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  • Ceux qui se contredisent

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    "Je sais bien que je dirai le contraire tout à l'heure; oui, mais tout à l'heure est tout à l'heure, et ce n'est pas maintenant..."

    (Charles-Albert Cingria)


    Celui qui dit une chose et son contraire dans le même temps vu que la chose est apparue dans l'intervalle sous de multiples aspects apparemment similaires quoique nonpareils / Celle qui pense 666 choses à la fois en sirotant son diabolo menthe / Ceux qui respectent le principe de non-contradition ou disons: en principe / Celui qui établit des listes littéralement tissées de contradictions afin de briser l'idole de l'Opinion unique / Celle qui à l'instar de Sollers (l'écrivain, pas le théosophe) est capable de défendre à la fois Sade et Pascal et Lautréamont et Benoît XVI et Confucius et Bossuet et les maisons de passe-passe / Ceux qui à l'instar de Patricia Highsmith (la romancière compassionnelle, pas la tueuse en série) vouent autant de tendresse à l'éléphant blanc à barrissement beethovenien qu'au rossignol mozartien / Celui qui n'a pas trouvé de "message" dans les Chants de Maldoror / Celle qui marche à la fois sur la tête et les pieds et parfois l'inverse mais en même temps / Ceux qui vous rappellent qu'"impossible n'est pas français" tout en déconseillant la lecture de l'impossible Ducasse à vrai dire influencé par l'étranger / Celui qui attend de chaque prise de parole une devise du jour à inscrire dans son agenda à côté des sentences de Paulo Coelho et d'Eric-Emmanuel Schmitt / Celui qui dans la Chambre Zéro de la clnique déclare que l'Empire des chiffres nous ramène tous au même point, point barre / Celle qui conseille la cure de phosphate à l'ado éternel qui affirme que tout est foutu et même le reste / Ceux qui revendiquent leur "enclave de sérénité" / Celui qui se dit tantôt slovène et tatôt sarde au niveau sensibilité / Celle qui refuse de donner à boire au drapeau / Ceux qui abreuvent le fétiche de leurs recommandations citoyennes / Celui qui ne touche plus à la compote sentimentale sans rien perdre de sa sensitivité sensible enfin tu vois la nuance Hortense / Celle qui chevauche son propre squelette dans le rêve de l'intense voyou pictural / Ceux qui revendiquent le droit à la contradiction comme valeur ajoutée à leur exigence de non-réconciliation prématurée, etc.

    Peinture: Basquiat, Riding with the Death.

    (Cette liste a été jetée en marge de la lecture de Tout autre, une confession, de François Meyronnis, paru récemment chez Gallimard.

  • Sollersiana

    Sollers22.jpgLecture de Fugues (1)

    Libre pensée. - Elle vient toute seule on ne sait comment. Tout à coup une idée apparaît et en appelle d'autres. C'est comme une forme qui émerge, si tant est qu'un objet puisse émerger en restant immergé dans ce qu'on ressent comme de l'eau, en pensant évidemment (évidence d'époque) à l'eau prénatale; puis l'objet est reconnu par le sujet lui-même et suivent alors des liaisons et des osmoses, des associations d'images et d'idées - on ne sait toujours comment. Mais cela prend forme et requiert, aussitôt, une formulation.

    De la formulation. - À la première page des Fugues de Philippe Sollers on lit dans l'Avertissement: "Les thèmes sont ici multiples, mais, en réalité, il n'y en a qu'un: la formulation comme passion dominante". Et c'est vrai que tout le travail de Sollers (passionné travailleur) tend de plus en plus à la sensibilisation et à la clarification de tout ce qui retient son attention, appelant aussitôt la formulation. Celle-ci est immédiate dès la première citation en exergue, cette fois de Lautréamont: "Dans la nouvelle science, chaque chose vient à son heure, telle est son excellence". Et cette formulation fait appel d'air et d'éclaircie, comme l'auteur le signifie à son lecteur contre l'esprit du temps: "L'anti-littérature, sans doute, mais aussi, de plus en plus, l'absence totale de pensée. À travers mille difficultés et ennuis, j'ai fait ce que j'ai pu, lecteur. Cependant, je crois à ton avenir d'éclaircie, et j'espère que tu cours encore".

    Peacock.jpgDe l'admiration. - Ce qu'il y a tout de même d'admirable chez Sollers est son admiration. On le croit entièrement adonné à lui-même et cela peut exaspérer, mais son grand orgueil n'est pas tout vain (à la différence de l'orgueil, la vanité seule est toute vaine, comme nous l'expliquait un jour notre pasteur Serpolet au catéchisme de la paroisse des Oiseaux: "L'orgueil, c'est quand il y a de quoi, et la vanité quand il n'y a pas de quoi") car il réfracte l'orgueil universel de la nature déployé en reflets moirés comme la roue du paon. Or il est établi que Philippe Sollers est lui-même un admirable paon.
    Cependant, à la différence de l'oiseau fameux, Sollers admire d'autres oiseaux et les dieux qui volent au-dessus de ceux-ci dans le ciel homérique, appelant alors la formulation: "Tout est divin, chez Homère, à commencer par le dieu rythmique qui plane au-dessus des autres: lui-même".

    Qui est écrivain ? - On s'amuse pas mal, en ce temps de bavardage mondial et de muflerie confuse, à voir d'aucuns célébrer la "vraie littérature" et le "véritable écrivain" les yeux au ciel, avec cet air grave et compénétré de ceux qui en savent plus que les autres. On s'amuse surtout de voir qui est forcément cité au tableau d'honneur, et par exemple, en France, un Pierre Michon.
    Michon1.jpgJe n'ai rien, pour ma part, contre Pierre Michon, tout à fait estimable stylé styliste, et lui-même n'y peut rien non plus d'être adulé par ceux-là qui vouent à la littérature "littéraire" un culte à la fois touchant et comique, dont l'affectation de pureté restreint hélas le champ de ce qu'est réellement la littérature pour ceux qui l'aiment sans arrière-pensée sociale - tellement plus large et vivante!
    Ce qui me gêne surtout est la censure qu'appelle ce simulacre d'admiration, qui exclut tout ce qui n'est pas Michon ou michonnant, et plus encore le satisfecit que ces juges à la petite semaine se décernent à eux-mêmes. Sous-entendu: je sais, moi, ce qu'est la vraie littérature "littéraire" et ce qu'est le "véritable écrivain", point, barre.

    C'est du joli ! - Je ne sais plus qui disait que ce qui caractérise en somme le goût bourgeois, ou petit- bourgeois, tient à déclarer du beau qu'il est joli et inversement.
    Il va de soi que dire le beau, autant que dire la loi, ne va pas de soi, mais on se comprendra mieux en parlant d'objets précis. Les peintures de Lascaux sont-elles belles ou jolies ? La biche au sous-bois de tel rapin de canton est-elle jolie ou belle ? Les Autoportraits de Rembrandt peuvent-t ils être dits jolis, et peut-on dire des effigies de vierges en plastique vendues à Lourdes qu'elles sont belles ? Comment distinguer enfin la qualité du toc, la vraie beauté du kitsch ?
    L'ennui du moment, dans le brassage des cultures variées et de l'inculture généralisée, tient au fait que tout est à réévaluer pour pallier le nivellement de tout jugement dont le moindre redressement passe pour élitaire. Mal assuré, tout un chacun se replie alors sur la sempiternelle platitude qui conclut qu'à "chacun son goût" ou pire: que "tous les goûts sont dans la nature"...
    Il est pourtant vrai qu'il n'est pas de loi en la matière et que ce qu'on dit "le bon goût" n'est souvent qu'un préjugé de caste, mais à défaut d'absolu le goût participe aussi de la ressemblance humaine, qui fait que ce qu'on appelle la beauté reste identifiable dans toutes les cultures, selon des critères variables mais parents.
    À propos de parents, je me rappelle que les nôtres, petits bourgeois moyennement cultivés et sans aucun snobisme, avaient à leurs murs des reproductions de fresques de Sandro Botticelli, ressortissant à ce qu'on peut dire la beauté, et des chromos genre natures mortes ou poulbots de Montmartre, juste jolis. Or jamais je n'aurais eu le front, la cuistrerie ni surtout le coeur de juger les miens sur leur goût ni de leur opposer le mien, qui n'a d'ailleurs cessé d'évoluer et n'en a pas fini.

