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  • Ceux qui ont vu l'enfant paraître

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    Celui qui se rappelle ce jour comme une seconde naissance / Celle que la délivrance a augmentée / Ceux que l'apparition de la vie méduse à chaque fois / Celui qui revit l'onction du premier bain / Celle qui a connu ce qu'on peut dire sans excès d'emphase toute la tendresse du monde en le serrant contre elle pour la première fois / Ceux qui ont téléphoné la bonne nouvelle avant de s'enivrer quelque peu / Celui qui a décelé une analogie entre ces toutes petites mains et celles du ouistiti nouveau-né les poils en moins / Celle qui hume de tout près la chair de sa chair / Ceux qui on peint des séries de mère à l'enfant dans leur atelier de Fiesole / Celui qui dès ce jour a vu les choses un peu autrement / Celle qui s'est trouvée plus belle d'être enviée / Ceux qui ont fait une platée de spagues pour les amis réunis ce midi-là comme après l'enterrement du père peu après / Celui qui a vu son père en fin de vie trembler en prenant l'enfant dans ses bras / Celle qui a vu la tante dure s'adoucir / Ceux qui ont pensé qu'un tel événement ne pouvait qu'échapper au concept même voilé / Ceui qui dès ce jour cessa d'arriver en retard /Celle qui dès ce jour devint consciente de l'éventualité du pire mais je touche du bois Ludmila / Ceux qui découvrirent par la même occasion qu'ils étaient mortels/ Celui qui t'a dit bonne chance les mômes c'est des bêtes à misères / Celle que rien n'étonnera jamais sauf peut-être de mettre au monde un nain à tête d'oiseau / Ceux qui ont senti tout de suite que ce lascar ferait un évêque respecté / Celle dont le père ne se doutait pas qu'elle voterait plus tard à la gauche de la gauche / Ceux qui ont présenté l'enfant au chamane dont les fumigations l'ont fait tousser / Celui qui s'est barré la veille du jour J / Celle que ses frères et soeurs ont accueillie avec des vivats selon la règle conviviale bantoue du treize à la douzaine / Ceux qui ont acquis alors une nouvelle douceur / Celui qui a signé l'ordre d'en égorger mille de plus avant de renoncer par retour d'instinct paternel rare à l'époque et dans ces pays / Celle qui plus tard donnerait des leçons de maintien à cette future reine de beauté / Ceux qui ont travaillé de la sorte à la pérennité du nom des Pilon-Mortier, etc.  

  • Ceux qui ont de la peine

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    Celui qui compatit en silence / Celle qui a beaucoup enduré / Ceux qui ne suivent pas le mouvement / Celui que le bruit du dancing insupporte / Celle qui pallie l'abrutissement général par la contemplation sereine / Ceux qui ne voient même plus les gros titres / Celui qui répare la poupée de la petite aveugle / Celle qui se demande comment survivre sans "lui" / Ceux qui se méfient de la pitié qui s'affiche / Celui qui n'en finit pas de perdre sa mère et de la sentir plus présente en lui c'est paradoxal mais c'est comme ça vois-tu / Celle qui laisse le cher disparu lui parler / Ceux qui s'accrochent à des incertitudes / Celui qui en revient aux rites anciens / Celle qui assure la permanence de La Main Tendue en sifflant son Cuba Libre / Ceux qui formatent les modalités d'un deuil adapté aux demandes de l'Entreprise / Celui qui peint aux larmes / Celle qui attend que ça passe en se répétant que ça va passer malgré que ça passe pas / Ceux qui se cachent pour souffrir / Celui qui de les voir en baver grave s'est rapproché des hommes / Celle qui n'a jamais brillé en arithmétique / Ceux qui s'exclament Gentlemen first avant de faire le grand saut / Celui qui flaire la mauvaise haleine de la dame en noir / Celle qui fume sa dernière cigarette déclarée mortelle par la pub / Ceux qui se font une dernière ligne / Celui qui souffre le martyre dit-il au pasteur Duflan qui lui dit que c'est pour son bien / Celle qui accompagne la veuve Chauderon jusqu'au feu rouge / Ceux qui gémissent derrière l'huis clos / Celui qui sait que les larmes purifient mais qui préférerait chier des clous rouillés / Celle que la seule pensée du "petit troupeau" rassérène / Ceux qui croient que Dieu seul ne meurt pas et quelques-uns dont il leur semble qu'ils "en sont" /Celui qui se demande si Dieu a jamais souffert / Celle qui dit à Kevin que s'il se touche encore Jésus aura de la peine et Marie j'te dis pas / Ceux qui sont toujours là quand ça va pas, etc. 

