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  • Un écrivain est né

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    La Symphonie du Loup à la Une du Temps

    Marius Daniel Popescu est Roumain. Il vit en Suisse depuis 1990. Il est assis à une table dans un bar de la place Saint-François, à Lausanne. Il a l'œil aux aguets. Il brandit un exemplaire de La Symphonie du loup, le livre qu'il a écrit en français et qu'il vient de publier chez José Corti, un prestigieux éditeur littéraire, celui de Julien Gracq par exemple. Il s'est fendu d'une auto-dédicace: «Pour les 146 parties de cette symphonie. Marius Daniel Popescu, le 4 juillet 2007 au Café Romand.» Ce livre est un labyrinthe où s'enlacent les épisodes d'une existence, la sienne, en Roumanie avant la chute du communisme, et à Lausanne où il a fondé une famille, avec une épouse et deux enfants, la vie simple, les promenades au parc, les jeux sur le sol du salon, les conseils d'un père soucieux de pédagogie et les inscriptions intrigantes en trois langues inscrites sur les produits alimentaires rapportés du supermarché.

    On ne peut pas fêter tous les jours la naissance d'un auteur qui écrit dans la langue du pays qu'il a adopté. L'apparition d'un livre qui captive et qui crée un univers vous accompagnant pendant des semaines, avec ses personnages, ses paysages composés comme un puzzle où finit par se former un monde, où l'on sent croquer sous sa dent le sel de la vie. On ne peut fêter tous les jours une écriture tendue, dont la précision et la distance ne se noient pas dans les détails qui sont pourtant abondants.

    Marius Daniel Popescu a un style, qu'on va désormais reconnaître. Il a 44 ans. Il est conducteur de bus à Lausanne. Il l'est devenu le premier août 1991, un an jour pour jour après son arrivée, dans les bagages d'une jeune Suissesse qui était allée en Roumanie assister à la fin du communisme et dont il était tombé amoureux (il s'en est séparé depuis). Ce n'est pas son premier livre. Il a publié des poèmes, là-bas et ici. Il publie régulièrement un journal, Le Persil, qui est le reflet de sa fantaisie. Mais La Symphonie du loup est une entreprise autrement ambitieuse, un ouvrage au long cours, que l'auteur se propose d'ailleurs de poursuivre, parce qu'il n'en a pas épuisé toutes les ressources.

    Je, tu, il... Dans La Symphonie du loup, les courts récits s'entrecroisent. «Je», l'auteur parle. «Tu», un grand-père s'adresse à son petit-fils. «Il», c'est le point de vue d'un narrateur qui en sait plus que ses personnages.

    Marius Daniel Popescu nous fait visiter le pays du parti unique sur les ailes de ces pronoms, la Roumanie de Ceausescu, un monde absurde et autoritaire où l'on vit pourtant, où l'on peut être heureux, et aussi frappé par le deuil. Le livre commence par l'enterrement de son père, le cercueil monté sur un véhicule brinquebalant, la réunion d'une famille dispersée. «Ton père n'aura pas su», dit le grand-père. On est dans la cour d'une maison chez sa grand-mère, on va à la pêche, on connaît les premiers émois...

    Marius Daniel Popescu nous fait visiter Lausanne avec l'ironie affectueuse de ceux qui sont venus de loin et qui en aperçoivent des singularités depuis longtemps oubliées par ses propres habitants. Il nous fait aussi visiter cette langue française dans laquelle il s'est précipité peu après être arrivé chez nous. Il nous rappelle ses pouvoirs et sa vie.

    Je, tu, il... Plusieurs points de vue, la tension entre le monde perçu, vécu, tenu à distance par le regard et par la narration, et le désir brûlant de le serrer dans ses bras. Dans La Symphonie du loup, Marius Daniel Popescu raconte comment il s'est retrouvé bloqué sur le marchepied d'un train bondé qu'il avait pris en catastrophe bien que les portes en soient fermées. Il voit à travers les vitres les passagers qui le voient aussi. Il y a un dialogue muet, pendant que la chute et la mort menacent.

    Marius Daniel Popescu voudrait serrer le monde dans ses bras mais le monde a des épines. Il est volontiers querelleur. Il s'interpose quand il est témoin de ce qu'il considère comme une injustice, comme dans cet épisode où il prend sous sa protection un ivrogne qui fait scandale. Et il s'insurge avec une colère encore vibrante au Café Romand, parce qu'il a découvert dans une association d'écrivains dont il était membre, et qu'il a quittée, ce qu'il appelle les apparatchiks modernes de la littérature suisse.

