Alors que paraît le monumental Journal de Beyle en poche, Philippe Sollers détaille son Trésor d’amour. Clin d'oeil aux beylomanes, à l'instant de rappeler la naissance de leur auteur le 23 janvier 1783.
« Que du bonheur ! » pourrait-on s’exclamer, avec un grain de sel, en lisant Trésor d’amour, le dernier « roman» de Philippe Sollers. De fait, l’expression par excellence de la niaiserie « positive » actuelle est propre à susciter la morgue railleuse du plus somptueusement rutilant des paons de la volière littéraire française, dont la spécialité est le bonheur, justement : son bonheur à nul autre pareil !
Être heureux à Venise et ne pas mourir, caresser une jeune Minna Viscontini d’une main et feuilleter de l’autres les Œuvres de Stendhal, à commencer par le mythique Journal qui vient d’être réédité en poche avec une préface de l’italianiste Dominique Fernandez : tel sera le bonheur de Trésor d’amour.
« Je pourrais faire un ouvrage qui ne plairait qu’à moi et qui serait reconnu beau en 2000 », prophétisait le jeune Henri Beyle, 21 ans, le 31 décembre 1804. Vingt ans plus tard seulement, le même H.B., alias Visconti, alias Crocodile ou Cornichon, entre autres pseudos rigolos, qui resterait à peu près ignoré de son vivant (sauf de Balzac), proclamait le 29 décembre 1823 The Day of Genius au moment d’entreprendre la composition de son traité De l’amour, dont il vendrait une vingtaine d’exemplaires en une décennie, ainsi que le précise Sollers dans son «roman» à lui.
Philippe Sollers voit justement un «roman» fabuleux dans la Journal de Stendhal, extraordinaire jeune homme courant de champs de bataille napoléoniens en salons où il déclame par cœur tout le théâtre à la mode, d’Italie aux « maisons » de jeu ou de passe parisiennes, détestant son Chérubin de père et se consolant de la perte prématurée d’Henriette (sa mère qui lui fut arrachée à ses sept ans) auprès de successives amantes ou amies. Or, après les «romans» de Rimbaud, de Mozart, de Fragonard ou de Picasso, de Casanova ou de Nietzsche, Sollers endosse celui de Stendhal avec autant de brio que de pertinence, relevant l’importance de tel texte méconnu (Les Privilèges) et ne manquant pas non plus de tout ramener au nouveau Stendhal du XXIe siècle combien haïssable, à savoir: himself (lui-même à l’anglaise).
« La subversion, note Sollers, est aujourd’hui dans le retrait, le goût, les détails. Retour inattendu de Stendhal et des happy few, contradiction avec la porcherie ambiante ». Et de rappeler la formule cryptée des manuscrits de Beyle : SFCDT, Se Foutre Complètement De Tout, après quoi seulement on peut s’occuper du détail des choses, avec amour s’il vous plaît.
Rien évidemment de « l’amour-sirop, l’amour blabla qui mérite qu’on ait dit de lui qu’il était l’infini à la portée des caniches ». Mais la liaison légère avec Minna la Vénitienne, et l’amour de Venise, de la lumière de Venise et de la « goutte bleue » de l’encre heureuse : « Neuf coup au clocher des Gesuati, là-bas, pour dire l’heure. Dîner de friture de poissons avec bouteille de bordeaux. Encore quelques lignes à la main, et puis sommeil, et puis soleil, et puis bonheur »…
Philippe Sollers, Trésor d’amour. Gallimard, 213p.
Stendhal. Journal. Edition Martineau révisée par Xavier Bourdenet. Préface de Dominique Fernandez. Gallimard, Poche Folio, 1263p.
-
-
Une pierre dans le Jardin
Dialogue schizo à propos de Des gens très bien d’Alexandre Jardin, de Pierre Assouline et de l’«épaisseur de l’Histoire» selon Claude Lanzmann.
Moi l’un : - Tu m’as l’air bien songeur, camarade.
Moi l’autre : - Tu vois juste, Auguste : je suis tout songeur. Je viens de lire, après que Bernard de Fallois me l’a recommandé au téléphone, le papier que Pierre Assouline a consacré sur son blog (http://passouline.blog.lemonde.fr )à Des gens très bien d’Alexandre Jardin, sous le titre de Tintin chez les collabos, et j’en reste, comment dire ? partagé...
