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  • Ceux qui vous actionnent

     

    n1058222313_30291883_2772.jpgCelui qui cherche un piston pour la publication de son poème limite scabreux / Celle qui fait du lobbying pour la diffusion de ses articles dits scientifiques / Ceux qui t’assiègent avec leurs manuscrits brandis comme des massues / Celui qui obtient ton adresse privée et se pointe avec son film qu’il affirme que tu dois voir ce soir encore tu verras que tu ne le regretteras pas nom de bleu / Celle qui fait du squash avec celui qu’on dit influent dans les milieux du design dentaire / Ceux qui craignent les démarche auto-publicitaires de la poétesse dite « à l’indéfrisable » /  Celui qui se laisse manipuler par excès de bonté genre chien couché / Celle qui n’aime pas dire que tu n’es pas là quand un raseur te cherche au téléphone mais qui le fait quand même pour t’avoir tout à elle / Ceux qui tambourinent à ta porte et te menacent de te faire entendre leur maquette de rap engagé / Celui qui morigène le critique littéraire dont il sait les tendances masochistes / Celle qui affirme que le comité d’entreprise s’en mêlera si vous ne faites pas circuler ses méditations auto-éditées dans les succursales de l’usine / Ceux qui flattent le mandarin pour se taper la mandarine / Celui qui fait dans l’entre-soi soyeux derrière quoi tu sais un couteau / Celle dont Truman Capote se servait pour le couvrir / Ceux qui reprochent au jeune écrivain d’écrire et d’être jeune /  Celui qui appelle Bruno Pellegrino le puceau alors que celle qu’on appelle sa pucelle jure sur la tête de la Vierge que c’est faux / Celle qui aime avoir la vue simultanée sur la neige et la mer et préfère donc les Asturies ou le Japon / Ceux qui ont rencontré François-Marie Banier et ne s’en trouvent pas plus avancés eh eh / Celui que la stupidité mondaine amuse moins que le ballet des loutres ou le dandinement des toupies /    Celle qui exècre la musique de savon liquide ruisselant du piano de Clayderman / Ceux qui savent pourquoi Céline est devenu pessimiste dans la trentaine / Celui qui recopie la phrase de sBeaux draps : « Trente-six heures, c’est maximum par bonhomme et par semaine au tarabustage des usines sans tourner complètement bourrique / Celle qui a fait des pieds et des mains pour empêcher son ex de publier son étude sur la cognition déviée alors qu’elle venait de se faire refuser le sien sur la déviance cognitive / Ceux qui cessent de penser que le critique est un nul quand ils s’apprêtent à publier / Celui qui te menace de se flinguer si tu ne parles pas de sa Confession d’un naze  dans ton magazine olé olé / Celle qui reproche au présentateur gay de l’avoir traitée comme une gousse / Ceux qui se la jouent Oblomov en prétendant n’y être pour personne sauf pour celles et ceux avec lesquels c’est cool de passer des heures au phone, etc.

    Image : Philippe Seelen

     

  • En passant par Amsterdam

    Amsterdam13.jpg

    Amsterdam, le 11 mars 2011. - Ce soir nous avons suivi, à la télévision néerlandaise, les terrible nouvelles relatives au tremblement de terre japonais, dont les premières images, coupées en sorte de ne montrer aucune victime vivante, à la japonaise, n’étaient pas moins effarantes par la violence du tsunami emportant tout sous le déferlement de sa vague de quinze mètres de hauteur, même vue de loin, même atténuée ensuite par le passage en boucles des mêmes images répétées dix et vingt fois…Alors j’ai revu les petits enfants de la rue d’Amsterdam et j’ai imaginé ce flot les emportant tout à coup.

    Picasso35.jpgEnfin, après le dîner, nous nous sommes rendus ensemble au Musée Van Gogh où se tient ces jours une intéressante exposition consacrée aux premières années parisiennes de Picasso, jusqu’à l’épisode expressionniste (les très beaux portraits de son ami suicidé sur son lit de mort) et la période dite bleue, avec l’impression à tout moment que le jeune prodige absorbe tout – on peut dire carrément qu’il pompe tout, de Toulouse-Lautrec à Vallotton (couleurs et dessins) en passant par les impressionnistes et les nabis, et toutes les tendances plastiques de la peinture et de la sculpture, jusqu’à l’art nègre qui marque son passage de la figuration à la déconstruction.


