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  • Sérénité à la japonaise


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    Lecture nomade. En lisant, en vol, Solaire d'Ian McEwan. À propos de La Maison de thé de Jacques Tournier et du tsunami japonais. De l’effroi consécutif à la catastrophe filtrée par les images. Du poids du monde et du chant du monde

    Amsterdam, ce vendredi 11 mars. – La perspective de ce nouveau voyage m’a donné l’envie, hier soir, d’emporter quelques bons livres pour cette virée en compagnie de Lady L., et j’ai glissé dans ma sacoche, avec les Insetti senza frontiere de Guido Ceronetti, dont je continue de savourer et de méditer les aphorismes et les géniales fusées, le dernier roman de Ian McEwan, Solaire, puis j’ai été intrigué par ce seul titre, sur une pile, de La Maison de thé, du très estimable Jacques Tournier, traducteur de Fitzgerald, j’ai tourné le livre et j’ai lu ceci, en quatrième de couverture, qui m’a naturellement fait croire à un signe de plus : «Si j’ai atteint cette maison de thé, au bord d’un petit lac, c’est que j’ai fait un long chemin dans ce jardin initiatique des environs d’Amsterdam qui raconte un parcours de vie. Depuis la grotte de la naissance entourée de fougères, les sentiers de l’enfance et de l’adolescence, jusqu’à l’impasse du plaisir facile et ses rhododendrons, la colline de l’ambition entre les sauges et les bruyères, le désert de la solitude sans aucune végétation, il ne me reste à parcourir que l’étroite pelouse de la sérénité, décorée de bonzaïs, qui accompagne la vieillesse jusqu’au tumulus de la mort, veillée par un chêne centenaire ».
    Du coup, je me suis dit que ce livre, même un peu trop bien accordé à mes sentiments de ces jours, ne pouvait être laissé seul sur sa pile et qu’il se trouverait en bonne compagnie avec l’auteur d’Amsterdam (roman de Ian McEwan que jamais je n’aurais emporté, cela va sans dire…) et avec Le Banquier anarchiste de Fernando Pessoa.

    °°°
    Durant le vol de Genève à Amsterdam, coincé entre ma bonne amie, à laquelle j’ai cédé la vue sur l’aile du Boeing, et un jeune homme grave adonné à la lecture de Joy of Wisdom, d’un bonze bouddhiste irradiant la sage joie sur la couverture de l’ouvrage, je me suis régalé à la lecture du nouveau roman de Ian McEwan, qui met en scène un savant physicien quinqua non moins que nobélisé, en proie à une double jalousie conjugale et professionnelle. Comme dans le récent roman de Jonathan Coe, La vie très privée de Mister Sim, on retrouve ici cet art très anglais, ou disons très anglo-saxon, de traiter des thèmes sociaux d’époque, ce qu’on appelle des « thèmes de société », avec un mélange de compétence et de brio frotté d’humour qu’on ne trouve guère chez les romanciers français actuels. Je vois d’ici la mine dédaigneuse de la congrégation des profs et des critiques concluant d’avance à «de la sociologie», mais l’objection me semble à vrai dire dérisoire, même si toute la littérature, cela va sans dire, ne tient pas à ce type d’observations. N’empêche : on ne va pas renoncer au plaisir et à l’intérêt de lire des écrivains qui nous parlent du monde dans lequel nous vivons, sous prétexte qu’ils participent du « reportage universel » que stigmatisait Mallarmé. C’est pourquoi, après le dernier ouvrage de Philip Roth et le premier roman de Adam Haslett, j’ose encore dire que Solaire de Ian McEwan ressortit à de la bonne littérature, avec une réflexion tonique sur des thèmes actuels, une histoire qui nous captive, des personnages finement ciselés et une écriture pleine de vivacité.
    On a reproché récemment à Ian McEwan de cracher dans la soupe israélienne alors qu’il allait recevoir, à Jérusalem, un prix littéraire et qu’il a osé, là-bas, incriminer la politique de Netanyaou. Quant à moi je n’y vois qu’un signe de plus d’indépendance d’esprit par rapport à une question cruciale qu’un écrivain soucieux de justice et de liberté ne peut ignorer…