    De l'art souverain. - Il y a de la beauté, ou plutôt: je trouve de la beauté dans ce que d'autres estiment de la laideur. Beauté de Soutine. Beauté de Soutter. Beauté convulsive des expressionnistes. Beauté de certain art dit brut. Beauté des arts dits premiers. Ainsi de suite: l'inventaire de "mon" histoire de l'art, de Lascaux à Czapski ou de Giotto à Munch n'a aucun intérêt sans formulation personnelle, qui ne prétendra pas convaincre qui que ce soit.
    Soutine3.JPGSollers peut m'expliquer en quoi De Kooning, Picasso ou Manet relèvent de l'art souverain, comme Homère ou Diderot, mais il y a loin de l'explication à l'implication, et cela vaut pour tout le monde. Jusque-là, la porte du Paradis de Sollers m'est restée close. Plus grave: il m'a fallu des années avant de m'impliquer vraiment dans la lecture de la Recherche du temps perdu dont j'étais en mesure d'expliquer l'importance depuis mes dix-huit ans. Par ailleurs, je n'attends pas un mot de Sollers sur Dostoïevski, Tchékhov ou Simenon. Chacun son guichet, comme le disait notre ami Pierre Gripari, qui ne comprenait rien à l'art souverain de Charles-Albert Cingria ni au génie visionnaire de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dieux de ma jeunesse et restés tels.Bref, la guerre du goût continue. Philipe Sollers retrouve donc les dieux de l'Illiade: "Sous eux, la terre divine fait croître des herbes nouvelles, le lotus couvert de rosée, le safran, la jacinthe". Tout cela évidemment "dans un nuage d'or". Pendant ce temps, "dans la plaine mortelle, Diomède et son compagnon "marchent, pareils à deux lions, par la nuit ténébreuse, entre les corps, le carnage. le sang noir, les armes". Et Sollers de conclure: "On lit très jeune ces passages, et, pour la vie, ce ciel des rêves est ouvert"...


    Philipe Sollers. Fugues.Gallimard, 2012, 1164p.





  • Ceux qui dérangent

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    Celui qui ne dit jamais ce qu'il faut comme il faut / Celle qui détone dans la discussion de groupe des Anciens de la Poste / Ceux qui disent aimer qu'on les dérange sauf quand ça les dérange en effet / Celui qui se pointe le matin devant son miroir genre Thomas Bernhard l'emmerdeur autrichien pour lancer à son reflet: et maintenant je vais déranger ! / Celle qui répond au petit Descartes se pointant dans son boudoir le matin: mais non René, pas de philo avant l'apéro ! / Ceux que plombe le conformisme de l'anticonformisme / Celui qui ne s'indigne que pour la galerie et se conforme le reste du temps à ce qui se dit sur Facebook et environs / Celle qui cultive l'attention flottante sans cesser de se plier à l'éthique de l'argumentation fondée par ce professeur Habermas que son fils morganatique a fréquenté à l'époque sur les bords du Neckar / Ceux qui s'inscrivent au cours de Fantaisie heuristique proposé ce printemps à l'Université des champs / Celle dont le clavecin manque de tempérament ce matin et qui s'en remet donc aux bras du fougueux forestier / Ceux qui restent "assis dans l'oubli" / Celui qui croit aussi à "l'avenir d'éclaircie" entrevu par Joyaux le fugueur / Celle qui se retrempe dans L'Illiade sans le dire à personne / Ceux qui se sentent plutôt païens le matin et plutôt chrétiens le soir quand le corps "fatigue" / Celui que dérange la seule vision d'un lecteur lisant à l'écart / Celle que dérange la seule pensée d'une jeune fille écrivant un poème dans un tea-room désert / Ceux que dérange la joyeuse animation d'un petit groupe d'ados à capuches dans un train voué au transport des adultes responsables / Celui qui se rappelle les vociférations des voisins genevois de ce couple de Russes du nom de Dostoïevski (ou Tolstoïevski ? ) qui pleuraient si fort la mort de leur premier enfant que ça les dérangeait carrément / Celle que dérange l'obsession de pas mal de Suisses et de Finlandais et de Français et de sujets de diverses nationalités de ne pas être dérangés pendant le repas et même après / Ceux qui se disent épicuriens le matin et schopenhaueriens le soir mais ça peut changer / Celui qui dit volontiers (sur Facebook ou par Twitter) qu'il "relit" Lucrèce pour faire l'intéressant / Celle qui sait d'expérience que ceux qui sentent peu pensent mal / Ceux qui savent que les pourceaux d'Epicure n'ont jamais manqué de phosphate / Celui qui dérange en affirmant crânement que de la mort il n'a nulle peur / Celle qui est morte et ressuscitée par sa seule imagination reptilienne / Ceux qui se rappellent que Molière a traduit De natura rerum / Celui qui ne voit en Epicure et Pascal ou Montaigne et Calvin que des hôtes également bienvenus de son Abbaye de Thélème / Celle qui examine les doctrines au doctrinoscope / Ceux qui n'ont point d'idole à brûler ce matin faute de briquet et de briquettes / Celui que sa liberté d'esprit rend suspect / Celle qui s'entend bien avec son jardin / Ceux qui se gardent de déranger le lecteur aux anges / Celle que rien ne dérange plus maintenant / Ceux qui ont l'esprit dérangé par l'esprit du temps, etc.


    (Cette liste doit un peu de son miel et de son fiel à la lecture incessamment roborative des éblouissantes Fugues de l'exaspérant Philippe Sollers)


    Peinture: Pierre Lamalattie

  • Sollers le fugueur

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    Une nouvelle somme de lecture s’ouvre comme un immense jardin avec Fugues. Plus de 1000 pages de passion communicative. Après La Guerre du goût, Eloge de l'infini et Discours parfait, jamais trois sans quatre. Retour sur le pénultième recueil de cette tétralogie paru en 2010. Avant la suite fuguée...

    Philippe Sollers, dont voici paraître le soixantième livre sous le titre apparemment immodeste de Discours parfait, est à la fois connu comme le loup blanc, dans la bergerie chic du top des lettres françaises actuelles, et plutôt méconnu en réalité. Très médiatisé, très maîtrisé dans son image et ses poses de grand seigneur à fume-cigarette et sourire en coin frotté d’ironie supérieure, le ci-devant ponte de l’avant-garde littéraire des années 60-70, qui atteignit une célébrité plus « populaire » dès la parution de Femmes, en 1983, semble intervenir partout et à tout moment, alors que c’est ailleurs que se passe sa vraie vie d’écrivain.

