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  • Antonio Tabucchi ou le Temps décliné

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    Sur Le Temps vieillit vite.
    Que peuvent bien se dire une petite fille qui en sait un peu trop et un ancien militaire lisant l’avenir dans les nuages ? C’est ce que nous apprend Antonio Tabucchi dans l’une des plus belles histoires de son dernier livre, qui en compte neuf, liées ensemble par le fil d’or du temps et de ce qu’il fait de nous. Picasso disait qu’il faut toute une vie pour devenir jeune, et Brassens que « le temps ne fait rien à faire ». Pour Tabucchi, l’ «affaire » est plus compliquée, qui dépend autant de nos artères que de nos amours, de nos relations filiales ou amicales, entre autres composantes extérieures, dont la « faute à pas de chance » ou un régime politique plus ou moins dangereux selon votre idée de la justice ou le degré de votre opportunisme.
    A l’école, l’adolescente de Nuages, qui trouve chic de dire « singulier » au lieu de « super», a appris que le Coca et les McDo’s sont « la ruine de l’humanité », et lorsque le militaire en retraite lui apprend que notre espèce a passé des siècles à construire, grâce aux architectes, et à détruire, à cause des militaires, la jeune Isabel lui répond qu’heureusement il y a « les idéaux ». Sur quoi son interlocuteur, fort de son expérience, lui objecte que le Coca et les McDo’s n’ont jamais conduit personne en camp de concentration, contrairement à certains idéaux. Alors l’enfant de lui confier gravement que la psychologue lui a décelé certains « trouble de l’âge évolutif »…Et le vieillard de la rassurer avant de lui parler de la néphélomancie, science poétique qui consiste à lire l’avenir dans les nuages, ramenant la petite à l’âge de s’émerveiller.
    Pleins d’humanité pensive et d’humour aussi, les neuf récits de ce recueil « bougent » et s’accordent comme les piécette d’un kaléidoscope. Observant de loin une petite cancéreuse en chaise roulante qui s’exclame quelle telle chose est «la plus belle du monde », un vieillard maladif constate qu’il n’a jamais été capable d’imaginer « la chose la plus belle », avec la même mélancolie qui fait penser à telle femme encore jeune qu’elle est passée, faute d’enfants, à côté de la vie. L’histoire tragique du XXe siècle est très présente aussi dans ces vies, qui rappellent celle de Pereira (dans Pereira prétend, mémorable roman de Tabucchi), comme dans Les morts à table où l’on suit un ancien flic de la Stasi chargé de la surveillance de Brecht, ou dans Entre généraux, où un officier hongrois, sauvé en 1956 par son homologue ennemi, le revoit quarante ans plus tard, à Moscou, pour lui manifester sa gratitude.
    Tout au jeu de miroir de ce qu’on a vécu et de ce qu’on imaginait, de la réalité apparente (parfois filmée avec une caméra sans pellicule…) ou d’une fiction plus riche en vérité, Antonio Tabucchi, après l’admirable Tristano meurt, poursuit ainsi sa méditation-rêverie qui s’achève ici sur une fine merveille intitulée Contretemps et suggérant, par le truchement d’une bifurcation brusque de la trajectoire du protagoniste, qu’il n’est jamais trop tard pour donner un sens à sa vie, ou pour en rêver comme d’une belle histoire...
    Antonio Tabucchi. Le Temps vieillit vite. Traduit de l’italien par Bernard Comment. Gallimard, coll. Du Monde entier, 181p.