    Image: Philip Seelen      

     

    Image: Philip Seelen

  • Jouhandeau retrouvé

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    Retour à un grand écrivain du XXe siècle, qu'on retrouve ces jours dans une incomparable correspondance avec Jean Paulhan, parfait honnête homme et ami sans complaisance. De 1921 à 1968 (mort de Paulhan), 1148 pages de propos éclairant la vie littéraire française et ses figures majeures. Excellente présentation de Jacques Roussilla, chez Gallimard.

    À chaque fois que j’ai remis de l’ordre dans ma chambre envahie de livres et de papiers, je ne sais pourquoi j’en reviens à penser à Marcel Jouhandeau – peut-être parce que son œuvre est elle-même une constante mise en ordre ? Plus qu’aucun autre écrivain de ce temps, auquel il ne prêtait plus qu’un peu de sa personne, Jouhandeau savait restituer de tels instants dans ses épiphanies familières, naturellement porté à glorifier les choses les plus ordinaires de la vie, que son regard suffisait à grouper dans le nimbe d’une lumière d’éternité, son regard et son écriture relevant d’un quotidien Magnificat. « Quand je mourrai, écrivait-il, la mort sera surtout pour moi un adieu aux mots. Ils ont été mes meilleurs amis, ma société quotidienne, fidèle et intime. » Et de même revient-on à son œuvre comme dans une maison de mots dont chacun serait le signe vibrant du mystère de nos origines et de nos fins, dans le voisinage comme enchanté du parc de la Malmaison aux oiseaux musiciens, avec le clair-obscur des pièces hantées de souvenirs sensuels ou féroces, en bas les éclats de voix stridents d’Élise et en haut les répons jubilatoires de l’harmonium de Marcel, enfin les mots de toute une existence dont ses livres disent autant les faiblesses que les échappées vers l’azur, mais tous venus de la même source, leur eau fût-elle tantôt lustrale et tantôt trouble, tantôt savoureuse et tantôt écœurante. Il y avait chez lui du paysan et du comédien, du franciscain et du sybarite, du moraliste de la plus haute tradition classique et du Narcisse lettré s’oubliant parfois jusqu’à diluer le meilleur de son style dans un mélange d’encens et de vieille tisane. Cependant il y a, dans son œuvre, un homme tout entier qui se livre sans détours, et c’est tout entier que seulement on peut le comprendre, avec son enfance à Chaminadour et son adolescence tourmentée et mystique, sous le regard de parents qui furent des sages mesurant leurs paroles, sa bienveillante rigueur de professeur et son émancipation parallèle de jouisseur charnel, sa vénération de tous les aspects de la vie lui accordant d’anoblir jusqu’à ses vices, qu’il reconnaissait pour tels, et son allégresse, sa rouerie de croyant de mauvaise foi, son dandysme frottant d’humilité non feinte son orgueil non moins royal, et tous ces mots qui nous le masquent et nous le révèlent en même temps. « Une phrase heureuse parfois, où affleure le sacré, peut tenir lieu de ce qu’on a vainement cherché ailleurs, de ce que l’Univers trop souvent refuse », écrivait-il encore. On pourrait n’y voir qu’une formule de littérateur, ce qu’il était aussi. Au demeurant, le mandarin dans sa thébaïde avait vécu plus intensément que maints aventuriers, écouté avec la même puissance d’accueil les dits de sa tribu de Creuse, observé avec une malice plus distante les intrigues des salons parisiens où il retrouvait Léautaud et Cingria, Gide ou Paulhan, beaucoup lu les Anciens et beaucoup chanté le grégorien, beaucoup prié l’Éternel qu’il consentait à trouver plus grand que lui, et beaucoup fréquenté les mauvais lieux dont il prétendait qu’il ne sortait pas plus sali que le soleil des latrines, avec la même mauvaise foi catholique qui lui tirait des soupirs de repentance – tout cela que charrie et détaille son œuvre, des inoubliables chroniques provinciales de Chaminadour, des Pincengrain ou du Journal du coiffeur, à ses vingt volumes de Journaliers dont l’ensemble forme à la fois un visage et le plus vaste paysage. Or, voici comment écrivait Jouhandeau : « Le langage des êtres vrais n’a autant de grandeur que parce qu’il est plus près du silence. Ce qui fait l’attrait du style, c’est l’imprévu, l’absence d’apprêt, la rigueur ou le soupçon de quelque mystère. Le plus grand mérite de l’écrivain, c’est peut-être de se tenir à la limite de l’obscurité qui avoisine et accompagne toujours les secrets, de savoir être inédit, d’approcher l’ineffable, sans renoncer à la clarté. Quand il s’agit de l’inintelligible, de l’indicible, c’est alors que le langage est le plus troublant, s’il sait suggérer ce qu’il ne lui est pas permis d’avouer ou de formuler. On recourt à l’analogie. On laisse affleurer sous les mots ce qu’on ne saurait, à aucun prix, ni décrire ni nommer. Rien de plus conventionnel apparemment. Il arrive cependant que dans un tournemain ou grâce à une faille quelque chose passe. Passe-passe. Il court, il court, le furet. »

