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  • Comme un rêve éveillé

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    Dans le labyrinthe pictural de Robert Indermaur. Une expo fascinante à voir à Zurich.

    Il suffit de passer le coin de la rue, et c'est là, de l'autre coté du mur.

    La rue de la Neustadtgasse dément son nom en filant à l'horizontale, derrière la cathédrale, en plein vieux quartier de Zurich, pour déboucher sur la roide rampe pavée de la Trittligasse, et c'est là, à trois pas en contrebas, qu'une porte de verre débouche sur un autre monde à la fois étrange et fascinant, d'une déroutante beauté mêlée d'effroi. Tel étant l'uivers de Robert Indermaur dont la galerie Trittli de Werner Frei présente ces jours une trentaine de peintures et de sculptures récentes, bien représentatives des diverses composantes de l'oeuvre de l'artiste grison (né en 1947 à Coire), à la fois poétique et ludique, contemplative et dramatique, baroque et comique aussi. Dans l'espace restreint à deux niveaux de la galerie, ce saisissant ensemble de visions de Robert Indermaur fait littéralement éclater les murs, alors que la variété des thèmes et des climats de ses toiles se trouve comme dépassée par l'unité organique du regard de l'artiste évoquant à la fois l'expressionnisme (on pense plus précisément aux descendants d'un Böcklin, du côté de Grosz ou d'Ensor) ou le réalisme poétique d'un Varlin, le grotesque théâtral d'un Dürrenmatt ou les féeries douces-acides d'un Fellini - ce n'est pas par hasard que je mêle divers modes d'expression artistique...

     

     

    Indermaur69.jpgCe que vous voyez vous regarde, semble nous dire Robert Indermaur par le truchement de ses figures nous fixant et paraissant voir comme au-delà des apparences, tel ce type genre prof à lunettes tenant dans ses bras une bombe, frère humain de cette femme porteuse d'un inquiétant animal mutant - d'après Tchernobyl ?

    Un immense paysage hodlérien, d'une parfaite fluidité de touche, amorce au sous-sol ce qui pourrait être le départ (ou l'arrivée) de la rêverie proposée par cet ensemble oscillant entre douceur (cette barque posée comme une plume sur un fleuve surréellement jaune sillonnant à la verticale) et véhémence théâtrale, paradoxes visuels et autres fantasmagories oniriques. La liberté du peintre est accordée à celle du rêve, dans lequel tout est possible, comme au jeu. Mais celui-ci n'est ni gratuit ni jamais innocent.

    Indermaur70.jpgRobert Indermaur va partout pourrait-on dire,  avec la même force expressive dérangeante ou révélatrice, parfois cruelle, parfois même obscène, qui caractérise les rêves. Le premier choc passé, il faut y revenir, car il y a là bien plus qu'une imagerie renvoyant à l'étrangeté du monde: une réelle invention picturale dont la découverte nous lave le regard.

     

     

    Indermaur71.jpgZurich. Galerie Trittli, jusqu'au  23 novembre. Mercredi et jeudi, de14h.30 à 18h.30. Le samedi de 12h à 16h. Tel. 044 252 40 60

  • L'Odyssée Zéro de l'espace

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    À propos de Gravity, vertige d'ennui...

     

    On annonçait un film hollywoodien hors norme, pour ainsi dire d'avant-garde et métaphysique de portée. D'une seule voix dithyrambique, les médias ont claironné que Gravity était le film à voir absolument ces jours, positivement renversant. Comme je suis curieux de nature et  point encore blasé en ce qui concerne les deux infinis pascaliens, j'ai couru ce soir voir la chose. Et pour voir quoi ? Strictement RIEN.

    De fait, Gravity représente à mes yeux le vide absolu en matière d'idées, de psychologie et de narration, de contenu et d'invention formelle. Sur un scénario indigne même d'une bande dessinée, réunissant des personnages abyssalement creux, développant une action sans le moindre intérêt pour qui s'est un tant soit peu intéressé à la science fiction littéraire ou cinématographique, ce film n'existe que par son appareillage technique performant et ses images, c'est à savoir exactement: RIEN. N'importe quel débile, par les temps qui courent, moyennant quelques millions de dollars, une Barbie noiraude et un Barbie mec aux yeux bleus, peut fabriquer un tel objet. Comme il y a pas mal de temps que l'usine à rêve d'Hollywood n'a plus pour visée que de faire pisser le dollar, on ne s'en étonnera guère. En revanche, plus étonnant est l'empressement de la critique à se pâmer, à croire qu'elle na' plus d'autre vocation que publicitaire !

    Mais je suis injuste ! Il y a quand même un soupçon de  contenu là-dedans. Même qu''un confrère futé a entrevu, dans la conclusion de Gravity, non seulement une dimension philosophique mais un message subliminal de type darwinien. Les créationnistes n'ont qu'à bien se tenir: Gravity roule pour l'Evolution ! De fait, non point sortie d'une côte d'Adam mais chue de l'espace, l'Eve du film (Sandra Bullock en tenue de fitness spatial) se retrouve dans une manière de soupe originelle au fond de laquelle elle ondule, telle la sirène ou l'anguille, avant de toucher le sable du rivage quelle remonte comme la salamandre, notre soeur ancienne, avenir de l'homme qui lui souffle en l'occurrence à l'oreille: allez maintenant, on rentre à la maison...          

  • Ceux qui jouent des rôles

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    Celui qui en a marre du contexte médiéval / Celle qui se verrait bien en styliste stylée / Ceux qui se la jouent soft Bollywood / Celui qui se réalise dans les épisodes gore alors que c'est juste un timide en manque de phosphate / Celle qui revisite ses rêves érotiques comme un"réseau corporel bien vivant" / Ceux qui réalisent leurs fantasmes agressifs dans des jeux de rôles sur le terrain genre Opération Plomb durci / Celui qui se donne toujours le beau rôle faute de se taper l'enjôleuse / Celle qui n'assume jamais les rôles secondaire sauf si Kate Moss est de la partie / Ceux qui se sont aigris en se la jouant chevaliers des vertus / Celui qui s'est mis à boire et à fumer au titre d'adventiste déçu par la trahison de Sylviane  / Celle qui refuse d'assumer son rôle de mère au foyer alors que l'Usine manque de décolleteuses / Ceux qui jouent aux dames entre messieurs graves dont la cagnotte financera un déplacement au quartier rouge d'Amsterdam / Celui qui refuse de jouer à la télé le rôle de Judas ce faux-cul notoire cible privilégiée des antisémites et patron des pendus / Celle qui incarnera la Vierge au Noël des aveugles / Ceux qui jouent de drôles de jeux depuis leur entrée dans ce qu'on dit la vie active / Celui qui a toujours joué son rôle de joueur né de la rencontre d'un flambeur de casino et d'une lorette de kursaal /  Celle qui n'a pas honte de jouer les chaperons au souper des belles de jour  / Ceux qui gagnent à tous les concours de fléchettes sans savoir où situer Husserl par rapport à Heidegger / Celui qui jacte en dépit des aléas sur le front de l'Est / Celle qui s'offre au terrassier dont l'âme lui semble avoir "un fond" / Ceux qui n'ont de préjugés ni raciaux ni sociaux mais ont une préférence pour la Mastercard Gold / Celui qui a investi dans la pierre à l'orée du bois / Celle que son peu de foi inquiète moins que le surpoids de son pneu / Ceux qui ont le même visage très allongé et le cheveu filasse d'un Michel Houellebecq et la même façon de tenir leur clope et d'annoncer leur suicide sans donner suite à notre connaissance, etc

  • Ceux qui vont et viennent

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    Celui qui fait le trajet du funiculaire depuis sept ans / Celle que ses ménages ont fait aller et venir dans tout le quartier y compris chez les Kosovars / Ceux qui descendaient en ville avec le char plein et en remontaient bourrés mais le char vide et seulement les jours de marché à l'époque / Celui dont on a dit en ces années qu'il avait "une grosseur" au motif que le mot cancer n'était pas encore d'usage dans le quartier des Oiseaux vers les années 50 / Celle qui s'est demandé ce que sa mère voulait dire en revenant du culte comme quoi le pasteur cette fois n'avait "pas si bien parlé" / Ceux qui venant d'Ecosse dans le quartier n'ont pas fait vieux sans qu'on se l'explique vu qu'on a déjà  bien des étrangers de l'extérieur / Celui qui a toujours écossé les petis pois avec sa mère de son vivant s'entend / Celle qui a d'abord fréquenté avec Robert et ensuite avec le cousin de celui-ci puis retour à Robert et divorce treize ans après à cause de ce cousin qu'elle avait vraiment dans la peau je vous jure / Ceux que la religion a empêchés de se mordre mais pas de se griffer / Celui qui se disait presbytérien de stricte observance sans que le Seigneur le protège dans le fameux accident de car des retraités suisses à Ibiza / Celle que la lecture de Pollyanna a guérie de son penchant à tout gober / Ceux qui usent du terme de "gémonies" sans savoir exactement ce qu'il désigne mais c'est ce qu'ils souhaitent pourtant à leurs voisins débauchés et plutôt deux fois qu'une / Celui qui va et vient entre les vestiges du four et les ruines du moulin tous deux classés monuments du bourg toujours ignoré des Japonais  / Celle qui a adopté les flans en sachets l'année de la mort de Staline que lui a annoncée l'épicier affecté d'un goître ça aussi elle se le rappelle / Ceux qui écoutaient Le disque préféré de l'auditeur le dimanche avant le rôti / Celui qui a retrouvé le jeté au crochet que sa mère a reçu de sa tante Hildegarde "pour son trousseau" / Celle qui a interdit la moitié de sa maison à ses neveux qui tirent la langue dans le jardin quand ils viennent chahuter chez sa soeur d'être trop vieux jeu / Ceux qui échangeraient une collection de napperons jamais utilisés contre  deux ou trois disques d'époque de Dario Moreno, etc.                  