    °°°

    Amsterdam13.jpgOr c’est cette liberté précisément que, chaque fois que j’y suis revenu, je crois avoir perçu dans les rues et les cafés, le long des canaux et par les jardins d’Amsterdam, comme à l’instant sur cette rue où des enfants jolis ont tracé, à la craie, une marelle chiffrée au Paradis de laquelle ils ont érigé une tour de bâtonnets. Liberté cependant conditionnée, non pas surveillée mais aménagée, impérieuse comme le droit exercé par les bicyclettes de foncer sur les pistes réservée à cette effet, et dont il faut alors se méfier sous peine d’être renversé «de plein droit», liberté qui associe pieusement droits et devoirs, à la protestante, à la progressiste, à la nordique enfin, et dont me distrait soudain l’effondrement de la tour des enfants, à l’instant même où par SMS j’apprends que la terre a tremblé au Japon, dont voici certainement le contrecoup par le trop fameux effet papillon…
    Dans la foulée, je me suis rappelé les pages lues de La Maison de thé, dédiées au petit Hugo, « jeune compagnon de six ans », juste l’âge où Jacques Tournier a perdu son propre père…

    °°°

    Amsterdam14.jpgJ’aime aussi la maison hollandaise, et je suis aise, cette fois, que nous soyons reçus dans le parfait specimen du genre aux escaliers étroitement vertigineux, aux grandes pièces traversantes à grandes fenêtres et véranda sur le jardin intérieur, aux commodités résolument incommodes (la douche avoisine à peine le mètre carré) et à la cuisine faisant office aussi de salle d’eau, à cela s’ajoutant, chez nos amis, des tas de livres et des tas de tableaux.
    Defesche13.jpgCelle que j’appelle la Muse artiste est restée, à 90 ans, l’égérie résolue qui inspira Pieter Defesche, délicate et non moins forte tête assurément, qu’aimaient les peintres de sa jeunesse et qui lit ces jours l’énorme biographie de Marcel Proust par Jean-Yves Tadié, avant de nous montrer les aquarelles qu’elle a lavées dans le haut pays de Tunisie; et celui que j’appelle l’Ingénieur malicieux, son chevalier servant de trente ans son cadet, d’opiner malicieusement du chef, qu’il a glabre, à l’instar de John Malkovitch qu’il me rappelle si terriblement, plus précisément dans le rôle de Ripley, dans Ripley s‘amuse, qui me le rend plus romanesque dans la foulée...

    °°°
    Ce même soir nous avons suivi, à la télévision néerlandaise, les terrible nouvelles relatives au tremblement de terre japonais, dont les premières images, coupées en sorte de ne montrer aucune victime vivante, à la japonaise, n’étaient pas moins effarantes par la violence du tsunami emportant tout dans le déferlement de sa vague de quinze mètres de hauteur, même vue de loin, même atténuée ensuite par le passage en boucles des mêmes images répétées dix et cent fois…
    Alors j’ai revu les petits enfants de la rue d’Amsterdam et j’ai imaginé ce flot les emportant tout à coup…