    Marcel Jouhandeau / Jean Paulhan. Correspondance 1921-1968. Gallimard. Les Cahiers de la NRF, 1148p.

  • Le secret d'Irène

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    Sur lun des plus beaux  films d’Alain Cavalier.

    C’est un film à la fois très personnel et très intime qu’Irène d’Alain Cavalier, je dirais même : crûment, presque durement personnel et intime, jusqu’à une sorte de violence ouverte dans la douceur, et à tous. Irène vient après Le Filmeur mais en somme par Le Filmeur, issu de l’épuration du Filmeur, et donc elliptique et rapide, mais dans un temps lent quoique le film soit bien plus bref que Le Filmeur, et sondant au tréfonds de l’instant, jusqu’au fond où gît un secret.
    C’est le film en effet d’un secret, le secret d’Irène. On se gardera d’en dire beaucoup plus. C’est le film d’un secret et d’une douleur existentielle soudain interrompue par l’Accident, qu’on prendra comme un signe du Destin, ou pas. Alain Cavalier ne le dit pas mais c’est là aussi, sans que ce soit dit comme ça. Tout est dit dans ce film, sans tout dire. Voici ce qui s’est passé, mais que s’est-il vraiment passé ? Il faudrait le demander au ciel et à la petite cour qu’il y a là, il faudrait le demander aux choses, il faudrait le demander aux arbres qui restent là, il faudrait le demander à la route et à son Croisement Fatal, comme disent les journaux, il faudrait le demander à Irène, ce qu’elle pensait à ce moment-là où elle est partie impatiente sans attendre Alain, il faudrait le demander à Alain qui a tant tardé à la rejoindre, il faudrait le demander au Destin qui manigance tout ça mais est-ce que tout ça s’expliquerait ?
    Il y a dans Irène, par le cinéma, plan par plan et c’est de la musique, des choses à montrer pour dire d’autres choses. On voit un oiseau peint sur un vase bleu qui dit quelque chose à Alain et on voit un oiseau jaune qui dit quelque chose d’Irène. Le bleu et le jaune de ces oiseaux est doux au toucher, comme est douce au toucher cette couette qui a elle aussi quelque chose à dire.
    Alain Cavalier est probablement le seul poète de cinéma, à l’heure qu’il est, à pouvoir faire parler une couette comme dans Irène. Et que dit-elle, cette conne de couette ? Elle dit le bleu et le rose veiné de vert tendre de la vie, le doux et le moelleux de la vie dans lesquels on est bien et parfois moins (quand on est petit et malade ou bien vieux), elle a toutes les couleurs du blanc de la vie, cette putain de couette qui est là, dans laquelle on a boulé ensemble, Irène et moi, et qui reste là plein de nos creux et de nos bonds, et qui maintenant est toute seule comme Alain est tout seul comme un con et Irène aussi.
    Irène est un poème de mémoire, comme on dit. C’est un film de deuil et de demande de pardon, mais pas que ça. Irène dit comment on s’est rencontrés, mais les images sont de la mer qui roule vue d'une cabine de téléphone et des ramiers qui roucoulent dans la petite cour, des fusains et des anges du métro. Irène dit comment Irène était à 15 ans avec son air de Miss France de l’époque, plantée là comme, disons, Danièle Gaubert dans Cinémonde ou Claudia Cardinale très jeune, mais Alain lui voit le regard d’une fille de Manet au musée de Lyon. Les lits ont aussi des choses à dire, et les pieds actuels d’Alain qui a la goutte, putain ça craint, et puis Irène au lit avec son chien mourant, et Alain qui se dit qu’il lui faudrait Sophie Marceau dans le film, enfin dans la foulée suggérer tout le bien et le mal qu’on s’est fait... et tant d'autres choses encore - on y reviendra.