  • Ceux qui sont à cran

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    Celui qui régente l'hoirie des ombrageux   / Celle qui a toujours l'air d'en savoir plus du fait de sa natte tressée comme un câble / Ceux qui ont le vent en croupe / Celui qui compare les affects de la tique à ceux de sa cousine plutôt gerce / Celle qui a des insomnies dans la ville-dortoir /Ceux qui étaient genre couple de Sempé à leur mariage avant de virer Reiser puis Chaval /Celui qui a toujours gardé l'espoir et le fromage / Celle qui pose à la ménagère cheffe de projet / Ceux qui allaient à Canossa mais ont loupé la sortie de l'autoroute / Celui qui n’ose pas dire à la dame du kiosque qu’il en pince pour sa fille bègue / Celle qui aime les compliments en nature / Ceux qui évitent le champ d’honneur par simple modestie pacifiste / Celui qui se confesse à l’Abbé mal entendant / Celle qui renonce à ne pas tout avouer / Ceux qui s’inclinent devant le roseau pensant / Celui qui s’excuse de te dire tout ou peu s’en faut / Celle dont les litotes agitent la luette / Ceux qui font carrière dans l’euphémisme / Celui qui renonce à tout sauf à laisser tomber / Celle qui  retire ses insinuations mais n’en pense pas moins par devers elle dit-elle en reniflant / Ceux  qui se comprennent par sous-entendus allusifs indirects / Celui qui sent le caleçon marial en dépit de ses pensées / Celle qui pose un lapin à la Faucheuse en string noir / Ceux qui préféreraient ne pas être décapités « de suite » / Celui qui n’ose pas finalement faire soncoming out de mammophage drosophile à l’émission Tous Différents / Celle qui mange le morceau sans déglutir / Ceux qui dévalent l’escalier en quête d’eux-mêmes au niveau pulsionnel / Celui qui se précipite dans le bassin vide mais c’est en rêve donc il s’en ressort avec quelques bleus imaginaires / Celle qui te défie de défiler avec les filous /   Ceux qui ne se sont jamais engagés en rien et se flattent de ne point avoir trahi aucune cause avant de reprendre un peu de cet excellent blanc-manger, etc. /      


  • L'échappée libre

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    L'échappée libre constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique des Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013, et représentant aujourd'hui quelque 1800 pages publiées.

    À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.

    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et  Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à  "ceux qui viennent".   

     

    À Paraître aux éditions L'Âge d'Homme en janvier 2014. 400p. Le formidable artiste grison Robert Indermaur a donné son accord pour l'usage de son oeuvre ci-dessus en couverture de l'ouvrage.

  • Ceux qui médisent

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    Celui qui affirme à l'émission littéraire de la radio qu'il réprouve (et a toujours réprouvé) la médisance et particulièrement celle d'un certain poète connu de notre bourgade dont il taira le nom par charité (la charité ayant toujours été son souci majeur par respect humain) même si les insinuations à son endroit de l'homme de lettres fameux (enfin fameux façon de parler pense-t-il in petto) relèvent de la pure calomnie et fait un peu douter de l'opportunité (cela dit en toute objectivité) de lui attribuer ce Prix du Rayonnement que d'autres  mériteraient peut-être plus du fait de leur retenue d'humanistes de centre gauche membres de plusieurs ONG / Celle qui médite à l'ashram où tous les autres médisent plus souvent qu'à leur tour / Ceux qui médisent par métier et souvent sans être payés ce qui se fait de moins en moins rare malgré la crise / Celui qui pique une crise chaque fois que la Bourse médit du nasdaq / Celle qui prétend que le loser qui l'entretient ne peut pas être son vrai père mais celui-ci n'état pas connecté à Facebook continue à lui verser la pension à laquelle elle n'a pas droit pour pallier ses conduites de mythomane suicidaire et le harcèlement de la mère dépressive dont il est par ailleurs le tuteur / Ceux qui rappellent aux jeunes que qui a bu boira et qui a médit médoira /Celui qui ne médit jamais le dimanche où il s'ennuie d'autant plus à ce que prétendent les sales langues du pensionnat catholique où il n'est d'ailleurs que jardinier extra / Celle qui a constaté que la médisance faisait florès dans les salons de coiffure dont les clientes ne parlent jamais sous contrainte à ce qu'on sache ni d'ailleurs les voyageurs de commerce pas forcément efféminés / Ceux qui déclarent en aparté qu'il est faux de prétendre que le conseiller Miauton n'est qu'un cafteur alors que c'est également un mytho porté sur l'exagération chiffrée / Celui qui prétend que Nadja n'a connu que deux sortes d'amour / Celle qui a connu l'amour à trois après que la cinquième roue du char est partie avec la quatrième dans les Laurentides /Ceux qui se croient marioles en déclarant qu'ils ne médisent jamais au sens de : jamais assez /Celui qui clabaude même pendant le Parcours Santé avec les autres cadres moyens de l'Entreprise auxquels il est cependant recommandé de ne point alimenter Radio-Couloir pendant les heures de travail / Celle qui lance des bruits qui lui retombent parfois sur le pied droit et parfois sur le gauche - et ça aussi camarades c'est l'alternance /Ceux qui inventent des statistiques afin d'appuyer leur conviction que la médisance est sexuellement transmissible, etc.             

     

     

     

     

     

  • Un poème de cinéma

    Roaux06.jpgLeft Foot Right Foot, premier long métrage du cinéaste lausannois Germinal Roaux, qui a remporté le Bayard d'Or de la Meilleure première oeuvre au Festival du film francophone de Namur, est à découvrir ces prochains jours sur les écrans romands.

    L'émotion est très vive à la fin de la projection du premier long métrage de Germinal Roaux, qui nous laisse le coeur étreint comme par un étau, au bord des larmes. Rien pourtant de sentimentalement complaisant dans cette fin dure et douce à la fois, ouverte et cependant plombée par l'incertitude.

    Cette incertitude est d'ailleurs la composante majeure de Left Foot Right Foot, admirable poème du vacillement d'un âge à l'autre: de l'adolescence prolongée à ce qu'on dit la vie adulte.

     

    La fin déchirante, à la fois cruelle et tendre, du film de Germinal Roaux, rappelle la dernière séquence, pas moins poignante, de L'Enfant des frères Dardenne; et la comparaison pourrait s'étendre aux jeunes protagonistes des deux films, également démunis devant la réalité et presque "sans langage". Mais l'écriture personnelle de Germinal Roaux est tout autre que celle des frères: sa pureté radicale, accentuée par le choix du noir et blanc, évoque plutôt celle des premiers films de Pasolini (tel Ragazzi di vita) ou d'un Philippe Garrel (dans Les amants réguliers), notamment.

    Roaux10.jpgPour le regard sur l'adolescence, d'une tendresse sans trémolo, Germinal Roaux pourrait être situé dans la filiation de Larry Clark (pour Kids ou Wassup Rockers, plus que pour Ken Park), sans que cette référence soit jamais explicite. De fait, et comme il en va, dans une tout autre tonalité plastique, d'un autre Lausannois pur et libre en le personne de Basil Da Cunha, Germinal Roaux n'a rien de l'épigone ou du grappilleur de citations. Son style, depuis son premier court métrage, reste le même tout en ne cessant de s'étoffer.

     Le canevas de Left Foot Right Foot est tout simple. Marie et Vincent, autour des dix-huit ans, vivent ensemble sans entourage familial rassurant ni formation sûre. Leur milieu est celui de la jeunesse urbaine actuelle, entre emplois précaires et soirées rythmées par le rock.

    Fuyant un premier job débile, Marie en accepte un autre plus flatteur et plus glauque d'hôtesse dans une boîte, qui l'amène bientôt au bord de la prostitution. Cela d'abord à l'insu de Vincent, trafiquant un peu dans son coin avant de se faire virer de la boîte de conditionnement alimentaire où il a eu l'imprudence un jour de se pointer avec son frère handicapé aux conduites imprévisibles.

     

    Roaux09.jpgCe frère, au prénom de Mika, surgi comme un ange dans les premiers plans du film, sur fond de ciel aux tournoyantes évolutions d'étourneaux - ce Mika donc est le pivot du film, révélateur hypersensible, affectif à l'extrême, désignant sans le vouloir tout faux-semblant.  Après l'expérience vécue avec Thomas, le jeune trisomique auquel il a consacré son premier film documentaire (Des tas de choses, datant de 2005), Germinal Roaux intègre ce personnage bouleversant, que son autisme fait sans cesse osciller entre la présence attentive et la fuite affolée, le ravissement et la panique. À relever alors, tout particulièrement, le formidable travail accompli par le jeune Dimitri Stapfer dans ce rôle à haut risque !

    Il y aurait beaucoup à dire de ce film d'extrême porosité sensible, qui dit par les images et les visages beaucoup plus que par les mots. D'une totale justesse quant à l'observation sociale et psychologique d'une réalité et d'un milieu souvent réduits à des clichés édulcorés par le "djeunisme", Left Foot Right Foot se dégage de ceux-ci par les nuances et détails d'une interprétation de premier ordre. Marie (Agathe Schlenker) est ainsi crédible de part en part dans son rôle de fille mal aimée (la mère n'apparaît que pour la jeter de chez elle), à la fois bien disposée et un peu gourde, attirée par ce qui brille mais hésitant à céder au viveur cynique impatient de la pervertir. Quant à Nahuel Perez Biscayart, jeune comédien déjà chevronné et internationalement reconnu, il se coule magnifiquement dans le rôle de Vincent, sans jamais surjouer, avec une intelligence expressive et une délicatesse sans faille.