Moi l’un : - Tu trouves Assouline injuste envers Alexandre Jardin, à l'égard duquel tu t’es montré plutôt compréhensif l’autre jour dans ton édito de 24 Heures ?
Moi l’autre : - Non, je ne crois pas qu’Assouline soit injuste. Je crois que c’est Alexandre Jardin qui est injuste quand il taxe Une éminence grise, la bio d’Assouline, de complaisance, mais je persiste à « comprendre » la bonne-mauvaise foi d’Alexandre, son trouble probablement sincère, tout en déplorant certains aspects de son livre qui relèvent d’une démagogie inacceptable.
Moi l’autre : - Par exemple ?
Moi l’un : - Par exemple quand il établit une espèce de « liste de Jardin », impliquant les amis de Jean Jardin comme autant de collabos « notoires », tels Emmanuel Berl, Gustave Thibon ou Paul Morand. Là, on est carrément dans l’amalgame et la malhonnêteté intellectuelle. Quand Bernard de Fallois me dit qu'il se couvre de honte, je comprends...
Moi l’autre : - Et encore ?
Moi l’un : - Quand Alexandre Jardin affirme qu’il va « enjuiver la France » en la faisant accéder au rang de nouveau « peuple du livre », avec son association visant à faire lire, il me semble que le « cirque Jardin » repart de plus belle et avec moins d’élégance et de charme que dans Le nain jaune, livre que je n’aime pas tellement d’ailleurs. C'est à vrai dire un délire puéril.
Moi l’autre : - Et alors, finalement, qu’est-ce que tu en conclus ?
Moi l’un : - Rien, sinon qu’Assouline a raison quand il montre qu’il y a de l’auto-allumage dans la démarche d’Alexandre Jardin et que son procès ne tient pas la route par rapport à la culpabilité occultée de Jean Jardin. D’un autre côté, moi le Suisse aux mains pures, je me demande comment j’aurais réagi si j’avais appris que mon père ou mon grand-père avaient été mêlés directement aux refoulements de Juifs à nos frontières. Ces questions sont démêlées avec brio par certains jeunes historiens et autre jeunes plumitifs impatients de pointer la « Suisse collabo », mais je suis plutôt du parti de Claude Lanzmann, qui invoque l’ « épaisseur de l’Histoire »…
Moi l’autre :- À savoir ?
Moi l’un : - À savoir tout ce qui fait que, dans certaines circonstances, un homme ou un groupe agissent en fonction de composantes entremêlées qui constituent la réalité, et que leurs descendants ont trop beau jeu de les juger en fonction de critères moraux par trop « évidents ». Bien entendu, nous sommes tous d’accord pour dire que Jean Jardin aurait dû démissionner de son poste avant ou après le rafle du Vel d’Hiv. Mais tous ceux qui se sont penchés sur son cas, y compris les Klarsfeld, ont-ils été abusés et peuvent-ils être soupçonnés d’omertà quand ils constatent que ses responsabilités ne sont pas établies en l’occurrence ?
Moi l’autre : - C’est vrai que le fiston convainc plus par sa rage auto-allumée de vieil ado, probablement sincère une fois encore, que par la moindre preuve nouvelle apportée au dossier…
Moi l’un : - Oui, et tout de même, l’arrière-pensée qu’il y a là derrière un calcul personnel - et je ne parle pas que du coup éditorial, mais aussi du grand blanchiment perso -, donne à tout ça quelque chose de douteux. En tout cas de quoi te laisser songeur, camarade. Sur quoi je viens de voir que L'Hebdo consacrait la couverture de son dernier numéro à ce que les Suisses, Croix-Rouge en tête, savaient et n'ont pas dit pendant ces années sombres. Tu vois qu'on n'en est pas sorti...