    Son processus de décomposition-recomposition des formes correspond assez exactement, en effet, à ce qu’on a appelé la déconstruction, qui s’observe parfaitement dans son analyse de la sculpture primitive qu’il copie, déforme et reconstruit pour en tirer quelque chose de neuf.

    Cézanne12.jpgOr cette évolution de son art - cette invention plus précisément, d’un art qui se nourrit de tout pour devenir de plus en plus personnel, se distingue ici à vue pour se trouver mis en relation, tout à coup – très belle idée, ai-je trouvé – avec une petite version des Baigneurs de Cézanne…



    Amsterdam, ce samedi 12 mars. – Ciel gris sur Amsterdam, où nous nous laissons un peu vivre chez nos chers hôtes, que j’aime bien. Nous faisons connaissance en coupant nos fines tranches de fromage orange, je pense aux papiers que je dois faire avant de partir en Grèce, nous parlons de Proust dont Marianne est en train de lire la grande biographie de Jean-Yves Tadié.

    Puis nous nous rendons au Rijks. Comme le râleur de Thomas Bernhard, dans Maîtres anciens, ne s’arrête que devant tel vieil homme du Tintoret, j’aurais tendance moi aussi à ne revenir, au Rijks, que devant quelques Rembrandt qui sont pour moi le sommet de tout, ou plutôt le fond du cœur humain, l’âme de la créature à la fois pleinement incarnée et sublimée - et ce matin j’évite la foule pour revenir dix fois au petit Autoportrait de 1628 du jeune Rembrandt à la chevelure d’ange bouclé éclairé par derrière.

    Rembrandt1628.jpgJe vais comme pour vérifier qu’il est bien là, comme je me repasserais une mesure de la 9e de Beethoven. Et voilà : j’en ai pour ma joie. Ensuite je vais voir, par politesse, les salles spéciales consacrées à Metsu, dont certaines scènes de genre me touchent, mais j’admire seulement, tandis que Rembrandt : j’aime, absolument, comme j’aime, absolument Beethoven.



    Amsterdam, dimanche 13 mars. – Ce matin au Musée Van Gogh, pour Van Gogh, dont je découvre le nouvel étage consacré à ses contemporains français. Plusieurs merveilles mais je néglige de noter. Ensuite les étages de Vincent, très encombrés de foule dominicale, mais nous en avons une fois de plus pour notre joie. Dans la foulée je me dis : peut-être pas un immense peintre au sens conventionnel, mais lui aussi un poète de l’absolu, comme Rembrandt et Beethoven. On l’aime plus qu’on l’admire: On l’aime avant tout.

    Amsterdam17.jpgEnsuite au Vondelpark avec ma bonne amie. Grand charme du lieu, excellent bluesman noir entouré de jeunes filles, canards comiques, monument monumental à je ne sais quel poète romantique - je note mentalement que je ne me suis jamais embêté au fil de nos voyages avec Lady L. (...)

  • Une bonne nouvelle


    PRIX_LATOURETTE_48.jpg

    Notre compère Bruno Pellegrino, dix-neuf ans et des poussières, vient de décrocher le prix du Jeune Ecrivain 2011 pour sa nouvelle intitulée L’Idiot du village. À lire dans le recueil paru chez Buchet-Chastel sous ce titre. Chapeau, gamin…

    Décidément, le p’tit Bruno n’en finira pas de nous étonner. Il y a deux ou trois ans de ça, ses profs n’en croyaient déjà pas leurs yeux : que ce baby leur balance des copies pareilles ! Le père, la mère, l’oncle furent soupçonnés : que non pas, c’était lui le coupable! Même que, bien avant son bac, lui fut attribué le prix de la meilleure composition de son établissement scolaire, publiée in extenso dans le journal 24Heures.

    Dans la foulée, je lui proposai de collaborer au journal littéraire Le Passe-Muraille, puis à la rubrique culturelle du grand quotidien dont je suis le mercenaire. Il écrivait, alors, comme un digne sexagénaire de 17 ans. Je lui suggérai de rajeunir un peu. Il s’y employa. À dix-huit ans, il écrivait comme on le fait à quarante ans, trente ans même. Et puis il passa son bac, entra en fac de lettres, s’envola bientôt pour les States avec sa bonne amie, pour y passer une année d’études.