     

    À relever aussi, sous l'aspect éthique du film, sa façon de déjouer toute démagogie et toute exaltation factice de la culture "djeune" dont il est pourtant tissé. Tels sont les faits, semble nous dire Germinal Roaux, telle est la vie de ces personnages dansant parfois sur la corde raide (ou nageant dans la piscine où les deux frères évoluent ensemble sous l'eau, comme dans la scène mémorable des Coeurs verts d'Edouard Luntz) et se cherchant une voie, parfois avec l'aide d'un ami ou d'un aîné - le geste de l'ingénieur donnant sa chance à Vincent qu'il emmène en montagne...

    Formellement enfin, je l'ai dit, Left Foot Right Foot est un poème. Sans aucun lyrisme voyant, mais porté par le chant des images et la mélodie des plans. Il en découle une sorte de catharsis propre au grand art, sur le chemin duquel Germinal Roaux est très sérieusement engagé. Bref, on sort de ce film comme purifié, la reconnaissance au coeur.              

     

  • Ceux qui font la paix

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    Celui qui rappelle Roberta pour lui répéter qu'elle a tort mais qu'il va réfléchir /Celle qui estime que c'est un avantage tactique de laisser croire à l'autre qu'elle ne le croit pas /Ceux dont les remèdes aggravent les situations / Celui qui se dit en rémission de rupture /Celle qui a l'air d'une représentante de produits naturels voire surnaturels / Ceux qui préfèrent les vieux jeunes aux jeunes vieux mais ça peut changer / Celui qui du fait de son attaque se retrouve dans le pavillon des tout vieux / Celle qui lutte contre sa susceptibilité mais faut pas la chercher sinon gare /  Ceux qui ont l'air de prendre tout à la rigolade et pas seulement l'air / Celui qui prend l'air devant les haies de buis qui n'ont plus que des gaz à respirer /Celle qui pompe l'air de l'intubé / Ceux qui font exprès d'inviter ensemble des amis fâchés juste pour le pestacle / Celui qui aime tant se réconcilier qu'il se brouille tant et plus / Celle qui ne se fâche jamais avec ceux qu'elle appelle des amis-croisières genre nous repartons en Méditerranée ou dans ls Caraïbes avec le yacht des Lehman / Celui qui ne se froisse jamais en quoi se manifeste la supériorité des tissus industriels / Celle qui vous demande pardon avec l'air de vous faire la charité / Ceux dont le ménage est en armistice permanent / Celui qui a demandé la main de la taxidermiste qui a continué d'empailler de l'autre / Celle que le Président a promis d'accueillir dans son palais en qualité de Rom d'honneur avec ration quotidienne de Speculoos hollandais /Ceux qui se prétendent pacifistes et pètent la gueules de tous ceux qui en doutent /  Celui qui est à fond pour la paix dans l'eau /Celle qui ne sait jamais si Rolf plaisante quand il lui propose de changer de vaisselle /Ceux qui manifestent afin de réintégrer Leonarda parmi les intermittents du scolaire / Celui qui se veut dans les bons papiers des sans-papiers alors qu'il s'en torche / Celle qui dit merci d'exister à la Bulgare hilare qui lui arrache son sac Vuitton à vrai dire démodé / Ceux qui murmurent entre résidents de Benidorm que les migrants déferlant en Espagne sinistrée devraient tous être envoyés en Hollande où les Roms participent à la récolte des bulbes, etc.                     

     Peinture: Louis Soutter.

  • Ceux qui portent la cravate (ou pas)

    Bestia13.jpgCelui qui n’a jamais vu son père en ville sans cravate / Celle qui t’offre une cravate fantaisie en espérant que tu la porteras mais là faudra se lever tôt / Ceux qui ont gardé leurs manchons de lustrine / Celui qui a dans la tête le dressing code de trois générations de notaires sans descendance hélas / Celle qui porte la cravate à la façon des lesbiennes berlinoises de 1915-1935/ Ceux qui avaient tous une cravate à leur première surprise-partie de 1960 chez les Dumortier / Celui qui tond sa pelouse en costard cravate en n’en est pas moins un serial killer en activité dont on reparlera dans les médias / Celle qui choisit une cravate rouge à élastique pour son filleul Alphonse dit aussi Le Loupiot / Ceux qui se nouent leur cravate autour du zob dans la chambrée des grenadiers à la quille / Celui qui arbore une cravate aux insignes de l’Internationale communiste / Celle qui étranglera l’infidèle Dario au moyen de son lacet de cuir de frimeur grave / Ceux qui sont plutôt col roulé et mocassins à franges / Celui qui s’est toujours considéré comme un irrégulier donc ta cravate tu te la fourres quelque part ou ailleurs d'ailleurs / Celle qui regrette les soirées habillées des beaux quartiers / Ceux qui font des fêtes en slips mauves / Celui qui enseigne à ses élèves le respect de l’orthographe à épingle chic /  Celle que la discourtoisie insupporte / Ceux qui baissent leur froc au milieu des smokings / Celui qui gerbe sur sa cravate rose à motifs gais / Celle qui juge du premier coup d’œil les prétendants de sa fille Roxane / Ceux qui lancent la mode du col déchiré supersmart / Celui qui a de naissance une gueule à porter le nœud pap / Celle qui a connu Roger Vailland en cravate et sans / Ceux qui se font forts de faire manger sa cravate à l’escroc Voirol / Celui qui se donne le genre poète campagnard à cravate de laine et costume de velours à grosses côtes / Celle qui estime que le blue-jean a marqué la fin de la dignité occidentale / Ceux qui se raccrochent aux conventions sans trop y croire / Celui que son élégance intérieure porte naturellement à un dandysme rigoureux mais peu voyant / Celle qui a l’air sapée même en nuisette / Ceux qui baisent tout habillés par crainte du divin courroux / Celui qui trouve le style de Paul Morand d’un sublime négligé auquel le style de Jean Cocteau s’apparente parfois / Celle qui se fait enterrer avec la lavallière de son aïeul Jean Poupon de La Ferté / Ceux qui changent de cravate comme de partis / Celui qui n’est jamais arrivé à l’heure de toute sa carrière d’astrophysicien en pull over grosses mailles / Celle qui n’a épousé que des irréguliers / Ceux qui sont arrivés à Buchenwald en costumes-cravates / Celui qui n’a jamais eu de soucis vestimentaires vu qu’il vit nu dans la cage d’un mouroir psychiatrique / Celle qui a pris le voile pour échapper aux Tentations du monde / Ceux qui se retrouvent nus devant Dieu qui les prend comme ils sont après épilation sacerdotale s'entend, etc.

     

     

  • Jouvence de Courbet

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    Un pur joyau sur le première liste du Goncourt: La claire fontaine de David Bosc.

     

    Le grand art est parfois le plus bref, et telle est la première qualité de ce formidable petit livre: en à peine plus de 100 pages, David Bosc, quadra né à Carcassonne et Lausannois d'adoption (collaborateur d'édition chez Noir sur Blanc), concentre l'essentiel d'une destinée rocambolesque  et d'une oeuvre profuse qui ont déjà suscité moult gloses contradictoires. Or David Bosc fait mieux que de rivaliser avec les spécialistes: il y va de son seul verbe aigu, précis, charnel, sensible et pénétrant. Ce qui ne l'empêche pas de connaître son sujet à fond. Qu'il focalise certes sur les dernières années, du début de l'exil au bord du Léman (1874) à la mort du peintre (1877), mais avec de multiples retours: sur l'enfance à Ornans, la bohème et la gloire parisienne, la tragédie de la Commune et les "emmerdements" qui collent au cul de l'artiste révolutionnaire avec le remboursement de la colonne Vendôme renversée que l'Etat exige de lui.

    Courbet04.gif"Dès qu'il eut du poil au menton, les couilles en place et un bâton de marche, Courbet s'est avancé au milieu des vivants sans reconnaître à quiconque de pouvoir le toiser", écrit David Bosc. Communard, ami de Proudhon, il n'est d'ailleurs pas tant de ceux qui demandent la liberté comme un dû gratuit, mais voient en elle un devoir personnel à remplir.   En Suisse, les agents et autres autorités qu'il taxe, ivre,  de "chenoilles", font rapport  parce qu'il se baigne à poil à minuit, mais l'exilé y trouvera généralement bon accueil (il fait partie de la chorale de Vevey et prise les fêtes de gymnastique) et se montrera plus que reconnaissant. Après sa mort rabelaisienne, son ventre "comme un évent de baleine" mis en perce, on découvrira le dénuement dans lequel vivait ce grand vivant généreux en diable dont les coups d'épate n'étaient que pour la galerie.     

     

    Courbet05.jpgCôté peinture, secondé par quelques compères, Courbet peint en ces années des paysages à tour de bras, et du meilleur au pire. Le public parisien vomissait les pieds sales de ses femmes peintes et son ex-ami Baudelaire a décrié son réalisme noir, mais David Bosc relève qu' "il touche au miracle quand il descend dans le labyrinthe, quand il accepte de se mettre au pouvoir de la chose, de prêter le flanc à son mystère: en de tels moments, Courbet se laissait peindre par le lac en couleurs d'eau, en reflets d'or, il se faisait cracher le portrait par la forêt, barbouiller par la bête, aquareller par le vagin rose".

