UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Une émouvante beauté

    Panopticon901.jpg

    De la suite de ces années je ne revois plus les après-midi : il n’y aura plus désormais, avec Galia, d’après-midi, je ne revois aucune de nos après-midi lorsque nous vivons ensemble et après l’avoir quittée, tout le temps de l’arrachement après m’être arraché à elle, après avoir cassé de la vaisselle, un soir sans après-midi, je me retrouve pantelant, le soir seulement, et seul, le soir à rôder de par les rues vides et sans portes, le soir à revenir seul à mes livres ou à mon atelier ou seul à revenir à quelques amis longtemps négligés pour ne pas inquiéter Galia, qu’elle sache qu’il n’y a qu’elle et jamais l’après-midi, personne l’après-midi surtout quand elle n’est pas là, le théâtre la requiert alors, ou le cinéma, il n’y aura pas de place pour aucune hésitation, or elle me sent hésiter et c’est par là qu’elle m’attrape, que fais-tu l’après-midi ? qu’as-tu donc fait de cet après-midi ? où étais-tu pendant que je répétais ? pourquoi ne réponds-tu pas au téléphone ? viendras-tu à ma première ? qu’as-tu écrit ? où en est mon portrait ? tu me manques déjà, est-ce que je te manque ? dis-moi, qu’as-tu fait de cet après-midi pendant que nous étions à répéter à la table ?

    Je les vois à la table, selon l'expression des théâtreux, ils sont à la table à préparer la pièce, et je pense : ils se prennent la tête, selon l’expression même de Galia, ils se prennent la tête autour de Laszlo à préparer la pièce alors que nous pourrions nous balader cet après-midi à ne faire que nous taire dans la lumière de l’après-midi, mais en réalité je suis moi aussi à ma chose : à ne faire que faire.

    °°°

    La pièce ne se fera pas, je le sens : je le pressens, je le sais. J’entends : notre pièce, notre long métrage à nous. Leur pièce à eux : je ne sais pas, mais la nôtre : sûrement non, elle ne se fera pas. Tout me porterait à croire, évidemment, et à espérer que ce soit La Cerisaie déconstruite par Laszlo qui n’aboutisse pas, où Galia est censée jouer contre son personnage de Lioubov, selon l’intention de Laszlo tout décidé à monter la pièce contre Tchekhov. Au mieux, je pourrais espérer, « contre » Galia, qu’elle-même flanche et renonce à ce projet qui la contrarie de toute évidence depuis le début mais qu’elle a commencé à défendre en constatant ma propre réserve – c’était notre troisième semaine de cohabitation à la Datcha et l’ivresse des débuts commençait de retomber, mais bientôt j’aurai dit et répété, devant les amis de Galia, combien cette façon d’aborder Tchekhov me semblait fausse, ce qu’elle pensait évidemment elle-même sans me permettre, au demeurant, de laisser apparaître une faille entre elle et celui qui lui avait confié ce premier rôle hyper-important, selon son expression, et depuis lors toute hésitation de ma part relance un argument et bientôt une de ces controverses que nous envenimons sans nous en rendre compte, dénuées au reste du moindre rapport avec la déconstruction de Laszlo.

    °°°

    Au premier regard ce fut, dans la tabagie du Caveau des arts, l’émouvante beauté de Galia qui me toucha au cœur et partout où il y a de la vie, de l’âme aux amourettes. Tout de suite cette émouvante beauté diffusa dans ces corps visibles et invisibles qu’évoquent à peu près le mot âme et le mot amourette au pluriel animal ; tout de suite l’émouvante beauté de Galia m’atteignit à fleur de peau, qu’une onde lente irradia, et par la peau qui est la gaine de l’âme, au cœur de l’être, dans son creuset où gît la semence qui est sang de vie future et d’esprit ; Galia dans les fumées et le tapage du Caveau des arts : tout de suite, conduit jusque-là par son frère Sacha : tout de suite je la vis au milieu de tous les artistes avérés ou se tenant pour tels, tout de suite je la vis au milieu de personne et avec une telle intensité qu’elle vit que je la voyais et me vit la voir avec une telle émotion qu’à mon tour je la vis me voir et plus personne autour de nous, tout soudain son émotion à elle m’était apparue – mais peut-être m’illusionnais-je ? peut-être me faisais-je du cinéma ? peut-être était-ce ruse de femme, je ne sais, je ne savais rien alors, à vingt ans même sonnés, de la femme en dehors de Merline qui n’était qu’une femme-enfant, ou de Milena qui n’était elle aussi qu’une femme-enfant, ou de quelques autres femmes-enfants encore, je n’étais pas documenté non plus et déjà je faisais rire Galia dans le Caveau des arts, au milieu de ses amis artistes ou prétendus tels, déjà je la faisais éclater de son rire éclatant, mais écoutez donc, mes amis, le maltchik dit ne rien savoir de la femme en tant que femme, sur laquelle il va se documenter, est-ce touchant, mais venez voir, viens par là puisque tu es artiste à tes heures, tu vois que je suis documentée, venez-venons, et toi aussi Sachenka…