  • Ceux qui se positionnent

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    Celui qui signe des appels citoyens et fait en sorte que ça se sache / Celle qui n'a jamais dévié de sa Ligne même avec son nouvel appareil dentaire coûteux / Ceux qui sont à la fois adultes et responsables et végétariens et critiques envers Israël / Celui qui se situe clairement à la gauche radicale de la gauche tout en restant fidèle à Kouros de Saint-Laurent ce parfum typique de pédés de droite /Celle qui te reproche de ne pas dire d'où tu parles / Ceux qui ont toujours précisé qu'ils parlaient de leurs nattes attitrées du grand solarum des Bains Deligny / Celui qui a passé de Che Guevara à Lagerfeld pendant que les majorités silencieuses se succédaient / Celle qui a modélisé les nombreuses postures du coït classique en 3D avant de les ventiler sur les réseaux sociaux à vocation pédagogique/Ceux qui restent bien droits dans leur cercueil de sapin de Noël / Celui qui dort dans la position du missionnaire sans mission / Celle qui répète volontiers en société qu'elle a le coeur à gauche comme le conseille aussi la Faculté / Ceux qui affirment que la droite française est la plus bête du monde sans connaître apparemment ni la gauche italienne ni la droite autrichienne ni la droite et la gauche suisses / Celui qui s'inscrit au parti d'en rire / Celle qui ne votera qu'au pays du Sourire / Ceux dont la posture consiste à parler toutes impostes fermées / Celui qui se pose en impersonnage et qu'on invite par conséquent partout même à Saas-Fee la station aux fameux glaciers bancaires / Celle qu'on dit la ventriloque du poète aphone / Ceux qui disent merci d'exister à la Directice de la Maison des Lettres dont les poèmes vides de sens laissent chacun libre d'en dire n'importe quoi et donc d'être invités au prochain colloque (prononcer colle-loque) consacré à son oeuvre unique / Celui qui ne manque pas un colloque (prononcer colle-loque, même à Tôkyo) consacré au nouvel hermétisme poétique institutionnel subventionné genre Philippe Beck et consortium / Celle qui persifle son ex prof à Oxford très fan du recueil Dans de la nature de Philipe Beck que long is the way between Beck and Beckett / Ceux qui se positionnent contre toute forme de posture, etc.   