     

    L'apport majeur de La claire fontaine, à cet égard, est de situer le réalisme poétique de Courbet par rapport à Rembrandt ou Millet, notamment, en désignant ce qu'on pourrait dire son noyau secret: " Courbet plongeait son visage dans la nature, les yeux, les lèvres, le nez, les deux mains, au risque de s'égarer, peut-être, au risque surtout d'être ébloui, ravi, soulevé, délivré de lui-même, arraché à son isolement de créature et projeté, dispersé, incorporé au Grant Tout".     

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    David Bosc. La claire fontaine. Verdier, 155p.

     

    Ce texte est à paraitre le 25 septembre dans le quotidien 24Heures.

  • Ceux qui veulent votre bien

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    Celui que sa mère "fouatte" après lui avoir lancé du fond de la cour: "Chenoille que je te fouatte si tu chipes encore de mes cuisses-de-dames" / Celle qui t'explique que c'est pour toi qu'elle a exigé de Fernande qu'elle rompe / Ceux qui se sont connus à l'époque des premières chansons d'Adamo dont ils ont appris par la suite que lui aussi était d'origine belge / Celui qui   a longtemps accompagné sa mère veuve au culte qui a longtemps cru qu'il croyait encore alors qu'elle-même avait déjà des doutes - ce qu'il ignorait / Celle qui recommande à son neveu de reprendre contact avec son oncle Victor qui pourrait lui laisser quelque chose / Ceux qui prônent un meilleur soutien des jeunes lutteurs à la culotte fidèles au parti agrarien / Celui qui ne supporte pas le ton doucereux de l'abbé Crampon qui le prie de se confier à lui en toute sincérité quant à ses problèmes / Celle qui n'a juste pas envie que les siens s'occupent de ses relations personnelles avec Dieu & compagnie / Ceux qui se réunissent au tea-room Le Kibo afin d'évoquer l'inconduite du deuxième fils de la veuve de l'ancien pasteur / Celui qui laisse son Surmoi au vestiaire de la maison que vous savez / Celle qui est assez en souci de voir son Gilles-André l'être si peu / Ceux qui ont tous quelque chose à raconter à propos des Camerouniens (selon leur expression) dont ils ont finalement obtenu le départ vers les quartiers mal habités de l'ouest de la ville / Celui qui avait bien dit à Monsieur Jaccoud qu'un bananier à cette altitude avait peu de chance de durer outre que ça faisait tache dans le quartier des Bleuets / Celle qui répand le bruit que les enfants de la métisse ont des puces de canard qu'ils risquent de communiquer à leurs camarades de la garderie les Lutins / Ceux qui prétendent que l'odeur émanant des fenêtres de la vieille Madame Aubort vient de son pot de chambre qu'elle n'a plus la force de rincer chaque matin et que sa femme de ménage musulmane refuse de toucher non mais où va-t-on / Celui qui a soutenu le président Bush à l'époque de l'Irak au motif que le peuple de ce pays ne se montrait point assez mature ce qu'il pense d'ailleurs aussi de l'Afrique noire / Celle qui a "fait" le Kénya en espérant une petite aventure dont le Seigneur l'a protégée sur intervention de sa marraine à qui elle dit tout / Ceux qui se serrent les coudes en pensant à toutes les tentations qui menacent une famille unie et pieuse au jour d'aujourd'hui avec tous ces étrangers réclamant des asiles et tout ça, etc.              

     

     

  • Ceux qui ne comptent pas

     

     

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    Celui qu’on oublie sans faire exprès sur l'aire des Alouettes/ Celle qui est naturellement effacée entre les ifs / Ceux qui n’aiment pas être vus même nus / Celui qui est toujours au jardin sauf les jours de retombées radioactives / Celle qui n’apparaît pas dans la liste des rescapés et se sent d’autant plus libre / Ceux qui sont si fâchés avec les chiffres que leurs bons comptes ne leur valent même pas d’amis / Celui qui s’exprime par sa note de frais / Celle qui donne toujours un peu trop (se dit-elle en se le pardonnant somme toute) aux mendiants / Ceux qui n’ont pas d’existence bancaire reconnue / Celui qui suscite des jalousies à proportion de son désintéressement à peu près total je dis bien à peu près / Celle qui n’est jamais invitée chez les Dupontel à cause de son fils disparu la même année que leur chien Bijou et dans la même faille spatio-temporelle  / Ceux qui ne se sont jamais départis de la mentalité bas-de-laine de leur mère-grand Agathe la Bonne / Celui qui aime que les choses soient claires et préfère donc les tulipes blanches et le IVe Concert Brandebourgeois de JS Bach / Celle qui se dit qu’elle compte pour beurre ici-bas et se console à l’idée que le Très-Haut lui réserve un Bonus pour conduite appropriée et de la gelée de coings si ça se trouve / Ceux qui ont compris qu’ils n’étaient rien de plus qu’eux-mêmes dans le métro matinal de Tôkyo dont les voyageurs sont suspendus à leurs poignées tels des chauve-souris en surnombre / Celui qui essaie de se situer en tant que poète belge en traversant le quartier de Kanda (au centre de Tôkyo) où voisinent environ deux mille bouquineries / Celle qui a plusieurs dépucelages à son actif sans se rappeler exactement combien ni dans quelles colos / Ceux qui n’ont jamais misé sur le don vocal de leur neveu Paul Anka (chanteur de charme à l’époque) qui en a été secrètement affecté / Celui qui est plutôt Sénèque le matin et plutôt Néron le soir / Celle qui divague sur son divan de Diva / Ceux qui ricanent de Mademoiselle Lepoil militant au Conseil de paroisse en faveur de la reconnaissance de l’âme des hamsters femelles / Celui qui invoque les Pères de l’Eglise pour faire passer son message punk à la base / Celle qui use de sa muse pour emballer les jeunes nigauds dont elles kiffent le museau / Ceux qui ont des voix de pasteurs noirs qui font bêler les brebis blanches / Celui qui n’a jamais compté les cadavres que son père et lui ont repêchés dans le fleuve / Celle qui n’a plus de créneau dans son Agenda pour caser un moment genre Où en suis-je Edwige ? / Ceux qui sont devenus meilleurs artisans à l’atelier Bois de la prison des Fleurettes / Celui qui reste fidèle à ses erreurs de jeunesse avec un peu plus de métier faut reconnaître / Celle qui fait commerce de ce qui brille et ne récolte pas or pour autant / Ceux qui ont gardé le goût des vieilles Américaines fleurant bon le cuir et le chewing-gum dans lesquelles ils emmènent les veuves de leurs meilleurs amis, etc.

     

     

     

    Image: la première séquence d'Import /Export, d'Ulrich Seidl.

     

     
  • À Gaza cette année-là...

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    À propos d'un échange épistolaire entre Ramallah et La Désirade, par Pascal Janovjak et JLK, qui prit fin en mars 2009 après 150 lettres échangées et l'exacerbation de certains commentaires sur mon blog où l'entier des textes figure: http://carnetsdejlk.hautetfort.com...

      

    "Ramallah, le 1er mars 2009.

    Cher JLK, 

    Me voici de retour à la maison, la poussière a eu le temps de se poser sur le clavier, les voyages secouent les neurones et remplissent les carnets, mais je regrettais l’atelier, et la table de travail. Par la fenêtre, la vigne folle lance ses sarments décharnés contre le gris du ciel, et je me replonge dans mon roman. 

    Le retour n’a pas été facile, dans ce froid qui mord les os bien plus profond qu’à la Chaux-de-Fonds, où pourtant il ne fait pas bien chaud, le chauffage à gaz brûle le dos sans réchauffer les pieds, et le matin au réveil on se retrouve les pieds dans l’eau, il a plu toute la nuit et l’eau s’est infiltrée par je ne sais où, je soupçonne les joints de la fenêtre mais peut-être est-ce le mur qui est pourri. Je calfeutre avec ce que j’ai sous la main, ça aidera, je fais comme tout le monde ici: on rafistole, on s’arrange, alors même que tout va à vau-l’eau. 

    Ramallah est une ville facile, une fille légère, à la mémoire courte – pourtant elle ne s’est toujours pas remise de ce qui s’est passé à Gaza, et Ramallah aussi se réveille avec peine. Les cafés tournent au ralenti, les témoignages s’enchaînent, les amis qui reviennent de là-bas, qui racontent ce qu’ils ont vu, parfois en secouant la tête, l’air de ne pas y croire eux-mêmes. Les champs saccagés pour rien, les systèmes d’irrigation détruits, les arbres arrachés. Pour rien. Les maisons occupées dont les murs sont couverts de tags racistes et meurtriers, les meubles brûlés, les canapés qu’on a éventrés pour chier dedans, les capotes usagées dans la chambre des mômes. On dit que certaines familles refusent de regagner leurs domiciles, tant les traces de l’invasion sont insupportables, impossibles à effacer. 

    Comme pour les massacres, je voulais voir là les actes de groupes isolés, de soldats qui auraient perdu la tête, mais les témoignages sont trop nombreux désormais pour ne pas impliquer une responsabilité directe des supérieurs. On a clairement laissé faire le pire. Armée éthique ! La seule éthique qui ait tenu, c’est celle, personnelle, de ce soldat inconnu que j’imagine refusant de suivre les ordres des officiers ou les encouragements de ses camarades. Il doit être bien seul à présent, je l’imagine se tenir la tête, assis sur son lit, quelque part dans un studio à Tel Aviv.