    C’est de là-bas qu’il a débarqué l’autre jour au Salon de Paris où l’équipe du prix du Jeune Ecrivain, Christiane Baroche en tête, l’attendait pour lui remettre le Premier prix de l’année 2011. À préciser qu’en 27 ans, le prix du Jeune Ecrivain a déjà reçu 20.000 textes de toute la francophonie et publié 150 lauréat, révélant notamment Marie Darrieussecq, Antoine Bello et Jean-Baptiste Del Amo.

    Cette année, sous le titre éponyme de L’Idiot du village, la cuvée 2011 nous révèle douze textes en recueil, avec la nouvelle de Bruno Pellegrino en point de mire. Christiane Baroche, éminente nouvelliste comme chacun sait, la présente en ces termes : « Cette nouvelle terrible, jaillie des dix-neuf ans de Bruno Pellegrino, démontre que la peur trouve en quelque sorte une raison de se venger des morts inattendues, des catastrophes brutales et de l’annonce d’une guerre imminente, sur un bouc émissaire commode, l’idiot du village du coin ».

    L’idiot du village représente en effet, comme pour illustrer, admirablement et sans doute en toute ingénuité, la thèse de René Girard, le phénomène de la crise mimétique collective à l’origine de nombreux mythes et légendes. Dans une langue voulue fruste, pour mieux pointer le type du narrateur frotté de veulerie populaire, le jeune écrivain parvient à établir une tension crescendo dans un contexte villageois évoquant à la fois la terre vaudoise de Ramuz et, plus universellement, une province profonde de n’importe où. En une vingtaine de pages, le drame se prépare, implacablement, et débouche sur l’issue prévisible mais qui nous prend néanmoins à la gorge. C'est fort, le môme...

    L’idiot du village, de Bruno Pellegrino, et autres nouvelles. Prix du Jeune écrivain 2011. Buchet-Chastel, 293p.



  • Kundera sans parasite !

    Kundera3.jpg

    L'édition définitive de l'Oeuvre de Milan Kundera paraît en deux volumes à La Pléiade. Sans appareil critique ! Seule gloire au Texte !

    Une lecture me met en joie ce matin, et c’est, sous la plume de François Ricard, celle de l’introduction à l’œuvre de Milan Kundera dans les deux volumes de La Pléiade qui viennent de paraître, où l’excellente nouvelle est annoncée: que cette édition ne pâtira d’aucun appareil critique.

    À la bonne heure ! On croit rêver, s’agissant d’une collection qui a parfois souffert d’une vraie dérive savantasse, et qui redevient ici, par la volonté manifestée de l’auteur, le lieu privilégié des lecteurs «qui n’ont nul besoin de lunettes empruntées pour comprendre et apprécier une œuvre aussi ouverte et limpide que celle de Kundera ».

    La Plaisanterie sans « variantes », Le Livre du rire et de l’oubli sans « brouillons », L'insoutenable légèreté de l'être ou L’immortalité sans paragraphes rayés par l’auteur !

    Et parce que l’auteur l’a bel et bien voulu, contre les « fouilleurs de poubelles » de la critique prétendument scientifique, ainsi qu’il l’écrivait dans les Testaments trahis, parce que «la volonté esthétique se manifeste aussi bien par ce que l’auteur a écrit que par ce qu’il a supprimé », et que «supprimer un paragraphe exige de sa part encore plus de talent, de culture, de force créatrice que de l’avoir écrit. »

    Ainsi donc, concluait-il : « Publier ce que l’auteur a supprimé est le même acte de viol que censurer ce qu’il a décidé de garder ».

    Qui plus est, cette édition paraît sans biographie de l’auteur, celle-ci étant remplacée par la biographie des œuvres ! Autant dire qu’on est dans le contre-courant absolu de la critique académique ou du « journalisme » littéraire au goût du jour et que l’Oeuvre seule compte.

    Cela pourrait sembler un brin prétentieux, voire snob, tant cela rompt avec les pratiques usuelles ou au goût du jour. Pour ma part, gardant (notamment) en mémoire l’abominable édition des Œuvres complètes de Ramuz par les cuistres de l’Université de Lausanne, dans les gloses imbuvables desquels le Texte de Ramuz se trouve bonnement englouti, je pavoise avant de retrouver, tout nus et tout neufs, les romans et les essais de Milan Kundera...

