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  • Noir comme l'amour

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    Pour Max Lobe

     

    « Prendre la vie de quelqu’un est une chose énorme » avais-je dit à Blacky, mais il semblait ne pas entendre. Il avait fait mine de m’écouter, mais je le sentais ailleurs. Pas encore revenu de sa zumba. Se demandant peut-être ce que fichait Florian pendant son absence. Ou pensant déjà à la sortie de son prochain livre dont il claironnait partout qu’il serait saignant. Se voyant déjà à la télé où, une année plus tôt, je l’avais vu faire son numéro pour son premier best-seller, bien avant notre rencontre dans le TGV. Or il me restait à le décevoir. J’étais là pour ça. C’était lui qui m’avait demandé mon avis et il savait que je n’étais pas du genre à le flatter sur sa bonne mine, mais se doutait-il que cela aussi pourrait être saignant ?

     

    Pour le moment nous étions encore tout sourire. Il y avait à peine un quart d’heure que nous avions pris place sur la terrasse de L'Amazonial côté lac. Le crépuscule s’était attardé sur la baie en longues bandes de pourpre flammées d’orangés et les indigos se mêlaient au-dessus des crêtes douces du Jura ; en face de nous la calotte blanche du Mont-Blanc étincelait au-dessus de l’obscurité montante, et soudain Blacky, revenu de sa feinte distraction, se pencha vers moi l’air ébranlé : « Autrement dit tu ne marches pas ? Je ne l’ai pas bien assassiné selon toi ? J’ai pourtant soigné mon coup de couteau ! Mais vas-tu donc me dire ce qui ne va pas – c’est toi qui commences à me tuer, à la fin, après tout ce que tu m’as déjà fait corriger jusque-là… »

     

    C’était cela qui m’avait attaché à Blacky : cette façon de paraître ailleurs alors qu’il ne perdait rien de ce qui touchait à son affaire. Ce souci de casser la baraque plus fort que sa paresse naturelle. Cet amour-propre, aussi, de Narcisse nègre se décriant lui-même volontiers mais ne supportant pas le moindre reproche des autres. Ce côté fils à maman au père absent qui me cherchait peut-être, va savoir, de ce côté-là.

     

    « Ton coup de couteau ne m’a pas fait mal, Blacky, et c’est ça qui pèche. Un meurtre doit faire mal au monde entier, en tout cas sur la page, sinon tu gobes sans y croire – mais ça je ne sais pas le faire, et tu le sais. Et d’ailleurs on n’y croit pas plus après qu’avant. Tu vas jusqu’à écrire SPLASH en lettres majuscules quand le sang de Billy gicle, mais ça ne suffit pas, Blacky. Faut que tout saigne quand Sony passe à l’acte. Faut que le monde entier ressente l’énormité de la chose. Mais avant ça faut que le passage à l’acte soit pour ainsi dire obligatoire. Faut qu’on n’y pense même pas. Faut que ce soit la seule solution pour le personnage ».

    Pourtant je savais, évidemment, que je n’avais aucune chance de convaincre Blacky de quoi que ce soit sans passer moi aussi à l’acte, ce soir-là, d’une certaine façon. À présent qu’il connaissait un peu mieux ma propre folie, et comme j’avais passé moi aussi de l’autre côté de son miroir, je savais que nous pouvions nous comprendre autrement que par ces sentences assenées de lecteur pro. Or la cuisine très épicée de L’Amazional, après la première fiole de vin de Banyuls que nous venions de descendre, nous aiderait peut-être à retrouver l’Afrique de Blacky, et par conséquent sa meilleure chance de décrocher la timbale...

     

    (Suite de la nouvelle à découvrir dans le recueil Léman noir, à paraître ces jours aux éditions BSN Press, Lausanne-Bangkok. À noter, en outre, que Max Lobe publiera, en janvier prochain, aux éditions Zoé, son nouveau roman intitulé 39, Rue de Berne.)

     

