce  livre de sapience au mille saveurs détaillées. Et là non plus je n'exagère pas: vraiment hors de l'ordinaire par le rythme sans faille de chaque phrase et les fenêtres qu'il ouvre à chaque page sur un peu tout. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules".  Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé  en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.  

      

    DU FANTASTIQUE SOCIAL. -    C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple cette page: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."

     LIMONOV. - La première fois  que je l'avais abordé, j'avais passé à côté de ce livre non moins extraordinaire. J'en avais lu une vingtaine de pages et m'étais dit: à quoi bon s'intéresser à ce sale type ? Pourtant j'avais aimé Le poète russe préfère les grands nègres et Journal d'un raté, bien avant qu'il ne se la pète à Sarajevo. Je n'étais pas dupe du mariole, dont les provocations me faisaient penser à Zinoviev. Je sentais que son extravagance cachait une révolte plus pure que la pureté des belles âmes occidentales, comme le montre généreusement Emanuel Carrère. Et je suis revenu à celui-ci à l'incitation de Jean-Michel Olivier, et cette fois j'ai croché pour découvrir le portrait composite, contradictoire et cohérent à la fois, de ce personnage de forcené aux tribulations de grand fauve humain. Et toute son époque, de Staline aux frappes friquées.

    À la fin du livre qui lui est consacré, Limonov dit à Emmanuel Carrère qu'il rêve, finalement, de cités asiatiques genre Samarcande dont les mendiants, à l'ombre des mosquées, sont des loques et des rois. Tout au long de sa chronique, Emanuel Carrère oppose, à la violence de son protagoniste, une attitude qu'il résume lui-même en un mot à la fois vague et précis: christianisme, qu'on prendra comme on voudra. Moi je le prends comme une forme de douceur et de fraternité, que je retrouve chez Philippe Rahmy face à la face sans face du communisme chinois ou de l'arrogance et de la fuite en avant des tours de Shangai, devant lesquelles on baissera simplement les yeux, comme les mendiants de Samarcande, pour voir vivre la vie...          

     

    Philippe Rahmy. Béton armé. La Table ronde. À paraître le 5 septembre.

    Emanuel Carrètre. Limonov. P.O.L.

  • Compères contraires

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     DU SURMOI PROTESTANT. - Comme on m'a dit que le dernier roman d'Etienne Barilier, Un Véronèse, valait le coup d'oeil, j'y suis allé voir, pour trouver ça très Barilier, donc très intelligent et très cultivé, très sagement filé, mais avec quelque chose qui m'a glacé et même terrifié plus que dans aucun autre de ses livres, à savoir: le surmoi protestant. Ou plus exactement, dans ce roman d'une rare transparence personnelle: le moi de Barilier dédoublé dans le couple d'un Barilier de soixante-cinq ans (le grand-père pieusement appelé "père") se penchant, lors d'un commun séjour à Venise, sur un Barilier de dix-sept ans au seuil de son éducation sentimentale et sexuelle partagée entre une jeune Anne bravache et une Anna materne plus stylée...

    Or ce jeu mimétique entre le mentor moral plongé dans la lecture des Anciens, sur sa chaise-longue, et le puceau tâtonnant, qu'on m'a dit si émouvant, m'a plutôt transi et rappelé tout ce que depuis mes dix-sept ans à moi je n'aurais cessé de fuir, avec l'assentiment rétrospectif complet de la vieille canaille de passé soixante ans que je suis devenu.Le plus amusant, là-dedans, est qu'Etienne et moi, devenus pour ainsi dire frères ennemis avec les années, portons le même nom (sa famille paternelle  l'a juste francisé), venons du même bled du Seeland et sommes nés la même année...        

     

                                                 (À La Désirade, ce dimanche 29 août 2010)(Extrait d'un livre en chantier)

     

  • Lorsque l'enfant paraît

    Andonia.jpgPour Andonia, Declan et Jonathan, puisque la vie continue...