    Et je ne peux que l’imaginer, parce que ces histoires-là ne feront pas la Une, c’est bien trop tard, c’est la mort qui fait vendre, pas les deuils. Dans cinquante ans les journaux télévisés montreront en temps réel la balle pénétrer dans les chairs, les maisons au moment où elles sont disloquées par le souffle, et tout ce qui précède et tout ce qui suit sera jugé d’un ennui mortel par les rédacteurs en chef. Pourtant ce qui suit ne manque pas de couleur, c’est assez surréaliste pour être vendable. Quelques images: des tas de gravats, sur chacun est assis un homme, il attend le défilé des ONG dont il connaît désormais le manège, il racontera son histoire et ses besoins, si ce n’est pas Care qui l’aidera ce sera Oxfam. Prohibition : des couvertures qu’il faut faire passer par les tunnels de Rafah, parce que les terminaux israéliens sont fermés aux couvertures, ainsi qu’aux macaronis – une ONG américaine s’escrime à faire entrer douze camions d’aide, on en laisse passer six, mais pas ceux qui contiennent des macaronis. Gouvernement d’unité nationale : dans une salle de conférence au Caire, sous les dorures des plafonds, les représentants du Hamas et du Fatah se partagent l’argent du Golfe, ça c’est pour toi, ça c’est pour moi, ça c’est pour Gaza. Politique israélienne : interview de Tzipi Livni, en keffieh à carreaux – elle n’abandonnera jamais sa dure lutte pour un Etat Palestinien. Dans tout ce non-sens un analyste d’Haaretz tente de faire entendre sa voix, il se demande à quoi aura servi cette « guerre », il craint qu’elle n’ait servi à rien ni à personne. Suivent des rires enregistrés. 

    Ce qui est en Une du Monde, ce matin, c’est Bashung qui a gagné les Victoires de la Musique. C'est insignifiant et je ne suis pas fou de ces trophées, pourtant ça me fait plaisir. On continuera à écouter de la musique, pendant que les grues continueront à tourner, dans les colonies, pendant qu’on fermera le Mur, toujours un peu plus, comme à Ram la semaine dernière – désormais il nous faudra deux fois plus de temps pour rejoindre Jérusalem. Tant pis pour Jérusalem, au premier soleil je taillerai la vigne, on attendra l’été. Je t’embrasse, Pascal." 

     

    "La Désirade, ce lundi 2 mars. 

     

    Cher Pascal, mon ami,

    Te voici de retour à la maison, comme tu dis, là-bas au bord des champs de ruines, une année après notre première lettre – une année dont les derniers mois ont été marqués par le martyre de Gaza juste digne, pour nous autres, de rires enregistrés.

    Ziegler.jpgQu’ajouter à ce que tu décris ? Ce matin encore je lisais un bilan de l’Opération Plomb durci, avec un appel de Jean Ziegler à sanctionner les crimes de guerre : « Du 27 décembre 2008 au 22 janvier 2009, l’aviation, la marine, l’artillerie et les blindés israéliens ont pilonné le ghetto surpeuplé de Gaza. Résultat : plus de 1 300 morts, plus de 6 000 blessés graves – amputés, paraplégiques, brûlés – l’immense majorité d’entre eux étant des civils, notamment des enfants. L’ONU, Amnesty International, le CICR ont constaté des crimes de guerre nombreux, commis par les troupes israéliennes. En Israël même, des intellectuels courageux – Gidéon Lévy, Michael Warschawski, Ilan Pappe, entre autres – ont protesté avec véhémence contre les bombardements d’hôpitaux, d’écoles et de quartiers d’habitation.

     

    "Le 12 janvier, au Palais des nations de Genève, le Conseil des Droits de l’homme des Nations Unies s’est réuni en session extraordinaire pour examiner les massacres israéliens. La session a été marquée par le rigoureux et précis acte d’accusation dressé par l’ambassadeur de l’Algérie, Idriss Jazaïry.

    « Les ambassadrices et ambassadeurs de l’Union européenne ont refusé de voter la résolution de condamnation. Pourquoi ? Régis Debray écrit : « Ils ont enlevé le casque. En dessous leur tête est restée coloniale. » Quand l’agresseur est blanc et la victime arabe, le réflexe joue ». Et Jean Ziegler de rappeler les «expériences» faites par Tsahal sur les habitants de Gaza en matière d’armes, dont l’inédite DINE (pour : Dense Inert Metal Explosive) aux terrifiants effets sur les corps humains, tels que les a décrits un médecin norvégien (Le Monde du 19 janvier 2009) et par l'usage d'obus de phosphore blanc.

    Par ailleurs, alors que nous nous trouvions en léger désaccord, toi et moi, sur l’importance à accorder à la religion dans ce conflit, j’ai lu ce matin cette autre analyse de Slimane Zeghidour, rédacteur en chef à TV5Monde, qui rend compte dans son blog Deus ex machina,du rôle des rabbins qui auront exhorté les soldats pénétrant dans la bande de Gaza à ne pas s’encombrer de scrupules moraux ou de lois internationales et à combattre sans pitié ni merci les Gazaouis, miliciens et civils confondus en «assassins». Les rires enregistrés retentiront-ils encore dans cinquante ans ?

    PascalSerena.jpgCe qui est sûr, c’est que notre échange de quelque 150 lettres, un an durant, ne pouvait qu’être touché par ce que vous, Serena et toi, vivez au jour le jour à Ramallah. Ni toi ni moi ne sommes pourtant des partisans de quelque cause que ce soit : notre premier contact s’est fait par le truchement de ton premier livre, que j’ai aimé et commenté. Nos premières lettres m’ont donné l’idée de cette correspondance suivie, et le jeu s’est poursuivi en toute liberté et sincérité, de part et d’autre. Nous avons fait connaissance, nous nous sommes bien entendus il me semble, nous avons réellement dialogué, puis vous nous avez rendu visite à La Désirade, à l’été 2008, tu m’as fait lire ton premier roman aujourd’hui achevé et en voie de publication, je t’ai fait lire mon récit en chantier de L'Enfant prodigue que tu as bien voulu commenter à ton tour...

    Bref, la vie continue et c’est sous le signe d’une amitié qui n’a rien de virtuel que s’achève, aujourd’hui, ce voyage commun dont je te remercie de tout cœur et qui trouvera, peut-être, la forme d'un livre. Je vous embrasse. Jls."

     

    CLASH. -  Nous avons donc décidé, Pascal Janovjak et moi, de mettre un terme à notre échange de Lettres par-dessus les murs, tout au moins ces prochains temps pourris par la guerre. De fait, alors même que nous avons toujours évité de nous laisser piéger par les mots de la haine, celle-ci nous a rattrapés à notre corps défendant. Des mots prêtant à malentendu, des commentaires extérieurs, et le plus souvent anonymes, se multipliant en marge de nos missives, des images surtout - et leur choc incontrôlable, arme de propagande s'il en est aujourd'hui -, ont achevé de troubler notre échange sur mon blog. Celui-ci, bien entendu, va se poursuivre entre nous. Mais à vue: basta pour le moment...

     

                                                                            (À La Désirade, ce 2 mars 2009)

     

    Celui qui se sent coupable de se sentir coupable - en quoi  le sociologue libéré voit en lui un représentant atypique d’une société répressive à tous les niveaux / Celle qui reste scotchée au Nutella / Ceux qui ont du doigté sauf au piano, etc.

     

     (Extrait de L'échappée libre, ouvrage à paraître aux Editions L'Âge d'Homme)

     

  • Ceux qui affabulent

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    Celui qui s'invente une bio d'auteur né au Montana (son père y a juste passé en pèlerinage avant de revenir au pied du Ballon d'Alsace) et  trappeur dans sa jeunesse (quelques hérissons dans le jardin parental) avant de survivre en faisant tous les métiers (comme tous les étudiants fauchés des seventies) et de s'établir dans un nid d'aigle (le cottage de ses beaux-parents dans les Vosges) où il déconstruit un deuxième roman plus radical encore que Je (moi) suis (re)né /Celle qui prétend à la radio que son recueil de poèmes Lévitations a été marqué par son séjour auprès d'un Maître dans les monts de l'Uttar Pradesh alors qu'une grippe intestinale l'a clouée à l'hosto militaire de Lucknow pendant une semaine / Ceux qui affirment avoir lu tout Proust au sanatorium de leur enfance  sans préciser que Petzi faisait passer le porridge / Celui qui s'invente des vies intéressantes au salon de coiffure du Croate Miroslav / Celle qui rase gratis sans cracher sur le pourboire / Ceux qui entretiennent leur légende d'artiste maudit tendance Cardin / Celui qui aime les histoires hormis celles que lui font ses voisins / Celle qui s'invente un passé plus-que-parfait /  Ceux qui en rajoutent pour qu'il y en ait assez /  Celui qui décrit aux enfants les elfes et les trolls qu'il a vus dans la forêt / Celle qui réclame de nouvelles histoires de son oncle Oscar revenant du bois voisin / Ceux qui pensent qu'un jour viendra où le poète verra vraiment des sylphes et des gnomes dans les fourrés / Celui qui revenant de la clairière où il a réellement surpris des êtres merveilleux déclare aux enfants que cette fois malheureusement il n'a rien vu / Celui qui ment comme il respire à dire vrai / Celle qui retrouve le temps perdu à conter durant mille et une nuits / Ceux qui sont rétifs à toute invention pour mieux se mentir à eux-mêmes / Celui qui se repaît des prétendues vérités selon lesquelles la Terre est ronde et le carré de l'hypoténuse égal à la somme des angles morts-vivants / Celle qui se met au piano avec l'idée d'en faire sortir un chevalier blanc à destrier style mec sympa TBM / Ceux qui récusent toute autre forme de poésie que celle des griots africains ou des griottes de la peinture hollandaise / Celui qui raffole des racontars des commères de Douala / Celle qui se méfie de la vérité sortie d'un puits de pétrole / Ceux qui prêchent le tout faux pour dire l'à peu près vrai / Celui qui ne remettra jamais un conteur à zéro / Celle qui estime que les bons contes défont les ennemis / Ceux qui content pour vous et boivent du vin chaud, etc.   