  • Ceux qui écoutent le Temps passer

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    Celui qui sait par cœur toutes les notes de La Flûte enchantée / Ceux qui voient la musique en couleurs et notamment Messiaen et Debussy mais aussi Dutilleux et Arvo Pärt / Celui qui échappe au canard du doute à lèvres de vermouth en se repassant le 4e Concerto brandebourgeois / Celle qui se rappelle l’ami disparu avec lequel on écoutait le Göttingen de Barbara / Ceux qui te répètent qu’ils te reçoivent 5 sur 5 et dont le regard dit tout le contraire / Celui que Vivaldi met en joie alors qu’il n’est qu’épicier non mais t’y comprends quelque chose ? / Celle qui sait les pouvoirs érogènes des ragas de l’Inde / Ceux qui ne se doutent pas qu’ils ont l’oreille absolue et ne semblent pas en souffrir à vue de nez / Celui qui écoute le doux murmure des nonnes à la sieste / Celle qui prête son oreille à un mendiant aveugle qui lui sourit en entendant tomber la pièce / Ceux qui sont à l’écoute des démunis aux heures réglementaires / Celui qui fait semblant de ne pas entendre son heure sonner / Celle qui entend ce que lui disent les lèvres du sourd-muet aussi salace que bien foutu / Ceux qui laissent dire en souriant comme le bourreau qui retient le couteau pour le plaisir / Celui qui mâche du chewing-gum alors que la chanteuse de fado mime le désespoir de celle que son macho plaque pour une Islandaise rousse mais friquée de passage au Barrio Alto / Celle que son père richissime veut absolument faire opérer pour qu’elle devienne le soprano dramatico de ses rêves / Ceux qui écoutent la radio des voisins mais baissent la voix pour critiquer leurs émissions à la con / Celui qui a ce qu’on appelle deux voix dont il use parfois dans les soirées récréatives / Celle qu’on appelle le rossignol de la ZUP / Ceux qui dérogent à leur vœu de ne jamais manger d’oiseau en se tapant de temps en temps un bonne paire de cailles tirées les dimanches de brume / Celui qui entend la musique de l’ascenseur sans se douter que c’est du Monteverdi First Class / Celle qui laisse s’épancher la concierge avant de lui faire comprendre que son appareil audio n’est pas branché / Celle qui sait la partition de Violetta par cœur mais n’a pas encore trouvé l’homme qui la fera souffrir come dans La Traviata / Ceux qui n’écoutent que leur courage hélas peu causant chez des retraités finlandais en saison morte, etc.
    Image : Alexandre Sokourov.

  • Ceux qui se lèvent du bon pied

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    Celui qui sitôt l'éveil fait de l'oeil à son bon ange / Celle qui devant son miroir de l'aube entonne l'hymne apéritif: "Avec Martini, Martini, Martini / Le monde entier / Chante et sourit" / Ceux qui se lavent dans l'eau de fonte du glacier dont les séracs bleutés s'irisent aux premiers rayons de celui qu'on appelle Jean Rosset dans le canton / Celui qui s'ouvre comme un livre que le vent commence à feuilleter / Celle qui sait (intuitivement s'entend) que sa force vive est faite du produit de la masse par le carré de la vitesse et que son dynamisme pétulant d'avocate des pauvres en procède ce matin clair où même les momies de l'Office des poursuites semblent bien lunées à leurs guichets / Ceux qui constatent ce matin que "toutes choses sont conspirantes" dans le sens optimiste qu'entendait Hippocrate / Celui qui voudrait bien croire à l'"harmonie préétablie" du monde dont lui parle son cordonnier spécialiste de Leibniz mais que dément la naissance de son premier enfant nain à tête d'oiseau / Celle qui positive à mort pour ne pas déprimer à vie / Ceux qui croient vivre dans le pire des mondes possibles au motif que le seul Bancomat du quartier vient d'être "explosé" par des vandales sûrement étrangers voire de couleur / Celui qui a repéré deux ou trois trous dans la chaussette de la théodicée de Gottfried Wilhelm Leibniz (1646-1716) / Celle qui considère que 99% des mecs sont niaiseux dès qu'ils théorisent sans en faire une théorie / Ceux qui pouffent de gaieté matinale en lisant les élucubrations pseudo-prophétiques consacrées à Lautréamont par le sémillant Philippe Sollers dans ses Fugues / Celui qui ne voit rien de plus divertissant le matin que la lecture d'un écrivain français postulant la supériorité mondiale de la langue française dont il serait lui-même l'unique survivant ou à peu près en toute modestie objective s'entend / Celle qui pratique le décentrage culturel matutinal en skypant demi-nue (genre string et soutif à pois roses) avec son amant annamite / Ceux qui donneraient à peu près toute la littérature française actuelle pour le seul chapitre des Frères Karamazov intitulé Les gamins, etc.


