UA-71569690-1

Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

  • Ceux qui sniffent de la poudreuse

    Panopticon726.jpg

    Celui qui se défonce dans la grosse / Celle qui se fait une ligne de neige pure / Ceux qui renoncent aux sports divers / Celui qui se gausse de tout / Celle qui tourne tout en dérision / Ceux pour qui Noël sans Courchevel c’est la mort / Celui qui ramène tout à l’argument marketing d’altitude / Celle qui tapine sur ses patins / Ceux qui gèrent les excès de la neige / Celui qui propose une pénalisation des présentateurs de la météo nationale en cas de pluie givrante / Celle qui ne prend plus l’avion sans son sac de bivouac et des biscuits de survie pour les gosses / Ceux qui prétendent qu’il n’y a plus d’hiver sauf pour fait chier les vacanciers / Celui qui a skié avec la femme de Bagbo mais ne s’en vante plus / Celle qui roule une pelle mécanique au pistard Robocop / Ceux qui parlent du « front de la neige » / Celui qui a un ticket pour sa monitrice chauve / Celle qui percute le champion local qui l’achève d’un uppercut / Ceux qui considèrent le ricanement comme une manifestation du Grand Disperseur, alias le Diabolo, alias Satan , conformément à la doctrine filée dans Le Docteur Faustus par l’écrivain Thomas Mann / Celui qui ne prend plus place à la table des moqueurs / Celle qui estime que Mozart n’avait pas la Vraie Foi et que par conséquent son Requiem n’est pas vraiment apprécié par Notre Seigneur avec lequel elle « échange » / Ceux qui dénigrent a priori tout auteur vendant plus de 1333 exemplaires / Celui qui se sachant unique n’est envieux de personne sauf de son frère François qui ne fait rien que parler aux oiseaux / Celle qui souhaite bon Noël aux Roms avant de constater qu’ils l’ont plumée mais elle se dit qu’il faut pas généraliser / Ceux qui ne donnent aucuns cadeaux pour ne pas faire de jaloux / Celui qui s’envoie des cadeaux  à lui-même qu’il ouvre avec des jappements de surprise surtout si c’est ce dont il rêvait / Celle qui va passer Noël dans son container avec une orange qu’elle a fauchée à la rue de Buci / Ceux qui ne peuvent même pas s’envoyer une carte de vœux fantaisie vu que leur ordi est planté, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Noël 1956

    Enfants0001.JPG

    Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me le remémorer ?

    On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du cinéma. Dans le film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel rien n’est encore visible.

    En voyant le ciel de la première heure rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.

    On passe beaucoup de temps dans les basques de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit riche ou pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du jour qui se lève sur le monde partout pareil.

    Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, ce que ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Victor visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps alors qu’un nouveau jour se lève ?

    Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère se levait lui aussi avec ces gestes à la fois nonchalants et vaguement énervés signalant prétendument ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.

    À un autre étage maintenant, nos sœurs se levaient à leur tour et se lavaient, chacune après l’autre mobilisant le lavabo, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon le vieux garçon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant précautionneusement son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les allées goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux et les guichets du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient paletots et manteaux d’hiver, bonnets et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de gens bien coiffés se présentaient, plus ou moins bien lunés et lavés, les cohortes de réfugiés.



    EnfantJLK.JPG(Extrait de L'Enfant prodigue, roman à paraître)