    Car Philippe Sollers, avant tout, est un écrivain. Et autant qu’un écrivain : un lecteur. Et autant qu’un lecteur : un vivant. Et sur 918 pages ici, qui réfractent les milliers d’heures d’attention vive d’un vivant lecteur curieux de tout ce qui compte dans la vie, à commencer par la connaissance de soi et du monde : un travailleur de fond, un passeur d’idées et un passeur de beauté, un éclaireur (au double sens) et un éveilleur. Or cet immense bosseur solitaire a le culot d’aimer ce qu’il fait et de le dire. Et de le dire bien : au fil d’une écriture de plus en plus libre et joyeuse. Naguère très cérébrale, difficile voire illisible (travers de jeunesse et d’époque), l’écriture de Sollers s’est épanouie et déploie aujourd’hui ses moires de roue de paon. Je suis magnifique, dit en somme cette écriture : le monde est magnifique. Soljenitsyne, revenu du Goulag, le disait tranquillement à son retour d’exil : le monde est parfait. Et Discours parfait, formidable inventaire des beautés du jardin universel, du Paradis de Dante à l’île possible de Michel Houellebecq, ne dit pas autre chose : « À l’opposé de toute vision apocalyptique, ou de « fin de l’Histoire », ou de fascination pour la Terreur, les écrits réunis ici ont pour unique visée la préparation d’une Renaissance à laquelle, sauf de très rares exceptions, plus personne ne croit ». Belle paroles de littérateur, argueront les détracteurs de Sollers, sans le lire. Mais lui-même n’a-t-il pas entretenu le malentendu ?

    Un bonheur insolent

    Sollers maudit ? L’image fait sourire quand on se repasse le film de sa vie. Dès la parution d’Une curieuse solitude, son premier roman paru en 1958, le jeune homme né coiffé fut reconnu par le gaulliste Mauriac et le communiste Aragon. André Breton le déclara «aimé des fées ». Mais d’emblée aussi l’insolent fils de bourgeois bordelais, le frondeur de haut lignage, le provocateur de préau, ne cessa de pratiquer « le plaisir aristocratique de déplaire » cher à Baudelaire, qui lui valut d’être autant jalousé, son succès croissant, que décrié et taxé de tous les vices : renégat de la gauche, girouette intellectuelle, flatteur opportuniste, écrabouilleur cynique. Le sociologue maître à peser Pierre Bourdieu crut lui régler son compte en définissant ainsi sa trajectoire : « de Tel Quel à Balladur, de l'avant-garde littéraire (et politique) en simili à l'arrière-garde politique authentique ». Et l’accusation de misogynie de faire florès après la publication de Femmes. Or c’est d’une femme, justement, Catherine Clément, de la gauche la plus ferme et d’un féminisme avéré, que viendra l’une des meilleurs approches d’un Sollers craint comme le « diable » et se découvrant peu à peu. Et c’est aujourd’hui dans ce qu’on pourrait dire un autoportrait « en creux » qu’il faut relire ce démon d’écriture, avec le triptyque constitué par La Guerre du goût, Eloge de l’infini et Discours parfait…
    Le style mode de survie

    Dis-moi ce que te dit ce que tu lis et je te dirai qui tu es, pourrait dire le lecteur de Discours parfait en parodiant la posture d’apprenti de Sollers au jardin de la littérature. Après les 100 premières pages de Fleurs, traité d’érotisme floral traversant « l’océan des fleurs » à partir des images de Gérard van Spaendonck et de toutes leurs interprétations poétiques (de Dante à Proust, ou des Chinois à Van Gogh), le parcours de l’écrivain creuse l’éternelle question du sens et du mystère de la création par les chemins de la Gnose, via les écrits retrouvés de Qumran, de la Bible et de Shakespeare, de Simone Weil et de ce qu'il appelle la mutation du divin. Avec l’infinie porosité du Big Will, Sollers en appelle à de nouvelles Lumières, à l’école de Sade et de Voltaire, tout en célébrant merveilleusement le style de Rousseau. Le style mode de vie : c’est la grande affaire de l’écrivain, l’éternel apprentissage du lecteur de Proust mais aussi de Fitzgerald, de Kafka ou du nihiliste Cioran, de Melville et de Joyce, entre cent autres, plus encore de Nietzsche le phare « français », gage de renouveau spirituel. Grande aventure de connaissance : renaissance par le style…

    Philippe Sollers, Discours parfait. Gallimard, 2010, 918

    Philippe Sollers,Fugues. Gallimard, 2012, 1114p.

    PS. Je reviendrai sous peu à Fugues où il est question, notamment, d'Epicure et de Diderot (le sommet de la langue fançaise selon l'auteur), de Lautréamont et de Sade comme souvent, et plus qu'avant de Chine et du pape et de plaisir et de Mozart et, beaucoup, de Manet. Entre autres entretiens sur son cher lui-même...

  • Ceux qui sont en réunion

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    Celui qu’on sait en rendez-vous dans la maison du même nom / Celle qui se dit en conférence sans préciser qu’elle y est seule / Ceux qui sont en séance même que ça s’entend dans le couloir / Celui qui est inatteignable même par lui-même / Celle qui délègue la gestion de ses absences / Ceux qui ne reçoivent que sur rendez-vous reportés / Celui qui se recueille avant de manadger / Celle qui recule pour mieux se faire sauter / Ceux qui invoquent la crise pour justifier leurs bénéfices / Celui qui sort de son dernier divorce avec un parachute doré / Celle qui bivouaque dans son coffre-fort / Ceux qui se plaignent de gagner trop / Celui qui gagne à ne pas être connu / Celle qui possède un double de la clef des champs / Ceux qui infèrent de la Science que l’individuel existe puisque Vinteuil l’a modélisé / Celle qui décrie le sac vide du Moqueur / Ceux qui pensent que la prière est le langage dont use Dieu pour se célébrer Lui-même / Celui qui retrouve Bach au-delà du bruit de l'orchestre à 224 pieds bottés /Celle qui zone entre les parenthèses / Ceux qui savent la louche influence de Saturne / Celui qui a intégré le divin dans son organigramme / Celle qui ne spéculera pas sur les derniers mots de Spinoza / Celui qui défait les noeuds de son angoisse en recourant à d'anciennes formules chamaniques où dominent les consonnes / Celui qui se sait supérieur en abjection au cafard qu'il écrase d'un coup de talon distrait / Celle qui fait un retour à la nature dont elle connaît le taux de saturation en DDT / Ceux qui entendent encore au double sens d'entendre et de comprendre les clameurs des Malebolge de L'Enfer de Dante / Celui qui lit attentivement les journaux pour ne pas oublier l'état de la cata / Celle qui se défait peu à peu de sa chair ma chère / Ceux que les nouvelles Puissances ravissent, etc. Image: Philip Seelen

  • Merci jeune homme !

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    Après « Indignez-vous ! », Stéphane Hessel avait persisté et précisé avec « Engagez-vous ! ». Pour ne pas consentir à l’inacceptable. Flash-back et reconnaissance au rebelle disparu !



    Un jeune homme de 93 ans fait ces jours un tabac en librairie et sur les estrades publiques et médiatiques. Après quelques mois, son fameux libelle, Indignez-vous !, s’est vendu à plus d’un million d’exemplaires et a été traduit en plus de vingt langues. Ce cri du cœur, de toute évidence, est en phase avec un ras-le-bol général. En plein vent printanier de révolte contre les puissants plus ou moins pourris, Stéphane Hessel, né en 1917, l’année de la Révolution bolchevique, et qui a donc l’âge aujourd’hui des pères de soixante-huitards plus ou moins raplapla, a déplié sa grande carcasse d’ancien résistant, torturé et déporté, pour se lever comme il le fit contre les nazis et dire posément: non.

    Non à l’indignité où tant de nos semblables sont rejetés. Non à l’injustice sociale. Non à la violence. Non au pillage ou au saccage de la planète. Rien de « révolutionnaire» pour autant dans l’appel de l’ancien diplomate humaniste, type de l’homme de bonne volonté aux multiples bons offices, pour les sans-papiers, les sans-logis ou la paix entre Israël et les Palestiniens, pour une économie moins prédatrice et une écologie gage d’avenir.

    Avec la caution morale de son passé, Stéphane Hessel se tourne cependant vers l’avenir. Preuve en est son nouveau manifeste, Engagez-vous ! où il dialogue avec le jeune écolo-reporter Gilles Vanderpooten.