-
Cendrars au bout du monde
Pour le 50e anniversaire de la mort du génial bourlingueur, le 1e 21 janvier 1961, l’édition fait florès
La vie mortelle de Frédéric Louis Sauser, alias Freddie, alias Blaise Cendrars, s’acheva en apparence le 21 janvier à Paris. On imagine le vieux boucanier confiant une dernière fois sa « main amie » à deux fées, Raymone sa compagne et Miriam sa fille. Scène sûrement bouleversante, comme tous les adieux, mais on passera vite sur cette mort survenant trois jours après la solennité tardive d’un Grand Prix de la Ville de Paris qui faisait une belle jambe à l’auteur de L’Homme foudroyé. Déjà frappé à Lausanne, cinq ans plus tôt, par une première attaque paralysant son flanc gauche et donc sa main travailleuse, Cendrars avait consacré ses dernières années à la composition, physiquement héroïque, de deux bouquins de jeune homme : l’extravagant récit « érotique » d’Emmène moi au bout du monde, suivi de Trop c’est trop. Le premier, curieusement, prenait l’exact contrepied de celui que Cendrars rêvait alors de consacrer à celle qu’il appelait la « Carissima », plus connue sous le nom de Marie-Madeleine, « sœur » du Christ. Or tout le paradoxe de Cendrars est là, que sa légende réduit parfois au personnage du bourlingueur extraverti, alors que c’était aussi un contemplatif et un grand spirituel à tourments et vertiges.
Mais Cendrars mort ? Pourquoi pas au Panthéon pendant qu'on y est ? Tout au contraire : Cendrars supervivant, jamais entré au purgatoire où tant d’auteurs sont relégués, Cendrars enflammant les cœurs et les esprits d’une génération après l’autre. Ainsi, après ceux qui ont défendu et illustré son œuvre de son vivant, tels un Pierre-Olivier Walzer ou un Hughes Richard, de nouveaux hérauts sont-ils apparus, tels Anne-Marie Jaton, dont une magnifique étude a fait date, et Claude Leroy, qui a conçu le volume paru ces jours dans la très référentielle collection Quarto, formidable « multipack » poétique et romanesque avec tout ce qu’il faut savoir sur le bonhomme et ses ouvrages.
De feu, de braise, de cendre et d’art
Revisiter Cendrars aujourd’hui, c’est en somme refaire le parcours du terrible XXe siècle, du Big Bazar de l’Exposition Universelle à la Grande Guerre où il perdra sa main droite (son extraordinaire récit de J’ai tué devrait être lu par tout écolier de ce temps), ou des espoirs fous de la Révolution russe (que Freddie voit éclore à seize ans à Saint-Pétersbourg), ou des avant-garde artistiques auxquelles il participe à la fois comme poète, éditeur, acteur et metteur en scène de cinéma, reporter et romancier, à toutes les curiosités et tous les voyages brassés par le maelstom de son œuvre.
« J’ai le sens de la réalité, moi poète. J’ai agi. J’ai tué. Comme celui qui veut vivre ».
Aujourd’hui encore, un jeune lecteur qui découvre Vol à voile ne peut que rêver de s’embarquer, avant que Bourlinguer lui fasse découvrir que le voyage réduit au tourisme est un sous-produit, et que lire Moravagine nous fait sonder les abîmes de l’être humain, mélange de saint et de terroriste.
Cendrars au boulevard des allongés ? Foutaise : ouvrez n’importe lequel de ses livres et laissez vous emmener au bout du monde !
Blaise Cendrars. Partir. Poèmes, romans, nouvelles, mémoires. Sous la direction de Claude Leroy. Gallimard, coll. Quarto. En librairie le 26 janvier.
Mirim Cendrars. Cendrars, L'or d'un poète. Découvertes Gallimard, nouvelle édition.
Blaise Cendrars. Dan Yack, Folio; Le Lotissement du ciel, Folio.
-
L'ange des douleurs
Cette nuit approchant de la nuit des ombres, là-bas à Golgotha, m’est revenue, en rêve, la vision de l’ange des douleurs, sur son espèce de brancard, entre les deux enfants du quartier des Oiseaux, le petit et le grand Ivan, je l’ai revu les ailes en berne et la face cachée, tout navré à ce que disait son être visible, tout accablé, tout affligé, tout écrasé par le poids du monde. La face de l’ange était peu visible, dissimulée par le bandeau lui recouvrant les yeux, mais les douleurs irradiaient de son être visible, et je me suis rappelé tous ceux, au quartier des Oiseaux, que le poids du monde avait ainsi écrasés et affligés.