    Image: JLK, En Toscane

  • Ceux qui se sentent seuls

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    Celui qui reste sans réponse / Celle que l'euphorie générale déconcerte / Ceux que le nombre annihile / Celui qui a le sentiment-sensation de vivre au milieu de zombies / Celle qui n'entend même plus l'écho de sa propre voix / Ceux qui sont enfermés dans un cachot sans murs / Celui qui cherche un semblable dans la masse des pareils au même / Celle qui ne cherche plus rien à force de trouver tout égal / Ceux qui se lèchent pour se donner l'impression-sensation qu'ils communiquent encore un peu / Celui qui ne rêve plus entre ses insomnies / Celle qui fuit dans les achats divers / Ceux qui n'ont même plus peur du vide / Celui qui lit best-seller sur best-seller / Celle que passionnent les stories de serial killers où l'on éventre de très jeunes filles sous l'influence de mères évidemment très très possessives / Ceux qui font des vernissages monstres pour des livres qu'ils espèrent "cultes" voire "cultissimes" / Celui qui a cru reconnaître Robert Walser au fond de la salle de muscule mais ce doit être une erreur / Celle qui se tait dans le train où tout le monde parle pour ne rien dire / Ceux qui de toute façon n'en ont rien à cirer malgré le surplus d'encaustique qu'il faudra sûrement jeter comme les agrumes et les sentiments obsolètes / Celui qui ne sait où fuir la fuite / Celle qui se serre la main à elle-même en se promettant de rester en contact / Ceux qui refusent le refuge du refus / Celui qui va voir ailleurs qui il est / Celle qui fait la sourde oreille pour ne pas voir ce que tu entends / Ceux qui font le mur de la maison de retraite / Celui qui dit comme ça que certaines choses ne sont pas à dire - on peut le dire comme ça / Celle qui a compris qu'elle ne serait pas entendue si elle ne parlait pas pour ne rien dire / Ceux qui se remettent au piano ou à l'écoute du merle matinal / Celui qui n'est à vrai dire presque jamais seul et ne s'en plaint pas plus que de l'être / Celle qui rejoint son conjoint sur le toit de l'Entreprise pour se faire un joint avant de faire le point / Ceux qui se trouvent bien ensemble si ça se trouve et ça se trouve en cherchant bien, etc.

    Image: Philip Seelen

  • Confession d'un enfant du siècle

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    A propos de Tout autre,une confession, de François Meyronnis.

    Certains livres nous prennent par surprise, et c'est ce qui vient de m'arriver avec la lecture de Tout autre, une confession de François Meyronnis, avec lequel je me suis découvert des points communs en dépit de goûts et de positions très différents, voire opposés.

    Je connaissais un peu François Meyronnis jusque-là, mais d'assez loin, sans avoir lu aucun de ses livres. J'avais bien entrouvert L'Axe du néant, volumineux essai paru il y a quelques années, que j'ai refermé en soupirant comme, trente ans plus tôt, j'avais refermé L'être et le néant, peut-être rien qu'au motif de mon peu d'attirance pour ce concept de "néant" qui suppose une tête philosophique que je n'ai guère. Je savais François Meyronnis proche de Philipe Sollers, dirigeant la revue Ligne de risque avec son compère Yannick Haenel; les attaques haineuses dont il a parfois été gratifié me l'ont rendu plutôt sympathique, mais il m'a fallu lire une dizaine de pages de Tout autre, après l'aimable dédicace annonçant la "confession d'un irrégulier", donc mon semblable éventuel, pour m'intéresser à l'astringente évocation d'une enfance vécue contre l'école, ou du moins contre le drill ordinaire par voies de lettres et de chiffres, immédiatement à l'écart, confrontée à la solitude et forcée à une appropriation personnelle de la parole et de la réalité, notamment par la magie proustienne des Noms - ici porteurs blasonnés de gloires historiques tels Tarquin le Superbe ou Coriolan, Marie Stuart ou Charles le Téméraire, et plus tard le truchement des livres.

    Ce qui m'a intéressé dans ce récit est l'aspect vertigineux que peut revêtir la découverte d'une altérité fondamentale, non tant sociale ou psychologique qu'existentielle voire métaphysique, abouchée physiquement à des gouffres psychiques et à des tumultes verbaux. Avant de découvrir Lautréamont à quinze ans, le petit souffre-douleurs de cour d'école "pas comme les autres", traqué par sa prof de maths avant qu'une crise d'apoplexie ne l'en libère, et bientôt considéré par ses proches comme un "être à part", s'est constitué une mythologie fondée sur un rapport magique, voire mystique, avec la parole. Les incantations de Maldoror ne pouvaient trouver meilleure chambre d'écho, et d'autres jeunes gens s'y reconnaîtront, titubant fébrilement entre poésie et philosophie, jusqu'à une véritable révélation dont on rirait, tant elle rappelle celles d'un Pascal ou d'un Claudel, si l'évocation fuligineuse de la rencontre d'un balai, dans un terrain vague, et de la foudre ducassienne, ne portait en elle-même, ici, le signe d'une autodérision cocasse. Pas que l'auteur rie de lui-même; plutôt qu'il nous incite à sourire de sa candeur sincère en somme romantique, pour ne pas dire "enfant du siècle".