     

    De la bonté. - Le nom de l'enfant Declan qui signifie, en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon de sept mois dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires. Sa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles (l'une d'elle constituée des briques du roman de Joël Dicker dont 560.000 exemplaires ont été mis en place de par les pays et les continents), il y en a de toutes les couleurs, selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde en version simplifiée...

    La jeune mère n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa maman trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais la vie est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, neuf mois et des bricoles avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois puis à quatre sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec son Jonathan que je n'ai vu jusque-là qu'en photo sur Facebook...

     

    Le bazar aux souvenirs. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...

    Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres et de la joie fiérote de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.

    Mais partout ici: que de souvenirs, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles- Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là aujourd'hui. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître-imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé.

     

    La maison sous les arbres. - Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite en quelques heures de La bouche pleine de terre sur feuillets de mauvais papier ex-yougoslave, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.

    Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan qu'était aussi Dimiti que d'accueillir ainsi des errants rejetés de partout et réduits à nous casser les pieds, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et non moins prêts à tout moment à nous rouler - eh bien roulons de concert, au dam de cette société de recroquevillés.

    Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, cette maison hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev; folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fins d'années festives soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages.

    Lorsque j'eus retrouvé Dimitri dans la lumière printanière d'un café parisien, en 2008, après quinze ans de séparation tenant à mon besoin d'indépendance plus encore qu'à nos désaccords croissants en matière d'idéologie et de politique - et quelle "minute heureuse" que ces retrouvailles -, il me recommanda, sur le ton du mentor jaloux de retrouver son ascendant, la lecture d'un essai qu'il venait de publier, intitulé L'Enfer d'Internet et se réduisant, je le constatai bientôt, à une critique moralisante plutôt bornée. Nous nous étions retrouvés, mais tant de temps avait passé, et quelle peine mon ami avait à accepter que j'aie avancé sans lui, développé d'autres idées, publié ailleurs que chez lui; et comme je le comprenais, et combien je lui en voulais ! Or, sans être dupe pour autant des limites et même des risques de la pratique du réseau des réseaux, je défendais ce qu'il vomissait.

    Panopticon29.jpgEt je souris non moins affectueusement, aujourd'hui, en apprenant que sa fille a flirté et "tchatté" sur Facebook avec celui qui l'aida à fonder ensuite son foyer gitan à elle; je souris tout en relatant ici ces choses de la vie plus ou moins privée (moi qui tiens plus que tout à l'intimité préservée...) en relation cependant avec tant de passions partagées.

    Enfin quoi, lorsque l'enfant paraît c'est le buzz mondial, mais juste entre nous, promis-juré...

  • Haldas

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     HALDAS. - Il y a quelque temps que nous nous attendions à la nouvelle, et c'est donc sans surprise que j'ai appris ce matin la mort de Georges Haldas, constituant sans doute une délivrance pour lui et ses proches, tant il était diminué. Il y avait des  années que nous ne nous étions plus revus, suite à une méchanceté de sa part qu'il n'a jamais cherché à réparer. Je ne lui en voulais plus depuis longtemps. Je lui ai consacré un dossier conséquent du Passe-Muraille dont il m'a chaleureusement remercié, mais quelque chose s'était cassé entre nous, qui tenait sans doute à mon affirmation personnelle d'écrivain. Il s'était fâché avec son ami Maurice Chappaz dès leur jeunesse et disait pis que pendre de la plupart des auteurs de ce pays, sauf de quelques proches qui le vénéraient. J'en avais été mais je me rappellerai toujours ce qu'il m'avait dit lors de notre premier entetien: qu'il y a un diable sous le paletot de chaque écrivain. 

