Notes de l'isba (21)
Des chefs-d'oeuvre mineurs. - Charles Dantzig porte autant d'attention aux "petits" chefs-d'oeuvre qu'aux monuments insupérables, et c'est aussi mon cas. Il cite par exemple cette phrase d'un roman intitulé Gin, d'un certaine Louis Lerne. Inconnu au bataillon mais ça donne ça: "Gin avait pour toute famille une tante, à Lausanne, qui l'avait recueilli,élevé, prostitué aux clients de son hôtel".Le genre de phrase qu'on se rappelle en effet, comme des phrases de Calet ou de Morand, auteurs notoires de "petits" chefs-d'oeuvre - et rien à voir, cela va sans dire, avec le minimalisme au gout du jour. Dantzig avoue n'avoir lu que quelques pages de Gin, dont le titre lui fait citer en passant le chef-d'oeuvre "alcoolique" de Malcolm Lowry, Au-dessous du volcan, qu'il n'a pas lu non plus jusqu'au bout - il ne doit pas être le seul mais lui au moins le reconnaît; or c'est d'une autre roman de ce Louis Lerne qu'il voulait parler au titre de "petit" chef-d'oeuvre, intitulé Horn. Je note donc ce titre en marge d'une liste que je rédige en même temps sur Ceux qui font des listes, au nombre desquels figure évidemment Charles Dantzig, et ce tout en poursuivant ce matin (il est huit heures et il neigeote) la lecture de Paludes, autre "petit" chef-d'oeuvre d'André Gide qu'on a dit un germe du Nouveau Roman.
"L'écrivain est un transmetteur d'échos qui ajoute son orchestration au passage", affirme encore Dantzig à la page 58 de son ouvrage où il cite La pêche à la truite en Amérique de Richard Brautigan, paru l'année de nos vingt ans, et le Journal des erreurs d'Ennio Flaiano, paru l'année des trente ans de ceux qui sont nés la même année que nous. Dans le même esprit, je pourrais à mon tout citer Miss Lonelyhearts de Nathanaël West ou encore Ernesto d'Umberto Saba, autres "petits chefs d'oeuvre entre tant et plus.
Une autre phrase de la page précédente aurait pu être écrite dans En lisant en écrivant d'Annie Dillard, mais Dantzig est souvent proche de l'esprit grappilleur de celle-ci, la profondeur spirituelle en moins. Et voilà ce que ça donne: " La création ne naît pas de la "nature", la création naît de la création". Ce qui se discute évidemment, tout dépendant de ce qu'on appelle "nature". Les alluvions naturels ne dégagent guère, il est vrai, de poésie, tandis qu'au rastro celle-ci se perçoit dans la moindre poupée même manchote ou dans le moindre débris de vaisselle. Et c'est au Rastro de Ramon Gomez de La Serna que nous renvoient d'ailleurs maintes citations et observations d' À propos des chefs-d'oeuvre, qui est lui-même le parangon du "petit" chef-d'oeuvre, à l'image de nombreux autres livres de Ramon, tel Le Docteur invraisemblable ou Cinéville. Le rastro ? Ah oui je précise: les Français ont leurs puces, et les Espagnols ont le rastro.
Viatiques et vibrations. - Le rastro est le fous-y-tout des sensibles, le marché aux puces des souvenirs et des velléités grisantes, le grenier à ciel ouvert de toutes les trouvailles perdues et retrouvées, le réceptacle de toutes les épiphanies saintes ou profanes. On trouve au rastro des éclats de rire ultimes de la diva aux longs cils autant que des pages débrochées de l'Encyclopédie capricieuse de tout et de rien, des fragments de livres de "fragmentistes" typiques tel Lambert Schlechter ou Guido Ceronetti, Jean-Daniel Dupuy ou Ludwig Hohl, Vassily Rozanov ou Giacomo Leopardi, et cela vaut souvent dans la foulée autant que la mention les yeux au ciel de La Commedia de Dante, pour avoir l'air cultivé dans les coquetèles.
N'empêche que le rastro peut faire bon office de magasin de citations, comme les lecteurs à la Dantzig aiment en accumuler. Pas tant pour étaler sa culture que pour épicer les jours de bonnes phrases qui fassent penser ou rêver. J'ouvre ainsi n'importe quel livre de Charles-Albert Cingria et je lis: "Le vin, c'est quelque chose d'arabe et d'immatériel d'abord". Ou cela: Je désire hiverner et continuer à hiverner, et rien que cela tant que l'hiver durerea". Ou cela encore: "J'aime éperdument ce qui est schématique, aride, salin, perpendiculaire ". Ou cela pour célébrer la mémoire de rossignol, alias Pétrarque: "On peut bien dire, en tout cas, qu'après Pétrarque et quelques bien rares exceptions, la poésie n'est plus qu'un formidable grincement de plumes d'oies et ensuite de plumes d'acier. Il fallait ce diamant, cette neige prompte, cet ingéniosité et aussi (pour parler déjà d'un défaut, mais il lui était antérieur) cet esprit..."
Ou cela enfin qui est axial: "c'est splendide, à vrai dire, d'entendre vibrer comme vibre un bocal dangereusement significatif, cet instrument étourdissant qu'est un être"...
Hystérie à l'isba. - Ce qui précède pourrait sembler bien loin de Dostoïevski, qui n'a certes jamais fait dans le "petit" chef-d'oeuvre, à l'opposé de tel tour d'esprit, et pourtant les différences même extrêmes ne s'excluent pas en littérature: elles font écho aux extrêmes qui nous habitent, et je me sentais aussi à l'aise ce matin en lisant le volatil Paludes, tout de grâce écrite, qu'à retrouver ce soir Les Frères Karamazov et leur style souvent brut (que la traduction d'André Markowicz fait tellement mieux sentir que les "belles infidèles" du début du XXe siècle), et voici que j'aborde le sixième chapitre de la deuxième partie intitulé Hystérie à l'isba. On sort d'ailleurs de plusieurs autres chapitres exacerbés, pour retrouver le pauvre Aliocha tout confus d'avoir enfin fait éclater sa vérité - à la bonne heure. Et voilà qu'il va peut-être découvrir le pourquoi de la morsure affreuse que lui a infligée un garnement qu'il traitait le plus gentiment du monde. Une fois de plus on va sonder l'origine du mal à la découverte d'une humiliation ressurgie. Rien là-dedans, pour autant, du prêche que Charles Dantzig reproche à l'immense Russe si mal compris de certains Français. Rien que la vie et ses douleurs, filtrée par un écrivain plus près de la vie que quiconque...
Ramon Gomez de La Serna. Le Rastro. Editions André Dimanche.