    Un succès controversé

    À quoi peut bien tenir l’extraordinaire retentissement de la première plaquette de Stéphane Hessel ? Pourquoi ce succès phénoménal, et comment expliquer aussi la violence des réactions que ce manifeste a suscitées à la fin de l’an dernier, notamment de la part de Sammy Ghozlan, directeur du Bureau national de vigilance contre l’antisémitisme, et de l’historien-polémiste Pierre-André Taguieff, dont on a pu lire sur Facebook ces propos vifs : « Quand un serpent venimeux est doté de bonne conscience, comme le nommé Hessel, il est compréhensible qu’on ait envie de lui écraser la tête ».

    À vrai dire le seul tort de Stéphane Hessel est de s’en être pris à la politique menée par Israël contre les Palestiniens. Or ces attaques paraissent d’autant plus mesquines que le personnage visé, hors norme, déjoue ces critiques par son parcours.

    Hors du commun, sa mère le fut déjà à outrance. De fait, Berlinoise non conformiste, qui traduira la Lolita de Nabokov en allemand et sera le modèle de la Catherine du film Jules et Jim de Truffaut en aimant deux homme à la fois, Helen Hessel, mariée à un Juif lettré (proche de Walter Benjamin) d’origine polonaise, a donné à son fils l’exemple de la liberté d’esprit.

    Brillant sujet de Normal Sup’ vite gagné au plaidoyer de Sartre pour la responsabilité et l’engagement, le jeune Stéphane va rejoindre, en 1941, De Gaulle à Londres puis la Résistance en France, où il participera à la mission Gréco. Arrêtéen 1944, soumis au supplice de la baignoire, déporté à Buchenwald, puis à Dora, le résistant s’évadera à quatre reprises et échappera miraculeusement à la mort qui frappa 31 de ses 37 camarades arrêtés avec lui.

    « Ce qui caractérise ma vie, c’est la chance, reconnaît-il aujourd’hui. J’ai eu énormément de chance. Je suis passé à travers des péripéties qui ont mal tourné et je m’en suis bien sorti. Du coup, je projette cette chance sur l’histoire. L’histoire peut produire de la chance : c’est ce qu’on peut appeler de l’optimisme. Tout en reconnaissant volontiers que ce n’est pas toujours vrai… ».

    Optimiste, mais pas jobard pour autant, Stéphane Hessel n’a rien de l’idéaliste flatteur. À ceux qui le taxent d’antisémitisme, ilrépond sans agressivité, pièces en main. De la même façon, son appel à la responsabilité des nouvelles générations n’a rien de flagorneur non plus.

    « La conscience éthique doit nous rendre sensibles au fait que ce que nous faisons aujourd’hui a des répercussions sur ceux qui viennent ensuite », déclare encore Stéphane Hessel. « Il est bon que nous y réfléchissions et que nous fassions le plus possible pour que les générations suivantes puissent poursuivre heureusement leur existence. » A préciser dans la foulée que, désintéressé, Stéphane Hessel a renoncé à tous ses droits d’auteurs, son premier éditeur ayant déjà versé 100.000 euros au Tribunal Russel pour la Palestine…

    Helen Hessel avait souhaité que son fils fût heureux « afin de rendre les autres heureux ». Elle n’aurait pas trop à rougir de son vieux fiston…

    Stéphane Hessel. Indignez-vous ! Editions Indigène, 29p.



    Hessel2.jpgPour une transmission salutaire

    Après Indignez-vous !Stéphane Hessel répond à ceux qui lui ont objecté, justement, qu’il ne suffisait pas de s’indigner. Au fil de ces entretiens avec Gilles Vanderpooten, écolo-reporter de 25 ans, il expose sa conception de notre responsabilité commune. À son jeune interlocuteur qui évoque les mesures très concrètes que prônait le Conseil National de la Résistance et l’interroge sur l’action à mener aujourd’hui, Stéphane Hessel répond : «Refuser le diktat du profit et de l’argent, s’indigner contre la coexistence d’une extrême pauvreté et d’une richesse arrogante, refuser les féodalités économiques, réaffirmer le besoin d’une presse vraiment indépendante, assurer la sécurité sociale sous toutes ses formes ». Et d’insister sur le fait que « le scandale majeur est économique », beaucoup plus difficile à combattre que l’occupant nazi. Puis de constater que « le deuxième grand défi, partout et maintenant, est la dégradation de la planète et de l’environnement. Et d’en appeler à la résistance de la jeunesse, tout en remarquant que « la jeune génération manifeste peu de résistance par rapport à ce qui la scandalise.»

    Dans les grandes largeurs, Stéphane Hessel prône la création d’un Conseil de sécurité économique et social qui réunirait par élection les 20 à 30 Etats « les plus responsables » afin d’instaurer une stratégie mondiale qui exercerait son autorité sur les instances financières, commerciale, du travail et de la santé. « Le système des Nations unies aurait ainsi une tête », ajoute-t-il.

    Evoquant en optimiste clairvoyant la question du progrès humain, Hessel réitère sa confiance en l’homme tout en nuançant : « Cet animal-là, il est dangereux et il est capable de tout bousiller (…) mais il est formidablement capable d’aborder de nouveaux problèmes avec de nouvelles idées ! »

    Stéphane Hessel et Gilles Vanderpooten. Engagez-vous ! Editions de l’Aube, collection Monde en cours, série Conversation pour l’avenir, 92p. En librairie dès le 10 mars 2011.


    La fronde des détracteurs


    Pierre André Taguieff, singeant Voltaire : «Un soir au fond du Sahel, un serpent piqua le vieil Hessel, que croyez-vous qu’il arriva, ce fut le serpent qui creva.

    Alain Finkielkraut : «On s'inquiète à juste titre de la démagogie croissante des populistes, mais un même phénomène est à l'oeuvre chez les bobos français. Indignez- vous! est l'incarnation même de ce «boboïsme»…

    Claude Lanzmann : «De Nicolas Donin, qui incitait à brûler le Talmud, à Stéphane Hessel, on connaît un certain nombre de gens qui, ayant de lointaines origines juives, sont passés à l'ennemi».

    Eric Zemmour : «Ce que fait Papi Hessel, c'est de la fausse provocation, comme le font Cali, Raphaël ou Stéphane Guillon. Comme disait legénéral de Gaulle : la vieillesse est un naufrage… ».



  • De parrain à poulain

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    Retouches aux Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis

    À l'attention particulière de Max Lobe, mon poulain attitré,

    et pour Aude Seigne, Anne-Frédérique Rochat, Isabelle Aeschlimann-Petignat; mes amis Quentin Mouron, Bruno Pellegrino, Daniel Vuataz, Matthieu Ruf, Sébastien Meyer et la jeune bande de l'AJAR


    Maxou9.jpg

    DK. - Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.

    JLK. - Tâchons de parler ensemble, un de ces soirs, de ce qu'est réellement une idéologie...

    DK. - Tiens-toi à l’écart des princes.

    JLK. - Toi qui m'a sommé de m'acheter une cravate pour approcher le gouverneur du Katanga, en septembre dernier à Lubumbashi, comment pourrais-je t'en vouloir d'en avoir appris un peu plus, ce jour-là, en observant de près Moïse Katumbi ?

    DK. - Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.

    JLK. - Si ta langue est vivante elle devrait être assez forte aussi pour intégrer toutes les formes de langage, ne serait-ce que par l'ironie. Même de la novlangue des SMS et de Tweets on peut faire son miel sur Facebook et ailleurs.

    DK.- Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, des gendelettres qui se croient "plus fort" tout en craignant de se mesurer à Goliath alors que David l'a fait sans plume...

    DK. - Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.

    JLK. - Sourions, mon ami, à ceux qui se disent plus faibles que les divisions de Staline - c'est encore une forme de vanité.

    DK. - Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.

    JLK. - À toi qui sais qu'écrire est une utopie en mouvement et le projet de chaque jour, je filerai tantôt la variation claire-obscure de Michel Foucault sur le corps considéré comme une utopie habitable...