    Tabucchi contre Berlusconi & Co

    En 2008, Antonio Tabucchi prit publiquement le parti, dans L'Unita, d'un journaliste attaqué en justice par le président du Sénat. Cela lui vaut d'être à son tour attaqué par ce proche de Berlusconi, qui lui réclame 1,3 million d'euros. Or la presse transalpine ne s'émeut guère de cette affaire. Le 7 mai dernier, c’est ainsi dans un parfait silence médiatique que l’écrivain a été jugé en première audience. «En ce moment je dois me défendre contre une plainte du sénateur berlusconien Renato Schifani, explique-t-il au journal Il Manifesto, pour atteinte à son image. Mais Schifani n’a pas porté plainte contre le journal qui a rapporté mes propos : il s’en prend à un individu isolé.»
    Renato Schifani, avocat, berlusconiste de la première heure, est un élu de la Sicile. Or, depuis mai 2008, Schifani doit affronter la bronca de journalistes et d’intellectuels tel Dario Fo, Nobel de littérature qui l’attaque sur ses amitiés maffieuses. Soutenant ce mouvement, Tabucchi sonne depuis longtemps le tocsin contre le berlusconisme: « J’ai l’impression que l’Italie va à la dérive, avec un gouvernement à fort pourcentage d’ex-fascistes et un Premier ministre à la tête d’un empire économique dont la provenance n’a jamais été révélée ». Ecrivain respecté et populaire, Antonio Tabucchi n’a jamais varié de sa profession de foi de 1999 sur le rôle de l’intellectuel : « Mon rôle est d’inquiéter, s’instiller le doute. La faculté de douter est très importante chez l’homme. Si nous cessons de douter, nous sommes perdus ! ».

    Info : à signaler sur Mediapart : un entretien récent de Tabucchi avec Sylvain Bourmeau :
    http://www.mediapart.fr/


    tabucchi.jpgEn dates
    1943 – Naissance à Pise, fils unique d’un marchand de chevaux.
    1962 – Vient étudier la littérature à Paris. Découvre Pessoa et le Portugal avec passion.
    1987-1990 – Dirige l’institut italien de Lisbonne.
    1987 – Prix Médicis du meilleur livre étranger. Une vingtaine de ses livres ont été traduit en français, chez Christian Bourgois, au Seuil et chez Gallimard. A signaler que la bibliographie du présent ouvrage ignore les pulbications de Bourgois ! 
    1994 – Prix européen Jean Monnet.
    2009 - Enseigne actuellement la littérature portugaise
    à l’université de Sienne.

  • Noëlle Revaz au débotté

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    Son premier livre, Rapport aux bêtes, inspire un film. Et son nouveau roman, Efina, court pour le Prix Femina.

    La plus en vue des romancières romandes « risque », lundi prochain, de décrocher le Prix Femina, l’un des consécrations de l’automne littéraire parisien. Son deuxième roman, Efina, bien en place sur les listes des meilleures ventes, le mériterait d’ailleurs amplement. C’est en effet une histoire d’amour singulière qu’Efina, marquée par la rencontre à épisodes, de coups de gueule en coups de coeur, d’une passionnée de théâtre et d’un grand comédien, aussi compliqués l’un que l’autre. Très largement saluée pour l’originalité de son écriture, Noëlle Revaz l’avait été, déjà, à la parution de Rapport aux bêtes, son premier roman paru chez Gallimard en 2002. Depuis lors, la romancière a touché au théâtre avec brio, mais c’est au cinéma que ressurgit Rapport aux bêtes, dans une adaptation de Séverine Cornamusaz, intitulée Cœur animal, à laquelle elle n’a pas collaboré.
    - Y a-t-il un fil rouge liant vos deux romans ?
    - Il y en a un évident : c'est le couple, et le questionnement sur l'attachement : qu'est-ce que l'amour? C'était très visible dans Rapport aux bêtes, où le paysan s'interrogeait sur son lien avec sa femme, en le niant et le refusant, ce qui produisait l'effet contraire. Dans Efina, les deux personnages ne cessent aussi de s'interroger sur la nature de ce qui les réunit, sans bien réussir à le comprendre et à le vivre. Je vois aussi un autre motif commun, c'est la question de la place de l'homme et de la femme l'un face à l'autre. Dans les deux romans l'homme semble prendre presque toute la place, mais la femme demeure au centre de ses pensées.
    - Quel a été le déclencheur de Rapport aux bêtes, et celui d’Efina ?
    - L'idée de départ de Rapport aux bêtes était la vision d'un couple dont la femme s'appellerait Vulve. Efina est né d'une réflexion, au théâtre, sur l'apparence et les faux-semblants. C'est un livre sur les illusions et la réalité, sur la vie qu'on rêve, qu'on poursuit, qu'on aimerait idéale, et la vie telle qu'elle est vécue.
    - Qu’est-ce qui vous intéresse dans la passion liant Efina et T ?
    - Ce qui m'intéresse c'est: peut-on entrer en contact avec l'autre, peut-on vivre quelque chose avec lui? Efina et T sont, en fin de compte, des personnages solitaires.
    - L’image de l’amour que vous donnez dans Efina peut sembler anti-romantique, voire cynique. Comment vos lecteurs le prennent-ils ?
    - Au contraire, je trouve qu'Efina est un livre romantique, qui affirme que l'amour est important et durable et que les sentiments ne faiblissent pas, et résistent au temps, à tout. Il n'y a rien de plus romantique! Mes lecteurs apprécient peut-être cette histoire d'amour parce qu'elle reste ce qu’elle est avec ses errances et ses imperfections.
    - Travaillez-vous beaucoup sur la phrase ? Et pourquoi supprimer le point d’interrogation ?
    - Je l'ai supprimé, car ces interrogations sont à mi-chemin entre la pensée et la question, elles sont mentales et ne sont pas prononcées. Je ne voulais pas ralentir et hacher la phrase. Et de fait, je travaille beaucoup le rythme de la phrase et des paragraphes.
    - C’est aussi un roman qui fait beaucoup rire. Qu’est-ce pour vous que le comique ?
    - J'ai souvent un regard ironique ou amusé sur les choses. C'est important pour moi qu'il y ait toujours de l'humour dans mes textes. C'est comme un lien que j'établis avec le lecteur parce que je sais que là où je ris, il va rire aussi. C'est un clin d'oeil que je lui fais, une manière de se mettre en tant qu'auteur de façon légère dans le texte, de faire sentir sa présence...
    Noëlle Revaz, Efina. Gallimard, 300p. 
    Noëlle Revaz signera son roman à la librairie Payot, à Nyon, ce samedi 7 novembre.