    °°°
    Maisondethé.jpgMais tout cohabite dans le monde, me disais-je une fois de plus ce soir avec encore, au cœur, l’effroi suscité par tout ce qui a été caché de ces terrifiantes images de détresse, tout le poids du monde et le chant du monde qui se perpétue comme entre les lignes – et je suis arrivé au bout de La Maison de thé sur ce sentiment physique et mental de sérénité cernée de douleur : «La nuit est venue sans que je le sache. La plupart des portants de bois sont fermés. Par la dernière fenêtre ouverte, j’aperçois Hugo qui s’éloigne entre les cerisiers en fleur de la lune de miel, sans savoir où il est, ni ce qu’ils représentent. Si j’ai voulu qu’il m’accompagne, c’est aussi pour qu’il détruise un à un les symboles de ce jardin initiatique, trop prémédité, trop voulu, et lui rende sa vraie nature de jardin. J’y ai suivi mes propres chemins, tels qu’ils s’offraient à moi et répondaient à mes humeurs, sans me demander s’ils allaient me conduite au puits de la sagesse ou à la colline de la déception, jusqu’à cette maison de thé, dont j’espérais un moment de repos, mais brusquement – oui, brusquement, Quinquin, quelque chose est là, qu’on ignore, quelque chose sur le visage, quelque chose dans le corps entier, silencieux comme un sablier, qui se glisse entre toi et moi, inexorablement. Cette pelouse de la sérénité, il faut la traverser inexorablement. Je la vois devant moi, sur l’autre rive du petit lac, à travers la porte entrouverte. Je ne sais rien d’avance, ni du temps qu’il faudra, ni de cette sérénité avec laquelle je la traverserai. Je sais seulement que j’y rejoindrai à mon tour cet inconnu, qui m’a laissé pour héritage une image éblouie du corps dont je suis né.
    Une voix s’élève à l’entrée du jardin : Hugo, c’est l’heure, il faut rentrer.
    Il s’approche, m’embrasse, et me demande doucement :
    - Tu seras triste d’être mort ? »

    Jacques Tournier. La Maison de thé. Seuil, 84p.

    Ian McEwan. Solaire. Gallimard.

  • Ceux qui parlent à mots couverts

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    Celui qui ventile la pleurétique / Celle qui ne manque pas d’airbus / ceux qui aèrent les soupentes avant l’arrivées des coureuses slovènes / Celui qui s’amuse même des manies du consul général / Celle qui masse la bulbe du lanceur d’idées / Ceux qui se lèvent tôt pour mater les accidents dus à la pluie givrante / Celui qui navigue à vue dans le sous-texte abscons / Celle qui dissimule ses arrière-pensées au devin d’avant-garde / Ceux qui ramassent leurs miettes de mémoire / Celui qui s’est chopé une crève dans le fjord mal chauffé / Celle qui drague le pope aux ongles en deuil / Ceux qui se font un Relaxing Massage sur la chaise électrique / Celui qui fuit le navire par crainte des rats / Celle qui s’identifie complètement au lapin de Beatrix Potter tout en se proposant de soutenir François Hollande  /Ceux qui assimilent les menées de la politique cantonale à des changements de caleçons / Celui qui en revient aux fondamentaux de la convivialité dans les lieux d’aisance/ Celle qui endure la fureur de l’Américain très lancé ce matin contre le fucking breakfast du fucking palace dont la vue donne sur la fucking Acropole toujours en fucking travaux / Ceux que leur pognon rend carrément impolis / Celui qui fait l’aumône à la mendiante aveugle de la place Omonia / Celle qui conservera l’euro grec à cause de la petite chouette votive / Ceux qui n’entendent pas bien les explanations de la guide texane que parasitent le discours de la guide bretonne et les spiegazioni de la guide florentine / Celui qui nous fait un arrêt cardiaque dans l’Airbus A320 qui poursuit son vol comme si de rien n’était / Celle qui lit Crash en Business Class / Ceux qui reprochent à Sarko de faire quelque chose après lui avoir reproché de ne rien faire mais l’humanité est comme ça et tu peux rien y faire sauf en faisant quelque chose mais tu sais pas quoi mon frère / Celui qui se replonge dans le Bratislava de François Nourissier avant de se pointer là-bas / Celle qui ne saurait même pas pointer Presov sur une carte alors qu’on l’y attend pour régler des affaires poétiques courantes / Ceux qui sont toujours prêts à repartir comme en quarante ce qui est façon de parler puisque en quarante leurs parents n’étaient pas nés, etc.

    Image : Philip Seelen               

  • Umberto Eco, le retour...

     

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    Trente ans après Le Nom de la rose, vendu a 16 millions d'exemplaires, le Professore revient au roman, déjà plebiscité en Italie sur fond de polémique...