Cette vision de l’ange des douleurs m’écrase et m’afflige à chaque éveil, mais à ce sentiment premier d’écrasement et d’accablement succède bientôt celui de la reconnaissance émerveillée devant cela simplement qui est, que me figure ce matin le visage endormi de Ludmila.
Dans l’orbe paisible du visage de Ludmila, j’ai revu ce matin la demeurée Augustine tournant comme un pantin de laine entre les mains de ses persécuteurs, à l’autre bout du quartier des Oiseaux, vers le bois de la Grêle, et j’ai revu Mickey, le sournois que disait sa mère, le mal venu, le mal fait, j’ai revu la pauvre fille qui recevait, j’ai revu tous les mal fichus et les mal barrés, j’ai revu les nouveaux étrangers mal reçus des nouveaux blocs prolétaires du quartier des Oiseaux, j’ai revu le tiers et le quart-monde mal habités du quartier de notre enfance peu à peu gagné par la ville – j’ai revu les démons de la ville auxquels je me suis mêlé, j’ai revu le démon de la vie mêlée gagner le quartier des Oiseaux au dam des purs siégeant dans leurs tribunaux dont j’aurai toujours bravé les attendus, j’ai retrouvé les ombres transies du quartier des Oiseaux dans l’image de cet ange porté par deux lascars mal fagotés en lesquels je nous ai reconnus, les enfants.
Il nous incombe ainsi de porter les anges fracassés, me dis-je ce matin à l’approche de la nuit des douleurs, me remémorant la mort de Pilou et regardant le visage endormi de Ludmila. Mais Pilou est-il si mort que ça puisqu’il vit en moi ? Et Mickey le maudit mourra-t-il jamais tant que je vivrai et que des enfants, aux Oiseaux, continueront de se lever afin de le porter et de le soulager ? Et ne faut-il pas voir aussi, dans l’accablement de l’ange aux yeux bandés, l’accablement même de la mère de Michel le désespéré après qu’il s’est jeté sous le train, la laissant seule face à son regret lancinant de ne l’avoir jamais pris dans ses bras ? Et saurai-je, oserai-je seulement dire la tristesse d’enfance adolescente de Ludmila ?
Michel et sa mère, autant que l’Augustine elle aussi persécutée au quartier des Oiseaux, et tous les persécutés du monde dans lequel nous vivons, me regardent ce matin griffonner à tâtons ces mots sans suite apparemment. Or, qui étions-nous du vivant de Pierre-Louis, dit Pilou, et de Mickey, prénom Michel, et quelle prière de l’ange flagada, entre ses deux chenapans navrés du quartier des Oiseaux, nous lavera-t-elle de notre péché mortel au jardin du souvenir où les cendres de mon frère ont rejoint la poussière d’étoiles éteintes de tous les enfants de tous les âges du quartier des Oiseaux et de PARTOUT ?
°°°
Il fit tellement nuit cette nuit-là, tellement froid et tellement seul que l’éveil leur fut comme un rivage qu’ils atteignirent à genoux, puis il fallut se lever et ils se levèrent, il fallut paraître dans les villages et les villes et sourire, parler, travailler avec tous ceux-là qui s’étaient trouvés tellement seuls dans le froid de cette nuit-là…
À présent laisse-toi faire par la vie, lâche prise le temps d’un jour en ne cessant de tenir au jour qui va, ne laisse pas les bruyants entamer ta confiance, ne laisse pas les violents entacher ta douceur, confiance petit, l’eau courante sait où elle va et c’est à sa source que tu te fies en suivant son cours…
Délivre-toi de ce besoin d’illimité qui te défait, rejette ce délire vain qui te fait courir hors de toi, le dessin de ce visage et de chaque visage est une forme douce au toucher de l’âme et le corps, et la fleur, et les formes douces du jour affleurant au regard des fenêtres, et les choses, toutes les choses qui ont une âme de couleur et un cœur de rose – tout cela forme ton âme et ta prose…
Et dis-toi pour la route que le meilleur de toi, qui n’est pas de toi et que ton nom incarne cependant, c’est tout un, est le plus fragile en toi et que cela seul mérite d’être protégé par toi, renoué comme un fil te renouant à toi et qui te relie à Dieu sait qui ou quoi que tu sais au fond de toi…
Tout le jour à chanter le jour tu en es venu à oublier l’envers du jour, la peine du jour et la pauvreté du jour, la faiblesse du jour et le sentiment d’abandon que ressent la nuit du jour, le terrible silence du jour au milieu des bruyants, la terrible solitude des oubliés du jour et des humiliés, des offensés au milieu des ténèbres du jour…
La nuit des ombres sera la plus longue et la pire des nuits, durant laquelle tout sera retourné.