    Il y a, à la fin de son livre, un personnage dont le destin est pathétique. Argenté est peintre et sculpteur. Il est extraordinairement doué. Il veut pourtant devenir juge dans la Roumanie communiste pour changer tout seul le cours de l'histoire. Il croit qu'il lui faut apprendre par cœur ce qu'il doit savoir. Mais il ne sait pas apprendre, ni par cœur ni autrement. Il échoue encore et encore à ses examens de droit. Sa sœur, qui est juge elle-même et qui est son idole, se suicide dans les toilettes du Palais de Justice. Argenté mettra alors fin à ses jours pendant que le régime du parti unique est en train de s'effondrer.

    «C'était mon ami et un être très sensible, nous dit Marius Daniel Popescu. Il avait eu une vie difficile, travaillé dans les mines. Pour lui, tout était mirobolant. Il disait: on va tout changer. Il n'avait pas compris que le passage d'un monde manuel et artistique au monde soi-disant intellectuel suppose une certaine ruse, une certaine adaptation.» De la ruse, il y en a un peu et peut-être plus chez Popescu. A l'écouter parler, on sent qu'il attend l'ouverture. A le lire, on voit qu'il défie le langage et refuse de se faire avoir par ses sortilèges et ses préciosités. «Le loup est rusé, dit-il. Beaucoup plus que le renard qui n'est qu'un rusé de légende. Mais si je l'étais vraiment, je ne serais pas écrivain, je serais ministre».

    Le suicide d'Argenté pourrait conclure La Symphonie du loup si Marius Daniel Popescu était un désespéré. En réalité c'est un enchanté, un cueilleur pour qui la vie est un impératif. On revient donc à Lausanne, à sa famille, à ses enfants, aux jeux et à cette phrase qui termine le livre mais pourrait être un commencement: «Elle donne les cartes à couper, à sa droite, attend que l'autre les partage en deux tas, remet le tas d'en bas sur celui d'en haut, se tourne vers sa gauche et commence à les distribuer, une par une, à chaque joueur, jusqu'au moment où chacun a cinq cartes.» Le hasard a fait son œuvre; on ne sait pas encore ce qu'il réserve. La partie continue. Rien n'est écrit de ce qui s'écrira.

    Laurent Wolf

    7cf57680007aaca34fb554b870a15aaf.jpgMarius Daniel Popescu, La Symphonie du loup, José Corti, 400 p.

    PhotoJLK: Marius Daniel et le chien Fellow.

  • Marie a –t-elle péché ?

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    En lisant Tom est mort

    Marie Darrieussecq est-elle une usurpatrice littéraire, et son dernier livre, Tom est mort, relève-t-il de l’exploitation opportuniste d’un thème « porteur » ?
    Telles sont les questions que d’aucuns se seront posées en réaction à la polémique qui a marqué la parution du dernier livre de la romancière, violemment attaquée par Camille Laurens. Celle-ci, on le sait, a perdu un enfant, ainsi qu’elle en a témoigné dans le mémorable récit intitulé Philippe, un livre d’ailleurs fort apprécié par Marie Darrieussecq. Or ce que Camille Laurens n’a pas supporté, c’est que celle-ci ose traiter le même thème sans avoir vécu la chose. Et de l’accuser de piratage et d’usurpation : "Le cul sur ma chaise ou vautrée dans mon lit de douleur"…
    On sait aussi que l’éditeur Paul Otchakovsky-Laurens a répondu à Camille Laurens dans une prise de position virulente en défense claire et nette de Marie Darrieussecq, et qu’il a décidé de ne plus publier la plaignante intempestive. Mais que penser de tout cela ? Un seul moyen n’est-ce pas : lire Tom est mort.
    Tom est mort est-il un gadget éditorial ou est-ce un livre sérieux ? Je dois avouer que je l’ai abordé avec un brin de scepticisme, un peu las des romans jouant sur les sentiments forcément compassionnels, notamment en ce qui concerne la perte d’un enfant. La littérature universelle est pleine d’enfants morts, mais il n’y a que peu de temps que le thème est devenu comme une fin en soi, à l’image des romans-cancer ou des romans-sida de quelques saisons. J’ai tremblé deux ou trois fois pour mes enfants, et j’ai vécu de près la longue agonie de la petite fille d’un ami, j’ai lu avec émotion les premiers livres de Philippe Forest, puis j’ai eu le sentiment pénible que cet écrivain ressassait son thème, comme l’illustre justement son dernier roman, mais alors Marie a-t-elle péché ?
    J’avoue ne pas bien connaître l’œuvre de Marie Darrieussecq. Truismes ne m’a pas fasciné à l’époque, et je crois bien n’avoir lu ensuite que Naissance des fantômes, qui me laisse un souvenir plus intense, Bref séjour chez les vivants et Zoo l’an dernier, où il y a du très bon et du passable, mais bref. Car avec Tom est mort, sans plus penser à la polémique, j’ai marché presque tout de suite. Pas tout à fait tout de suite, car le départ se fait un peu à tâtons, et pourtant aussitôt m’a frappé la justesse du ton et l’étonnante dérive de la narratrice à travers le temps, jusqu’au moment où le récit trouve ses objets et s’agence dans une sorte de phénoménologie spontanée de la mémoire. Et le livre se fait alors, avec ses angles vifs et ses points de fuite, sans une fausse note.
    Rien dans Tom est mort ne sent le déjà-vu ou le copié-collé, même si le récit nous en rappelle d’autres, et d’autres aussi que nous nous sommes faits à nous-même. Car Tom est mort parle du fantôme à la fois absent et omniprésent du petit garçon qui ne veut pas mourir dans la conscience à vif de sa mère, tant du moins que celle-ci ne l’aura pas couché par écrit, si l’on ose dire, pour devenir une fiction ouverte à tous.
    Tom est mort est une fiction que Marie Darrieussecq nous offre à vivre et à méditer. Il y est question non seulement d’un enfant mort mais de tout ce qui meurt tous les jours dans notre vie, et donc de tout ce qui vit. Il est question de grands manques d’amour et de petites négligences connes. Ici et là, telle ou telle phrase m’a semblé un peu trop bien filée, je me suis dit « littérature », mais c’est ça aussi qui fait la pâte et la patte de l’écriture de Darrieussecq, et d’ailleurs aussi de Camille Laurens : c’est le goût des mots, la lumière ou l’opacité des mots, l’essai de dire l’indicible avec des mots et tout ce qui se lit entre les mots et les lignes. Pas une once de pathos là-dedans mais tous les sentiments alternés dans le chaos et la musique des jours et des mots.
    Bref, Tom est mort est un livre sérieux, à la fois dur et doux, mélancolique et pacificateur, un beau livre en vérité, autant d’ailleurs que Philippe. Au ciel, celui-ci a d'ailleurs très gentiment accueilli celui-là. Hélas Camille Laurens n'a pas l'air au courant...