    Umberto Eco s'etait juré de ne plus jamais toucher au roman. Mais on sait ce que vaut la parole d'un écrivain, surtout s'il est titillé par la réussite  d'un confrère. Or on ne peut s'empêcher de penser  au succès fracassant du Da Vinci Code en découvrant le nouvel Opus de l'auteur du Nom de la rose et du Pendule de Foucault, qui prend explicitement Dan Brown à contrepied dans les explications qu'il a déjà fournies très abondamment, en Italie, sur les tenants et les visées de son nouveau roman.

     "Le dix-neuvième siècle regorge d’événements plus ou moins mystérieux", expliquait-il ainsi aux libraires italiens avant la parution du Cimetière de Prague, en octobre 2010. Et de citer plus precisément les Protocoles des sages de Sion, célèbre faux qui incita Hitler à mettre en place l’Holocauste, l’affaire Dreyfus et  de nombreuses intrigues impliquant les services secrets de plusieurs nations, entre autres loges maçonniques et conspirations de jésuites, sans compter d’autres épisodes qui, s’ils n’étaient avérés, inspireraient des feuilletons comme ceux d’il y a 150 ans." Et de justifier, dans la foulée, un récit à épisodes dont tous les personnages – protagoniste mis à part – ont réellement existé.

    Seul personnage de fiction du roman, éminemment antipathique il faut le préciser d'entrée de jeu: le redoutable Simone Simonini, espion et faussaire pathologiquement antisémite,  auteur de diverses machinations et complots qui se multiplient sur un arrière-fond fuligineux de mauvais coups en tous genres où satanistes hystériques voisinent avec aventuriers masqués et femmes fatales - l’ouvrage ajoutant à ce coté feuilleton populaire l'apport d'illustrations rappelant les feuilletons du XIXe. 

    Visant a la fois la lecteur naif  "qui a pris Dan Brown pour argent comptant", avec un personnage principal qu'il voulu "le plus cynique et le plus exécrable de toute l’histoire de la littérature" le maestro retors dit s'adresser, aussi, à celui qui sait qu'il  relate des faits avérés et se dira peut-être en tremblotant: « Ils sont parmi nous… »

    Une polémique carabinée

    Apres la parution du Cimetiere de Prague en Italie, une virulente polémique a incriminé l'antisemitisme, peut-être involontaire mais non moins manifeste, selon ses détracteurs, de cet ouvrage revenant, apres Le Pendule de Foucault où le fameux faux était déjà cité, sur les Protocoles des sages de Sion. Pour qui l'ignorerait encore, cet écrit, paru en Russie en 1903, et fabriqué de toutes pièces par l'Okkrana, prétend démontrer un complot des Juifs pour la domination du monde...    

    Or, Umberto Eco a beau reconnaître que cet ecrit est un faux qu'il cite pour démonter, porécisément, les clichés antisémites: ses détracteurs lui objectent que  sous sa plume, «le faux semble devenir vrai dans un contexte où tous les documents sont faux quoique vraisemblables, où tous les acteurs sont doubles et triples, et où la confusion entre le vrai et le faux règne souverainement».

    C'est du moins ce que lui a reproche  Anna Foa, intellectuelle respectée de la communaute juive romaine,  dans Pagine ebraiche, suivie par la théologienne catholique Luciana Scaraffia dans L'Osservatore romano, qui affirme que «Les continuelles descriptions de la perfidie des Juifs font naître un soupçon d'ambiguité.»...

    De tel débat largement médiatisé (la confrontation du Professore avec le rabbin de Rome Riccardo De Segni, dans L'Espresso) à telle autre démarche d'auto-justification menée en Israël, Umberto Eco  a eu l'occasion de défendre sa these, selon laquelle  le monde a besoin de ces ennemis qui sont les «autres», qu'ils soient Cathares ou Albigeois, massacrés par l'histoire, ou encore Juifs, qui, eux, ont réussi à résister partout. Et sont alors devenus les «différents» par excellence...

    L'art du faux

    Le Cimetiere de Prague célèbre l'art de falsifier la réalite, duquel participe plus ou moins tout écrivain. Mais Umberto Eco, on le sait, aime jouer avec les formes les plus sophistiquées et les plus "vraisemblables" du faux, qui n'en finissent pas de séduire les gogos de toutes les cultures, jusqu'aux plus "rationnelles" en apparence.