Ce n’est qu’au bout de la pire des nuits que nous connaîtrons ce qui s’oppose à la lumière. On nous dit ce matin encore de la pire des nuits que tout obéit à la volonté de Dieu : ces corps en plaies, ces corps ratés de naissance, ces corps ne portant même pas leurs têtes et ces têtes te regardant d’en bas, on arrive dans cet enfer des corps par de longs couloirs sans yeux, le nouveau jour est lancé et c’est reparti pour les râles voulus par Dieu, comme on dit. Ce sera la même folie et le même chaos insensé, louée soit ta Création Seigneur Très Bon, on me dit ce matin encore que tu bénis ces corps sans croix pour les porter – et je reste sans voix…
Cependant c’est au bout de la nuit des ombres que tu deviendras l’enfant porteur ou l’adolescent porteur de l’ange de la désolation qui est appelé à te rendre la vue. L’émouvante beauté de Mozart n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté des parapluies de Ludmila n’a pas d’autre lien avec le ciel. L’émouvante beauté du ciel de Baudelaire tissé de boue n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté de la boue originelle n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté des femmes aux pieds du crucifié n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté du feu pascal passant de main en main n’a pas d’autre source. L’émouvante beauté de l’enfant qui vient dont chaque mot vrai ou inventé diffuse la même aura sera la source même de l’aura.
(Cet texte est extrait des dernières pages de L'Enfant prodigue, qui vient de paraître aux éditions d'autre part, dans la nouvelle collection Passe-Muraille. Vernissage le dimanche 23 janvier au Bout du monde, à Vevey, dès 18h.30. Lecture et chansons françaises, grecques et russes, par Maritou et Vania.)
-
Les frangines
Pour A. et L.
Des jours qui ont suivi et des jours suivants tout a été et tout sera oublié : c’est écrit et réglé comme sur des portées de papier à musique. Tout le temps que j’écris je le prends à l’oubli, ou du moins est-ce ce que je me dis pour me rassurer, pour justifier ce geste d’écrire, mais dès que, relevant la tête, je me prends à oublier que j’écris sur du papier à musique aux portées bien réglées, me reviennent les voix muettes de tous ceux que nous avons oubliés et que nous oublierons.
Or mes sœurs étaient là, muettes et oubliées, chacune venant seule, un jour d’hiver ou d’été, devant les tombes oubliées de nos père et mère, oubliant ou n’oubliant pas de s’arrêter devant le tas de cendres du Jardin du Souvenir où reposait notre frère. Chacune de mes sœurs. Là. Seule. Chacune avec ses pensées d’hiver ou d’été. Quadras ou quinquas ? Peut-être bien sexas tant qu’à faire, selon l’expression, et des mèches teintées, va savoir. Et se rappelant quoi ? Me disant quoi de leurs voix alternées ?
Je les vois bien attentives à l’instant, seules là-bas dans le grand cimetière de la ville où de lentes silhouettes cheminent de tombe en tombe, cherchant un nom, cherchant à se rappeler le visage de ce prénom-là, à déchiffrer ces chiffres, ces dates liées par un trait d’union – elle vint au monde et elle s’en fut, il naquit tel jour et tel autre il s’en alla, pour être bientôt oubliée, oublié.