    Cette première rencontre remonte à l'année 1974, quand je l'avais rejoint au Domingo et que nous avions passé trois ou quatre heures à parler. J'avais vingt-sept ans et il en avait trente de plus. D'entrée de jeu il avait précisé:ce ne sera pas une interview mais une rencontre. Et de fait,ce fut une rencontre, prélude à de nombreuses autres rencontres en tête-à-tête à travers les années. Il n'est pas d'auteur, en Suisse romande, sur lequel j'ai plus écrit que sur lui, en absolue sincérité et sans jamais le dénigrer. Or pensant à lui ce matin et me demandant ce qu'il aura représenté dans ma vie, je ne sais que répondre:  Haldas.    

     

                                                                                                         (À La Désirade, ce 24 octobre 2010) 

     

    Haldas20.jpgVEILLEUR DE L'AUBE - C’est un grand écrivain de la Relation qui vient de disparaître en la personne de Georges Haldas. Relation à soi. Relation à l’autre. Relation à Dieu qu’il appelait pudiquement le « grand Autre ».

    Or déjà nous l’entendons protester: « Pas écrivain ! Plutôt homme qui écrit ! ». Scribe, en effet, de la vie la plus ordinaire. Témoin, pour citer le titre de sa première chronique, des « gens qui soupirent, quartiers qui meurent ». Veilleur du matin qui a dit, mieux que personne, le chant de l’aube.

    Avant la figure légendaire des cafés genevois penché sur ses carnets comme un mandarin chinois : un capteur de vie sous tous ses aspects, dont ses livres rendent le sel et le miel des «minutes heureuses».      Tout ce qu’il a écrit : carnets, poèmes, chroniques, coule de la même source et diffuse la même aura sans pareille. Et dans la vie déjà: rien de comparable avec une soirée en tête-à-tête avec Haldas. Présence unique, intense, fraternelle. Haldas ou la passion. Féroce parfois, même injuste, voire cruel, mais aussi drôle et vivant, exécrant la bonne société et vitupérant le «grand Serpent». Cherchant enfin, et de plus en plus, la lumière christique. Continuant d’écrire dans la quasi obscurité avec l’aide de « petite Pomme », sa dernière compagne.

    Georges Haldas laisse une œuvre avoisinant les cent titres, d’une totale cohérence. Il a raconté maintes fois comment le « petite graine » de la poésie a été vivifiée, dès son adolescence, pour fonder un véritable Etat de poésie. Ses premiers livres majeurs, Boulevard des philosophes (1966) et Chronique de la rue Saint-Ours (1973) rendent hommage au père grec, un peu déclassé, communiquant à son fils la passion du football et l’attention à la chose politique, puis à la «Petite mère», dont l’humble présence sera magnifiée dans ses admirables Funéraires. D’emblée, cependant, c’est aussi le boulevard et la rue qui revivent, et le quartier de Plainpalais, et tout Genève, avec des ramifications vaudoises et grecques. C’est l’époque aussi, avec ses affrontements sociaux, de la tentation du communisme et l’aventure des éditions Rencontre où il préfacera les chefs-d’oeuvre de la littérature universelle.

    Compagnon de route des «cocos», mais en « gauchiste christique », Georges Haldas est également resté en marge du milieu littéraire. Quoique défendue à Paris par un Georges Piroué (qui le publia chez Denoël) et quelques critiques, son oeuvre franchit mal la barrière du Jura. Trop de métaphysique là-dedans, au goût de nos voisins cartésiens, et la langue de l’écrivain, volontairement cassée, hachée, a fait obstacle plus encore que celle de Ramuz. Une rencontre décisive enracinera du moins son œuvre en terre romande: celle de l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, peu soucieux de langage policé et de l’aspect peu « vendeur » des livres d’Haldas. À l’enseigne de L’Age d’Homme paraîtront ainsi, dès 1975 et avec tout le reste, les quatre chroniques fluviales de La Confession d’une graine, massif central aussi passionnant que touffus, autour duquel gravitent des ouvrages plus accessibles qui ont connu de vrais succès populaires, tel le merveilleux triptyque de La Légende des cafés (1976), La Légende du football (1981) et La Légende des repas (1987).