    °°°

    À la Datcha le disque de Fauré de notre première nuit tourne tout seul une après-midi entière : c’est le seul souvenir de cette inoubliable après-midi où nous nous retrouvons, après la désastreuse veille au soir, seuls et perdus, quand enfin nous nous sommes réellement perdus et que nous nous rappelons, en ces heures très précises de la douleur apaisée par les mots, ces heures que jamais nous ne revivrons, ces heures pour rien, nous disons-nous avec bonheur et mélancolie, ces heures qu’ont été nos heures à ne rien faire que nous aimer dans l’éblouissement des premiers jours sans heures, de la nuit à la nuit.

    C’est peut-être cela l’amour fou : c’est de se déchirer comme ça. C’est cela : ce sera tous les matins dès l’éveil dans tes cheveux mols de ton odeur, ce sera tous les soirs, ce sera de recommencer de se faire du mal et de mieux apprendre, chaque jour, à mieux se faire du mal, ah m’aimes-tu ? m’aimes-tu assez ? et comment, comment m’aimes-tu, montre-moi… Je devrais lui montrer chaque matin. Je ne devrais penser qu’à ça dès l’éveil. L’amour fou se reconquiert tous les matins. Nous nous sommes tourmentés hier soir une énième fois et maudits, mais elle attend à présent que je la rassure et lui répète qu’elle est tout pour moi et qu’elle sera QUELQU’UN au théâtre ou au cinéma. Or elle voit que je regimbe et du coup elle me traque jusqu’à sentir la faiblesse alors que je devrais être fort. Fort dès l’aube. Fortiche. Stallone à sa dévotion. Nous nous sommes toujours gaussés de Stallone, Galia et moi, mais je devrais faire au moins semblant. Rouler de platonesques mécaniques et lui balancer des pains fictifs en lui jurant qu’elle est Miss Taganka. Cependant le coup de foudre n’a pas été qu’illusion : le coup de foudre s’est bel et bien produit dans cette cave bohème, au milieu des artistes avérés ou se la jouant et où Galia faisait elle-même l’artiste enjouée ; le coup de foudre est advenu au su et au vu de tous les amis artistes de Galia et autres traîne-patins, il s’est bel et bien produit comme un moment de théâtre ou de cinéma, mais ensuite il eût fallu ajouter du temps au temps et, à la première vie fracassée de Galia dont il ne lui restait que le petit Aliocha qui jamais ne me reconnaîtrait vraiment, il me l’avait dit les yeux dans les yeux, j'eusse dû ajouter une nouvelle vie enrichie de ma propre semence faute de quoi toute vie à trois serait impossible – et de cet après-midi, tant d’années après, je la regarde à travers les années et je la revois au milieu de ses amis musiciens et comédiens qui me voient la regarder, je la vois me regarder qui regarde ses amis plasticiens et ses amis théoriciens à la mords-moi, je la revois et son émouvante beauté continue de me déchirer : quelque chose s’est bel et bien passé, une autre vie s’est offerte quelque temps, et mille autres vies éventuelles, mais étions-nous faits pour jouer ensemble cette pièce ou ce film à ce moment-là, – aurions-nous jamais pu jouer, Galia et moi comme, des années après, je jouerais les yeux fermés avec Ludmila ?

    Image: Philip Seelen

    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître avant sept jours aux éditions d'autre part: www.dautrepart.ch )

     