  • Ceux qui écument les étoiles

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    Celui qui postillonne des nébuleuses polychromes / Celle qui ponce les glacis de son jules Master of Arts / Ceux qui ont la patience des couches à travers lesquelles ils font monter la couleur / Celui qui te laisse toute liberté de rester toi-même / Celle qui en son chez soi conserve l’en-soi et le pour-soi de son quant-à-soi gainé de soie / Ceux qui gravitent autour du Mystère / Celui qui brasse la matière les yeux fermés / Celle qui veille au grain de sénevé / Ceux qui voient dans la tristesse une forme de sérénité / Celui qui désigne « ceux qui sont allés au fond des choses avec une grande économie de moyens » / Celle qui dit au revoir à la vache et à la rivière puis envoie des baisers à la lampe – telle que l’observe Lambert Schlechter et telle aussi qu’était notre fille Sophie à trois ans qui fêtera ses trente ans ce vendredi / Ceux qui se rappellent la phrase de Charles Olson : »I’ll hate to leave this earthly paradise » / Celui qu’une vraie amitié fait situer le paradis ici-bas / Celle qui a découvert le nom d’Anne Dillard dans ce livre de Lambert Schlechter où celui-ci dit ne connaître personne qui connaisse Annie Dillard alors que je connais une autre femme qui la connaît sans connaître Lambert / Ceux qui n’ont pas envie de partager les écrivains dont ils sont trop proches et c’est pourrquoi je n’ai jamais rien écrit sur La Trame des jours pas plus que sur Feuilles tombées de Vassily Rozanov / Celui que j’accueille au nombre des douze lecteurs auxquels je pense quand j’écris et qui me rend la pareille / Celle qui te rappelle que les oiseaux ont été créés le cinquième jour / Ceux qui s’auto-invectivent avant de faire la paix avec eux-mêmes / Celui qui remarque que le dernier écrit de Thomas Bernhard avant sa mort (le 12 février 1989) fut une lettre à un journal de Vienne pour la sauvegarde d’une ligne de tram / Celle qui passe tout à son conjoint au motif qu’il est Artiste / Ceux qui sont artistes tout naturellement et donc aussi rares que des botanistes capables d’évaluer la valeur d’usage militaire de certaines plantes / Celui qui écrit avec la légèreté grave de Peter Hadnke dans Le Poids du monde / Celle qui est fragmentiste en matière sentimentale / Ceux qui font l’amitié comme d’autres font l’amour, etc.

     

    (Cette liste a été notée à l’écoute d’Adam’s Lament d’Arvo Pärt et après (re)lecture de certaines pages de La Trame des jours ; le murmure du monde 2, de Lambert Schlechter, paru en 2010 aux éditions des Vanneaux.)

  • Pajak et les Esprits

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    Certains livres sont des départs et d'autres des arrivées. Certains livres ouvrent des fenêtres et d'autres explorent les maisons qu'il y a dans la maison. Certains livres vous engagent et d'autres vous aident à dégager. Certains livres ne font que passer et d'autres vont rester. Certains livres ne sont que des aspects de la vie et d'autres en font la somme ou en font entendre la tonne, au sens où un orage ou le silence tonnent; et c'est un peu tout ça que je ressens en arrivant au bout de ma lecture du Manifeste incertain de Frédéric Pajak, dont je dirai que c'est un de ceux qui m'auront le plus marqué cette année.

    Ce livre d'une très étrange et très émouvante beauté s'achève sur une quinzaine de pages dont j'aimerais recopier les textes, en résonance profonde et parfaite avec des dessins à l'encre de Chine d'une non moins étrange et inquiétante beauté, comme les copistes du Moyen Age recopiaient les textes pour qu'ils ne se perdent pas.

    Les quinze dernière pages de ce Manifeste incertain, où le nom de Walter Benjamin n'est jamais cité, racontent cependant, comme entre les lignes et les images, la mort de l'écrivain, ou peut-être la nôtre, celle de Robert Walser à Noël dans la neige ou celle d'Annie Dillard qui vit encore à ce que je sache - la mort violente de Pavese ou la mort lente et silencieuse de ma mère.