  • Ceux qui ont un jardin secret

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    Celui qui s’est bricolé un abri dans les arbres / Celle qui ne boude jamais dans son boudoir / Ceux qui ont le sens de la clairière / Celui qui fuit les estrades / Celle qui relit la Cinquième Promenade du Rêveur solitaire dans la salle d’attente d’une modeste gare de zone industrielle / Ceux qui n’en finissent pas de visiter et de faire visiter l’unique pièce de leur cabane au toit défoncé / Celui qui parle avec émerveillement du mauve intense des landes de bruyère dont la fleur est la préférée de sa mère impotente / Celle qui chantonne en constatant le progrès quotidien de son lupus érythémateux / Ceux qui n’ont jamais tué un lapin et ne le regrettent point / Celui qui ne se sait pas affilié à la société secrète des zélateurs du point-virgule et qui l’est bel et bien / Celle qui remplit son nouveau matelas de laine de mouton sur lequel elle va faire des sauts dont elle se réjouit déjà, ah, ah / Ceux qui redoutent les émanations d’ammoniac / Celui qui croit reconnaître son père enfui dans le portrait de Napoléon le Premier qu’il déniche dans un placard secret de sa mère défunte / Celle qui pouffe tous les matins en retrouvant bien roses ses joues de lolotte dans le miroir ébréché / Ceux qui ont l’air d’anges même quand il se chient dessus / Celui qui se reproche de ne pas être attentifs aux messages personnels du personnel céleste / Celle qui s’est fait à tout sauf aux lazzis de ses collègues téléphonistes de mœurs païennes / Ceux qui se planquent dans le tendre refuge de la poésie de Verlaine / Celui qui sait par cœur Booz endormi et en inflige la récitation à ses neveux insomniaques /   Celle qui se mitonne un lapin en gibelotte / Ceux qui attendent un petit signe du bon Dieu quand ils font le bien et son tout dépités de ne voir Rien / Celui qui raconte ses mécomptes au fils du Comte qui se cure le nez de son index à l’ongle rongé / Celle qui vend des rameaux de buis au magasin Le Bon Berger / Ceux qui portent leur auréole de côté comme un béret / Celui qui achète des romans noirs avec le produits de ses ventes de pains de glace / Celle qui lit Le Chemin de la perfection au milieu des peluches qui la voient travailler la nuit / Ceux qui s’identifient aux héros de Ponson du Terrail / Celui qui porte le nom de Clément Douleur qui en impose à ceux qui savent la triste fin de sa mère écrasée un vendredi 13 par un tram bleu / Celle qui bouchonne le catcheur dont les fesses rebondies ont la consistance de la courge crétoise / Ceux qui savent distinguer la scarole de la frisée et la trévise de la roquette / Celui qui a construit une estrade pour son lit à une place et y adjoindra un baldaquin au moment du deux-places / Celles dont les soupes sont si consistantes que les cuillers s’y tiennent au garde-à-vous / Ceux qui laissent dans l’ancien pavillon de chasse des reliefs de festins et peut-être même d’orgies / Celui qui a connu (au sens biblique)  la chaisière de la paroisse dans la chapelle désaffectée du château Peugeot / Celle qui lit Hérodote en surveillant la chèvre Amandine / Ceux qui aiment leurs enfants presque autant que leurs veaux / Celui qui prend à la glu les oiseaux pillards de son cerisier / Celle qui file des sucres d’orge aux jolis adolescents qui lui feront des choses à l’insu de l’épicier Lasueur / Ceux qui craignent de s’en aller sans avoir connu la griserie du Baptême de l’Air / Celui qui croyait voir le ciel de plus près du sommet de la Tour Eiffel / Celle qui aime jouer de la flûte douce durant la sieste de faucheurs / Ceux qui se voient enfants à la fenêtre alors qu’il s’est remis à pleuvoir sur la prison, etc.