  • Ceux qui n'arrivent pas


    Cabane.jpg

    Celui qui débarque avec le dernier train et demande au taxi de le conduire à l’impasse des Philosophes / Celle qui assure à tous les niveaux sauf à ceux où il le faut / Ceux qui ont tout fait pour être où ils ne seront jamais / Celui qui a tout misé sur le cheval pie sans cesser d’être impie / Celle qui avait à sept ans la dégaine d’une cheffe de rayon bien partie / Ceux qui ont déçu leur parenté en la privant de descendants influents / Celui qui espérait un peu d’avancement en couchant beaucoup / Celle qui a investi dans le potentiel de son fils ventriloque mais en vain / Ceux qui ont à cœur de réussir même ce qu’ils ratent / Celui qui a mangé le morceau que ses frères recrachent / Celle qui fait commerce de sa vertu / Ceux qui ne donnent jamais rien et même plus / Celui qui a lu Le Rouge et le Noir et ne s’en est pas moins planté à Sciences Po / Celle qui a le courage de ne pas avoir d’opinion / Ceux qui ont renoncé à se suicider par crainte de ne pas se louper / Celui que son père a toujours actionné à son profit de son vivant ce qui ne l’avance guère aujourd’hui / Celle qui gère la nonchalance exquise de ses fils bien aimés / Ceux qui restent sous contrôle plus ou moins spirituel de leur aïeule aisée / Celui dont la cupidité a fait une vieille peau en ses 22 ans / Celle qui lit les Mémoires de Michel Drucker sur le canapé vert de sa belle-mère friquée / Ceux qui répandent des bruits déplaisants sur leurs débiteurs dont l’humiliation les rembourse plus ou moins / Celui qui ne compte pas plus ses millions que ses amis perdus / Celle qui n’a pas cessé de marcher sur des têtes qu’elle a fait ensuite couper / Ceux que leur violence a liftés sans dépense / Celui qui est resté juste assez humain pour nous permettre de le mépriser / Celle qui a rêvé son arrivée au Top et qui y a renoncé en se réveillant / Ceux que leur croyance autorise croient-ils à regarder de haut ceux qui croient-ils croient moins qu’eux / Celui qui ne fera pas fortune au Qatar qu’il ne saurait à vrai dire même pas situer sur une mappemonde / Celle qui ne s’est enrichie que par goût des appartements avec vue / Ceux qui se préféreraient pauvres que parvenus / Celui qui fuit les gens qui disent comme ça qu’ils ont « quelque argent » / Celle qui s’efforce de faire oublier qu’elle est pleine aux as mais qui n’y parvient point hélas / Ceux qui étaient partis pour la gloire et se sont arrêtés pour se construire une cabane dans les arbres, etc.

  • Ceux qui portent le chapeau

    PanopticonB83.jpg

    Celui qui fait l’acquisition de son premier couvre-chef à la veille de la remise de son diplôme de Crétin Numérique glabre / Celle qui porte un bibi pour se rendre au tea-room / Ceux dont le mauvais genre se reconnaît à la viscope / Celui qui conduit avec son feutre vissé sur le crémol / Celle qui en revient au style Madame Nouille / Ceux qui ont opté pour le look gangster après leur initiation par le parrain dit il Nonno / Celle qui offre à son neveu Gaëtan un béret basque certifié pure France en espérant (lui fait-elle comprendre) que sa fierté marque bien la distance par rapport à l’idéalisme allemand qu’il étudie au lycée Charlemagne / Ceux qui préfèrent avoir l’air con que de sortir sans bonnet à pompon / Celui qui arbore une toque à queue de ragondin style Davy Crockett sur une photo évoquant son enfance du temps de Lassie Chien fidèle / Celle qui a toujours l’air de porter un casque de divinité wagnérienne même lorsqu’elle passe l’aspirateur de son trois-pièces impeccable de secrétaire de direction à La Vie assurée / Ceux qui ont les mêmes feutres corrects et les mêmes slips en principe propres / Celui qui a un chapeau à la place du cœur et des noix creuses dans ses bourses / Celle qui s’affirme au moyen d' un melon et d'un body vert / Ceux qui n’ont de respect que pour les gens coiffés / Celui qui ne se prénomme pas Absalon pour cacher ce qu’on sait / Celle qui coiffe ses sept fils avant le départ matinal de la Bentley paternelle / Ceux qui ont leur patère attitrée au Club littéraire où il vont lire leurs journaux réactionnaires / Celui qui choisit toujours sa casquette en fonction du goût présumé du nouveau chef / Celle qui vomit dabs son chapeau de velours vert afin de ne pas souiller l’intérieur tout cuir de la nouvelle Lancia de son mari Favre Dupécan / Ceux qui portent le même genre de casquettes irlandaises en dépit de leurs guerres fratricides / Celui qui essaie de qualifier le drôle de bonnet du poète italien Dante sans y parvenir / Celle qui ne sait plus bien si l’ont dit haute forme ou haut-de-forme / Ceux qui te disent qu’ils veulent ton bien en te recommandant de sortit couvert après la disco / Celui qui montre à son filleul Anatole comment on couvre Pinocchio avant un rapport / Celle qui se contentera ce Midi de l’Assiette du Skieur / Ceux qui évoquent le « soulier de leur cerveau » par allusion à une chanson populaire des années 60 dont l’auteur vit peut-être encore allez savoir avec ces artistes / Celui qui se régale en regardant à l’instant The Gladiators de Peter Watkins où il y a plein de casques militaires / Celle qui traite son cousin pédé de tata / Ceux qui s’exercent à dire vite Tonton t’a tout taché le tutu en prévision de l’examen de diction qu’ils vont passer pour remplacer Darius Rochebin à la télé romande, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Oiseaux de malheur