    Marie Darrieussecq. Tom est mort. P.O.L. 247p.  

  • Un amour de livre

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    Lyonel Trouillot côté coeur

    Prosateur brassant la vie à pleines mains, écrivain notoirement engagé contre les avatars successifs de la dictature haïtienne, Lyonel Trouillot ne s’est jamais épanché en matière de sentiments, sauf ici et là, et qu’on ne s’attende pas non plus à une confession donjuanesque dans ce nouveau livre.

    Rien en effet de « conquérant » dans l’histoire émouvante et sans fioritures de l’écrivain repérant, à un colloque littéraire, une jeune fille qui va devenir, sans d’ailleurs s’en rendre compte, sa muse de quelques jours. « Sur les chemins étranges de l’amour », il remonte alors trente ans plus tôt à Port-au-Prince, entre tel bordel et telle pension qu’il hantait, lui l’Ecrivain, avec trois personnages  revivant ici sous les traits de Raoul, l’Etranger et l’Historien. Entre la déglingue alcoolique de celui-ci, l’Etranger ne rêvant que de partance et Raoul le militant solidaire, l’Ecrivain retrouve un creuset d’apprentissage de l’amour et du malheur, où apparaît également une Marguerite d’une inoubliable présence, libre et sensuelle en dépit de tout ce qu’elle a subi.

    L’amour ressuscité est ainsi mêlé de désir, toujours incandescent, mais aussi de chaleur et de partage amical entre quelques destins ressaisis avec autant de vigueur que de pénétrante sensibilité.

    af026f373a48e86efb14bc573792d49c.jpgLyonel Trouillot. L’amour avant que j’oublie. Actes Sud, 182p.