    DK. - Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.


    JLK. - Nous pourrions aussi parler de cette notion de fierté, un de ces soirs, et de ce qui autorise un écrivain à qualifier les gens de "populace".


    DK. - Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.


    JLK. - À toi qui viens d'un pays où la "promotion canapé" et le "piston" font partie des procédures d'avancement, je n'ai pas de conseil à donner, mais cette notion du "privilège" social mérite discussion.

    DK.- Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.

    JLK. - Là, je trouverais intéressant, Maxou, que nous parlions des écrivains africains politiquement engagés genre Mongo Beti et de ce que nous trouvons encore chez eux de bien éclairant en dépit de leur vocabulaire daté et de leurs préjugés de militants - je te vois sourire d'ici en retombant sur les lignes assassines du Rebelle de Mongo Beti contre Ahmadou Kouroma.

    DK. - Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.

    JLK. - Nous parlions l'autre soir des croisements et autres collisions des trains historiques de l'Europe et de l'Afrique, et nous savons aujourd'hui qu'il est d'autres urgences historiques que les lendemains qui chantent, mais reparlons donc, un autre soir, de ce que signifie une métaphore et son bon usage...

    DK. - Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.

    JLK. - Le "train" est aujourd'hui le "trend" et nous n'en sommes pas plus dupes toi que moi, mais on peut faire du "trend" une miniature et jouer avec, non ?

    DK. - Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».

    JLK. - Le mieux serait de penser que toute maxime, comme une médaille, a un revers, en vertu de quoi l'on pourrait dire que "qui rate le but rate aussi tout le reste".

    DK. - N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.

    JLK. - C'est un préjugé littéraire d'époque que de décrier, après Mallarmé, l'universel reportage. Balzac est-il écrivain ou journaliste quand il écrit Illusions perdues, géniale peinture de l'expansion industrielle du journalisme ? Les notes respectives que nous avons prises à Lubumbashi sont-elles d'écrivains ou de journalistes ? Le mieux serait de relire les entretiens de Jacques Audiberti avec Georges Charbonnier où l'écrivain-poète-journaliste-dramaturge distingue nettement les degrés divers d'implication de ce qu'il appelle l'écriveur, l'écrivan et l'écrivain.

    DK. - Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Méfions-nous des frilosités esthètes des gendelettres qui ont peur des chiffres et des discours auxquels ils prêtent évidemment trop d'importance.

    DK. - Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.

    JLK. - Pour ma part, mais je n'ai pas besoin d'insister avec un loustic de ton genre, j'irais plutôt fourrer mon nez partout et sans chercher le progrès nulle part puisqu'il va de soi quand on travaille.

    DK. - Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse. Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme. etc : tu as mieux à faire.

    JLK.- Je ne sais absolument pas ce que tu aurais "de mieux à faire", étant établi que j'ai perdu mon temps à m'occuper l'esprit et le corps de toute sorte de sujets (de l'étude des fourmis à la gnose ou de la poésie t'ang à la webcamologie pathologique) qui m'ont tous apporté quelque chose y compris moult rejets et moult égarements momentanés.

    DK. - Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.

    JLK.- Méfie-toi des maximes littéraires équivoques style "l'imagination est soeur du mensonge" qui ne rendent compte ni de la réalité de l'imagination ni de celle du mensonge.

    DK. - Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.

    JLK. - Georges Haldas me dit, lors de notre premier entretien (j'avais ton âge), qu'il y a "un diable sous le paletot de tout écrivain", donc attention aux associations sans recul ironique. Quant à la solitude, elle est parfois terrifiante (celle de Dostoïevski entouré de sa bruyante et ruineuse parenté) quoique pondérée par une présence douce (ce dragon d'Anna Grigorievna), mais n'en faisons pas un drame puisqu'on choisit d'écrire.

    DK. - Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.

    JLK. - À la fin de sa vie, ma mère préférait les films d'animaux aux nouvelles, et la cruelle Patricia Highsmith me dit qu'elle n'osait pas regarder la télé à cause du sang. Quant aux généralités sur "le pire" et "le meilleur", ce sont aussi des ingrédients utiles dans le pot-au-feu de l'écrivain.

    DK.- Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.

    JLK. - Le côté sentencieux de Danilo Kis est assez typique de la société littéraire de l'Europe de l'Est se frottant à la culture française. Mais on pourrait aussi trouver cette emphase chez les adeptes nudistes de certains écrivains-prophètes anglo-américains. Cela dit que me répondrais-tu si je te disais comme ça: "Ne crois pas les griots, car tu es griot".

    DK.- Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.

    JLK. - Danilo Kis ne doit pas bien connaître les prophètes, qui sont fondamentalement des bêtes de doute...

    DK. - Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.

    JLK. - Words, words, words, me répète volontiers notre amie la princesse bantoue à qui on ne la fait pas en matière de flatterie et, moins encore, de confusion des grades.

    DK. - Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.

    JLK. - Dans notre discussion prochaine sur les métaphores, n'oublions pas ces figures du kitsch littéraire: que l'écrivain est un mineur, un veilleur, un allumeur de réverbères, que sais-je encore que n'ont pas écrit Saint-Ex ou l'inénarrable Paulo Coelho.

    DK.- Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.

    JLK. - Cette crainte implicite de ce qui serait "perdu" pour n'avoir pas paru dans un journal est un autre signe de l'incroyable vanité littéraire, qui prend ici un relief particulier au vu du bavardage généralisé des médias.

    DK. - N’écris pas sur commande.

    JLK. - Si la commande du tiers recoupe la tienne, n'hésite pas à écrire même si c'est mal payé ou pas du tout.

    DK. - Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie au contraire sur chaque instant, car chaque instant participe de l'éternité, surtout vers la fin.

    DK. - Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais.

    JLK. - Parie également sur l'éternité, car c'est sous l'horizon de la mort qu'on écrit de bons livres, dont l'éternité est la plus féconde illusion.

    DK. - Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.

    JLK. - Affirmer que "seuls les imbéciles sont contents" est une imbécillité comme nous en proférons tous à tout moment, mais il est vrai que l'insatisfaction est bonne conseillère, sans qu'on en fasse un procès du destin -un jeune écrivain n'a de destin que devant lui.

    DK. - Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.

    JLK. - C'est ça mon poney: tu es un élu. Il y a aussi des peuples élus. Et des sentences réversibles aussi creuses dans un sens que dans l'autre.

    DK. - Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.

    JLK. - Cette question de la trahison est délicate, parfois insondable. Dis-moi qui te dit que tu as trahi et je te dirai pourquoi il le dit. Ce n'est pas justifier du tout la trahison. C'est s'interroger sur la complexité humaine, à quoi s'attache la littérature. Iago en est un modèle, mais il en est mille autres aux motifs que la morale pourrait justifier parfois au dam des prétendus "fidèles".

    DK. - Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».

    JLK.- Marcel Proust dit à peu près que le génie est une affaire d'obstination, où l'esprit de suite est requis jusqu'à la bêtise. Tu peux écrire tout le temps sans écrire rien, ou progresser en t'abstenant: peu importe. L'esprit de suite est une fidélité fondamentale à ton "noyau". Tout le reste vient "après" ou "avec" mais ça viendra...

    DK. - Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.

    JLK. - Méfie-toi, Maxou, des préceptes et autres sentences dénués d'exemples. Qui sont ces gens "qui paient cher leur inconséquence" ? Et quel genre d'inconséquence ? Méfie-toi des abstraits !

    DK. - Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.

    JLK. - Remarque aussi que les conseils en disent souvent plus sur les conseillers que sur les conseillés.

    DK. - Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.

    JLK. - Là c'est la porte ouverte qu'on enfonce ! Mais il est vrai que cette question du relativisme est fondamentale à l'ère du nivellement généralisé - autre "généralité". Donc entendons-nous sur les notions de relativisme, de hiérarchie et de valeurs. À bas les généralités convenues !