    Soutter9.JPG

    Je n’avais plus d’âge ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année : je m’étais retrouvé hors du temps, comme au lendemain de la mort de Pilou, mais cette fois autre chose m’était apparu. La mort de Pilou ne m’avait révélé qu’une table et une chambre. La mort de Céleste me révélerait le vide d’un ciel, mais plus tard seulement. La réalité de ma mort, je n’en avais pas la moindre idée ni ne m’en préoccuperait le moins du monde avant de voir un jour la vie apparaître par la transformation du sperme en sang. Mais ce jour-là c’était quelque chose d’autre qui m’était révélé par ce que les gens du quartier avaient aussitôt appelé la fatalité : c’était la fatalité et c’étaient les gens des Oiseaux.
    Je ne le comprends qu’aujourd’hui, mais c’est ce dimanche-là que j’ai vu pour la première fois la réalité, ou ce que j’appelle la réalité, ce que je comprends de la réalité : ce que j’entrevois de la réalité, ce que je voudrais peindre de cette réalité qui me regarde et que je vois, ce que j’aimerais dire et écrire de cette réalité qui me parle, ce qui m’attire de cette réalité repoussante à la fois, ce que je désire de cette réalité qui me semble tellement indésirable et désirable à la fois, ce que je hais et ce que j’aime à la fois, ce qui nous perd et nous sauve à la fois, la fatalité et les gens, le coup du sort insensé que les gens n’ont de cesse d’expliquer avant de l’oublier vite fait.

    C’était CELA. C’était cela que j’avais vu ce jour-là : c’était le signe de la fatalité et du sort des gens. C’étaient les vêtements et la combi de compète d’un des deux lascars du quartier qui s’étaient tués ce matin-là, pendus à l’étendage devant la maison des Glauser, les vêtements déjà lavés tiptop par sa mère, les vêtements et les affaires de compète de Domino, l’un des deux inséparables, comme on les appelait dans le quartier des Oiseaux, Domino et son compère Danilo, les vêtements de dessus et de dessous de Domino mis à l’étendage, les vêtements de Domino déjà lavés et mis à sécher avec ses affaires de compète que sa mère avait également suspendus là, son foulard d’apache et ses gants ajourés, sa combi de compète marquée Fangio, faute de pouvoir exposer encore les restes fracassés de Domino : ce qui restait de Domino un dimanche soir baigné de toute la suavité d’une soirée d’été – et la sœur de Domino se tenait là comme à l’accoutumée, à se balancer d’avant en arrière en maugréant.

    Tout, en revanche, de la tenue de compète et des affaires de Danilo, tout avait été déjà brûlé par son frère Mickey le maudit. Pour une fois, devant ses parents brisés, le frère de Danilo avait imposé sa volonté. Il leur avait dit de son regard de fou : je vais brûler tout ça, et ils l’avaient regardé comme s’il n’existait pas, et il l’avait fait.

    Mais à l’instant, ce matin de brouillard où tout se noie et se dérobe avant de réapparaître, comme au théâtre des fantasmes, me voici soudain hésitant : et qu’en sais-je à vrai dire ? Comment cela m’est-il revenu ? Qui m’a raconté cette histoire de feu ? Ne l’ai-je pas inventé, ce feu, juste pour fixer l’image du frère maudit de Danilo ? Ou bien est-ce lui qui s’en est vanté quand je dessinais sa tête de fou dans mon atelier- clapier ?