  • Du parti des gens d’en bas

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    Entretien avec Claude Goretta
    Le nom de Claude Goretta a fait le tour du monde avec au moins deux films emblématiques: L’invitation (1973), avec François Simon, Michel Robin et Jean-Luc Bideau, et La dentellière (1977), dont on se rappelle l’irradiante Isabelle Huppert à ses débuts. L’œuvre de cette figure «historique» du nouveau cinéma suisse, que documente le deuxième tome de l’ Histoire du cinéma suisse 1966-2000, sous la direction d’Hervé Dumont et Maria Tortajada, est cependant riche de bien d’autres films remarquables, souvent oubliés hélas. Dans la rétrospective mise sur pied par la Cinémathèque, l’on découvrira ainsi l’un des préférés de l’auteur: Les chemins de l’exil ou les dernières années de Jean-Jacques Rousseau, réalisé en complicité avec Georges Haldas, fidèle compagnon de route du réalisateur, également engagé dans l’adaptation magnifique de Jean-Luc persécuté, d’après Ramuz.
    - Y a-t-il, dans votre œuvre si diverse, un fil conducteur ou un point commun?
    Certainement et c’est, je crois, le souci constant de me faire l’interprète de gens ne disposant pas du pouvoir ou des capacités de s’exprimer. J’ai toujours regardé vers le bas. C’est sans doute lié à mon origine familiale modeste. Petit-fils d’immigré piémontais, je me rappelle ces femmes en noir qui hantaient le beau village du Carouge de mon enfance. C’est dès ces années, aussi, que j’ai éprouvé mes premières grandes émotions au cinéma. D’abord avec Nanouk l’Esquimau, de Flaherty, vu et revu, puis avec Charlot soldat, que m’a fait découvrir mon père, fou de Chaplin. Le souci de parler des gens en situation précaire ou victimes d’injustice est aussi lié à la prise de conscience de toute une génération, à l’époque du néoréalisme italien ou des grandes espérances de la gauche. Mon intérêt pour Rousseau et pour Ramuz, avec le personnage mutique et tragique de Jean-Luc, découle de la même préoccupation, autant que la proximité que je ressens aujourd'hui avec des cinéastes anglais tels Ken Loach ou Stephen Frears. J’ai d’ailleurs poussé assez loin dans le témoignage social engagé, avec des films comme Un employé de banque, où je démonte les mécanismes du pouvoir de l’argent, ou dans un reportage sur Lourdes accablant, à propos duquel Mgr Mamie, alors évêque, m’a fait remarquer qu’il me manquait juste… la foi.
    - Qu’est-ce qui vous rend si proche d’écrivains comme Ramuz ou Simenon?
    Là encore, c’est l’empathie humaine de ces auteurs. Le premier de ceux-ci est Tchekhov, qui avait à la fois la lucidité clinique du médecin et le sens de la dérision, mais avec plus de tendresse chaleureuse que Simenon. Deux des films que j’ai tirés de l’œuvre de ce dernier ont d’ailleurs des dénouements «optimistes». Avec le personnage bouleversant de Jean-Luc, ce qui m’a aussi intéressé, c’est de rendre, dans une grande histoire d’amour et de mort, le silence du personnage. C’est à traduire celui-ci que nous avons travaillé avec Georges Haldas.
    - De François Simon et Jean-Luc Bideau à Ronny Coutteure ou Charles Vanel, Isabelle Huppert ou Depardieu, avez-vous choisi vous-même les interprètes de vos films?
    Sans exception, sauf une: Jacques Villeret, pour Le dernier été. Or le fait que je ne lui aie pas donné le rôle d’un «zozo», mais d’un personnage tragique, qu’il a magnifiquement habité, a établi entre nous un véritable lien d’amitié. Avec Isabelle Huppert ou Gérard Depardieu dans Pas si méchant que ça, la relation a été facilitée du fait qu’ils étaient encore relativement peu connus. De toute façon, j’ai toujours fait des films aux budgets relativement modestes, à l’écart du «star-system». Dans l’ensemble, «mes» acteurs ont tous une épaisseur humaine de personnages à part entière, sans rapport avec leur notoriété. J’ai un grand souvenir, ainsi, de Frédérique Meininger, dans Jean-Luc persécuté, que l’équipe a applaudie sur le tournage...
    - Vous défendez le cinéma d’auteur avec insistance. Qu’est-ce qui le caractérise?
    L’impératif de popularité n’est pas une bonne motivation a priori. Ce qui importe, pour un auteur, c’est de traiter un thème qui compte réellement pour lui, avec les moyens qui lui sont propres. Voyez les jurys des grands festivals: ils priment les frères Dardenne et pas les grandes machines vides. En Suisse, ainsi, ce n’est pas un Grounding que j’aurais envie de citer comme exemple du cinéma à promouvoir. En ce qui me concerne, je n’ai jamais pensé d’abord au succès. D’ailleurs même L’invitation (600 000 francs) ou La dentellière (3 millions de l’époque) restent des films roulant sur des budgets modestes. L’auteur doit préserver une certaine indépendance pour ne pas se trahir. Il faut faire confiance à l’inspiration créatrice des réalisateurs…
    Lausanne, Cinémathèque suisse. Hommage à Claude Goretta, du 6 septembre au 31 octobre. Soirée festive au Casino, le 6 septembre à 20 h 30, avec le vernissage de l’ Histoire du cinéma suisse, en présence de Claude Goretta.


    » Claude Goretta en dix dates

    1929 Naissance à Genève, le 23 juin. Frère du grand reporter radio Jean-Pierre Goretta. Etudie le droit. Fonde un ciné-club avec Alain Tanner au début des années 50. Cours au British Film Institute.
    1957 Réalise Nice Time , avec Alain Tanner, primé à Cannes.
    1958 Producteur à la TSR, notamment de reportages pour Continents sans visa.
    1965 Réalise Jean-Luc persécuté , d’après Ramuz.
    1968 Fondation du Groupe des cinq avec Alain Tanner, Jean-Louis Roy, Michel Soutter et Yves Yersin.
    1970 Premier grand film: Le fou , avec François Simon.
    1973 L’invitation , primé à Cannes.
    1977 La dentellière , avec Isabelle Huppert, primé à Cannes.
    2004 Tourne son quatrième Maigret: La fuite de Monsieur Monde .
    2006 Sartre, l’âge des passions , pour la TV. J.-L. K.