  • Ceux qui cheminent en silence

    littérature
    Celui que l’abjection des médias perturbe jusqu’à l’insomnie / Celle qui n’ose rien refuser à son cousin pacsé dont l’angora Poupon est tombé de son balcon du septième / Ceux qui hantent les couloirs de l’Hôpital des enfants / Celui qui comprend au seul regard de l’oncologue ce qui les attend ce matin / Celle qui estime que la maladie de l’employé Dufaux relève de la faute professionnelle grave à ce moment précis du développement de l’Entreprise / Ceux qui ont voté pour la professionnalisation du clown Tirliboum au service des petits cancéreux / Celui qui considère qu’il perd sa vie à la gagner / Celle qui imagine le choc que ce serait pour sa concierge Madame Lopez de la voir tomber du douzième sur le dallage juste devant sa loge / Ceux qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes / Celui qui voit la vie comme à travers des barreaux (dit-il) / Celle qui endure le cynisme de l’infirmier Stello qui prétend que ses demandes d’analgésiques relèvent de tendances toxicomanes / Ceux qui font de moins en moins de pas dans le grand couloir / Celui qui a vu tripler le volume du bras de son fils atteint d’ostéosarcome dont il espérait faire une star du basket / Celle qui se sent en faute à chaque nouvelle flambée de ses métastases / ceux qui reviennent sous les fenêtres de leurs morts / Celui qui sait qu’il ne laissera aucun vide / Celle qui estime que le Téléthon est l’Honneur de la Télévision / Ceux qui ne laisseront personne toucher à leur chagrin, etc.

    Image: une peinture de Zdravko Mandic.

  • Le soleil

    DounaNB.jpgUn texte inédit de Douna Loup

     

     

    J'ai toujours aimé le soleil sur la ville de Pripyat.

    Il était comme une lame qui coupait le gâteau de la vie en tranche. Une bonne part pour chacun. J'avais trois ans la première fois que j'ai goûté au mot « soleil », que je l'ai fait tourner dans ma bouche longtemps jusqu'à que je sente le feu de cette boule me consumer de l'intérieur pour répondre à l'autre éclat qui venait d'en-haut, l'éclat de cette boule lointaine qui m'aveuglait.

    J'étais toujours fascinée par ce qui luisait, par ce qui était loin, même par cette couleur bleue du ciel étalée au-dessus de nous. Dans la ville de Pripyat, je me promenais comme si la vie devait durer toujours et s'accorder au bleu du ciel qui déroulait ses nuances saison après saison, je ne me posais pas de question inutile, mes yeux quand je me promenais dans la ville de Pripyat, mes yeux pouvaient se charger du monde, s'en charger comme d'une plume, c'était léger, c'était confortable.

    Je coupais le monde en milliers de morceaux qui s'éparpillaient en images. Je marchais dans les rues et la ville de Pripyat se fragmentait à l'infini dans mon regard, un petit triangle remplis de feuilles de peupliers, un petit carré où venaient circuler des voitures de toutes les couleurs, un petit rectangle traversé par les balançoires et l'ombre des immeubles qui pendant un instant redessinait les rues. J'aimais tout, je me souviens de tout.

    J'avais trois ans quand j'ai connu la gloire. Le défilé du premier mai sur les épaules de mon père, le défilé sur les avenues de la ville de Pripyat. J'avais trois ans et lorsque quelqu'un me demandait à cette époque ce que je voulais devenir plus tard je répondais « Communiste! » mon père était un éléphant qui me faisait voir ce qu'il y a de plus beau au monde, les visages des hommes et des femmes tous ensemble mêlés dans la fête, je les voyais du haut de ses épaules et la joie sacrait leurs visages, je les voyais du haut du monde et je les entendais chanter dans mon corps, ils chantaient tous dans mon corps, des milliers de voix dans ma poitrine, des milliers de voix dans mes jambes qui battaient la cadence contre les épaules de mon père, et du rouge partout qui ficelait le bonheur, qui l'entourait comme un ruban pour qu'il reste là, toujours, dans les rues de la ville de Pripyat.

    C'était comme ça quand j'avais trois ans sur les épaules de mon père, c'était comme ça dans la ville de Pripyat, et ce jour là j'ai cru que toute la vie serait du rire qui paradait sur les avenues, j'ai cru que grandir c'était juste pouvoir marcher seule sur les routes.

    Après il y a eu des années différentes, mais dans la ville de Pripyat j'ai toujours aimé le soleil, pas comme ici dans cette pourriture d'immeuble, dans cette pourriture de vie, pas comme dans la ville de Kiev où le bonheur reste hors de mon visage, hors de mon ventre, où tout reste en-dehors de moi sauf la putréfaction du monde.