    Au cœur de la Relation, avec ses contradictions quotidiennes et ses fêlures, le poids du monde et le chant du monde, c’est enfin par les seize volumes des carnets de L’Etat de poésie que Georges Haldas continuera de nous aider à vivre.

    «Le pire qui puisse nous arriver, c’est de donner dans l’élévation spirituelle», note le scribe qui va jusqu’à moquer la «haute foutaise» d’écrire. Mais voici qu’il relève «ces passages d’un train dont la rumeur, dans la campagne, le soir, lentement décroît - et c’est chaque fois un peu ma vie, avec l’enfance, qui se déchire». Ou ceci : «Ce n’est pas d’exister que je me sens coupable, mais d’exister tel que je suis. Fragile, incertain, contradictoire, minable. Bref, un chaos d’inconsistance. Et plus nuisible aux autres encore qu’à moi-même. Et condamné à faire avec ça». Or le lecteur en témoignera bien après la mort de Georges Haldas: que ce «minable» le désaltère comme personne, le revigore et le tient en éveil...

     

    Images: Horst Tappe, Slobodan Despot.

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui chinent en passant

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    Celui qui se rappelle les ocelles de soleil sur les poubelles rouges du parking d'Orlando ce matin-là / Celle qui regardait le jour se lever sur le lac blanc / Ceux qui faisaient corps avec leur ombre sur le flanc nord de l'arête sud /Celui qui reste les yeux ouverts dans l'hôtel colonial / Celle qui se morfond dans l'auditoire surveillé / Ceux qui ont pris conscience de leurs organes aux matins de l'hosto / Celui qui reste au garde-à-vous dans sa bière / Celle qui s'occupe du poète au 17e étage de l'Embassy avec vue sur les terrains vagues / Ceux qui se sont rencontrés rue Pascal et se sont aimés quai Voltaire / Celui qui pense trouver le divin à même les peaux / Celle qui s'est installée dans le chantier de démolition afin de peindre d'après nature / Ceux qui ont du sourire à revendre garanti d'origine /Celui qui reçoit une graine de tournesol en porcelaine du plasticien dissident Ai Weiwei /Celle qui sourit en lisant là que "l'être humain est seul dans la nature à vouloir plus que survivre" /Ceux qui s'injuriaient si fraternelleent dans la cafète de la Maison des écrivains de Belgrade peu avant les hostilités / Celui qui cherche la trace d'un sentiment humain sur la face du nouveau Président-Directeur-Général de l'Etat Populaire de Qualité / Celle qui ne perd rien pour attendre sauf peut-être un enfant / Ceux qui rédigent le rapport final de la Réunion des Auteurs Officiels qui se tiendra demain / Celui qui observe la Présidente des Auteurs Officiels qui se dit opposée à toute névrose et autres dépression affichée genre star occidentale / Celle qui constate que le style New Age est l'avenir de la littérature de masse genre soft prolétaire / Ceux qui sont écrivains d'appareil par vocation policière / Celui qui fait répéter à l'interprète  qu'à son avis Gustave Roud cherchait le "grand ailleurs" / Celle qui est décidée à profiter de son séjour académique à Pékin pour relancer son projet de traduction du recueil  De seize à vingt du poète genevois Pierre-Louis Matthey selon elle incontournable même au niveau des masses / Ceux qu'on dit les lobbystes de la nouvelle poésie en quête de subventions fédérales / Celui qui préfère les grutiers frustes aux traductrices frustrées / Celle qui te supplie de lui raconter d'autres anecdotes salaces liées aux voisins bohèmes du poète Philippe Jaccottet / Ceux qui t'expliquent qu'eux aussi ont "visé haut" contrairement à cette ordure de Limonov / Celui qui te prie de répéter dans sa langue (english from Oxford) que tu conserves encore quelques beaux morceaux congelés de l'autostoppeur slovène que tu as capturé en 1981 sur une route de l'arrière-pays / Celle qui prétend que Ted Limonov est encore plus méchant que Vlad Nabokov sauf qu'aux échecs le second écraserait le premier / Ceux qui ont constaté eux aussi que la pivoine exprimait la confusion des sentiments dont Stefan Zweig parle dans un livre disponible au Bibliobus / Celui qui affirme que la peinture calligraphique de Fabienne Verdier lui évoque juste la déco d'un restau chinois de Manhattan / Celle qui a subi plusieurs avortements après ses séjours en résidences d'écrivains / Ceux qui vont se retrouver à l'inauguration de la Maison de l'écriture de la nouvelle Madame Verdurin dont la famille a fait fortune dans les somnifères /Celui qui se dit le descendant indirect de l'eunuque chinois explorateur attentif des côtes africaines / Celle qui dit entrer en "ascèse de création" alors que ses voisins pratiquent le bareback à grand bruit  / Ceux qui repèrent un peu partout la "signature indéchiffrable de l'humain", etc            