    Portrait photographique de Claude Goretta: Laurent Guiraud. Au Lyrique, Genève, 4 septembre 2007

  • La tentation des Samoa


    (Extrait)



    C’est dans le vol à destination de Toronto, où j’étais invité au colloque Cendrars consacré à La Légende de Novgorod, cette année-là, que je fis un peu mieux la connaissance de Lina Bögli. J’avais entendu parler, déjà, de cette candide figure d’institutrice voyageuse toute vouée au service de la Véritable Jeune Fille, dont le récit des pérégrinations était paru dans les premières décennies du XXe siècle. Je m’étais procuré le petit livre en bibliothèque à la veille de mon départ pour le Canada et j’en avais amorcé la lecture au bar Elvetino de l’Intercity de Genève, me retrouvant du même coup dans la ville de Cracovie chère à mon souvenir ; et tout aussitôt j’avais reconnu, dans la décision soudaine prise par Lina Bögli de faire le tour du monde, au cap de la trentaine, l’élan qui avait lancé mes propres aïeux aux quatre coins du monde - je revoyais ainsi, dans la Stube (la salle à manger) familiale de nos vacances d’enfants, à Lucerne, le Grossvater nous désignant alternativement les trois murs percés de fenêtres sur le sud, l’est et l’ouest, ou la paroi du nord à la grande photographie sépia représentant les pyramides de Gizeh devant lesquelles il avait posé en compagnie de sa jeune épouse en robe blanche semblant de soie floche dans le vent lourd, chacun très digne sur son chameau ; Grossvater qui nous racontait un soir les rues de Budapest où tel de ses sept frères avait appris le métier de confiseur, un autre soir les vignes de Californie où deux de ses cousins s’étaient établis, d’autres fois encore le Rajahstan ou l’Afrique du Nord dont l’Oncle Fabelhaft ramenait ses tapis, ses bourses en pis de chamelle de la tribu Reguibat et ses affabulations de long flandrin à lunettes de grand-duc.

    A trente ans, en 1892, l’institutrice bernoise Lina Bögli avait craint de s’encroûter dans la famille polonaise qui l’employait à Cracovie, comme, à vingt ans, je m’étais impatienté de rejoindre les hippies nudistes de Goa.
    Dans les lettres à son amie Lisa qui constituent le récit de son voyage, Lina explique que son projet représente une échappatoire « au vide de l’existence d’une femme seule » autant que le défi de réaliser ce qui semblait alors réservé au seul sexe dit fort. « Pour un homme, écrit-elle ainsi, la situation est moins triste : il peut entreprendre ce qu’il veut pour rompre la monotonie de sa vie ; oui, être un homme, ce serait la liberté ! » Et d’ajouter après s’être demandé ce qu’elle-même ferait si elle était un homme : « Je ferais sûrement de grands voyages pour apprendre à connaître les humains et les pays ». Sur quoi la conclusion s’impose à ses yeux: « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc je pars ! »

    Dans le bar du train à deux étages glissant en douceur le long de la rive à millionnaires du lac Léman, direction l’aéroport de Genève, la main à portée de mon Nokia et mes cartes de crédit prêtes à servir, j’essayais de me figurer, ce matin-là, ce qu’avait représenté réellement l’équipée de Lina Bögli.
    Nos aïeux nous l’avaient raconté : la Suisse d’alors n’était pas riche, aussi devait-on souvent chercher ressource hors de nos frontières, et c’était une plus haute tradition de précepteurs et de gouvernantes, après tant de régiments de mercenaires que relayaient désormais les brigades hôtelières, qui se perpétuait sur des réseaux aux points de chute sporadiques mais plus sûrs qu’on ne croirait.
    C’est que l’Anglais, en 1892, a déjà fait pas mal pour que le Suisse s’avise enfin de la ressource nouvelle de son paysage de montagnes hautes et de lacs lustraux, longtemps mal jugé; l’Anglais et le Suisse ont entrepris de construire ensemble force palaces sur les hauteurs, et le Suisse retrouve volontiers l’Anglais de par le monde où l’établit son empire. Lina Bögli elle-même, dans les premières années de son voyage autour du monde, ne jure d’ailleurs que par l’Anglais, dont elle blâmera plus tard, en revanche, la froideur cynique.
    Il n’en reste pas moins qu’à l’instant de partir, dûment chapitrée par son entourage qui n’y voit qu’une lubie folle, Lina Bögli vacille, hésite et même en vient à paniquer dans le bureau maritime où elle va retirer son billet pour Brindisi, quand un Signe du Ciel lui est adressé in extremis…
    « Tout à coup, raconte Lina à Lisa, je me sentis si complètement seule, je fus prise d’une telle angoisse de l’inconnu que je me décidai à rentrer chez moi (…) J’étais donc sur le point de quitter le bureau, quand le mot de Vorwärts (en avant !) frappa mes oreilles. Je me retournai : le commis venait de rentrer dans le bureau ; voyant ma surprise, il répéta poliment : « Le bateau que vous prendrez est le Vorwärts »
    Ce seul nom plein d’allant de Vorwärts, dont elle apprendra plus tard qu’il fut aussi la devise de l’explorateur Nansen, suffit ainsi à réconforter la jeune voyageuse : « Je me sentis comme traversée d’un courant électrique. Mon découragement et ma peur s’en étaient allés. J’étais redevenue entreprenante ; la mer ne m’effrayait plus ; les êtres humains ne m’intimidaient plus. Je crois fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller de l’avant. Et désormais Vorwärts sera ma devise ! »