    Je suis née le 7 mars 1953 deux jours après la mort de Staline, ma mère poussait pour me faire sortir de son ventre pendant que les rues de la ville de Pripyat étaient  remplies de deuil national, pendant que les visages de tous les habitants de l'URSS portaient sur eux la mort du Grand chef, mais ma mère le 7 mars à quatorze heure ne pensait plus à l'agonie de Staline en poussant la vie hors de son corps, elle pensait à l'instant qui vous fait mère en une seconde et elle criait sur les infirmières en noir, mais les infirmières avaient reçu pour ordre de maintenir le deuil jusqu'aux funérailles nationales, le deuil incontestable qui secouait la nation leur pendaient des mains pendant qu'elle m'attrapaient dans la chambre de l'hôpital de Pripyat et le portrait du « Petit père des peuples » que j'ai peut-être croisé dans les couloirs de l'entre-deux-mondes s'il existe, était suspendu en face de son lit avec des fleurs pour tenir sa mort bien en place, ma mère m'a mise au monde sous le nez de Staline qui s'en foutait dans son cadre en acier et les infirmières ne pouvaient pas la féliciter, même une fois que mon petit corps fût posée sur sa poitrine dont le lait se mettait à couler, même une fois que mes mains se collèrent sur la bouche de ma mère qui pleurait en riant et même lorsqu'elle leur dit à tous, comme en chantant alors qu'elle chuchotait ayant usé sa voix sur les dix heures qu'avait duré son effort comme le bois s'use contre les pierres, même donc lorsqu'elle déposa tout doucement dans leurs oreilles mon prénom rien qu'à moi Livia, Livia, elle s'appellera Livia elle est née par une belle journée, le ciel est fixe, le ciel est d'un bleu fixe; les infirmières continuaient à se lamenter en répétant Staline, Staline. (...)

     

    (La suite de ce texte inédit, extrait du prochain roman en chantier de Douna Loup, est à lire en ouverture du nouveau numéro du Passe-Muraille, Mars 2011)

     

    Douna Loup a publié son  premier roman, L'Embrasure, au Mercure de France.

     

    Portrait de Douna Loup: Elisa Larvego

  • Ceux qui longent les frontières

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    Celui qui s’attarde dans la guérite des contrebandiers / Celle qui fournit un alibi au briseur de grèves / Ceux qui préfèrent leur banlieue grise à la ville morte / Celui qui entre en complicité avec la serveuse polyglotte / Celle qui ne kiffe pas les Viennois que veux-tu c’est comme ça / Ceux qui font du grabuge sur le Graben / Celui qui te montre où Thomas Bernhard buvait son café et posait son derrière et se grattait où ce que ça prouve qu’il en avait / Celle qui monte dans l’avion avec son bourreau / Ceux qui mangent italien dans le restau slovaque tenu par un japonais germanophone / Celui que sa belle-sœur salzbourgeoise ramène aux réalités de ce bas-monde / Celle dont le beau-frère est un parasite social (dit-elle) dont les poèmes ne se vendent même pas / Ceux qui sont essentiellement adonnés aux travaux de l’esprit mais qui devraient changer de linge de corps plus souvent quand même / Celui dont la cousine surveille les lectures pour en référer au Maître de la secte / Celle qui a fui au Venezuela le raseur absolu qu’elle croyait un Nobel de chimie potentiel / Ceux qui subissent la Loi de leur marâtre hostile au rap / Celui qui aime voir les fleuves de très haut et les fleurs de tout près / Celle qui croit voir sa mère dans le reflet de la vitrine de la bijouterie alors que c’est elle et d’ailleurs pas mal conservée sans lifting / Ceux qui reconnaissent Céline Dion sur le ferry qui n’est en fait que son sosie tchèque / Celui qui se poile en lisant Béton de Thomas Bernhard à l’emplacement de l’ancien Rideau de fer / Celle qui laisse jouer ses enfants dans le bunker repeint en rose bonbon / Ceux qui interagissent au niveau du mental en mâchant des saucisses noires / Celui qui booste le petit génie psychorigide / Celle qui soigne la goutte du manchot / Ceux qui font les poches des invités du consul, etc.

    Image : Peintre local. Dans la région de Presov, Slovaquie de l'Est, aux confins de l'Ukraine.

  • D'autres part, entre passeurs...