    Image: la cabane de JLK. Cette liste a été établie dans les marges du merveilleux récit de Jean-Louis Ezine, Les Taiseux, paru cet automne chez Gallimard et sur lequel je reviendrai.

          

     

  • Ceux qui jactent

    Panopticon756.jpgCelui qui ne veut plus « réacter », selon son expression, qu’à ce qui est Top / Celle qui se branche Full Wellness / Ceux qui se font mobber par la taupe des RH / Celui qui cafte par Devoir Citoyen / Celle qui impose son intimité bisexuelle à tout le compartiment du Pendolino/ Ceux qui ont un caisson de silence privatif dans lequel ils se claquemurent de plus en plus souvent / Celui qui s’est fait une réputation de probité en crachant sur tous les livres qu’il n’a pas lus / Celle qui suce celui qui lèche ceux qui rampent / Ceux qui parlent pour dire qu’ils n’en ont rien à secouer de Benoît XVI / Celui qui se congèle de ressentiment sans oser dire à la sous-secrétaire que son mépris le blesse / Celle qui répond de façon exquise à ceux qui la traitent de pétasse grave de leur seul regard de fans de Fogiel / Ceux qui parlent tous en même temps dans le coin fumée de l’Entreprise sans s’aviser du silence prolongé de Marjorie que vient de terrasser une rupture d’anévrisme / Celui qui préfère être au chômage que privé de primes d’excellence / Celle qui lance de faux bruits qu’elle dément pour se faire estimer de ceux qu’elle sciait / Ceux qui se passent de vieux chants de lutte sur leur i-pod en attendant la fin de la pause où il n’est question que des licenciements prochains / Celui va marcher en forêt pour retrouver le sens et la musique du mot clairière / Celle qu’inquiète le fait qu’un Appel hyper-important puisse lui arriver sur son portable dans le casier du vestiaire femmes de la piscine du Creux Bleu où elle fait ses 60 bassins quotidiens / Ceux qui ont compris qu’ils ont avantage à la fermer quand parle celui qui dit Je Parle en les fusillant de son regard de Chef de Projet, etc.
    Image : Philip Seelen

  • Les collines de Pavese

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    En relisant Travailler fatigue