    A présent je flottais au-dessus des nuages de l’Atlantique, autant dire que je n’y étais pour personne, juste accroché aux lettres que Lina Bögli avait écrites un siècle plus tôt à son amie Lisa.
    La plaisante arnaque académique à laquelle je me trouvais convié à mon corps plus ou moins défendant, consistant à prononcer, à Toronto, un speech de vingt minutes sur le thème de l’authenticité discutée de La légende de Novgorod, ce poème mythique de Blaise Cendrars qu’un lettré bulgare avait miraculeusement retrouvé (ou fabriqué) dans sa version russe, m’apparaissait maintenant dans une perspective plus réjouissante encore. De fait, Lina Bögli était un personnage de Cendrars, ou plus exactement : elle participait de cette Suisse non académique et néanmoins sagace et curieuse de tout que je m’enorgueillis de défendre et d’illustrer à ma façon, comme je m’y étais notamment employé en poussant une pointe d’investigation à Sofia, en franc-tireur, auprès du Bulgare dont j’avais recueilli, libations aidant, d’exclusives révélations… que je lui avais promis de taire. Du moins en avais-je fait état, sous le sceau du secret, à mon amie Adeline Le Dantec, LA spécialiste de la question qui trouvait dans mes conclusions un motif de plus de taire les siennes. Un prêté valant un rendu, elle m’avait donc proposé, enceinte jusqu’aux yeux ce mois-là, de la remplacer à Toronto à ce qu’elle-même avait appelé, avec son sourire suave, le Colloque des Menteurs.

    Lina Bögli, pour sa part, n’affabulait pas le moins du monde, mais la minutie terre à terre de ses petits rapports n’en avait que plus de sel. A l’instant je l’imaginais cinglant vers l’Orient de notre enfance, que Grossvater nous désignait à la fenêtre de la Stube donnant à l’Est, là-bas vers le couvent des franciscains du bout de la rue et les Alpes, les Carpates et la mer d’Aral. Mais la route de Lina Bögli bifurquait vers Aden la poussiéreuse et bientôt elle débarquerait à Colombo pour y déplorer « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants ».
    Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une provinciale vite effarouchée, dont les principes et les préjugés marqueront toujours les jugements en dépit d’une évolution perceptible. Il y a un petit soldat chez elle, et de la monitrice de patronage. A plusieurs reprises elle invoque l’exemple des anciens Suisses à la bataille, et pour ce qui est de son modeste sort elle s’en remet au « Père des orphelins », ce Dieu qui présente le considérable avantage, pour une voyageuse, d’être là partout où elle va, jusque chez les mangeurs de chair humaine et les polygames barbus. On remarque chez elle le mélange du paternalisme colonial à l’anglaise et l’attachement plus typiquement helvétique à certaine rectitude travailleuse et certaine réserve décente dont elle relèvera ici et là les manquements les plus choquants.
    Révulsée par la « partie indigène »de Colombo, Lina Bögli trouve « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », qui lui font regretter « les honnêtes pommes, poires et prunes » des vergers de la mère patrie. Sans être du genre à se lamenter, elle laissera cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. « Ist’s auch schön im fremden Lande/Doch zur Heimat wird es nie » (c’est aussi beau à l’étranger, mais jamais autant qu’au pays), se récite-t-elle comme le font encore maints Helvètes hors de nos frontières. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle un peu plus à la vie des pays qu’elle visite, n’était-ce qu’en y travaillant, jusqu’à réaliser parfois de véritables reportages sur le terrain. C’est ainsi qu’elle ne craindra pas de « briser la glace » pour soutirer les confidences de tel vieux Maori, cannibale en retraite, qui finit par lui avouer, remis en appétit par l’insistante curiosité de la jeune femme avide de détails, qu’il goûterait volontiers de sa tendre chair…

    Cette savoureuse partie du récit de Lina Bögli coïncidant avec la distribution des mornes barquettes de blanquette de cuisine d’hôpital du lunch, m’a fait imaginer alors, autre vision cocasse, un Blaise Cendrars cloué pour dix heures dans cette infirmerie volante, ou Charles-Albert Cingria vitupérant l’étroitesse des sièges et refusant de se ceinturer la panse, tous deux fumant des bolides avant de réclamer de l’Absinthe à température stratosphérique. Or nous restions là, bridés comme des poulets, sanglés et surveillés, tandis que Lina Bögli se consacrait à la Jeune Fille australienne en ces années du tournant de siècle où Blaise et Charles-Albert découvraient le monde.