J’avais pourtant noté, quelque part, qu’il ne faudrait pas oublier de parler de mes sœurs et des enfants de mes sœurs, des conjoints de mes sœurs et des maisons, des saisons et des humeurs de mes sœurs que la plupart du temps j’oubliais de même qu’elles m’oubliaient la plupart du temps comme, la plupart du temps, nous oublions ce qui n’a pas été noté et réglé comme sur les portées d’un papier à musique. Et les voici qui me reviennent tandis que le jour nous revient et avec lui tous nos souvenirs. On se retrouverait dans le noir à jouer au jeu de l’Aveugle, et rien n’en serait oublié : tout resterait écrit et réglé comme sur du papier à musique, à tâtons on se retrouverait ce matin, dans le jour aveugle où les yeux de nos morts nous lisent – et mes sœurs là-bas semblent petites devant la tombe de nos mère et père que tous avaient oubliée.
°°°
Le sentiment, avant l’aube, d’être au soir déjà, ne sera dissipé que par cette lumière attentive trouant de loin en loin les ténèbres de l’oubli, et voici que me reviennent, du fond de l’hiver qui vient et de tous nos hivers qui reviennent, ces quelques gestes, sous les lampes, et ces visages, ces patiences, ces attentes à n’en plus finir de ceux qui sont seuls sans avoir personne à le dire.
Ces gestes ne sont qu’à notre sœur aînée, Madame l’élégante là-bas dans un tea-room décent au nom de Marinella où elle s’est retrouvée après le cimetière, débarquée d’Espagne et y retournant ce soir, cette façon d’être là sans que nul ne la voie que sous l’aspect de cette dame, la soixantaine, bien mise, l’air absent mais bien là tout de même, ce geste de prendre un journal et de le laisser aussitôt, ou de porter sa tasse de thé à ses lèvres et de la reposer, ces gestes d’hésiter, cette façon d’être là et de n’y être pas, me rappelle à l’instant ma mère traversant la rue ou ma sœur puînée s’accordant une clope de répit dans sa journée, et me revient de chacune la façon d’être seule un instant dans l’enchaînement des gestes de la journée, de chacune sa façon de n’avoir à ce moment-là que ses gestes à soi – et tout nous reviendrait, ainsi, de chacun, par ses gestes à nuls autres pareils.
L’émouvante beauté des gestes de la femme seule d’un certain âge, selon l’expression, se rappelant dans le tea-room jouxtant le cimetière de la ville de L. la rengaine Marinella de l’été de ses dix-huit ans à La Spezia. L’émouvante beauté de notre sœur aînée, plus revue depuis des mois, et qui se lève à l’instant dans son hacienda des Asturies et répète, comme à chaque aube, les gestes précis de préparer le continental breakfast de sa maison d’hôtes. Et ces gestes multipliés par autant de prénoms. L’émouvante beauté du prénom de Ludmila que je murmure ce matin dans ton cou en déposant à tes côtés, d’un geste qui n’est qu’à moi, ton café grande tasse.
Sous la lampe le visage de ta mère. Laisse venir à toi les enfants de la mémoire. Laissez les mots vous alléger de tout ce poids d’oubli. L’aube viendra et elle verra par nos yeux cette émouvante beauté.
Le temps était devant nous avec les enfants : les journées étaient plus longues, nous aurons souvent veillé à les entendre chialer sous les morsures des dents de la nuit, nous les avons maudits d’en baver ainsi sans se la coincer, nous avons été tentés de les secouer pour les faire taire mais nous nous sommes retenus, nous avons été tentés de les balancer par-dessus bord mais nous avons suspendu notre geste sans que le temps ne suspende son vol pour autant, donc le temps passait et les enfants poussaient, il y eut d’entières matinées et de longues après-midi à ne s’occuper que d’eux qui se prenaient naturellement pour le centre du monde, et c’était vrai : les enfants nous révélèrent le monde.
(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître imminemment aux éditions d'autre part)
Peinture: Aloyse.
-
Jean Dutourd casse sa pipe
Deuil au club des ronchons. Bien connu du public audiovisuel, l’auteur d’Au bon beurre et des Horreurs de l’amour fut un romancier de forte trempe, souvent méconnu.
Jean Dutourd, qui vient de s’éteindre à Paris à l’âge canonique de 91 ans, était à la fois bien connu, dans son personnage télévisuel de «réac » de service éminemment cultivé, à l’enseigne des Grosse Têtes de Philippe Bouvard, et souvent mésestimé, voire sous-estimé par ceux qui se contentaient de ne voir en lui qu’un brillant ronchon de droite.