    Ce dont je suis sûr est que ce qui m’est apparu ce soir-là, que j’ai saisi à quelques signes sans les déchiffrer sur le moment : quelques regards et quelques attitudes des gens d’abord sans voix, comme sidérés sur place, puis quelques mots des gens comme égarés, se parlant ce soir-là alors que beaucoup d’entre eux ne se parlaient plus depuis des années, m’ont sidéré moi aussi en même temps que ma gorge se nouait et que je me sentais tout remué, comme on disait dans le quartier, tout remué et tout émotionné, et de fait c’est cela : le quartier, d’abord sans voix, m’avait parlé ce soir-là. Ce quartier des Oiseaux qui m’avait paru s’étriquer et se tasser depuis des années, me poussant à fuir vers une autre vie, comme il avait poussé Danilo et Domino à fuir eux aussi, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là après m’en être éloigné pour vivre ma vie, selon l’expression convenue, ce quartier où j’étais revenu ce soir-là me semblait redevenu le quartier de nos enfances, enfin notre quartier dont les gens se retrouvaient soudain liés ensemble par ce nom de sort de pépin, selon l’expression du père Maillefer.
    C’était cela même que Danilo et Domino avaient fui, ils me l’avaient dit un soir à la Dolce Vita, et c’était cela aussi que j’avais fui avant eux : cette façon de parler des nains de jardin et des pharmaciens à mesquines balances : deux jeunes dieux de la route se fracassent dans leur bolide et cela ne serait qu’un pépin ?

    Or c’était autre chose que, ce soir-là, j’avais perçu en revenant par hasard dans le quartier des Oiseaux, et la face même du père Maillefer, le visible et sincère accablement du père Maillefer, et le visible et sincère accablement de tous les habitants du quartier, ce soir-là, d’abord sans voix et parlant ensuite longuement dans le jour déclinant, par-dessus les haies ou devant les maisons, ce dimanche-là de je ne sais plus quelle année, m’ont saisi et fait saisir tout à coup l’énormité de ce que représentait en réalité ce nom de sort de pépin, et c’est alors que je me suis retrouvé tout proche des habitants de ce quartier redevenu le quartier de mon enfance que je m’étais impatienté de fuir comme les deux inséparables Danilo et Domino s’étaient impatientés de s’arracher à sa torpeur quiète de quartier où rien ne se passerait jamais.

    À seize ans mes yeux s’étaient ouverts sur le monde, ou du moins le pensais-je au Maldoror : tout à coup mes yeux s’étaient ouverts et je voyais le monde, pensais-je, à l’instar d’un Alonso Ferrer ou d’un Léonard Carrel, ces lions d’existence, j’avais fui le quartier des Oiseaux qui me semblait rétrécir et se tasser de plus en plus, à l’écart de la vraie vie que j’avais trouvée au Maldoror ; et de même Danilo et Domino s’étaient-ils arrachés à la torpeur quiète du quartier des Oiseaux que figuraient à leurs yeux, de part et d’autre, la nuisette dans laquelle la mère de Danilo s’attardait tous les matins en attendant Verge d’or, et la robe de chambre de peluche bleue constituant le vêtement matinal de la soupirante mère de Domino – ils me l’avaient dit ce soir-là à la Dolce Vita en me répétant, bravaches, que le quartier des Oiseaux c’était la mort, qu’il fallait partir et que c’était comme si c’était fait, ils auraient dix-huit ans cette année, le garage était leur vraie famille et bientôt ils auraient un bolide à eux qu’ils avaient bricolé pendant des années, mate le monstre m’avaient-ils dit en exhibant, comme d’une petite amie, le portrait de leur Morgan cabriolet qui gisait désormais, tant d’années après, au fond du précipice du Grenadier, quelque part dans le Haut-Pays.

    Et que dire alors devant ces objets ? Comment ne pas rester sans voix ?

    Je le note au lendemain des grands séismes du Sichuan de mai 2008. Trois jours durant les Chinois ont fait silence de deuil comme, ce soir-là, les habitants du quartier des Oiseaux demeurèrent sans voix. Qu’il y ait deux morts ou cent mille disparus revient au même : sur le moment quelque chose est révélé, qui nous dépasse. Un instant il n’y a plus de temps. Ou plutôt non, c’est le contraire : un instant il n’y a plus que le Temps. Un jour, entre sept et quatorze ans, cela m’a été révélé : que je suis moi et pas un autre. Tout est là, me suis-je dit une fois pour toutes : j’ai entrevu CELA et suis resté sans voix comme ce soir-là de je ne sais plus quelle année aux Oiseaux, quand je n’ai trouvé à faire que ce pauvre geste de tendre la main ou de prendre la main de ceux qui venaient de perdre leur enfant. Un jour je reviendrais, en ces lieux, tenir la main de mon père en son dernier jour, mais ce serait après bien d’autres vies...

    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître le 20 janvier 2011 aux éditions d'autre part (www.d'autrepart.ch) Vernissage le 23 janvier au Bout du Monde, à Vevey, dès 18h.30)

     
    Boutdumonde.gif

     

     

     

     

    Le Bout du monde, Scène-Bar. Vevey, rue d'Italie 24. www.leboutdumonde.ch