    A son arrivée en Australie, le « vaste jardin » d’Adelaide réjouit d’autant plus Lina Bögli qu’elle n’y découvre « ni cabarets ni bouges ». Le pays a l’air neuf, la jeune fille y est une terre vierge à sarcler. « Chez les races de couleur, notera-t-elle plus tard, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant ». Cependant, quittant Sydney après quatre ans de séjour, la diligente institutrice dit regretter surtout « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».

    A Toronto j’allais tomber, le lendemain, sur la réincarnation masculine de Lina Bögli en la personne d’un certain Jack, instituteur trentenaire aux cheveux rouges à la Harry Potter et aux yeux bleu islandais, le regard d’une âme sereine, le geste noble et le discours ardent, racontant à trente mômes de toutes les couleurs, devant un affût de canon jouxtant la vénérable Université, les aventures d’Etienne Brûlé le Français frayant avec l’Indien Missisauga et le suivant jusqu’au lac Huron, devançant les premiers trappeurs québecois.
    « Si vous, enfants, êtes libres aujourd’hui, scandait Jack à l’attention de ses ouailles transies par le vent du nord et presque au garde-à-vous, si nous sommes tous Canadiens aujourd’hui, vous d’Afrique et moi d’Irlande, vous de Chine ou d’Italie et moi du Donegal, vous fils de pêcheurs indonésiens et moi rejeton de maudit gratte-pierre et de fouille-tourbe, si tous ensemble nous sommes devant cet affût c’est parce que ce canon historique a tonné pour Muddy York, dite aussi Hogtown et Toronto la vertu !»
    A l’instant des questions, les sages petites mains se sont levées et Jack, aussi gravement attentionné que l’eût été Lina Bögli, a répondu à chacune et chacun ; et comme je m’étais approché et qu’à mon tour je levai la main, le même Jack m’a mêmement éclairé sans quitter des yeux ses enfants impatients de Tout Savoir ; et le même soir nous nous retrouvions, avec Jack aux yeux clairs, dans ce café de Little Poland où je savais pouvoir trouver certaine vodka au miel propre à nous réchauffer l’âme ; et sous l’effet de celle-là me revint le soupir de Lina justifiant son départ des îles Samoa, qui ne pouvait qu’attendrir Jack le pur.


    Elle fut âpre et bonne, cette première nuit de Toronto, dont mes pairs lettrés du lendemain ne sauraient jamais rien. Elle fut celle aussi de la grande menterie à la Cendrars, mais sans papiers. Elle suivit la déclinaison des points cardinaux chère à Grossvater, mais dans le beau désordre de la poésie qui incite à chanter la neige dans la touffeur d’août et nous ferait évoquer les lagons en titubant au petit matin glacial le long de Yonge Street, tout résolus à marcher de concert jusqu’à Tobermory où nous portaient nos rêves enfantins de goélettes englouties.
    A Jack les larmes sont venues bien avant l’ivresse, quand je lui racontai, reprenant le récit de Lina Bögli par la fin, l’énorme émotion qui saisit l’institutrice à la vision des milliers d’immigrants européens en loques débarquant à Castle Garden et parqués là des semaines durant ; et l’idée vint aussitôt à mon compère de commander un verre spécial à la mémoire de Lina la probable abstinente, les aïeux de Jack ayant précisément rallié le Nouveau Monde en ce début d’été 1902 dont parlait la voyageuse.

    L’ingénuité de Jack me touchait autant que celle de Lina Bögli, et plus encore leur commune curiosité et leur idéaliste ferveur. Ainsi ne m’étais-je pas étonné de l’enthousiasme avec lequel le jeune homme allait accueillir mon récit de la voyageuse enquêtant, à Salt Lake City, auprès des jeunes Suissesses prises au piège des tribus polygames des Mormons, avec l’arrière-pensée d’en dénoncer le pauvre sort, puis découvrant au contraire l’excellence de celui-ci, la haute moralité des patriarches à plusieurs nids et l’édifiante amitié liant entre elle les pieuses épouses.
    Raconte encore, me pressait Jack, comme je l’avais demandé tant de fois à Grossvater, à l’Oncle Fabelhaft ou à Blaise Cendrars. Et c’est ainsi qu’en récits alternés nous avions fait défiler, sur les murs du bouge polonais, les mirages de glace fumante et les nuages de sable roux, Jack modulant le lancinant appel du huard et moi lui répondant par le hoquet du lagopède, Jack m’apprenant qu’en langue indienne chicoutimi signifie « aussi loin que profond » et moi lui révélant alors comment Lina Bögli, tentée par les Samoa, en repoussa finalement la trop suave coupe.