Né en 1920, héros de la Deuxième guerre mondiale, gaulliste de la première heure, adversaire mordant du communisme, et plus encore de la gauche parvenue et des «modernes », Jean Dutourd fut à la fois un journaliste aimant ferrailler dans la presse quotidienne et un chroniqueur littéraire, notamment dans les colonnes de France soir, mais également un écrivain de premier ordre qu’on pourrait situer dans la lignée charnue des « hussards », pratiquant la ligne claire à l’instar du grand Stendhal. Son premier essai, Le Complexe de César, fut d’ailleurs gratifié du prix Stendhal en 1946, où s’affirmait son indépendance d’esprit. C’est pourtant avec Au bon beurre, évoquant un couple de profiteurs franchouillards sous l’Occupation, que Dutourd, pas loin du Marcel Aymé d’Uranus, affirma son grand talent, salué par le Prix Interallié 1952.
Complètement étranger aux expériences du Nouveau Roman, Jean Dutourd n’en signa pas moins un roman de grande envergure et d’un feint cynisme réjouissant, intitulé Les Horreurs de l’amour et battant en brèche le sentimentalisme bourgeois ou antibourgeois.
Esprit acéré et fustigeant toutes les jobardises, Dutourd excella aussi dans l’essai et le pamphlet, comme Henri ou l’éducation nationale et l’irrésistible Séminaire de Bordeaux où il stigmatise l’insupportable néo-langage des cuistres au goût du jour. Son franc- parler, autant que ses positions politiquement très incorrectes, lui valurent d’ailleurs quelques ennuis, jusqu’à un attentat visant, en 1978, son accueillant appartement bourgeois et que compensa, la même année, sa nomination à l’Académie française, sur le trottoir de laquelle il aimait à fumer sa pipe de faux cynique débonnaire, président regretté du Club des ronchons (sic)... -
La mère et l'enfant
C’est cela même que je vois, tant d’années après, en me rappelant le premier regard de l’enfant, qui me regarde sans me regarder : comme une très vieille divinité dont le nom serait Naissance. Rien de morbide n’est lié, cependant, à ce sentiment que notre enfant a traversé les millénaires avant de nous être livré ce matin, tout frais et parfait. Rien que de stupéfiant, comme est stupéfiant ce matin le jour qui se lève.
Le jour se lève et je pense, je ne sais pourquoi, aux enfants morts de Mahler. Il y a des années que je n’ai plus entendu cette lancinante litanie de mes automnes de farouche garçon de vingt ans, quand je trouvais tant d’émouvante beauté à cette mélancolie du musicien chantant ses enfants morts. Je n’avais aucune idée, de ce que peut bien être un enfant : je ne faisais attention qu’aux enfants morts en digne frère de Rimbaud. La litanie des enfants morts me remplissait d’une espèce de trouble peine, cette plainte déchirante était celle-là même de ma poésie de vingt ans, et le petit Ivan fut prié de se pencher sur le landau du premier enfant du grand Ivan, mais je n’en avais alors qu’aux enfants morts et je n’avais que faire du tribunal à venir des neveux et des nièces s’ajoutant à celui des tantes et des oncles. Le poète n’est pas fait pour la vie, me disais-je alors en ma pureté de farouche garçon de vingt ans qui verrait bientôt proliférer alentour nièces et neveux, mais pense-t-on aux nièces et aux neveux de Rimbaud, est-il d’autre beauté lancinante que celle des fœtus en bocaux de Madame Rimbaud, la poésie souffre-t-elle d’autres expositions que celle des fœtus bleus qui jamais ne deviendront Rimbaud mais que chante un musicien au cœur aussi mélancolique que celui du farouche garçon de vingt ans que j’étais alors ?
Un nouveau jour se lève à l’instant sur le monde et je revois, tant d’années après, les gens ordinaires défiler auprès de la Mère. Ludmila les regarde sans les voir, son enfant doucement tenu contre elle, le temps de cette matinée éternelle de la présentation de l’Enfant à tous ceux qui ont été rameutés par l’oncle et le père, et le père du père et le père de l’oncle, et les mères et les tantes et toute la smala des gens ordinaires du voisinage – je vois Ludmila incarner un instant La Mère, Ludmila incarne à l’instant toutes les mères et je sens alors toute l’impatience de mes vingt ans devant ma propre mère, et toutes les mères se détendre devant ce lieu commun de La mère à l’enfant dont l’émouvante beauté rayonne doucement dans le silence velouté de ce nouveau jour.