  • Ceux qui (re)lisent Proust

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    Celui qui affirme que la lecture de Proust est d'abord et avant tout une expérience de lecture en soi et pure soie / Celle qui a passé pas mal de temps (entre 7 et 77 ans) à chercher l'entrée de La Recherche sans la trouver avant d'y entrer avec la clef d'une prénommée Céleste / Ceux qui roulaient De DionBouton "à l'époque" / Celui qui a fait le pèlerinage du parc Monceau avant de se commander une noisette à l'angle de la rue Legendre où il fourguait ses occases au bouquiniste irascible /Celle qui se promet de prénommer sa fille Marcelle au dam de son père cyclophile qui préférerait Louison / Ceux qui abondent dans le sens du voyageur hirsute qui proclame que la lecture de Proust comme l'Alsace (ça se passe entre Strasbourg et Nancy et il a visiblement sifflé des canons) ménage toujours "un paysage neuf" quand on y revient / Celui qui recherche l'angle mort depuis lequel le Narrateur observe son monde / Celle qui estime que la plupart des écrivains arrivés se sont contentés d'un trop brillant Jean Santeuil à leur façon avant de le resucer chaque année en vue d'un prix qu'ils reçoivent en effet avant l'Académie où ils se feront grave chier  / Ceux qui avouent à dessert qu'ils n'ont pas lu Proust "personnellement" / Celui qui a trempé dans "le jus noir" de la chambre de Marcel Proust dont il précise qu'elle sentait "le bouchon tiède" et "la cheminée morte" / Celle qu'a longtemps excédée la seule pensée de ce livre dont elle pressentait que ses dimensions excédaient sa capacité de liseuse genre liseron / Ceux qui entrevoient des Passages entre ceux de Proust et ceux de Walter Benjamin dont on peut imaginer aussi les téléphonages /  Celui qui a trouvé bien changé le Bon Marché et n'a jamais retrouvé le Petit Dunkerque / Celle qui regrette que des photos n'aient pas été prises à Pompéi en quoi elle montre son manque patent d'imagination/  Ceux qui s'intéressent de plus en plus à l'Hypertexte proustien qui inclut les SMS du Narrateur à Albertine quand celle-ci passait des plombes sur Meetic où elle signait Agostinello / Celui qui se fait passer pour Odette de Crécy sur Facebook alors qu'il en bave dans un faubourg d'Abdijan / Celle qui s'indigne de ce qu'en CM2 on fasse lire ce pédérasque / Ceux qui par snobisme trouvent ce Proust vraiment trop snob, etc.

     

    Bon35.jpg(Liste établie en commençant de lire le Work in progress de François Bon intitulé Proust est une fiction, paru au Seuil tout récemment)    


    Image: Jessy Deshais  

  • Ceux qui attendent leur tour

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    Celui qui n'a pas de coupe-file / Celle qui estime que la queue de Vallotton au Grand Palais va lui prendre les deux heures qu'elle pensait consacrer à la préparation de crêpes pour ses neveux / Ceux qui étaient pourtants sûrs que leur fille Amandine avait ses chances au casting du concours pour la Miss du demi-canton / Celui qui se rappelle l'irrésistible ton plaintif de Zouc quand elle soupirait: "Je rattends"... / Celle qui enrage de voir ce rustre de Jean-Victor se marier finalement avec son amie Paule (disons prétendue amie) après qu'elle-même l'eut envoyé promener sans être sûre de ne pas se tromper eu égard à la situation des Bonfils désormais acquise à cette Paule fille de postier de guichet  / Ceux qui attendent une nouvelle même mauvaise pour pallier l'ennui de l'hiver à Vesoul /Celui qui a commencé à s'intéresser au cours du yen quand il a perdu ses chances auprès de la Chinoise fortunée / Celle qui n'est pas encore au courant de la décision du pasteur de Malmö de ne pas marier son fils Sven au fondé de pouvoir de son coeur au motif que cela aurait déplu à feu Dag Hammarskjöld "à l'époque"et malgré sa propre orientation sexuelle différente à ce qu'on a dit / Ceux qui ont tous deux changé de sexe avant de s'unir devant Dieu (trisexuel notoire) sans changer ni l'un ni l'autre leur prénom respectif de Dominique et Claude /  Celui qui constate a posteriori que cette Virginia qui l'a repoussé a un arrière-train de piano à queue et des touches  vraiment très écartées quant au clavier dentaire / Celle qui reconnaît dans la queue de Vallotton au Grand Palais une ancienne élève de son cours de catéchisme qui se réclamait ouvertement du Cantique des cantiques / Ceux qui de toute façon ne s'en font pas même d'être réveillés en pleine nuit par des militants du groupe Tous solidaires leur reprochant en tant qu'élus chrétiens de gauche de ne pas dénoncer la destruction du refuge pour migrants La Marmotte ordonnée par les néo-libéraux de la commune - où tu vois Marcelle la collusion des Tous pourris /Celui qui fait remarquer à celle qu'un imbécile notoire vient de plaquer qu'ainsi cela fait deux heureux / Celle qui constate que sa mère pleure plus qu'elle le crétin d'ailleurs presque chauve qui l'a jetée / Ceux qui se réjouissent de penser déjà au printemps alors que la télé de novembre est tellement négative, etc.

    Image: Zouc.

     

         

  • Un Nobel triplement bienvenu !

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    Le Prix Nobel de littérature à la Canadienne anglaise Alice Munro a de quoi réjouir les amateurs de bonne littérature et de vieilles fées, et ceci pour trois raisons au moins. D'abord parce qu'il couronne un des meilleurs auteurs vivants de langue anglaise. Ensuite parce qu'après Nadine Gordimer, Toni Morrison et Doris Lessing, notamment, il consacre une femme. Enfin parce que la nouvelliste illustre un genre jugé "peu vendeur" par les temps qui courent, en tout cas en France, alors que la nouvelle (ou short story) marque souvent la pointe du plus gand art, chez un Tchékhov comme chez une Flannery O'Connor ou un William Trevor. Entre tant d'autres, dont Alice Munro au premier rang !  

  • À cause du père

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    À propos de Sauf les fleurs, de Nicolas Clément

     

    Concentré de violence et de douleur lancinante, ce petit livre relève de l'exorcisme poétique, modulé dans une langue-geste singulière,  originale et parfois déroutante, évoquant les douleurs paysannes des Campagnes de Louis Calaferte, ou le film Padre padrone...

     "J'écris notre histoire pour oublier que nous n'existons plus", note Marthe en commençant de relater son enfance, et celle de son frère cadet Léonce, pourrie par la violence insensée d'un père mutique et brutal qui bat leur mère sans les ménager non plus, ne prononçant plus leurs prénoms mais se jetant "sur le verbe, phrases courtes sans adjectif, sans complément, seulement des ordres et des martinets".

     

    Marthe, elle, échappe à la vie qui la gèle en cousant pour sa mère et en lisant des histoires à son frère, se rappelant le temps passé où son père était son prince, avant de devenir son "ennemi juré" et de prier chaque soir pour que meure "celui qui frappe sans vergogne et désosse le visage de maman".  On n'apprendra rien des motifs de la violence paternelle. On sait que l'âpre terre et ses travaux rendent parfois les coeurs plus durs que la pierre et les humeurs mauvaises, mais ici, de la Marthe de douze à dix-neuf ans, on ne saura que la peine et la haine ravalée d'un père qui jette les livres au feu et déteste les mots appris à l'école - les "phrases à la con".

     

    On murmure, et ce pourrait être une embellie, que "maman a rencontré quelqu'un", puis c'est à Marthe que revient le cadeau d'une rencontre avec l'apparition de Florent, qui va l'aimer et la protéger jusqu'au bout de sa nuit. "Je donnerais toute ma vie pour avoir une vie", avait-elle écrit". Comblée par Florent (elle a seize ans) elle note encore ces drôles de phrases: ""À l'odeur de ses mots fous dans mes cheveux, je sais que Florent a souci du puzzle que je suis, tandis que s'estompe l'image clouée à l'envers de ma boîte. Nés d'un fil entre deux paysages, nous vivons d'une bouchée d'équilibre, notre envol, notre saut attaché".

     

    Puis c'est le drame affreux, la fuite avec Florent et la relance personnelle d'une tragédie dont Marthe connaît les tenants et aboutissants par la passion qu'elle voue à Eschyle et autres Anciens. Enfin le dénouement  sera ce qu'il sera, non-dit, accordé à la vie qui continue après que Garonne a vêlé pour donner le jour à une petite Harmonie, et Marthe conclut: "À présent place aux choses, palpez comme tout commence"...

     

    Nicolas Clément, Sauf les fleurs. Editions Buchet-Chastel, 75p.            

     

     

  • Le Nobel enfin ?

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    Ce jeudi sera décerné le Prix Nobel de littérature. Philip Roth sera-t-il recalé une fois de plus ? Après les grands oubliés que furent Proust, Céline, Borges ou Nabokov, on peut encore "rêver". Ou s'en foutre !