    Dans la foulee du Da Vinci Code, qui jouait sur des interpretations et des extrapolations douteuses, non moins que  fumeuses, de l'histoire chrétienne, l'auteur du Nom de la rose fait assaut de tout son savoir, assurément considérable, et non moins envahissant en l'occurrence,  pour étayer un roman "populaire" abracadabrantesque, dont le fil rouge est la manipulation.

    Une question se pose cependant en fin de course: se passionnerait-on pour ce tableau noirci par le regard systématiquement corrosif d'un protagoniste pathologiquement anti-jesuite, anti-maçonnique et anti-semite, si l'auteur ne portait pas le nom d'Umberto Eco ? Le lecteur libre d'esprit en jugera...      

    Umberto Eco. Le cimetière de Prague. Traduit de l'italien par Jean-Noel Schifano. Editions Grasset, 580p.       

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  • Au nom de la mère

    40d500644d34e04606373110fa8b067d.jpgL'un des plus beaux livres

    de Jacques Chessex

    Le jugement commun, selon lequel la qualité d’un individu peut s’évaluer à la façon dont il parle de son père ou de sa mère, est souvent révélateur chez les écrivains, et c’est particulièrement manifeste dans le dernier livre de Jacques Chessex, constituant à la fois une lettre d’amour posthume mêlant regrets, aveux et justifications; un nouvel élément décisif de la chronique familiale qui traverse l’œuvre, de Carabas au Désir de Dieu, ainsi que le plus beau  portrait de femme que l’écrivain ait jamais tracé dans son œuvre. Nulle trouble inflexion œdipienne (« J’ai  aimé ma mère comme une mère ») dans cette démarche dont la justesse de ton nous semble de part en part sans la moindre faille : s’il « prend sur lui », le fils ne joue pas pour autant les affreux, se reprochant certes de n’avoir pas assez montré à temps, à sa mère, qu’il l’aimait et désirait qu’elle reconnût elle aussi, à temps, cet amour, tout en ne cessant de multiplier les détails attestant un profond attachement réciproque. Mais longtemps, du vivant de sa mère, le fils aura pris le temps de ne pas dire à sa mère ce que la plupart d’entre nous se reprochent, post mortem, de n’avoir pas su assez dire. « En attendant le temps passait. Je rencontrais ma mère, je la blessais parce que tout en elle me blessait. Son esprit était droit, sa pensée juste, son élégance de bon goût, sa taille bien prise, son regard d’un bleu un peu gris était pur et me voyait. Et moi je n’étais pas digne de ce regard, de cette beauté, de cette humeur enjouée. Tant allait mon humeur à moi que ma gêne devenait tangible, et la querelle éclatait. »

    « Un enfant sans cesse grandit », note le fils, père lui-même de deux fils, dans le chapitre de la fin du livre intitulé Pourquoi vous êtes-vous fait fils ?, en se demandant : « Et moi, enfant de ma mère, ai-je pris taille, force neuve, densité, - ai-je grandi en écrivant ce livre ? ». Or non seulement le lecteur aimerait dire à l’écrivain qu’il a grandi, l’homme et l’écrivain aussi, mais qu’il l’a fait grandir aussi, lui lecteur, en le ramenant à sa propre mère et aux  manques de leur propre relation, pour revivre le temps de la présence et tout ce qui doit être dit pour être guéri.

    « Ce qui se passe entre une mère et son fils relève d’un effroyable secret. J’ai habité ta chair, j’ai bu ton sang, tes pleurs, maintenant je te regarde tenant sur ta poitrine les fils d’une femme qui n’était pas toi et qui s’éloigne de moi, comme toi aussi, mère, tu t’éloignes de moi parce que je suis ombrageux, obscur, et fou. Parce que je vous trompe toutes les deux pour fuir et défier votre alliance. Parce que je bois seul et avec des imbéciles. Parce que je disparais dans mes livres, et que pour prétendre les écrire, je rôde et vis dix vies lointaines ».

