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  • Ceux qui se retrouvent en forêt

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    Celui qui se retrouve chez lui dans les pénombres de la forêt et des bibliothèques / Celle qui a sa clairière privée dont nul ne sait rien / Ceux qui aiment ce temps hors du temps de la forêt marquée en hauteur par des mouvements d’oiseaux / Celui qui sait qu’Adam a partie liée avec l’humus et se le rappelle charnellement à l’instant / Celle qui pense à New York comme à une forêt debout / Ceux qui aiment s’attarder dans les cimetières / Celui qui a connu son premier orgasme en forêt et tout seul dans ce parfum mêlé de sirop de pêche et de feuillages / Celle que tu as baisée en petite brute dans un trou de souche tapissé de feuilles fraîches avant qu’il ne tonne et pleuve sur vous comme une onction / Ceux qui boivent en chasse à la gourde de thé que leur a préparée leur mère la veille / Celui qui a ses bois de prédilection selon la saison et ses humeurs d’ange ou de sanglier / Celle qui a surpris l’homme nu au bord de la rivière du Bois du Pendu / Ceux qui ont remonté la rivière dite Vuachère de son embouchure sur le lac à ses sources en passant par les canalisations de dessous la ville où que ça pue la merde humaine / Celui qui a découvert cette odeur qu’il dit l’odeur de l’écrevisse par allusion au printemps sexuel / Celle que son veuvage a fait découvrir les forêts de Mazurie / Ceux qui se laisseraient bien mourir en forêt mais qui se trouvent toujours un motif d’en revenir / Celui qui dit aux enfants qu’il a vu des elfes et des trolls dans le Bois des Fées / Celle qui ne voit des elfes et des trolls que dans ses rêves à caractère assez érotique il faut bien le dire malgré sa qualité de sœur visitandine / Ceux qui sont étrangers à toute imagination féerique / Celui qui voit bel et bien un jour des elfes et des trolls dans la forêt mais qui dit aux enfants qu’il n’a rien vu cette fois-là / Celle qui sait que tu sais qu’ils ne savent pas ce qu’ils disent en évoquant la Forêt de la Connaissance / Celui qui s’est pendu dans la forêt qui porte désormais le nom de Bois du Pendu / Ceux qui ont dû reconnaître leur fils au pied de l’arbre innocent / Celui qui cueillait des myrtilles au peigne et s’est fait cueillir dans un champ voisin par une faucheuse alors qu’il était en état d’ébriété hélas c’est le risque / Celle qui parle de raser sa petite forêt mais personne n’en fait un plat comme en Amazonie et tout ça / Ceux qui ont vécu les dévastations forestières de l’ouragan Lothar comme un drame personnel / Celui qui marque les arbre à abattre pour faire mieux vivre la forêt / Celle que son Alzheimer pousse régulièrement dans le Bois du pendu de sorte que c’est pas une affaire de la retrouver la mémé / Celui qui ferait des kils pour retrouver un vrai bois de chênes / Celle qui moule un joi caca d’enfant dans les fougères qu’elle arrose en même temps de son pissat de poupoune de cinq ans / Ceux qui sont aussi douillets à pieds nus sur les aiguilles de sapin que des chats d’appartements / Celui qui exulte à la vision furtive d’un chevreuil dans les brisées / Celle qui fait sa biche aux abois au zinc du bar de la Selva / Ceux qui se prénomment Sylvestre mais c’est plus rare que Sylvain, etc.

    Image : Philip Seelen

  • Cherpillod le vif ardent

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    L’écrivain, éternel résistant, fêtera bientôt ses 85 ans. Retour sur une rencontre en 2005...