  • Théâtre de la passion


    medium_Munch13.jpg 

    Autour d'Edvard Munch

    Edvard Munch fut peintre à la folie dès ses premiers gestes visibles (son autoportrait de 1886 évoquant à la fois les maîtres flamands et Delacroix), et le parcours du labyrinthe chronologique et thématique que nous propose ces jours la Fondation Beyeler de Bâle, avec la plus importante présentation de ses œuvres picturales jamais proposées hors des murs d’Oslo, nous vaut une succession d’ébranlements physiques et psychiques insensés, au fil d’un parcours labyrinthique d’une densité de tous les instants. Tout est sensibilisé à outrance sous le regard de ce grand jeune homme radical, à la fois tempêtueux et hypersentif, tôt frappé par la mort de sa mère, victime de la tuberculose comme sa sœur aîné terrassée à quinze ans, à laquelle fait immédiatement penser le grand portrait de L’Enfant malade, premier scandale public, dont le thèmes est repris de manière obsessionnelle.
    C’est en effet un théâtre obsessionnel que l’œuvre de Munch, qui jette et gratte la matière en alternant aussi bien l’élan fou et la recherche du vrai jusqu’au plus nu de la vérité que figure la toile où les couleurs lancées à grands gestes sont reprises au couteau, avec quelques thèmes et de multiples variations à l’aquarelle ou à l’huile, au burin ou à la gouge, et les fibres du papier ou du bois compteront dans cette recherche du plus vrai.
    Pour quelqu’un qui est sensible à la couleur, l’œuvre de Munch est une exultation et une interrogation de chaque instant, et d’abord parce que c’est la couleur qui semble commander, relayer immédiatement les émotions, avec une intensité qui rappelle ce que disait Sollers à propos de Francis Bacon : cela va direct au système nerveux.
    medium_Munch14.jpgJe suis revenu et revenu vingt fois à tel grand paysage enneigé à dominante rose mauve et au ciel vert tendre, en me demandant ce qui foutre m’y faisait revenir et revenir, comme je suis revenu vingt fois à l’autoportrait infernal au corps jaune et au visage brûlé de 1903, sans savoir ce qui foutre m’y faisait revenir. On est au début du XXe siècle et tout couve de ce qui va se décomposer (une femme couchée est presque un Kandinsky, et la bombe De Kooning s’amorce à tout moment), mais comme chez le dernier Hodler annonçant les lyriques abstraits américains tout est encore tenu chez Munch par le drame représenté, ne fût-ce que le drame de la couleur incarnée.
    C’est une peinture de folie et de sublimation prodigieusement tenue, et à tous les sens du terme, qui chante et crie en même temps, bande et pense, invective et sanglote. Pas la moindre place, là-dedans, pour le moindre sourire. Tout y est arc tenu et tendu. Tout y est art physique et méta. De Dieu de Dieu, luxure et mort, j’y reviendrai tous les jours…

    medium_Munch16.jpg

  • Ceux qui font miel d'un peu tout

    Panopticon77745.jpg

    Celui qui achète tous les journaux quand il entreprend un long voyage en train / Celle qui peste d’avoir oublié le crayon bleu au moyen duquel elle souligne les phrases des livres qui nourriront ses sermons de femme pasteur / Ceux qui eussent aimé se trouver dans le train du vieux Tolstoï en fuite ce jour d’octobre 1910 / Celui qui a vu Lev Nikolaïevitch manger la soupe d’orge que lui a mitonnée son toubib Douchane au fond du wagon / Ceux qui ce jour-là ont vu le vieillard au poumon gauche sifflant pénétrer dans la petite isba rouge jouxtant la gare d’Astapovo / Celui qui revit toutes les scènes de la fin du Vieux en lisant Une années dans la vie de Tolstoï de Jay Parini / Celle qui couve du regard son fils Volodia aux yeux très cernés / Ceux qui se rappellent la terrible nouvelle de Tchekhov intitulée Volodia / Celui qui trouve aux yeux de sa petite amie un bleu qu’il qualifie de bleu d’Ormesson / Celle qui se réjouit de se retrouver bientôt au Café Florianska de Cracovie / Ceux qui ont vu pleurer Tolstoï à la toute fin de sa vie / Celui qui constate sur le quai de Cracovie qu’un vent chaud souffle du nord / Celle qui rêve à Venise en traversant la Courlande / Ceux qui se bourrent la gueule pour meubler les temps morts du Transsibérien / Celui qui surveille le couchettiste croate qui lit Darwin au risque d’oublier ses clientes alémaniques / Celle qui loue un train bleu pour rejoindre son vieux mari mourant / Ceux qui roulent à fond de train dans un van à vitre fumées style serial killer banal / Celui qui vit dans un wagon de chemin de fer repeint en bleu ciel marquant un fort contraste avec la pente volcanique de Lanzarote où il finit ses jours de sinologue détaché de tout / Celle qui accorde ses faveurs au chef de train dont les yeux verts lui rappellent les hauts fonds des Maldives / Ceux qui louent un compartiment entier pour leur élevage de visons / Celui qui compare Isaac Babel à un montreur d’ours / Celle qui lit le dernier livre de Jean d’Ormesson dans un sleeping du Paris-Méditerranée / Ceux qui sont fixiste sans le savoir et constatent du moins que la Nature dément leurs préjugés / Celui qui a ramené toute sorte de pinsons des Galapagos / Celle qui s’est jetés sur la première édition de De l’origine des espèces dont les 1250 exemplaires ont été épuisés en un jour / Ceux qui savent qu’en Charles Darwin veillait un poète émerveillé sensible au bond de l’écureuil et à la (relative) beauté de sa femme Emma / Celui qui se sent superbien dans le train du monde / Celle qui est ravie de descendre d’une guenon plus cool que Paris Hilton / Ceux qui remercient « le Vieux » pour cet Univers de beauté dont il est censé connaître le sens caché si l’on en croit le cher Einstein, etc.



    (Cette liste a été jetée dans les marges d’ Une année dans la vie de Tolstoï de Jay Parini, disponible en Points Seuil, et dans celles de C’est une chose étrange à la fin que le monde, dernier livre non moins épatant de Jean d’Ormesson, paru chez Robert Laffont).


    Image : Philip Seelen