À présent tu peux y aller, que je me dis. À présent tout va trouver sa juste place dans le tableau. À présent tu nettoies tes pinceaux et tu prépares tout ton matos – et là c’est comme si c’était fait.
°°°
En sortant de nous l’enfant nous a sortis de nous, me dis-je alors qu’un nouveau jour gris sort de la nuit et que je m’apprête à mettre des couleurs aux mots et aux noms sous cette douce lumière d’aube ou de fin d’après-midi que diffuse le nom de Ludmila, et relevant les yeux sur le gris du jour voici que m’apparaît, miracle de toutes nos enfances, l’arc-en-ciel des couleurs que je m’apprêtais à tirer de ma nuit.
Fugace, merveilleuse apparition, cliché parfait de l’émerveillement multimillénaire de toutes les enfances du monde – à son pied se cache un Trésor me disait mon grand-père, surnommé le Président, et je me revois avec ma pelle de crédule enfant sur le chemin du pactole, je me vois quitter le jardin de nos enfances et remonter vers le grand pré dont l’arc-en-ciel a surgi comme un signe manifeste de Celui qui a planqué le trésor, un formidable élan me porte, pas un instant je ne doute de ce que m’a raconté le Président dans son jardin à lui, puis je me trouve au lieu même que j’avais repéré et voici qu’un grand désarroi s’empare du chercheur de trésor constatant que l’arc-en-ciel n’y est plus, s’étant pour ainsi dire volatilisé, et quelle déception c’est alors, quelle désillusion dont je ne parlerai à quiconque mais qui laissera en moi comme une marque à vie, selon l’expression, quel dépit pour l’aventurier, Long John Silver ne serait pas moins désappointé et pourtant, tant d’années après, c’est à présent l’image de Coboye qui me revient, cher vieil épouvantail à chapeau de western que j’observe mélangeant ses couleurs au beau milieu de ce même grand pré, titubant un peu devant son chevalet et m’adressant, non sans cesser de maugréer, comme un signe de connivence.
°°°
Le lieu commun du poète donnant telle ou telle couleur aux lettres, A vert, O noir, tout le bazar, me sert du moins ce matin comme tout me sert de la soupe originelle de toutes nos mémoires dans l’immensité de laquelle confluent tous les affluents, il n’y a pas que notre lac originel qui s’étale là-bas mais tous les lacs noirs d’Afrique et les lacs verts d’Océanie et les lacs de sable et les lacs de sang – mais je divague, je me mélange les pinceaux, je vais te faire une Mère à l’enfant comme tu n’en as jamais vue.
Les couleurs, dans leurs tubes, sont comme de petites poupées aux têtes multicolores attendant dans la maison miniature préparée dans la chambre elle aussi préparée de l’enfant. L’enfant habite dans la maison depuis quelque temps déjà mais pour le moment elle fait son job à plein temps de petite marmotte à marottes limitées : je mange et je digère et je chie et je dors et je crie est à peu près tout le programme, que le père étudie, absolument niais, non sans y participer : je lange et me lève la nuit et réchauffe sa popote – tout m’émerveille de ce loupiot.
Tout cela nourrira les couleurs de La Mère à l’enfant, me dis-je ce matin en préparant ma palette de rapin raté qu’irradie la joie de la simple idée de peindre La Mère à l’enfant qui se trouve par excellence, par les temps qui courent, la chose qui ne se fait plus chez ceux qui se disent aujourd’hui plasticiens. Il est vrai que je retarde terriblement et en tout. Je me sens tout à fait le contemporain de Lascaux ou de Paolo Uccello, les madones de Fra Angelico ou de Duccio me parlent, les garçons de Luca Signorelli ou du Caravage me branchent, les ciels de Corot ou de Turner sont du temps même que je vis ce matin, loin des performers et des designers, qui sont un peu les raiders et les traders du marché de l’art.(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître tout à l'heure aux éditions d'autre part)