     

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    EDITORIAL 

     

    Un petit livre épa­tant vient de pa­raître chez un petit éditeur lausannois à l’en­seigne fluette de Paulette, en quoi nous voyons un petit événement.

    On nous dira : ça y est, le snobisme du minuscule les reprend, plus c’est pe­tit et plus c’est grand, on connaît ce genre de fadaises d’esthètes à chichis ! À quoi nous rétorquerons pour­tant : que nenni !

    Car ce petit livre dont nous saluons l’apparition quasi miraculeuse, intitulé Chroniques d’un Occident nomade, et marquant la révélation non moins ra­dieuse d’Aude Seigne, 25 ans, se déploie au contraire dans les grandes largeurs d’une littérature qui respire, et ce n’est pas par jeunisme non plus que nous félicitons l’éditeur Sébastien Meyer, 23 ans, de cette belle et bonne découverte.

    Une nouvelle collec­tion littéraire, à l’enseigne du Passe-Muraille, vient également d’apparaître en librairie, en complicité avec les éditions d’autre part de Pascal Rebetez, dont la vi­sée affirmée est d’accueillir et d’escorter des auteurs suisses ou étrangers « re­marquables par la singula­rité de leur voix ».

    Or la voix d’Aude Seigne, comme celles de Douna Loup ou de Sébastien Meyer écrivain, déjà présen­tées dans Le Passe-Muraille, sont précisément de celles que nous aimerions dé­fendre et illustrer, comme nous le faisons d’ailleurs depuis bientôt vingt ans. Pascal Rebetez lui-même, écrivain et éditeur, mani­feste lui aussi, depuis belle lurette, cette attention vive aux voix originales de ce pays : les derniers titres de son catalogue, marqués par un tenace esprit d’indé­pendance, le prouvent une fois de plus dans la variété des tons très personnels de François Beuchat, Jean- Yves Dubath, Pierre-André Milith et Frédéric Mairy.

    Enfin, ce nouveau com­pagnonnage des éditions d’autre part et du Passe- Muraille ne fait que relan­cer nos désirs respectifs de passeurs. Cela seul compte en effet, sur fond de satura­tion et d’empoigne, de gros tirages et de battage : que passent de nouvelles voix à travers le bruit…

     

    (Ce texte constitue l’éditorial de la nouvelle livraison du Passe-Muraille, No 85, Mars 2011.)

  • Ceux qui voient passer le brun Danube

    Bratislava.jpg

    Celui qui bute sur des murs de froideur / Celle qui s’est fermée comme une huître / Ceux qui ne se touchent plus / Celui que plombe l’indifférence / Celle qui s’éteint dans la chambre sans écho / Ceux qui se figent dans les attitudes de l’habitude / Celui qui se détourne de la foule avide / Celle qu’un voile de tristesse enveloppe dans l’Institution à l’odeur de soupe / Ceux qui se renfrognent sur leurs transats / Celui qui n’est plus caressé que par son chat Mohair / Celle qui joue dans son bain / Ceux qui se taisent et pèsent en se matant / Celui qui revit avec l’enfant petit / Celle qui adoptera un kiwi à Canberra / Ceux qui soupçonnent l’idiot du village / Celui qui a fini par s’adapter à l’Autriche rurale / Celle qui a bien connu le jardinier municipal Thomas Bernhard homonyme du greffier de Salzbourg / Ceux qui ont fait de la plongée avec le chef du NKP / Celui qui ne sait dire que Sacher Torte en autrichien / Celle qui fait sonner le pavé inégal de Bratislava de son talon de claveciniste ruthène / Ceux qui murmurent au fond du Café Malewill / Celui qui a toujours visé haut dit-il de son mètre soixante-six et des bricoles / Celle que n’a pas remarquée celui dont elle eût peut-être fait le bonheur en Slovaquie septentrionale où ça sent déjà la Pologne / Celui qui a la vocation des sommets et la vertu d’un paratonnerre ce qui fait qu’y tombe jamais de haut / Celle qui signe ses vaisselles et ses lessives faute d’être reconnue en haut lieu / Ceux qui sont tellement content d’eux-mêmes que ça se voit / Celui qui s’excuse de se trouver un peu surhomme / Celle qui dit à son mari qu’il est son élu et que ça l’engage auprès de leur oncle banquier à Budapest / Ceux qui mendient la sympathie de leur chauffeur ukrainien / Celui qui se régale de l’apéro à la mort du concierge / Celle qui se prend pour Sissi en posant devant le palais jaune des Hohenzollern / Ceux qui relisent Le Sceptre d’Otokar dans le bus menant au palais désaffecté par les soviets et relooké Western Union Hotels, etc.