     

    Rahmy25.jpg(Cette liste a été établie en marge de la lecture parallèle  de Béton armé de Philippe Rahmy, et de Limonov d'Emmanuel Carrère, que le pharmacien conseille d'une même voix aux neurasthéniques)

     

    Images: Ai Wei wei

     

  • Mutation

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    C'est avec ses Fantômes que Jérôme Meizoz s'approche le mieux de sa réalité par les mots, qui disent aussi la nôtre. Sa réalité est celle d'un fils de gens simples, père austère et mère jetée sous le train sans explication, famille valaisanne entre deux sociétés (le Valais de bois de Chappaz et le nouveau monde en formica où se pointent les groupes de jeunes gens à guitares électriques d'Alain Bagnoud), dont le parcours scolaire et académique a croisé celui de Pierre Bourdieu, autre fils d'en bas monté dans les hauts étages du savoir et du prestige social.

     

    Meizoz m'énerve quand il fait son bourdieusard. La sociologie littéraire, depuis Goldmann et Lefebvre, que je lisais volontiers à vingt ans, m'a toujours attiré et révulsé, tant son côté boîte à outils me semblait sommaire, et Meizoz me donne en somme raison, à son corps défendant, quand il raconte ses fantômes de famille et de village et de visages de maisons. Le constat serait d'ailleurs tout pareil pour son compère Maggetti Daniele, encore plus bourdieusard que lui et plus avide d'établissement social, avec pourtant un bon fonds villageois de Suisse italien catho.

     

    Les détails minimalistes des récits de Jérôme Meizoz ont la fine précision de gravures sur bois, comme ceux du Grison Cla Biert ou du Tessinois Maggetti. L'Europe des cultures commence là. L'Europe des diversités commence dans ces villages en attendant de se frotter à la ville. Contrairement à Ramuz, trop vite et trop farouchement replié sur son carré de terre qu'il s'est mis à sarcler de haut en bas dès qu'il a flairé le danger de la ville (sa pétoche se ressent dès Circonstances de la vie où Lausanne et son casino sont perçus comme Las Vegas ou Babylone), nos bourdieusards iront vers la ville bien sapés et cravatés mais le fruit et la bête de leurs écrits restent chez eux villageois.

    L'important est de savoir si la littérature y trouve son compte et son content.Or cela me semble évident chez les deux lascars.

     

    Chez Jérôme, la mère réapparaît en lumière au milieu des fantômes en sarabande. "Il n'y a plus de peine maintenant parce qu'il reste en nous le meilleur de toi", écrit le fils scribe qui, d'un autre moment de sa jeunesse au bled, retient l'engueulade, avec ses tantes réprimandières,  de son frère carabin qui menace le clan de ramener des étrangères et fume d'étranges herbes en se préparant à faire médecin.

    Le cercle des maisons va forcément s'ouvrir après le formica et la télé, mais le vieux pays regimbe et les tantes se raccrochent à leurs bribes de bréviaire...  