    De seize à vingt ans ils ont tous rêvé d’Amérique mais seuls quelques-uns sont partis, et, maintenant que le temps a passé, ceux qui sont restés et ceux qui sont revenus voient le pays autrement du fait que ceux qui sont revenus parlent de ce qu’ils ont vu là-bas et du pays dont ils se sont langui avant de le retrouver, et le pays est embelli d’avoir été quitté parce que le pays est vu d’Amérique, un garçon tendre encore voit l’homme dur qu’il admire en secret lui dire que les femmes de là-bas ne valent pas celles de la montagne ici quand le printemps fait bander les gars, et celui qui est revenu pose sa main sur l’épaule du plus jeune et lui murmure que nul pays n’est plus beau que les Langhe les soirs d’été, mais ce qu’il raconte est aussi fait pour chasser le plus jeune de l’ennui de ces collines, fous le camp mon garçon, ne reste pas, réponds à l’appel de la rue, ne reste pas seul avec les vieux, va tenter ta chance, va vivre ta vie…

    Image des Langhe: Jacques Perrin

  • La ballade de tous les exils


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    Prix Médicis à Dany Laferrière et Médicis « étranger » à Dave Eggers. 2009, bon millésime...
    Après le Goncourt à Marie Ndiaye et le Prix Décembre à Jean-Philippe Toussaint, pour La vérité sur Marie, paru chez Minuit, c’est un nouveau « doublé » d’excellent niveau que couronne le Prix Médicis 2009, considéré comme le plus «pointu» des prix littéraires de l’automne parisien. De fait, L’énigme du retour du quinquagénaire haïtien Dany Laferrière, installé depuis 1976 à Montréal et déjà reconnu pour une quinzaine de livres savoureux, dont le premier parut en 1985 sous le titre de Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, est un des romans de la rentrée les plus toniques et les plus émouvants, aussi intéressant par sa forme de poème que par sa substance sensible. Trente ans après son exil de fils d’opposant à la dictature, l’écrivain, dès le soir où il apprend la mort de son père dans une chambre de Brooklyn où il se terrait, seul et désespéré, amorce un retour au pays, d’abord imaginaire puis réel, traversé par un souffle puissant et mêlant vitalité et nostalgie. D’une forme inhabituelle, en vers libres et fluides comme une grande ballade rythmée aux images simples et fortes à la fois, L’énigme du retour, deuxième coup d’éclat de Grasset, est un récit autobiographique qui s’inscrit dans le droit fil du Cahier d’un retour au pays natal d’Aimé Césaire.
    Pour faire bon poids dans un cercle étroit ( !), l’écurie Gallimard se place également en première place avec le Médicis « étranger » au jeune romancier américain Dave Eggers avec Le grand Quoi, autre roman « épique » marqué par la rencontre de l’auteur américain avec un réfugié des camps éthiopiens en exil aux States d’après le 11 septembre…
    Quant au Médicis de l’essai, il échoit à Alain Ferry pour Mémoire d’un fou d’Emma, consolation des éditions du Seuil…

  • Lévi-Strauss, modeste humaniste

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    Claude Lévi-Straus est mort, samedi 31 octobre dernier, dans sa centième année. Un choix de ses œuvres avait été rassemblé, sous son regard, dans un volume de La Pléiade, paru l’an passé. Révérence à l’écrivain…

    Au printemps 1941, entre le 25 mars et le 20 avril, Claude Lévi-Strauss et André Breton se retrouvèrent sur le même bateau à destination de la Martinique, « une boîte de sardines sur laquelle on aurait collé un mégot », dixit Victor Serge, chargé de quelque deux cents passagers fuyant le nazisme. Evoquant cette traversée, Lévi-Strauss décrit André Breton, au début de Tristes Tropiques, qu’on peut dire aujourd’hui son chef-d’œuvre. sous les traits d’un voyageur « fort mal à l’aise sur cette galère » en précisant que, « vêtu de peluche, il ressemblait à un ours bleu »…

    Claude Lévi-Strauss, qui deviendrait l’un des plus grands anthropologues du XXe siècle, magnifique écrivain par ailleurs et digne centenaire de l’Académie française, n’était alors qu’un jeune ethnologue « américaniste » revenu de deux expéditions chez les Indiens bororo et au Mato Grosso avec ses première collections et observations. De douze ans son aîné, André Breton faisait déjà figure de « pape » du surréalisme, taxé d’«agitateur dangereux » par la France de Pétain. Une même passion pour l’art, la littérature et la politique (Lévi-Strauss avait un passé de socialiste actif) allait cependant rapprocher les deux hommes, qui converseraient durant ce voyage par lettres et de vive voix.