    DK. - Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.


    JLK. - L'écrivain est un caniche, me disait le délicieux Marian Pankowski. Qu'il y ait donc, derrière la haie, un prince ou une accorte jouvencelle lui promettant un biscuit: il jappe et sautille. Quant à ne rien faire pour mériter quoi que ce soit, c'est encore la vanité qui parle. Restons purs: ce genre de postures...

    DK.- Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.

    JLK. - Tu m'intéresses, Maxou, parce que tu écris dans plusieurs langues à la fois, que la tienne rassemble en bouquet. Cette idée selon laquelle le bassa (auquel tu n'emprunte que des bribes d'expressions) ou le suisse allemand (dont les téléphones de ma mère m'ont éloigné à sept ans) seraient la meilleure langue du monde est une posture provinciale et finalement assez snob. On sourit déjà quand Sollers déclare que la langue française est la meilleure du monde. Et qui ne se contenterait que d'une langue ?

    DK. - Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.

    JLK. - Une fois de plus, ces balancements dialectiques entre "le pire" et "le meilleur" nous ramènent à la rhétorique binaire débile du BONUS et MALUS...

    DK. - « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)

    JLK. - À quinze ans la parole biblique "les tièdes, je les crache" me bottait pas mal. Mais une digne maîtresse de piano, bien des années avant, m'avait déclaré un jour en penchant son chignon de mon côté: "Et maintenant, jeune homme, nous allons mettre les nuances"...

    DK. - Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.

    JLK. - Quels princes mon zoulou ? T'as déjà vu des princes ? Et pourquoi cette servilité ? Pour obtenir une subvention d'un fonctionnaire de la culture ? Non mais cette pensée est celle d'un valet !

    DK. - Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.

    JLK. - La question de la présomption liée à un mimétisme social doit-elle t'inquiéter au moment où tu commences une "carrière" ? Encore heureux que ton bon sens hérité de ta mère te préserve de ces gesticulations.

    DK. - Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.

    JLK. - Là, je sais que tu ne risques rien. La littérature des pays nantis devient de plus en plus "socialement inutile", c'est pourtant vrai, mais il y a plus grave puisque la littérature est irréductible à la notion sociale d'utilité

    DK.- Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».


    JLK. - Parie au contraire pour l'utilité fondamentale de ta littérature, sans penser à "la société" ou juste "par moments".

    DK. - Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.

    JLK. - Pense au contraire que tu es un membre aussi utile de la société que le Top Manageur Daniel Vasella qui ne lira pas ton livre.

    DK. - Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.

    JLK. - Cette idée des "insectes nuisibles" ressortit à plusieurs idéologies et n'a plus à nous intéresser qu'en tant qu'entomologistes de la langue de bois ou de fer. Matière intéressante pour un écrivain.


    DK. - Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des riches.

    JLK. - Cela m'amuserait de te voir te mettre au sonnet. C'est une discipline rigoureuse qui vaudrait la peine de sacrifier quelques heures de zumba.


    DK. - Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.


    JLK. - Le président français de droite Georges Pompidou avait une bonne connaissance du mètre poétique, de même que le Président français de gauche François Mitterrand.

    DK. - Aie en toute chose ton avis propre.

    JLK. - On croit souvent que son avis est d'origine avec brevet déposé, alors qu'on l'a emprunté à tel ou tel qu'on admire ou qu'on aime bien. Quant à être tout à fait personnel, ça peut venir mais pas forcément. Beaucoup se fondent dans la masse, opinent du chef et du sous-chef, mais n'en pensent pas moins parfois.

    DK.- Ne donne pas en toute chose ton avis. C’est à toi que les mots coûtent le moins.

    JLK. - Montaigne donne son avis sur pas mal de choses, et c'est à lui que les mots coûtent le plus, même si le problème n'est pas là. Donc ne crains pas de lire Montaigne, mais la phrase de Pascal est également digne d'attention, dont chaque mot coûte aussi "le plus". Quant à ceux à qui les mots coûtent le moins, ils opposeront l'un et l'autre, ou joueront Camus contre Sartre.

    DK. - Tes mots n’ont pas de prix.

    JLK. - C'est le genre d'assertion qui peut te ramener au relativisme aussi bien tempéré qu'un clavecin. Au demeurant, tes mots méritent peut-être un prix, mais n'y pense pas...

    DK. - Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?

    JLK. - Si la nation te demande poliment de monter sur le podium pour le prochain discours de la Fête nationale du 1er août, vas-y petit.


    DK. - Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.


    JLK. - Que signifie d'être "en face" ou "au-dessous" de l'opposition. Je ne sais pas. Et quelle opposition, à quel moment, comment ? Tout ça relève de la posture et non de la position.

    DK. - Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.

    JLK. - Quel pouvoir et quels princes ? Et quel "au-dessus" ? La princesse bantoue se sent-elle au-dessus du "vacabon" des gadoues ?

    DK. - Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.

    JLK. - Ce qu'il y a de terrible avec le "politiquement correct", c'est qu'il soit si souvent moralement correct sans engager le moins du monde.

    DK. - Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.

    JLK. .- Mais bon sang, comment envisager le juste chemin d'un écrivain sans attention à toute forme d'injustice ?

    DK. - Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.

    JLK. - Garde en mémoire tout ce que les autres t'ont réellement appris et laisse ta mémoire filtrer ce que tu apprendras aux autres sans rien oublier de ce qui compte.

    DK. - Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.

    JLK. - Là encore le cher Danilo mélange tout, même si Vaclav Havel reste un bon ou un mauvais écrivain comme il a été un bon ou un mauvais chef d'Etat. Pour le magma il n'y a pas de règle. L'atelier de Bacon ou les carnets de Dostoïevski ne sont pas des modèles d'école.

    DK. - Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.

    JLK. Suis leur regard: ils vont tous être d'accord! Je sais que tu n'aimes pas ça, moi non plus.

    DK.- Ne sois pas l’écrivain des minorités.

    JLK. - Et pourquoi pas si tu leur échappes ? Et pourquoi pas l'écrivain des majorités si tu leur échappes ?

    DK. - Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.

    JLK. - Il y a en effet des assimilations visqueuses, mais il en est d'autres joyeuses, mais nous parlerons un soir de la notion de communauté ou de l'écrivain "bon génie de la Cité".

    DK. - N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.

    JLK.- Cela signifie-t-il qu'il ne faut pas écrire pour aucun lecteur ?


    DK. - N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.


    JLK. - Cette notion d'élite est en général un faux-fuyant, soit pour flatter la médiocrité, soit pour se sentir au-dessus du "commun". Le mieux serait d'éviter toute démagogie et toute "cible" sociale quand on écrit.

    DK. - Ne pense pas à la mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.

    JLK. - La mort n'existe pas comme objet de pensée mais elle se vit de phrase en phrase et c'est ce noir qui rehausse les couleurs de nos pages.

    DK. - Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.

    JLK. - L'expression "sottises de professeurs" est ce qu'on peut dire un "argument massue". Quant à l'immortalité de l'écrivain, c'est une métaphore de plus et ce que j'appelle une "illusion féconde". Disons qu'à ce taux-là Homère résiste au temps plus que les pyramides de crânes de Tamerlan.

    DK. -Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.

    JLK. - Le comique est par essence lesté par le sérieux du tragique. D'Aristophane à Shakespeare, via l'Afrique du pleurer-rire.

    DK. - Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.

    JLK. - Quand tu voudras dire le plus tragique de la vie, tu écriras une comédie. C'est en tout cas ce que Brecht conseilla au poète algérien Kateb Yacine.

    DK. - Ne sois pas bouffon de cour.

    JLK. - Si ta cour est faite des commères de Douala, je n'ai pas de conseil à te donner mais je sais que tu t'en tireras...



    DK. - Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.


    JLK. - Comme je t'ai vu hausser les épaules au défilé des Grands Mots, aucun souci pour toi !