    À propos d’ Exit le fantôme

    Le plus grand romancier américain vivant est à la fois le plus ample chroniqueur de l’Amérique contemporaine. Héritier des monstres sacrés de la génération précédente (de Faulkner et Hemingway à Thomas Wolfe ou John Dos Passos), Roth a d’abord fait figure d’enfant terrible du milieu juif new yorkais, notamment avec Portnoy et son complexe (paru en 1967, 5 millions d’exemplaires à ce jour) exacerbant les thèmes de la mère castratrice, des obsessions inavouables, de la guerre des sexes et des grands idéaux de la fin des sixties.

    Loin de s’en tenir à cette étiquette de rebelle juif, l’auteur de L’Ecrivain fantôme, qui marqua la première apparition de Nathan Zuckerman, son double romanesque, a développé une œuvre de plus en plus ouverte à l’observation ironique et poreuse de la société en mutation. Excellant dans la comédie de mœurs, l’observation des déboires du couple et les séquelles du conformisme de masse, Roth a signé en 1991, après une dizaine de romans plus ou moins marquants (dont Opération Shylock), un très bel hommage à son père, petit artisan industrieux de Newark, sous le titre éloquent de Patrimoine. 

    Dans la foulée de cette reconnaissance symbolique, et plus encore après l’épreuve décisive qu’a constitué son cancer, Philip Roth a connu un véritable second souffle romanesque. Dès Pastorale américaine, couronnée par le Prix Pulitzer en 1998 et par le Prix du meilleur livre étranger en France, le registre du romancier s'ouvrait ainsi soudain aux dimensions de l'histoire du XXe siècle revisitée avec un œil balzacien, des grisantes années cinquante aux premiers temps du terrorisme des seventies incarné par une jeune révoltée, fille d'un héros de la patrie. 

    Après ce roman magistral, qu'on pourrait dire celui du rêve américain fracassé, Philip Roth continua de sonder celui-ci en abordant, avec J'ai épousé un communiste, la sombre époque du maccarthysme. Enfin, La tache conclut en beauté ce triptyque d’un auteur au sommet de son art. L’on y voit Nathan Zuckerman, opéré d’un cancer de la prostate, incontinent et impuissant, qui se met à l'écoute d'un vieux doyen d'université poursuivi pour attentat au « politiquement correct » à l’époque des frasques sexuelles de Bill Clinton. D

    Dans un tout autre registre, Philip Roth est revenu en 2006 au premier plan de la scène littéraire avec Le complot contre l’Amérique, étonnante projection d’histoire-fiction où il imaginait la prise de pouvoir des nazis américains, sous la présidence du héros national Charles Lindbergh, vue par l’enfant que Roth aurait pu être ! Consacré meilleur livre de l’année par la prestigieuse New York Times Book Review, ce 25e roman de Roth fut suivi par La bête qui meurt, première variation en mineur sur le thème du désarroi vital du « professeur de désir », avant Un Homme et Exit le fantôme, marquant l’accomplissement mélancolique du grand cycle existentiel de Nathan Zuckerman. À relever enfin que Philip Roth, couvert de récompenses dès son premier livre, est « nobélisable » et recalé depuis des années. Ces jours prochains, L’Académie de Stockholm pourrait réparer une injustice…

    Roth01.jpgAvec notre bon souvenir, merci la vie…

    C’est un sentiment tendre et douloureux à la fois, mais vif aussi, et plein de reconnaissance « malgré tout », qui se dégage d’ Exit le fantôme, dont le titre renvoie au « fantôme » amical qu’aura été pour l’auteur l’écrivain Nathan Zuckerman, son double romanesque. Depuis Pastorale américaine, c’est cependant un Nathan plus attachant que le « professeur de désir » de naguère que les lecteurs de La Contrevie auront retrouvé, fragilisé par la maladie et soucieux de renouer avec ceux qui, en amont, ont le plus compté pour lui. Dans ce dernier roman du cycle, c’est ainsi le grand écrivain E.I. Lonoff, inspiré par ses amis Singer et Malamud, que Nathan évoque parallèlement à celle de la dernière amie de son mentor disparu : la délicieuse Amy Bellette. Complices dans l’épreuve physique (il porte des couches-culottes, elle une méchante cicatrice à son crâne à moitié tondu), ils font front commun contre un terrifiant emmerdeur, biographe jeune et mufle, du genre à vampiriser un auteur dans la seule idée de se tailler une gloire personnelle. Entre Amy et Jamie, la belle écrivaine si désirable, flanquée d’un mari falot, avec lesquels il procède à un échange de logis (elle est impatiente de fuir New York sous menace islamique, et lui curieux de se retremper dans la Grande Pomme après des années d’exil volontaire), l’insupportable Richard et Lonoff à l’état de présence imaginaire, Nathan Zuckerman nous entraîne dans un dernier inventaire de ce qui aura le plus compté dans sa vie – dans nos vies à tous…

     Philip Roth. Exit le fantôme. Traduit de l’anglais (USA) par Marie-Claude Pasquier. Gallimard, collection « Du monde entier », 327p.

  • Ceux qui maraudent

     

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    Celui qui grappille dans les vignes du Seigneur / Celle qui se nourrit principalement de produits importés par la firme dans laquelle elle est employée surnuméraire / Ceux qui se contentent d’une Ope Cup Saké avant de se mettre au lit dans leur tenue de nuit / Celui qui laisse son toutou Tom jouer sur le tatami de Tina la tatouée / Celle qui se douche à l’eau glacée entre un morceau de Stockhausen et le suivant de Schnittke / Ceux qui pagaient au rythme de la pendule tenue bien droite à l’arrière de la pirogue / Celui qui réprouve la pratique des garçons d’extrême-droite tirant à l’arbalète sur les marmottes pacifistes du haut Toggenburg / Celle qui met à fond les amplis pour chanter Saison des amours au karaoké face à la mère qui roule sa houle / Ceux qui vont exprès à Washington D.C. pour voir les Bonnard de la collection Philips / Celui qui s’exclame avec son crâne accent genevois : bravo bonnard vive Calvin ! / Celle qui aimait bien entendre Bouvier dire bonnard quand il avait le moral donc pas très souvent / Ceux qui font leur miel des faits divers du journal Le Matin dit plus souvent le Tapin / Celui qui lit debout dans le métro de Yokohma le manga sadique du père qui frit debout aussi sa fille à la poêle après l’avoir découpée en fins morceaux / Celle qui estime que le Japon doit être tenu à l’écart de l’Europe Unie / Ceux qui planchent sur la relance du dinar grec / Celui qui prétend avoir eu un rapport oral avec Limonov mais c’est pile le genre du type à se vanter un lendemain de Renaudot ou de Toussaint / Celle qui n’écoute pas ceux qui lui parlent mais eux non plus / Ceux qui estiment de leur devoir de lancer sur Facebook une association des homonymes Duclou / Celui qui a envoyé des messages à 6 homonymes Delaclope sans réponse à ce jour / Ceux qui ont une pensée émue chaque matin pour leurs 666 amis de Facebook aux prénoms variés / Celui qui est sûr de récolter 666 « j’aime » quand il colle une photo de myosotis sur Facebook / Celle qui « partage » toujours les photos de myosotis ou de hamsters malicieux sur son profil positif / Ceux qui ont passé de Facebook à Twitter pour protéger la confidentialité des révélations de leur cousine championne de canasta / Celui qui convoite le badge de meilleur joueur sur la nouvelle console japonaise du bar La Baraka / Celle qui constate avec inquiétude que le badge que portait hier son fils est le même qui a été retrouvé à côté de l’écureuil égorgé dont parlent ce matin les tabloïds / Ceux qui concluent après les derniers événements qu’après ça on ne sait plus où on va au jour d’aujourd’hui / Celui qui sa tatoue le torse au sang de bigarreaux / Celle qui se cueillait des bécots aux lèvres des voyous du quartier avant l’extinction de la race hélas / Ceux qui descendent la rivière de Grappillon / Celui qui palpait à douze ans déjà les nichons sans bonnets / Celle qui choisit les plus beaux morceaux des charcutiers charnus / Ceux qui rôdent toujours dans les vergers de leur adolescence de sauvageons, etc.

       

  • Ceux qui se regardent sans se parler

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    Celui qui pianote sur les côtes de la violoniste muette / Celle qui est jalouse de ton silence / Ceux qui sourient à la danseuse en surpoids / Celui qui n'a jamais levé aucune grue / Celle qui ne sortira de chez elle (dit-elle) que par la porte-bonheur / Ceux qui ont dérobé le toupinard de Madame Cléo / Celui qui se prend la proue en pleine poire / Celle qui se payerait toute la tête de gondole pour que Venise lui soit contée / Ceux qui confondent les mètres de toile et les toiles de maîtres / Celui qui est Basque quand d'autres ne sont que bérets /  Celle qui fait le vide autour de celui qui remplit les creux / Ceux qui ne t'auront pas au jeu de qui perd crache /  Celui qui a en lui la monotonie du rythme arabe non sans sursauts latinos / Celle qui donnerait tout Picasso pour un sous-bois assorti à ses rideaux / Ceux qui aiment Paris en juillet au motif qu'on l'a tout à soi / Celui qui peint à façon comme une piqueuse de bottines / Celle qui rougit quand elle voit deux brosses se faire reluire /Ceux qui passent de l'âge bête à l'âge bestial / Celui qui s'est chassé de bonne heure et de bonne humeur du giron familial / Celle qui dit à tout moment "c'est la vie " avec l'air de penser le contraire /Ceux qui déconseillent Chicago aux liftiers pygmées / Celui qui ne sait pas si le temps vient à lui ou s'il le quitte / Celle qui se laisse aller au temps qui surgit / Ceux qui (dixit Pajak) pleurent pour se désaltérer de leurs larmes / Celui qui alterne la lecture des Esquisses pour un troisième journal de Max Frisch et le deuxième tome du Manifeste incertain de Frédéric Pajak en lisant parfois à haute voix (à sa compagne juste revenue des States) des passages de l'un touchant aux Américains ou de l'autre sur les gens qui se regardent sans se parler dans le métro de Paris et plus généralement un peu partout avec des pics dans le métro de Tokyo / Celle qui a tant pesé sur la tête de son fils qu'il l'est resté à tout jamais / Ceux qui vivent "dans la joie de la plus harmonieuse désolation", etc.