    C’est en février 1897 que Lina Bögli découvre les îles Samoa, figurant aussitôt à ses yeux le paradis terrestre. Mais plus encore que le lieu, ce sont ses habitants, aussi sages et gentils que beaux, qui vont la porter ensuite à l’irrésistible désir de les embrasser tous et de s’installer au milieu d’eux. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse » a soupiré Lina dans une de ses lettres à Lisa, et voici que l’image même de la jouvence éternelle lui est donnée par ce peuple paisible et nu, dont la civilité l’émerveille. « Je crois, écrit-elle à ce propos, que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou à d’autres races que nous avions jugées inférieures »…


    (Suite dans Journal des lointains, No 1. Revue trimestrielle consacrée aux voyages, éditée par Marc Trillard aux éditions Buchet Chastel)

  • Et les enfants là-dedans ?

    66f5388975f88186226246fa2fce428e.jpgDeux films, 1 Journée de Jacob Berger, et Joshua de George Ratliff, traitent le même thème de la famille fracassée, avec une acuité exacerbée par la présumée candeur des têtes blondes…
    Le poncif de l’innocence enfantine en prend un rude coup, ces jours à Locarno, avec deux films inégalement aboutis mais tous deux intéressants, voire passionnants. Dans les deux cas, l’hypersensibilité affective de très jeunes garçons subissant de plus ou moins grosses cabosses, dans leur famille respective, fait office de révélateur. Ce qui les unit également est une forme nouvelle de connaissance prématurée qui les vieillit, auprès d’adultes au contraire immatures. Si le petit Vlad (Louis Dussol, étonnant de présence), dans 1 Journée de Jacob Berger, reste un tout petit garçon dont certains propos et attitudes frisent d’ailleurs l’invraisemblance, le préadolescent de Joshua (le redoutable Jacob Kogan) est beaucoup plus complexe et inquiétant, rappelant la Marnie de Hitchcock ou les enfants démoniaques d’un Henry James.
    Le nouveau film de Jacob Berger était très attendu, dont la projection sur la Piazza Grande a été perturbée par une pluie battante qu’on retrouve, d’ailleurs, dans les très belles premières séquences d’ 1 Journée, tournées dans les barres à la froide géométrie de Meyrin. La poésie des images et la « musique » des plans est à vrai dire le grand atout de ce film formellement très maîtrisé, qui nous semble pécher en revanche par le coté « téléphoné » de ses situations et de ses symboles récurrents, autant que par la faiblesse de ses dialogues, sempiternel talon d’Achille du cinéma romand.... L’émotion y est en revanche, au fil d’une narration circulaire multipliant les points de vue, et par la présence vibrante de ses personnages plus que par le jeu de leurs relations. Significatif alors : que le personnage de l’enfant Vlad, avec son souci radical de conséquence typique de l’âge tendre, reste l’élément fixe et rédempteur (avec la figure symbolique un peu pesante d’un chien blessé) d’une relation foutue en l’air par ses vieux ados de parents…
    Un thriller éprouvant
    Avec Joshua de George Ratliff, en compétition internationale, on change à vrai dire de catégorie pour rejoindre le « mainstream » américain de grande qualité, sinon par l’originalité de la forme, au moins par l’enchaînement haletant de la narration, l’élaboration psychologique de chaque personnage et la justesse, la profondeur de cette approche d’une famille hautement symbolique de notre société, où la plus simple demande d’amour bute sur une quantité de déséquilibres psychologiques ou sociaux.
    Joshua semble un enfant exceptionnel, à proportion de sa sensibilité, de son talent (il est hyperdoué comme le Vitus de Murer), et de son savoir précoce (il se passionne pour la civilisation égyptienne), mais il reste un enfant déstabilisé par l’arrivée soudaine d’une petite sœur.
    Or Joshua est-il un monstre ? C’est ce que son père finit par croire après que son fils a provoqué l’internement de sa mère et, peut-être, la mort de sa grand-mère très chrétienne ? Cependant rien n’est sûr. « J’essaie de deviner lequel d’entre nous est fou », se demande l’oncle de Joshua. Et c’est la question grave du film : lequel, dans cette société fuyant en avant, lequel d’entre nous est fou ?
    Qu’il réapparaisse ou non au palmarès de Locarno, ce film fera, sans doute, son chemin sur les écrans, comme La vie des autres découvert à Locarno l’an dernier. Sa vérité ne se borne pas à celle qui sort de la bouche de l’enfant : loin de là. Mais son ambivalence troublante est riche de questions…

    1Journée de Jacob Berger vient de recevoir le prix de la mise en scène au Festival de Montréal.