    Lucienne Vallotton, des Vallotton de Vallorbe, maîtres de forges et notables depuis des siècles, incarnait « la ténacité, la dignité, la pudeur, l’intelligence pratique, le goût viscéral de la terre et de la matière ». Aimant les fleurs et les oiseaux, les proverbes et La Fontaine  pour faire pièce à la sottise ou la médisance, ne se confessait point comme les papistes, se méfiait des beaux parleurs, résistait aux folies de son intempestif époux, n’aimait pas les romans « trop sexuels » de son fils mais collectionnait la moindre coupure concernant celui-ci qu’elle aimait et qu’elle n’aimerait point voir, dit-il, pleurer de l’avoir point assez reconnue. « Dérision de mes singeries ! » Et le fils de découvrir encore, sur un film tourné un mois avant la mort de sa mère, ce vieil ange qui lui dit de son au-delà : « Touche-moi, palpe, écoute ma voix (…) ah presse-toi contre moi comme lorsque tu étais petit enfant et que tu collais ta bouche à ma poitrine ronde ».

    On a lu bien des livres d’écrivains évoquant leur mère, et Jacques Chessex cite en passant Georges Bataille ou Albert Cohen, auquel il reproche justement ses trop suaves modulations. Or c’est plutôt du côté de la Lettre à ma mère d’un Simenon, pour la netteté et l’honnêteté, mais en plus profond aussi, en plujs baroique, en plus somptueux de style, que Pardon mère nous conduit, à la pointe d’une vraie douleur sans trémolo, face finalement à son propre sort reconnu de vieil orphelin: « O refuge de ma peine et d’avoir un jour à mourir »… 

    Jacques Chessex. Pardon mère. Grasset, 214p. 

        

    c696b1c9817cb63cad1fb433a0148bcd.jpgComme une flûte d’os

    La mère de Jacques Chessex n’aimait rien tant que le chant du merle et La Fontaine, dont la limpidité toute simple ne se retrouve que par intermittences dans la poésie de son drôle d’oiseau de fils, où le baroque et le jazz syncopé, la rupture et l’abrupt, l’obscur et l’obscène vont de pair avec la clarté nette, Bach le matin (qui se prononce Baque comme Braque et baquet) et Schubert le soir ou Madeleine Peyroux : « Voix sur les confins perdue/Et reconnue par les anges/Qui la rendent avec la vue/Sur l’absolu qui dérange »…

    Tout est pur à ceux qui sont purs, a dit un probable impur qui se fût reconnu dans le premier de ces poèmes amorcé comme ceci : « Dieu tu n’as pas dit que boue/Ni sanie sont déraison/Mais par dispersion et folie/Nous chantons », et finissant comme cela : « O traces par ce monde dur/ Où tu regardes sans limite/Dans ma bêtise je t’imite/Revanche des purs »…    

    Cerf au pré dru, cloche de neige, Christ aux collines, groin de saint porc ou frère âne, primevère sur lit de mort, Parole de rivière et miel de Satan : tout se mêle là-dedans et passent les animaux, doute et croyance, douces ou dures figures, et les plus ou moins purs salués au passage (Bacon au tombeau ou Jouve sur l’alpe « comme l’éther monte », Gustave Roud ou Jean-Paul II santo subito presto) et passent les lieux du profane puis s’en vient le temps prochain de notre mort -  mais encore un chant s’il vous plaît (« J’aimais ta bouche si fière/Et nos cris glorieux de porcs ») et revit aussi bien Villon dans le sillon de nous tous frères humains : «Dans ta carcasse/Vieille nervure/Rameau et crasse/Vint l’écriture », avant l’ultime paraphe anticipé : «Beauté de moire/Ta pauvre trace/Injurie grâce/Mais quoi fut gloire »…

    Jacques Chessex. Revanche des purs. Grasset, 133p. 