    La maison, le village, les villes d’en bas où l’on va travailler, la mer en Italie où l’on découvre une autre sensualité et la « petite marchande » de fraîcheur qui vend sa glace au chant de « coco bello », L’Invisible musicien de rue roumain revenant du sud au nord et qui se fait à tout coup humilier par les douaniers, le flux de la marée des matinaux dans la ville qui les rejette à la Tombée du jour, ou l’autre va-et-vient, dans Retour qui vaille, du prof travaillant en ville là-bas et remontant en fin de semaine par les trains de moins en moins bondés jusque là-haut au village de l’enfance et à la maison mère: ainsi va ce livre jusqu’au dernier motif de l’écrivain allant et venant entre le pré où il manie la faux de ses pères et sa table de griot de la tribu, tout cela respirant bien, finement noté, pas loin du Pavese des Langhe voisines... J

     

    Meizoz02.jpgJérôme Meizoz. Fantômes. Dessins de Zivo.  Editions d'En Bas, 2010.

     

    (Extrait d'un livre en chantier)

  • Ceux qui font des constats

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    Celui qui s'efforce de dire la mégapole par le détail / Celle qui s'interroge sur la vie amoureuses des Pékinoises / Ceux qui manifestent pour l'extension de la lutte des circuits vélocipédiques / Celui qui filme la manifestation pour en modéliser les ondulations / Celle qui a tout de suite ressenti le côté lesbien de la très grande ville aux vapeurs languides / Ceux qui n'ont pas senti venir les coups de vent / Celui qui s'inquiète des choses qu'on ne voit pas  à cause du smog dans les arrière-cours  / Celle qui remonte les artères jusqu'au Sacrum / Ceux qui apposent leurs mains sur les shakras sans cesser de psalmodier/ Celui qui évalue les variances de fluides sensuels en comparant telle mégapole latino (disons Rio pour aller vite) à son homologue sous-continentale (évidement Bombay) pour en tirer des conclusions provisoires  / Celle qui s'est senti tellement perdue à Tôkyo qu'elle est allée direct aux objets trouvés /Ceux qui constatent qu'un monde en remplace un autre sans savoir lequel est lequel / Celui qu'ont alerté une première fois les sirènes de Los Angeles alors qu'il humait le macadam fumant de Mulholland Drive / Celle qui a retrouvé le côté village de San Francisco après son séjour à Shangai / Ceux qui proposent une lecture nouvelle du Rhinocéros d'Ionesco version post-maoïste / Celle qui s'est payé un lifting à paupières bridées par opportunisme probable  / Ceux qui se proposent d'adapter Le Grand Meaulnes aux canons du  mandarin /Celui qui s'est construit  à renfort des phrases genre fers à béton / Celle qui pense que tout peut-être raconté y compris ses règles douloureuses à l'époque de la Révolution culturelle / Ceux qui ne trouvent pas l'idéogramme correspondant en chinois actuel à la notion d'intimité /Celui qui écrivait au Japon le 20% de ce qu'il pensait et se demande à présent ce qu'il faut penser des journaux chinois /Celle qui de sa fenêtre du 57e étage du Sheraton de San Francisco se demande (franchement) où elle en est / Ceux qui voient en même temps le corbeau venu boire le crachat du vieil homme assis dans le parc Zhongshan / Celui qui cherche une part égale à faire au monde et aux mots en se rappelant les junkies réfugiés dans la salle de lecture de la bibliothèque de la 42e Rue / Celle qui a constaté que la rue était une bataille avec effet immédiat / Ceux qui savent que la lumière allumée là-haut au 17e étage de l'immeuble jouxtant le Square du Peuple est celle de la chambre d'un jeune écrivain indien monté sur le toit fumer un joint, etc.  

    (Les constats de cette liste ont été établis à la lecture de Béton armé de Philippe Rahmy)

  • Pour mémoire

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    KATYN. - J'ai vu ce soir les corps tomber l'un après l'autre dans la fosse, après les balles tirées à bout portant dans chaque tête,  et je revoyais le vieil homme dans sa mansarde de Maisons-Laffitte, à la fin des années 70, qui pleurait pendant que je lui lisais des pages de Nuits florentines.