    Chaque génération a ses élans et ses effrois, ses dieux et ses démons, ses idoles et ses rejets, et c'est particulièrement visible dans la France littéraire des héritiers de Mai 68, dont les représentants les plus singuliers voire les plus remarquables (tels un Marc-Edouard Nabe, un Maurice G. Dantec ou un Michel Houellebecq) se sont tous définis par le rejet teigneux èvoquant la posture dostoïevskienne du "je suis seul et ils sont tous"...

    François Meyronnis le vit d'une façon plus réservée et douce en apparence, mais on trouvera dans sa "confession" deux épisodes significatifs "d'époque". Le premier est le récit mordant d'un essai de réunion de "bandes" littéraires, affiliées à deux revues rivales, se rencontrant en présence d'une "icône" de la philosophie contemporaine, en la personne de Giorgio Agamben. Le second est la reconstitution imaginaire d'un "dialogue" de l'auteur avec Michel Houellebecq, dont l'oeuvre apparaît alors comme un "repoussoir".

    Or ce qui me frappe en fin de compte, et François Meyronnis y participe autant que Philippe Sollers (dont un bon geste est évoqué lors d'une rencontre nocturne avec l'auteur), c'est la propension de tous ces talentueux littérateurs aux généralisations catastrophistes. Autant je me sens proche d'un Sollers quand il parle des jardins du monde ou grappille entre Stendhal et Diderot, autant m'ont émerveillé maintes pages passionnées des Zigzags de Nabe ou des romans de Michel Houellebecq, autant les constats généraux de ces Messieurs invoquant la décadence occidentale (Dantec le punk camé citant les Pères de l'Eglise et Joseph de Maistre !) et la chiennerie multimondiale nous font passer du "tout autre" au morne ressassement du "toujours le même".

    De François Meyronnis me touche la recherche d'une mythologie personnelle s'inventant des héros "tout autres" du côté de Sienne ou de la Corse et plus encore: sa façon de vivre sa parole. Mais voici la scie relancée. "Disons-le sans fard: nous vivons les derniers jours de l'humanité, au moins un siècle que nous les vivons, et cela durera encore très longtemps - d'autant que la fin a déjà eu lieu. Et qu'il n'y a aucun sens à s'en plaindre".

    Enfin je comprends mieux, à la lecture du Tout autre de François Meyronnis, ce qui me fait regimber, souvent, à celle de Sollers: ce côté société secrète. Déjà la chose me rebutait chez Dimitri: son côté Club de l'Horloge, ou le goût de Dominique de Roux pour le savoir crypté, l'ésotérisme d'Abellio et autres doctrines théologico-politiques genre martinisme du comte De Maistre...

    Tout ça me rebute viscéralement, je ne sais pourquoi mais c'est comme ça: ce côté club des purs, supériorité de quelques-uns et autres "restons entre nous " ou "il est des nôtres" - tout cet ostracisme électif m'a toujours paru douteux et plus exactement: ridicule, autant que les attributs et autres insignes ou colifichets du franc-maçon ou de l'élu de n'importe quelle secte solaire ou lunaire.

    Bref, autant la lecture de Tout autre m'a rendu François Meyronnis proche et fraternel à certains égards, autant cet aspect "nous autres" m'a fait sourire, et particulièrement dans sa conclusion à point d'orgue ronflant: "La parole, qui échelonne le grief, soulève aussi ce qui délivre. Le Messie séjourne auprès de nous, et nous devons l'attendre, et il est déjà venu : - c'est la parole". Couchée entre nos lèvres, elle est le Royaume - "petit comme un grain de moutarde": l'écart d'où s'édifient les ciels et se construisent le mondes. En elle, la sagesse; en elle le discernement: et personne n'en veut depuis que toute une société, maintenant étendue à la planète , a fait le rêve de se posséder elle-même - de se fabriquer elle-même - et de s'approprier la Terre. Disparates au jugement des foules, quelques têtes électriques se tournent vers l' exclue, endossant son exil loin des homme, autant d'existences que la délaissée enrôle pour sa route solitaire. Parmi ces biographies possibles de la parole, voici donc, avec humilité, la mienne. Et pour qu'elle luise de toute sa lumière, portez-lui attention"...

    François Meyronnis. Tout autre, une confession. Gallimard, collection L'Infini,143p.

  • Jane's Memories

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    …D’où que tu le regardes il t’échappe, well, jamais il n’est ce que tu vois même de face, je dirai : surtout de face, c’est comme un enfant qui dort - tu ne vois jamais un enfant qui dort de face, et c’est exactement comme ça que je rêve encore de lui les yeux ouverts, mais pas un profil ne le résume vraiment, de face et mal rasé, stony comme toujours il a toujours l’air de s’effondrer alors que de profil, je veux dire: de tous ses profils, yeah, c’est le dormeur des lilas à facettes…
    Image : Philip Seelen