    Or le lecteur retrouvera, dans Regarder écouter lire, le dernier des sept livres des Œuvres de Claude Lévi-Strauss réunis (par celui-ci) dans la Bibliothèque de la Pléiade, un aperçu du débat qui les opposait alors. Breton y défend, notamment, le « spontanéisme » de l’art, le plus vrai dans son jet brut, tandis que Lévi-Straus, plus classique, rappelle l’importance du métier et de l’élaboration « secondaire » de l’œuvre. Plus tard, L’Art magique de Breton suscitera d’autres objections plus fondamentales de Lévi-Strauss, et pourtant, avec le recul, les passions communes et les œuvres de ces deux grands écrivains se rejoignent dans leur apport respectif à la connaissance de l’homme par la littérature et à travers les arts. Tous deux sont des « bricoleurs » de génie, qui pratiquent par collages. Tous deux sont de grands explorateurs de la créativité humaine, attentifs à ses mythes et pratiquant le même décentrage par rapport à l’Occident.

    Dans sa remarquable préface aux Œuvres de Lévi-Strauss, Vincent Debaene rappelle que « l’étude de l’homme est, par essence, littérature », non du tout au seul sens du « beau style » mais au sens d’un approfondissement de la connaissance qui « exige réflexion, lenteur et confrontation patiente aux données empiriques », à laquelle l’anthropologie peut être d’un grand apport. Sans narcissisme ni fétichisation du style, Lévi-Strauss développe, poursuit Debaene, « une écriture majestueuse qui fait songer à Chateaubriand pour la posture et à Bossuet pour le rythme ». Formules un peu solennelles cependant, à nuancer à la lecture de Tristes Tropiques, d’un ton souvent très direct et d’une mélancolie fleurant le XXIe siècle (la mémorable conclusion, en hommage à la beauté des choses), mais qui inscrivent bel et bien l’anthropologue dans la filière classique des grands voyageurs-naturalistes-essayistes, tel un Montaigne, notamment, dans cette posture qui est de déférence envers le monde et l’homme nu, tranchant avec l’avidité contemporaine…

    Taxé d’«astronome des constellations humaines » Lévi-Strauss fut un grand lecteur des cultures conçues comme un ensemble de systèmes symboliques. Laissant les textes scientifiques les plus ardus, dégagées de la « mode » structuraliste, Ses Œuvres réunies ici visent le public cultivé mais non spécialisé. Avec Tristes Tropiques, captivant parcours sur le terrain et fondation des thèses structurales, Le Totémisme aujourd’hui et La pensée sauvage, suivie des trois «Petites Mythologiques » (La potière jalouse, La voie des masques et Histoire de lynx), celui qui se dit « humaniste modeste » a voulu retracer son parcours personnel sous son double aspect scientifique et littéraire, dont la conclusion de Regarder Ecouter Lire marque le point de fusion du savant et de l’artiste.


    Œuvres de Claude Lévi-Strauss préface de Vincent Debaene ; édition établie par Vincent Debaene, Frédéric Keck, Marie Mauzé et Martin Rueff. Gallimard, «Bibliothèque de la Pléiade», 2062 p., 64 €

     