     

    Image: Frédéric Pajak, in Manifeste incertain 2. Editions Noir sur Blanc, 2013.

  • Votre attention, s'il vous plaît...

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    À propos du Café littéraire de JLK, ce jeudi 3 octobre à la Médiathèque de Saint-Maurice.

     

    Le manque d'attention est l'un des vices majeurs de notre époque, affirmait l'écrivain Maurice Chappaz à la fin de sa vie, devant un parterre de jeunes gens du Collège de Saint-Maurice, en Valais.  

     

    Or, quatre ans après la mort de celui qui fut l'un des plus remarquables écrivains romands dans la postérité de Ramuz, du même Collège où elle enseigne, la prof de latin Geneviève Erard m'a adressé une invitation à participer au Café littéraire qu'elle organise à la Médiathèque-Valais de Saint-Maurice, avec sa collègue Catherine Widmann Amoos, avant de me gratifier, plus concrètement, d'une attention plus que rare: exceptionnelle. D'abord en lisant la plupart de mes vingt livres, en les annotant et en y relevant  une quantité de citations témoignant de sa sagacité de lectrice, ensuite en préparant, pour notre rencontre, une série de questions dont les réponses exigeraient non pas une heure mais au moins dix ou cent - des soirées de palabres...  

     

    Zap02.jpgDans le contexte actuel de dispersion et de distraction exacerbées par le battage des médias et l'énervement général, de tels témoignages sont de vrais cadeaux. Comme cet autre vrai cadeau qui m'a été fait, il y a peu, par un nouvel ami du nom de Sergio Belluz, auteur lui-même d'un livre merveilleusement tonique sur la Suisse (CH, La Suisse en kit, paru aux édition Xénia) et m'envoyant de longues missives sur deux de mes recueils de carnets qu'il a aimés, à savoir Les Passions partagées et L'Ambassade du papillon.

     

    L'orgueil ou la vanité d'un auteur est une chose, et nul n'y échappe, mais le bonheur de partager réellement ce qu'on a accompli, livre ou oeuvre d'art quelconque,  à l'attention des autres autant que pour soi-même, est mille fois plus gratifiant qu'aucun honneur public, flafla médiatique, prix littéraires et compagnie. Un livre est une bouteille à la mer, et c'est toujours une grâce de le savoir recueilli et de le savoir apprécié (plus ou moins, peu importe) par quelqu'un qui prenne la peine de lire et, plus rare: de répondre. Autant dire que je me réjouis très sincèrement de cette nouvelle rencontre avec "quelques-uns"...  

     

    JLK au Tibet-Jaman.JPGCafé littéraire: À la rencontre de JLK, le 3 octobre, de 12h.30 à 13h.30. Bâtiment Saint-Augustin, 6 rue du Simplon.

    Infos et Pdf du document préparatoire de Geneviève Erard: www.mediatheque.ch/mediatheque-st-Maurice

     

     

  • Vallotton et le philistin

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    À propos d'un premier article, dans Le Figaro, ruisselant de morgue et prouvant combien le génie de l'artiste reste "inadmissible" pour d'aucuns...

     

    Paul Léautaud conseillait de lire, de temps à autre, un roman "de carton" pour s'exercer le goût par défaut. De la même façon, la lecture de  mauvaises critiques visant de bons livres m'a toujours intéressé, de Proust à Ramuz en passant par Céline. Idem pour la peinture, où les malentendus sont souvent plus criants, surtout depuis la fin de XIXe siècle évidemment.

     

    Je venais de lire Vallotton est inadmissible de Maryline Desbiolles, remarquable "lecture", tout à fait personnelle, de ce qu'on pourrait dire l'oeuvre de Félix Vallotton à sa pointe, dans le plus ardent et le plus hardi de son expression, lorsque j'ai pris connaissance du papier consacré à l'exposition du Grand Palais dans les colonnes du Figaro, sous le titre immédiatement tendancieux et dépréciatif de Félix Vallotton, le mal helvète, signé Eric Bietry-Rivière. 

     

    En sous-titre, l'auteur de l'article se livre à une révélation pour ainsi dire définitive, en annonçant que cet artiste franco-suisse était "trop orgueilleux". Le survol de l'exposition est ensuite amorcé par la description des six autoportraits "émaillant" la rétrospective, qui "à eux seuls", selon notre suréminent confrère, résument la vie de cet artiste franco-suisse "résolument inclassable" et qui, nouveau scoop, "aima cultiver le mystère" tout au long d'une "production pléthorique". Pensez donc: un Franco-Suisse, atteint du "mal helvète", qui peint comme ça 1700 tableaux !

    Vallotton33.jpgLa suite de l'article du Figaro (journal franco-français lu jusque dans les colonies et parfois même en Suisse romande) creuse plus profond en scrutant le premier autoportrait de Vallotton. Comme dans les titres de la revue criminelle Détective, l'auteur de l'article annonce que, somme toute, "tout Vallotton" est déjà là. C'est un "écorché vif au teint blafard" qui "nous toise" de ses "yeux rougis" (la masturbation suisse, sans doute) de "romantique neurasthénique". Et notre auteur de convoquer Strindberg, Haneke et Dostoïevski, après avoir rappelé des "traumatismes" du jeune Vallotton en son jeune âge qui expliqueraient "un sentiment d'inanité existentielle", lequel "ira parfois jusqu'à un amour de la morbidité"...        

    Vallotton3.jpgLe "mal suisse" ne se borne donc pas au péché d'Onan, stigmatisé par l'excellent Docteur Tissot, pur Suisse ami de Voltaire (auteur français connu jusqu'en Suède), mais va plus profond: jusqu'au nihilisme; "un noircissement du monde", précise Monsieur Figaro. D'ailleurs Vallotton n'accoutumait-il pas de dire: "La vie est une fumée" ? Et là, nouvelle révélation: à savoir que cette vue sombre ressortit au "carcan luthérien de  Lausanne".  Evidemment, on ne demandera pas à un suréminent critique formé à l'école de Détective de faire la distinction entre Luther et Calvin ( les fameux duettistes Calvaire et Lutin), mais le fait est que, jusque-là, pas un mot n'a été dit de la peinture de Vallotton. Si pourtant, voici que nous apprenons que sûrement, le "carcan lutérien de Lausanne" explique "une texture lisse et froide" et "des arabesques et des couleurs aussi tranchantes que son ironie". Tout cela ayant "valeur de protestation". Ah bon ?

    Vallotton17.jpgLa suite est non moins édifiante. Voici l'autoportrait de Vallotton à 32 ans, cette fois il a une barbichette en pointe et "une mèche tombe sur son front d'intello". Mais déjà cet "orgueileux" se montre en somme "inadmissible". Monsieur Figaro voit en lui un "Parisien branché" qui ne voudrait pour rien au monde être "associé à Cézanne" (je me pince devant tout ce savoir...), pas plus qu'il ne veut être confondu avec les "vieux expressionnistes" (là  je tombe devant tant de pertinence) ni non plus avec les "néo", les "jeunes fauves" et  autres "cubistes"...    

    Nouvelle révélation: admirateur d'Ingres et de Degas, des "as du dessin" à la Holbein ou à la Dürer, ou du maniériste Bronzino, Vallotton ne peut qu'opter (Monsieur Figaro s'improvisant opticien) pour la ligne "claire et serpentine" ! Si notre grand orgueilleux fraie avec les nabis, c'est "en retrait". Je ne rêve pas puisque c'est écrit: "Il cache ses mains tandis que celle des Bonnard et des Vuillard volettent". La honte de ses mains le fait cependant poursuivre "en solitaire", note encore Monsieur Figaro, qui relève ensuite toutes les influences dont procède la peinture de ce franco-suisse orgueilleux et branleur, des Hollandais à Toulouse-Lautrec.

    Comme on ne peut être tout à fait dépréciatif, pour un Franco-suisse qui accède tout de même au Grand Palais (dont le commissaire de l'expo a risqué pour sa part, dans une double page de 24 Heures, journal de "luthériens" lausannois, la comparaison avec Hopper, au bénéfice de l'Helvète...), Monsieur Figaro consent à reconnaître que Vallotton "sait comme personne fouiller le bois pour ménager le blanc et sublimer le noir", avant de se déchaîner plus librement contre la partie assurément la plus datée, la plusdiscutable, voire la plus irrecevable de l'oeuvre, entre symbolisme et mythologie revisités par un regard grinçant. Et Monsieur Figaro de conclure au "ridicule", avant de pointer la posture cynique que le peintre affecterait selon lui dans l'autoportrait de 1914.

    Mais sur l'essentiel de l'oeuvre: rien. Sur le coloriste fabuleux et l'originalité propre de son "théâtre" intime ou social: rien. Sur le mystère réel de cette peinture en ses extraordinaires paysages  (et pas le pseudo-mystère de son existence fantasmé par l'auteur du papier) et ses flamboiements, proches de ceux du dernier Hodler préfigurant l'abstraction lyrique, de Nolde aux Américains: moins que rien...

    La morgue serait-elle un "mal parisien" ? Quant à moi, je n'en crois rien, mais enfin...