    Le dernier chapitre de ce livre s'intitule Les Esprits et c'est une suite de séquences d'une très pure poésie non poétique (j'ai de plus en plus horreur, à vrai dire, de la poésie poétique), évoquant donc la dernière ronde des Esprits dans la dernière ronde de la vie d'un homme. On est là dans la maison du monde et il y a une maison dans la maison, comme dans ce livre habité par l'Esprit qui s'intitule Au présent et qu'a écrit Annie Dillard.

    Cette pure poétesse de la pensée, dont le génie procède par fulgurants rapprochements , comme il en allait de celle d'un Walter Benjamin, ou comme il en va des notations de Pajak lui-même - Annie Dillard donc parle aussi bien de la formation des déserts que du scandale de la malformation des enfants, des étrangetés du monde animal et de la trivialité jouxtant les lieux saints, des morts empilés sous nos pieds ou de la pensée des Hassidim.

    Pajak15.jpgSous une noire peinture à l'encre de Chine représentant une forêt genre selva oscura, Frédéric Pajak cite un dicton hassidim qui dit que "là-bas, dans le monde à venir, tout sera disposé comme ici. Comme est notre maison ,elle sera dans le monde à venir; où notre enfant dort maintenant, il dormira aussi dans le monde à venir. Les vêtements que nous portons nous les porterons aussi. Tout sera comme ici..."

    Ce qu'attendant, les Esprits tourniquent entre le village- frontière et les monts et la mer, on est près de la douane espagnole ou n'importe où, on va peut-être mourir mais ils seront des millions dans le même cas.

    Pajak16.jpgJe recopie le premier texte qui figure sous un dessin représentant de grosses bottes de foin brûlé: "Les Esprits, enfouis au plus profond de la terre, décident de revenir au monde. Ils ne sont ni des immortels ni des fantômes,mais simplement des Esprits. Ils forment une espèce de cohorte, portent chacun le nom d'un sentiment puissant. Il y a là le Bonheur, le Désespoir, l'Appétit. Et puis la Fatigue, longue femme amaigrie, les yeux rougis de larmes, la coiffure comme une botte de foin brûlé. Dans la cohorte, il y a encore la Douleur, la Joie, la Peur,le Chagrin et d'autres encore".

    La fin de Walter Benjamin se confond plus ou moins avec celle de tout un monde perdu, où les peuples se trouvent piétinés par ce qu'il y a de pire en eux et qui est en chacun de nous. Il y a à ce propos, dans Manifeste incertain, une saisissante réflexion sur les relations du prétendu peuple avec les supposés intelligents ,ou des prétendus intellectuels avec ce qu'on appelle le peuple.

    "Si l'ennemi triomphe",écrivait Walter Benjamin vers le milieu des années 30, donc après l'avènement win-win d'Adolf Hitler, "même les morts ne seront pas en sûreté".

    Walter Benjamin ne s'est pas mis en sûreté. Son ami Gershom Sholem lui avait ménagé un refuge en Israël, mais l'esprit de la Fatigue, peut-être, ou de l'Orgueil, ou de la Souffrance désirée, ou du Fatalisme, ou de la Compassion en ont décidé autrement si seulement il a décidé quoi que ce soit. Aux yeux de l'esprit win-win, WB a toujours fait tout faux, ce qu'on pourrait aussi considérer à l'inverse comme le propre du Juste, même si celui-ci reste dans ce cas fort incertain.

    Du moins le Manifeste incertain de Frédéric Pajak m'apparaît-il comme un livre essentiellement juste. Sa fin est un commencement. Son noir final laisse filtrer un rai de lumière qui n'est pas d'espoir à bon marché mais l'indication d'un chemin que nous traçons en le suivant...

    Pajak1.jpgFrédéric Pajak. Manifeste incertain. Noir sur Blanc, 2012, 186p.

    Annie Dillard. Au présent. Christian Bourgois, 2001, 219p.

    Dessins à l'encre de Chine de Frédéric Pajak