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 29 janvier 2008      

    Photo: Horst Tappe

  • Ceux qui ne font que passer



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    Celui qui se sent aussitôt en phase avec la Muse artiste / Celle qui parle aussitôt moteurs hybrides avec l’Ingénieur malicieux / Ceux qui se reconnaissent sans s’être jamais vus avant ce soir du Tsunami / Celui qui a souvent fait le cauchemar de l’escalier dérobé et qui se la joue Hollandais volant / Celle qui a hérité de sa mère cette propension doucement libertaire de la femme batave / Ceux qui ont les mêmes goûts picturaux ou peu s’en faut / Celui qu’on appelle le bluesman des polders / Celle qui lit Circulations de Zschokke dans la circulation de Knokke / Ceux qui boivent des canons le long des canaux / Celui qui lit du Céline en flamand / Celle qui fredonne Les Flamandes en portugais / Ceux qui prétendent avoir les pieds sur terre alors qu’ils dorment à dix pieds sous le niveau de la mer / Celui qui saupoudre sa tartine beurrée de Chocoladehagl vol van smaak en souriant à la Muse artiste qui lui raconte ses années bohèmes de jeune fille de quatre-vingt dix ans qui mange de la crème sans se casser une dent / Celle que Pieter Defesche appelait son inspiratrice et qu’il a peinte en bleu / Ceux qui ont fait la noce avec le groupe Cobra au grand complet / Celui qui se refringue casual au megastore du ‘Dam / Celle qui rédige son journal sentimental au Vondelpark / Ceux qui estiment qu’un pays qui a donné Rembrandt Van Rijn et Vermeer de Delft et Rijk van Loo et les onze de l’équipe Orange ne peut pas être tout mauvais / Celui qui est tellement snob qu’il dit préférer Vermeer de Delft au plasticien Verdelft van Meer / Celle qui se boit une bleue dans le quartier rouge / Ceux qui estiment que le président français quoique d’origine hongroise ne pourra se dire vraiment europhile sans distinguer une Bulle spéculative d’un Spekuloos au gingembre /Celle qui apprend à Amsterdam qu’il neige à Delphes et qu’un incommensurable malheur a frappé Sendai / Ceux qui trouvent mariole de dire à l’officière de sécurité rougeaude que leur sac contient une bombe et se retrouvent donc dans une cellule de l’aéroport et loupent leur avion mais heureusement puisque leur avion explose en plein vol / Celui qui se promet de féliciter le commandant Heineken pour son pilotage lui rappelant les grandes années de la Swissair comme quoi KLM se tient bien hein / Celle qui gémit de plaisir atmosphérique lorsque le zingue l’arrache à la pesanteur / Ceux qui se demandent si le basané de la Business Class n’est pas un suppôt de Khadafi / Celui qui lit De Telegraaf sans en sauter un paragraaf / Celle qui n’a pas déclaré la fiole d’eau bénite qu’elle a glissé dans le baise-en-ville de son compagnon de vie / Ceux qui font semblant de ne rien remarquer lorsque l’avion bat de l’aile / Celui qui explique à son voisin autrichien que Cavafy et Khadafi c'est pas du kif / Celle qui se demande comment elle survivrait à son conjoint si l’avion se crashait sans penser qu’elle aussi y passerait et que son conjoint en souffrirait lui aussi / Ceux qui ne reviendront pas d’Amsterdam au dam de leur hamster / Celui qui n’a jamais vu Dieu ni Diable par le hublot d’un avion et en tire des conclusions en l’air / Celle qui a cru voir une fois Dieu par le hublot de l’avion mais ce ne devait être que le molleton d’un nuage genre mouton volage / Ceux qui vont se faire bien voir chez les Grecs dont quelques poètes valent le déplacement dit-on / Celui qui se sent tout dauphin au seul énoncé du nom des Cyclades / Celle qui remercie Dieu d’avoir été le copilote du commandant Heineken en se réjouissant de retrouver son petit-fils punk mais pas athée pour autant / Ceux qui reviennent en Suisse avec le sentiment que revenir en Suisse est le privilège de ceux qui n’en reviennent pas de revenir en Suisse, etc.

    Image : Pieter Defesche