  • Le grand Goncourt de la petite dame


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    PRIX LITTERAIRES. Avec Trois femmes puissantes, Marie Ndiaye fera date dans l’histoire du prix. Mais le Renaudot de Beigbeder est plus convenu...
    Le Prix Goncourt 2009, attribué à Marie Ndiaye pour Trois femmes puissantes, roman aussi remarquable par sa densité humaine que par son écriture, publié chez Gallimard et déjà plébiscité par le public (près de 150.000 exemplaires à ce jour), échappe pour une fois aux soupçons de « combines ». Le fait que Marie Ndiaye soit une femme a-t-il pesé dans le choix du jury, alors qu’aucune romancière n’avait plus été récompensée depuis Paule Constant, en 1998, pour un roman très moyen (Confidence pour confidence) que le critique Jérôme Garcin avait dit le symbole de la « chute des prix » ? Ce n’est pas impossible. De la même façon, la double origine de la romancière (née à Pithiviers en 1967, de mère française et de père sénégalais) et son choix de vivre à Berlin avec son conjoint (le romancier Jean-Yves Cendrey) et ses enfants, l’apparentent à une nouvelle génération d’auteurs multiculturels qui amènent du sang neuf à une littérature française un peu raplapla. Enfin, la prestigieuse enseigne de Gallimard aura sans doute « aidé ». Cela étant, l’œuvre de Marie Ndaye était déjà appréciée largement des connaisseurs pour sa qualité et son originalité, avant d’accéder au grand public avec Rosie Carpe, consacré par le Prix Femina 2001, alors que son théâtre la faisait également connaître titre de seule dramaturge vivante jouée à la Comédie-Française.
    Mais l’essentiel est ailleurs, qui tient à la substance même de Trois femmes puissantes, où s’entrecroisent trois destinées de femmes et de divers personnages masculins, observés avec beaucoup d’acuité et de pénétration, échappant aux poncifs du « politiquement correct ». Si Marie Ndiaye n’a abordé que tardivement l’Afrique de ses origines, elle sait rendre admirablement les tensions qui résultent de l’arrachement à un sol ou une culture et à la difficulté de s’adapter à un autre monde, note finement les séquelles de comportements machistes ou patriarcaux, entre autres liens gâchés par l’envie ou l’égoïsme, sans que les caractéristique de race ou de genre soient déterminants – si l’on excepte la ténacité « réaliste » des femmes. De fait, les personnages de Marie Ndiaye sont d’abord des individus complexes, dont on se souvient des prénoms comme il en va souvent des romans qui nous marquent en profondeur. On se rappelle ainsi la rancune de Norah envers son père écrabouilleur, le charme maléfique de son conjoint Jakob, la veulerie douloureuse de Rudy le raté ou la force indomptable de Khady Demba en butte à toutes les avanies. Bref, attentive au monde qui nous entoure et aux vies souvent cabossées, Marie Dniaye fait honneur à la meilleure littérature en restant accessible à tout lecteur.
    Marie Ndiaye. Trois femmes puissantes. Gallimard, 316p.

    beigbeder.jpgLe Renaudot « pipole »

    de Beigbeder le branché

     

    Est-il permis d’être un « pipole » parisien aussi répandu que feu Edgar Schneider et un véritable écrivain, un chroniqueur de magazines de coiffeurs et un styliste crédible ? Ce qui est sûr, c’est que Frédéric Beigbeder se le permet, et qu’il y réussit parfois. Son dernier récit autobiographique, Un roman français, en est la plus récente preuve, qui lui a valu hier le « Poulidor » des grands prix littéraires d’automne – ce Prix Renaudot qui consacra tout de même, en d’autres temps, Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline et Les choses de Georges Perec…

    Si la « confession » de Beigbeder ne caracole pas à ces hauteurs, elle procède cependant de la meilleure veine de ce chroniqueur des temps qui courent assez caractéristique de sa génération, enfant de divorcés  en bourgeoisie peu rêveuse, môme sans mémoire et ado mécontent de son faciès, dandy un brin canaille qui entra en littérature à 25 ans avec ses Mémoires d’un jeune homme dérangé, se fit « jeter » de la boîte de pub où il était surpayé après avoir décrit son job dans 99 francs, succès fracassant (plus de 400.000 exemplaires) pas loin de la manière Houellebecq (dont il fut l’éditeur) et adapté au cinéma.

    Le « cinéma » mondain de Beigbeder est trop connu pour qu’on y revienne, alors que son réel talent mérite d’être rappelé. Pas tant celui du romancier de Windows on the World, évocation peu mémorable du 11 septembre vu de Paris, mais bien plutôt des Nouvelle sous ecstasy ou d’autres variations plus libres et plus personnelles sur l’époque, dans la postérité d’un Bernard Frank ou du Weyergans « goncourtisé » de Trois jours chez ma mère.    

    Non sans charme, parfois touchant de réelle sincérité, notamment dans l’évocation de ses relations privilégiées avec son grand-père, l’écrivain a un ton à lui que module la « ligne claire » de notre langue.

    Frédéric Beigbeder. Un roman français. Grasset.