    DK.- Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.

    JLK. - J'aimerais bien t'aider à admettre que tu vaux mieux que tu ne crois, mais faut aussi que je me soigne, et les Boyards on les fume sur le trottoir...

    DK. - Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.

    JLK. - Là, ne jurons de rien sans savoir de quelle idée il s'agira. Chacun est facilement d'accord avec Brassens quand il refuse de "mourir pour des idées", mais qui sait ce qui nous attend sous le masque de "l'idée" ?

    DK. - Ne sois pas lâche, et méprise les lâches.

    JLK. - Là encore, non confronté à l'épreuve, le mépris reste en somme platonique.

    DK. - N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.

    JLK. - Sinon que serait-ce que le don de sa vie ?

    DK. - N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce que tu écris pour la fête fait jubiler ?

    DK.- N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.

    JLK. - Si le panégyrique est mérité et joliment tourné, tu ne regretteras rien que d'être jalousé par ceux qu'ombrage toute forme d'admiration.

    DK. - N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.

    JLK. - Tout dépend là encore de qui on appelle héros. Mais si le héros le mérite vraiment, pourquoi pas ? Et puis le genre littéraire de l'oraison funèbre peut être renouvelé - je vois bien un rap à Sankara...

    DK.- Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.

    JLK. - Non: si tu ne peux pas dire la vérité: dis que tu ne peux pas dire la vérité. Enfin c'est ça qu'il faudrait, n'est-ce pas ?

    DK. - Garde-toi des demi-vérités.

    JLK. - C'est ce qu'on appelle une demi-vérité.

    DK. Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.

    JLK. - Et pourquoi pas si ce n'est pas une agitation hyper-festive du genre actuel qui n'a plus rien de la fête ?


    DK. - Ne rends pas service aux princes et aux boyards.


    JLK. - Pourquoi parler de "boyards" et de "princes" à propos des apparatchiks d'une dictature populaire ? Tout cela n'est-il pas trop littéraire en somme ?

    DK. - Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.

    JLK. - Tu vois le jeune écrivain "demander service" au Politburo ?

    DK. - Ne sois pas tolérant par politesse.

    JLK. - Et ne craignons pas d'être impolis par souci de tolérance.

    DK. - Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».

    JLK. - Défendons au contraire la vérité à tout prix, même en présence de ce que nous croyons un imbécile.

    DK.- Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas.

    JLK. - Bah, tout ça va de soi, même si ça se discute.

    DK: - « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )

    JLK.- Quand ils sont signés Karl Popper, ces truismes prennent du galon à ce qu'il semble.

    DK. - « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)

    JLK. - Bis repetita. Quand j'admets que tu as raison, Maxou, je dois craindre de croire que le Cameroun et les Pâquis ont également raison. Laissons là ces poppers !


    DK. - Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».


    JLK. - Quand tu m'as taxé d'ignorance à propos de ton pays, et que j'ai raillé la tienne à propos du mien, nous aurions donc dû cesser de discuter ? Mais quelle étrange maïeutique que celle de cet écrivain pourtant excellent quand il cesse de prêcher !

    DK. - N’aie pas de mission.

    JLK. - La Suisse t'a chargé d'une mission au Katanga et tu l'a remplie en grappillant mille observations "hors mission". T'en priver eût été une démission d'écrivain.



    DK. - Garde-toi de ceux qui ont une mission.



    JLK
    . - Garde-toi plutôt de toute démission.

    DK. - Ne crois pas à la « pensée scientifique ».


    JLK. - Ne crains pas de lire Bacon et Hobbes et Descartes et Spinoza et Leibniz qui ajoutent tous plus ou moins à la poésie de la connaissance qui n'exclut ni la pensée magique ni le syncopé anglo-nègre ni le baroque italien ni l'art du haï-ku.

    DK. - Ne crois pas à l’intuition.


    JLK
    . - Tu devines, comme tu es devin, que ce conseil serait le plus stupide de Danilo Kis s'il traduisait effectivement sa pensée alors que ses livres disent tout le contraire et nous le font vivre.

    DK. - Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.

    JLK. - Un très cher ami de haute spiritualité m'a reproché, de son vivant, de n'être pas assez cynique. À savoir: de ne pas me défendre assez d'une société globalement dominée par le cynisme. Il y a donc cynisme et cynisme. L'important est de ne pas perdre son âme, ce que j'appelais "le noyau".
    DK.- Evite les lieux communs et les citations idéologiques.


    JLK.- Et voilà qu'on retombe dans les lieux communs !

    DK. - Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.


    JLK
    . - Chose facile. Plus difficile est de distinguer la part du génie et de la servilité chez un grand écrivain adulé et vilipendé pour les mêmes mauvaises raisons.


    DK. - Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.


    JLK. - Auquel cas il faudrait renoncer à comprendre une kyrielle d'écrivains égarés, à travers l'Histoire, dans les labyrinthes de l'idéologie et de la politique...

    DK. - Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.

    JLK. - Tâchons plutôt de voir en quoi Sartre et Camus dépassent, et de loin, la polémique qui les oppose et le dilemme artificiel d'un choix de l'un contre l'autre (façon Michel Onfray), alors que leurs oeuvres respectives ont encore tant à nous dire à divers degrés.

    DK. - Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.

    JLK. - Cette opposition réductrice entre "obscurité" littéraire (le surréalisme, la poésie vague,etc.) et "clarté" est intéressante et vaut la discussion, comme le classement de Tolstoï du coté "diune" et Dostoèivski du côté "nocturne", mais le ton péremptoire du conseiller accuse la faiblesse de l'exclusivisme.

    DK.- Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.

    JLK. - À commencer par l'école du rejet...

    DK. - A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.

    JLK. - Ce refus de la discussion sent terriblement son dogmatisme anti-dogmatique d'époque. Il ya dans le réalisme socialiste, des oeuvres très intéressantes...

    DK. - Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.

    JLK. - Quelle erreur ! Et quel mépris pour "les professeurs" ! Même si beaucoup d'entre eux ont une notion étriquée de "l'engagement", la discussion doit s'ouvrir !

    DK. - Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.

    JLK. - Mais oui, mais oui.

    DK. - Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.

    JLK. - Ce qu'il faudrait au contraire, c'est examiner tranquillement tout ce qui fait différer la Kolyma, et l'ensemble de l'archipel concentrationnaire russe, du plan d'extermination des nazis symbolisé par Auschwitz. On n'envoie pas au diable un ignorant: on discute. On lui fait lire Vie et destin de Vassili Grossman ou les récits de Varlam Chalamov, et déjà l'on voit les différences entre communisme et nazisme, au-delà des similitudes (Grossman les a montrées mieux que personne), après quoi toute la littérature de l'infamie humaine est à explorer, de Primo Levi à Jean Amery ou d'Ety Hillesum RoBert Antelme - des Bienveillantes de Jonathan Littell à la somme consacrée par Hugh Thomas à La Traite des noirs...

    DK. - Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
    JLK. - Bien entendu, mais un jeune écrivain a-t-il besoin de tels conseils ?

    DK. - Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement. « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

    JLK.- Voilà donc, Maxou, les conseils que Danilo Kis, écrivain serbe exilé à Paris, tout à fait estimable quoique par trop adulé par d'aucuns, typique en tout cas d'une certaine intelligentsia de la deuxième moitié du XXe siècle, adressait à un jeune écrivain de son vivant. Je te donnerai ses livres et tu en jugeras. Dans l'immédiat, je me réjouis de notre prochaine revoyure de poulain et de parrain, en te remerciant déjà pour tout ce que tu m'as apporté depuis notre rencontre de l'été 2012. Ma génération, qui est celle aussi de Danilo Kis, considère parfois "ceux qui viennent" avec condescendance. Cette attitude me parait regrettable, même si le "djeunisme" me semble non moins débile. Un certain art de la conversation est à relancer. Or il n'est aucune conversation sans réciprocité...