    Ensuite le film de Wajda m'a laissé comme abattu, physiquement lessivé, sans voix. Je savais pourtant à peu près tout de Katyn, et d'abord de vive voix par Czapski, avant même la lecture de ses livres; je savais que tout ce qui était raconté là s'était réellement passé. Je le savais par l'esprit, mais le cinéma parle au corps, les images parlent aux sens et aux nerfs, le matraquage est réel et le fait est qu'il m'a semblé vivre ce soir dans mon corps, tout bien assis dans mon fauteuil que je fusse, l'atroce fin de ces hommes massacrés l'un après l'autre par les sbires de Staline.        

     Katyn02.jpgJe savais pour l'essentiel ce que signifiait le nom de Katyn et tout ce qui l'entourait, bien au-delà du seul charnier désigné par ce nom: notre cher Flop, sous le nom de Philip Seelen, en avril dernier, a pris la peine de rappeler les tenants et les aboutissants de la tragédie dans une longue lettre à l'adresse de l'écrivain français Bertrand Redonnet, établi aux marches orientales de la Pologne, que j'ai publiée sur mon blog. Je savais tout ce que, désormais, tout quidam soucieux d'en savoir plus sur cette "tragédie parmi d'autres" survenues entre 1939 et 1945: je connaissais le détail de la manipulation soviétique et l'opération de propagande longtemps entretenue en France et en Occident, visant à attribuer le massacre aux nazis. Je savais les circonstances de ce crime de masse occulté et comment, par exemple, le major-général du NKVD Vassili Mikhailovitch Blokhine en personne, vêtu d'un tablier de boucher et armé d'un pistolet allemand Walther PPK, avec l'aide de deux exécuteurs fameux, les frères Ivan et Vassili Jigarev, "traita" 7000 hommes en 28 nuits pendant que des millions de pères de famille soviétiques (présumée bons) crevaient sur le front de la même mort que des millions de pères de famille allemands (présumés méchants), et je revoyais Joseph Czapski, dont une partie de la vie avait été consacrée à rétablir la vérité sur l'assassinat des 25.000 officiers et étudiants polonais assassinés par les Soviétiques, qui pleurait ce jour-là sur une page des Nuits florentines de Heinrich Heine que je lui lisais dans sa modeste soupente où voisinaient ses toiles récentes et les centaines de carnets reliés de son légendaire journal.

    Czapski36.jpgLes bras réunis autour de ses immenses jambes pliées, ses immenses mains jointes comme pour une prière, la voix haut perchée d'un vieil enfant, Czapski m'avait donc demandé de lui lire deux ou trois pages des Nuits florentines  que notre ami Dimitri aimait tant lui aussi et qu'il rééditerait des années plus tard, mais je ne me rappelle pas ce qui avait tant ému, ce jour-là, l'artiste octogénaire revenu de toutes les horreurs du XXe siècle - des bombardements de Varsovie où l'essentiel de son oeuvre avait été détruit, à la bataille de Monte Cassino où les Polonais avaient appris la forfaiture des Alliés les livrant à une nouvelle dictature. Je ne me souviens pas de la source de cette émotion si vive, mais celle-ci me rappelle, à l'instant, les mots que Varlam Chalamov consacre à la rosée du matin dont les perles scintillent au soleil, derrière les barbelés du goulag...   

    Un homme est trop fragile pour résister à une balle qu'on lui tire à bout portant dans la tête. Mais le même homme fragile est capable de résister à la violence par son art ou par ses larmes.

     

     (Extrait d'un livre en chantier)

     

    Katin4.jpgPour mémoire: Katyn, d'Andrzej Wajda. Avec d'indispensable compléments, dont un entretien avec Wajda et le témoignage de Joseph Czapski. DVD Montparnasse.

     

     

    Les livres de Joseph Czapski ont été publiés à L'Age d'Homme et chez Noir sur Blanc.