    C’est entendu : les lendemains ne chantent pas plus qu’hier, l’homme est plus que jamais un loup pour l’homme, et le souci plus personnel d’une compagne très atteinte dans sa santé n’adoucit guère le tableau, mais Gaston Cherpillod n’en est pas moins, au tournant de sa 80e année, qu’il fête aujourd’hui même, frais comme un gardon. Plus exactement : comme un brochet, en lequel il siérait à ce grand pêcheur en eau douce de se réincarner si l’Eternel daignait. Ledit Créateur fait d’ailleurs l’objet du chapitre conclusif de son dernier livre paru (Entre nous Dieu…), en lequel le parpaillot peu porté sur la mômerie se dit plutôt un mystique-poète participant à la vie universelle, qui expliquerait aux enfants que rien ne peut venir de rien et que là réside sans doute la preuve de l’amour en nous.
    « Je ne suis pas athée, nous explique l’écrivain en son repaire du Lieu, devant un verre de fée verte bien blanche (ce qu’on appelle de la bleue…), mais je préfère la rectitude d’un Sade, qui va jusqu’au bout de sa logique, au discours des tièdes et des modérés dont le Dieu est un bien fonds ou une traite tirée sur l’au-delà. »
    L’oeil vif, l’esprit clair comme l’eau de rivière qu’il dit son élément, le verbe cinglant et, de loin en loin, la rage déboulant en tornade avec son tremblement d’anathèmes (sus au bourgeois, au profiteur, au prébendier ou au pair écrivain en mal d’honneurs, mais plus encore au Judas prêt à le vendre ou à la hyène le soupçonnant d’envie basse – ces deux-là il les tuerait !), Gaston Cherpillod n’en estime pas moins, quand on l’interroge sur le bilan à ce jour de sa vie, que rien n’a fondamentalement changé pour lui quant aux trois cultes qui ont donné un sens à celle-ci : de l’Amour, de la Poésie et de la Justice.
    Au nom de la troisième, le fils d’ouvrier de la Promotion Staline (titre d’un de ses livres) sacrifia à ce qu’il appelle aujourd’hui «une grande hérésie », mais le comuniste vaudois des années 50-60, dont le parcours ultérieur de gauchiste plus vert d’esprit que d’appareil a passé par tous les avatars de la lucidité et de la révolte contre tous les écrabouilleurs de partis et de factions, n’est pas du genre à se justifier pour être mieux vu. Ainsi restera-t-il mal vu et d’abord de ceux-là qui n’ont jamais souffert, de toute façon, qu’un fils d’ouvriers, brillant élève hellénisant d’André Bonnard l'humaniste stalinien, pratiquât l’imparfait du subjonctif plus souvent qu’à son tour et maniât notre langue avec un brio d’amoureux fol d’icelle.
    Montés du Lieu sur les hauts de la Dent de Vaulion dominant les forêts d’automne en gloire, nous évoquons plus longuement, devant un rouge « élevé en barrique », cette passion pour la langue qui l’attache si fort à Victor Hugo mais aussi à Léon Bloy, fulminant imprécateur catholique (mais aussi grand apôtre anti-bourgeois et frère des pauvres), Jules Vallès ou Ramuz dont le passionnent les premiers romans et les nouvelles pétries d’humanité, comme aussi et surtout : le verbe neuf.
    «Je suis une sorte de prosateur issu de la poésie, qui compte ses syllabes, figurez-vous, pour retrouver possiblement un nombre pair, et, plus grave, le nombre de labiales… aspirant à un écart pair de syllabes entre deux labiales. Folie de poète ! »
    A l’écrivain trop peu reconnu nous devons, pour mémoire, de beaux récits ancrés dans sa vie (Le chêne brûlé, Le gour noir, Le collier de Schanz) et l’ensemble d’une sorte de chronique kaléidoscopique ou les émois et déboires de l’amant, les combats du citoyen engagé et les flâneries de l’homme des eaux et forêts cohabitent dans une tapisserie chatoyante.
    Main tendue poing fermé, le titre d'un de ses derniers livres, résume la posture à la fois généreuse et irréductible de cet ennemi juré des « forces du mal », aujourd’hui incarnées selon lui par le « totalitarisme de l’économie », mais qui reste, plus fondamentalement, un franc-tireur lyrique au verbe vif et combien ardent.

    Gaston Cherpillod. Main tendue poing fermé. Editions L’Age d’Homme, 106p. La plupart des livres de Cherpillod ont paru à L'Age d'Homme.

  • Ceux qui transmettent

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    Celui qui écoute ses enfants / Celle qui se sent la partie d’un tout / Ceux qui sont dans le tableau entre le bois noir et l’étang aux carpes d’or / Celui qui peint comme on prie / Celle qui n’est plus qu’une présence silencieuse mais attentive / Ceux qui voient les choses telles qu’elles sont en leur irradiante beauté / Celui qui découvre ce matin l’irradiante beauté des murs de l’usine de placoplâtre qu’il voit de sa fenêtre / Celle qui sent en elle qu’en ce matin chantent tous les matins du monde / Ceux qui lisent les poètes T’ang avec le sentiment d’en être contemporains ce matin / Celui qui surprend des dialogues dans la nuit de sa bibliothèque / Celle qui entend Montaigne mais écoute plutôt Pascal / Ceux qui disent certains jours qu’ils préfèrent les livres aux gens et certains autres jours qu’ils préfèrent ne pas dire ce qu’ils préfèrent / Celui qui se construit en se démolissant bien plus férocement que ne s’y emploient ses détracteurs manquant un peu d’imagination tout de même / Celle qui pratique une manière de critique métaphysique à laquelle les mecs de la fac ne comprennent que pouic / Ceux qui attaquent la philosophe avec une virulence qu’exacerbe évidemment sa saisissante beauté vintage / Celui qui sait déceler la Qualité sous les dehors les plus encanaillés / Celle que déroute les penchants de la nature et notamment chez les crustacés millénaires / Ceux qui aiment plutôt les philosophes poètes présocratiques le matin, plutôt Paul Valéry à midi sur la terrasse donnant sur la mer, plutôt les romancières anglaise l’après-midi et plutôt le roman noir le soir mais ça peut changer de jour en jour / Celui qui s’endort dans la barque que nul courant ne risque d’emporter / Celle qui remonte aux sources du ruisseau de son enfance auquel elle trouve un aire de cloaque à l’approche des nouvelles zones industrielles / Ceux que le nom de Wells fait songer plutôt à Orson l’ours ou plutôt à Herbert George né le 21 septembre 1866 à Bromley dans le Kent / Celui qui se demande ce qui relie Virgile et Kafka qui tous deux ont exigé qu’on détruisît  leurs écrits après leur mort / Celle qui de toute façon n’aurait lu ni ce Virgile ni ce Kafka vu qu’elle est Tatare et se fait tartir dans sa yourte / Ceux qui se sont intéressé à la condition des Indiens pour des raisons purement narcissiques et s’en sont désintéressés pour les mêmes raisons au moment de s’inscrire sur Face de plouc / Celui qui gère les droits de son oncle poète et Nobel de littérature dont il n’a encore rien lu pour « rester objectif » dit-il / Celle qui dit aimer les peintres siennois à cause de T.S. Eliot mais c’est juste pour faire chicos car elle ignore tout de l’un et des autres / Ceux qui ont des états d’âme alors qu’ils prétendent que l’âme n’existe pas / Celui qui reprend la route du même pied-léger que Friedrich Nietzsche avant sa déroute / Celle qui s’égare dans les fallacieux arguments d’Edgar le factieux / Ceux qui ont toute la vie derrière eux mais font comme s’ils l’avaient aussi devant, poil aux dents, etc.

    Image: Philip Seelen