  • Ceux qui restent aux aguets

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    Celui qui postule qu'un réactif est l'oposé d'un réactionnaire / Celle qui réactive son logiciel de perception panoptique / Ceux qui récusent la pensé cyclique / Celui qui se dresse contre les dominations à commencer par la sienne Etienne / Celle qui se rappelle la réflexion de G.K. Chesterton selon laquelle "le monde est plein d'idées chrétiennes devenues folle" / Ceux qui ont dépassé la conception d'une Histoire hégéliene divinisée / Celui qui oppose sa douceur privée à la "violence accoucheuse de l'Histoire" / Celle qui observe les désarrois du jeune auteur pris entre adulation et lynchage / Ceux qu'ont dit "décideurs" sans savoir de quoi / Celui qui taxe de "rêverie" tout projet constructif / Celle qu'on dit improductive parce qu'elle écrit / Ceux qui se croient plus forts (ou plus malins) de ne plus affirmer quoi que ce soit / Celui qui prend acte du nouveau décentrement du mode / Celle qui n'a guère de nostalgies que la musique n'apaise / Ceux qui se prennent toujours pour le centre du monde dans leur canton parisien / Celui qui est partout chez lui même en Chine / Celle qui "échange" sur Facebook en restant elle-même à ce qu'il semble / Ceux qui s'ouvrent au monde sans quitter leur jardin / Celui qui ne se crispe pas sur ses acquis / Celle qui reste Française jusqu'a bout des ongles et même Parisienne jusqu'au bout des cils / Ceux que la curiosité pousse à tout accueillir en ne sacrifiant rien de leur esprit critique millénaire / Celui qui estime que le soleil des indépendances brille pour tous y compris lui-même / Celle qui observe les ravages du libre marché sur la mentalité de son filleul trader qu'elle tance quand il prétend l'aider à sortir du besoin / Ceux qui font leur miel de l'immatériel / Celui qui conspue tout parti unique y compris celui du Supermarché / Celle qui vitupère sa mère lui recommandant de "profiter" de son séjour à Bandung / Ceux qui fuient les croisières "de rêve" / Celui qui participe à la cyber-révolution sans laisser tomber sa plume d'oie / Ceux qui mutent sans changer de cheval / Celui qui recommande à son fils adoptif les vertus de l'"éthique de l'argumentation" et la cure de phosphate / Celui qui aime trop son pays pour être nationaliste / Celle qui n'aime pas des masses qu'on pense à sa place / Ceux qui se répètent dans la langue d'Adolf Hitler: "Wo aber Gefahr ist, wächst das Rettende auch", ce qui signifie dans la langue de Boris Cyrulnik: "Où est le péril croît aussi le salut" / Celui qui semblait allergique à toute bonne nouvelle avant de reprendre courage / Celle qui ne se contente pas de "gérer" ses affects / Ceux qu'insupporte la mentalité des retraités revenus de tout / Celui qui s'obstine à croire à la bonté humaine / Celle qui prône le retour à l'empathie / Ceux qui ne célébreront point la mémoire de Schopenhauer, etc.

  • Au fil des jours

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    Ludmila tricota pas mal ces années-là, et peut-être s’y remettra-t-elle ces prochains jours alors que tous les voyants de l’économie sont au rouge, selon l’expression répandue, Ludmila tricotera comme nos mères et les mères de nos mères ont tricoté, et le monde tricoté s’en trouvera conforté en son économie
    Le monde actuel se défaufile, me disait déjà Monsieur Lesage quand j’allais le rejoindre au Rameau d’or. Tout s’effondre de ce qu’on a construit sur la haine et le vent. Tout a été gaspillé pour du vent. Tout a été pillé et part en fumée, disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope ; il en était à sa troisième chimio et ses traits s’étaient émaciés au point de m’évoquer ceux du poète Robert Walser qu’il aimait tant, soit dit en passant, lesquels traits me rappelaient à tout coup les traits de Grossvater et non seulement ses traits mais aussi sa posture et sa façon de se tenir modestement au bord d’une route de campagne, sa façon aussi de traiter des questions d’économie.
    Jamais je n’avais vu Monsieur Lesage ailleurs que dans son siège curule du Rameau d’or ou sur le pont roulant de sa librairie, immobile et songeur, à lire en tirant sur sa clope, mais il y avait chez lui quelque chose du promeneur jamais chez lui, tout semblant dire chez lui que la vraie vie est ailleurs, cependant il me criblait à présent de questions sur l’Enfant, sans montrer guère d’attention à mes récits de père niaiseux : l’Enfant parlait-il déjà ? L’Enfant s’était-il mis à lire ? L’Enfant écrirait-il bientôt ?
    Puis il revenait aux questions qui le préoccupaient à l’époque, alors que progressait sa maladie sans le dissuader pour autant de tirer sur sa clope – ces questions liées à ce qu’il appelait la Guerre des Objets, questions de pure économie à ce qu’il me disait.
    Vous verrez, mon ami, me disait Monsieur Lesage en ces années déjà, vous verrez qu’ils iront dans le Mur. Ils auront des voitures toujours plus puissantes qui deviendront des tanks et cela les fera jouir de foncer dans le mur. En vérité, en vérité, prophétisait parodiquement Monsieur Lesage, me rappelant les sermons pesamment ingénus de Grossvater en nos enfances, en vérité ce monde est juste bon à s’éclater, et vous verrez qu’il en crèvera.
    Monsieur Lesage grimaçait de douleur, tout en me souriant à cause de l’Enfant ; et c’est en souriant, sans cesser de tirer sur sa clope, qu’il m’entendit lui évoquer le dernier état de ma Mère à l’enfant et mon autre intention de peindre Ludmila tricotant.
    La femme a toujours tricoté, me disait Monsieur Lesage en tirant sur sa clope, je ne dis pas qu’elle ne sait faire que ça, je n’ai jamais dit ça, vous savez combien j’ai aimé les femmes, dont aucune ne tricotait que je sache, mais la femme en tant que femme, la vraie femme, la femme originelle, la fileuse qui s’active dès les aurores n’est en rien à mes yeux l’image d’une imbécile juste bonne à faire cliqueter ses aiguilles, car c’est avec elle que tout commence, du premier geste de choisir le fil à celui de le couper, suivez mon regard, et Monsieur Lesage allumait sa nouvelle Boyard au mégot de la précédente.
    Ludmila tricotait dans la douce lumière de l’impasse des Philosophes, à longueur d’après-midi, surveillant d’un œil l’Enfant à son jeu, et c’était son histoire, et c’était son passé et notre futur qu’elle tricotait de son geste expert, une maille à l’envers puis à l’endroit.
    Le fil du Temps courait ainsi sous les doigts experts de Ludmila et nos mères s’en félicitaient et se remettaient elles aussi à tricoter en douce au dam de l’esprit du temps, selon lequel tricoter est indigne de la Femme Actuelle faite pour le secrétariat et le fonctionnariat ; Ludmila tricotait en écoutant La Traviata ou, la fenêtre ouverte dè¨s le retour du printemps, la simple musique des jours à l’impasse des Philosophes, les canards qui passaient en petite procession ou le chat, le docteur, le facteur ou le brocanteur - Ludmila tricotait et le temps passait, Ludmila tricotait les paysages et les paysages changeaient, il y avait des chemins là-bas ou des enfant s‘en allaient, enfin une après-midi je m’en fus seul au cimetière jeter une poignée de terre sur le cercueil de Monsieur Lesage, Ludmila venait de couper son fil sur sa dent et je murmurai les derniers mots que mon ami avait murmurés avant son crénom de trépas : J’aime les nuages… les nuages qui passent…là-bas, les merveilleux nuages…

    (Extrait de L’Enfant prodigue,

    Image : Richard Aeschlimann. L’envers et l’endroit, encre de Chine, 1970.