    (Cette liste à été jetée sur un coin de table du Café Malewill à Bratislava)

  • Naufragés de la solitude

    En lisant Bonheur flottant de Matthias Zschokke.

    Il est certains livres qui traduisent le sentiment diffus d'une époque ou d'une catégorie d'individus à un moment donné, et tel est assurément le cas du deuxième roman de Matthias Zschokke, Bonheur flottant, dont il émane un mélange de désenchantement et de révolte, de lassitude physique et métaphysique, sur fond de saturation et de ras-le-bol existentiel, assez caractéristique du tournant du siècle et du millénaire.
    Le premier quartet de personnages, réunis sur un yacht au large de paisibles rives lacustres qu'on imagine suisses, est constitué d'une femme à la très forte personnalité, Tana de son prénom, et de trois anciens camarades d'école de celle-ci, qui se retrouvent sur son bateau comme de vieux enfants réunis «pour ne pas devoir réfléchir» ou «pour ne pas avoir froid». Plus précisément, il y a là l'ingénieur en Eaux et forêts Portman, du genre pragmatique qui se veut «trouveur» plus que chercheur; l'avocat-notaire Samuel qui se tue au travail pour soigner sa femme maladive et somnole le reste du temps; et enfin Linus, autrefois Lina, qui a renoncé à une carrière de chanteuse et découvert qu'elle était «plutôt faite pour être un homme» avant de se résigner à un sort «élimé» puisqu'aussi bien «il ne veut plus rien devenir, il ne veut plus qu'être».
    Ces quatre compagnons, foncièrement mal à l'aise sur la terre ferme, où ils forment d'ailleurs «un tableau parfaitement ridicule», ont trouvé sur l'eau un refuge («Il n'y a qu'au large, sur l'eau que règne le calme») loin du monde et de leurs vies respectives où chaque fois, de surcroît, «ils échappent un peu plus les uns aux autres». Leur pacte amical consiste en effet à se ménager les uns des autres, et d'ailleurs ils n'ont quasiment plus rien à se dire, chacun ne s'exprimant guère désormais que par monologue.
    Tana s'y déploie le plus abondamment, elle qui a beaucoup vécu et bourlingué mais déclare d'emblée qu'elle n'a «plus aucun plaisir» et qu'il ne lui «reste plus aujourd'hui, dorée et sucrée, que la poire de la mélancolie». Constatant sa décrépitude physique avec quelle cruelle lucidité, elle regrette de n'avoir pas assez flambé dans ses années ardentes, se moque des problèmes de rentes et de caisse maladie qui obsèdent ses concitoyens surprotégés, et déclare que «l'horreur, la vraie, c'est se trouver pris dans une accalmie». Pour résister au désespoir, elle s'est exercée à être plus présente au monde, comme ce sera le cas aussi de deux autres personnages apparaissant bientôt, prénommés Ellen et Roman, vivant à Berlin et se retrouvant une fois par semaine au Restaurant Au Jardin-Fleuri.
    Un hasard bienvenu (pour la suite du roman notamment...) fait Ellen, en séjour dans ces régions, se réfugier à son tour sur le yacht où elle amène une soudaine bouffée de vie et d'histoires. Pendant qu'elle raconte la «vie de tous les jours» à ses hôtes d'une nuit, Roman, qui a publié jadis des livres dont personne ne se souvient, s'attache à renouer, lui aussi, un nouveau lien avec les choses et avec les mots. Comme Tana a redécouvert les «premiers plans» du paysage quotidien, il se voudrait humble chroniqueur, et fidèle, et spontané comme un enfant, de cela simplement qui est.
    «Partout, tout le monde s'exprime sur tout et n'importe quoi, dit Tana, mais aucun de ces discours n'est vivant, les mots ne sont pas irrigués.» De la même façon, à Berlin, Roman «vit» la dégradation liée à la fausse parole, et cherche à lui résister. Or, tout le roman de Matthias Zschokke illustre ce double mouvement opposé de la dissolution et d'une résistance solitaire, voire atomisée, dans un climat de poésie crépusculaire frottée d'humour triste.

    Matthias Zschokke. Bonheur flottant. Traduit de l'allemand par Patricia Zurcher. Editions Zoé, 284 pp.