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  • Claudio Magris romancier

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    En lisant A l’aveugle (1)

    On entre dans le dernier livre de Claudio Magris, le premier roman que je lis de lui, avec le sentiment d’amorcer une grande traversée, et tout de suite se pose la question de qui raconte ou plus précisément: de qui peut le mieux raconter ses propres tribulations ? On croit comprendre que le narrateur, du nom de Tore, ou Salvatore, mais aux pseudos variés de vieux lutteur communiste, et porteur simultané d’un autre nom de héros danois, non pas Hamlet mais Jorgen Jorgensen, aventurier du XIXe, ancien roi d’Islande de courte durée, se confie par écrit à un certain docteur Cogoi par le truchement d’une espèce de psychothérapie informatique, mais au début tout est embrouillé, comme au réveil d’un long rêve mêlant les lieux et les temps, et d’emblée la longue phrase et ses cadences rappelle l’autre réveil d’un certain Marcel. 

          L’espace du monde et du temps roulent leurs sphères dès les premiers chapitres, imbriquant au moins deux récits et deux hémisphères puisque, sans compter leurs connotations mythologiques anciennes ou modernes (de Jason en Carlos), dont le thème de la déception du conquérant est l’un des premiers liens repérables, les voix jettent leurs appels et leurs échos entre deux pôles opposés. Le nom de Goli Otok, camp de concentration insulaire du camarade Tito, revient comme un premier leitmotiv de la remémoration du militant trahi qui a passé par la Tasmanie, Dachau et divers autres lieux de torture à l‘enseigne de ce Temps du mal qu’a puissamment évoqué Dobrica Cosic; et de fait, les marches de l’Est européen sont très présentes dans ce préambule où tournoie l’histoire d’un siècle arraché à ses gonds, selon l’expression de Mandelstam. Pour aller où ? On s’impatiente de l’apprendre tant on est captivé après 40 pages seulement de ce début de navigation à l’aveugle…

    Claudio Magris. A l’aveugle. Gallimard, L’Arpenteur, 437p. 

     

  • Nanar revisite l’anar

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    Bernard Lavilliers rafraîchit le répertoire de Léo Ferré

    « Je chante pour passer le temps/Petit qu’il me reste de vivre », tels sont les mots de Louis Aragon, dont Léo Ferré a fait cette chanson que, seul avec sa guitare, après deux heures de concert en impétueux crescendo, Bernard Lavilliers module en douceur, la voix grave et belle, par manière de conclusion sur un deuxième rappel.

    C’était jeudi soir à l’Octogone, devant un public oscillant entre trente-cinq balais et le double, les fidèles de l’anar mêlés à ceux de Nanar : un Lavilliers à sa fine pointe, entouré de potes musiciens de haute volée, plus un gracieux et juvénile quatuor à cordes féminin.

    Dans La marge, déjà, son album datant de 2003, Bernard Lavilliers avait chanté les poètes, annonçant la couleur avec une profération-manifeste de Léo Ferré contre la poésie de salon qui rampe et fait des chichis : « La poésie est une clameur. Elle doit être entendue comme la musique. Toute poésie destinée à n’être que lue et enfermée dans sa typographie n’est pas finie. Elle ne prend son sexe qu’avec la corde vocale tout comme le violon prend le sien avec l’archet qui le touche »…

    Rien de gueulard pour autant ni de mégalo (à la Léo des dernières années) dans cette traversée de l’univers d’un grand lyrique de la chanson libertaire qui sut habiller de notes de merveilleux poèmes (d’Aragon, mais aussi de Rimbaud ou de Verlaine) ou revisiter les chansons des autres (d’un Jean-Roger Caussimon et son inoubliable Monsieur William), comme Lavilliers le revisite à son tour en prenant des libertés (musicales surtout) sans le trahir jamais.

    Très sobrement d’abord, accompagné du seul piano (avec Les poètes, La mélancolie et le Merde à Vauban de Pierre Seghers), Lavilliers est bientôt rejoint par ses musiciens avec lesquels il vibre en symbiose sur des arrangements souvent magnifiques: ainsi de L’étrangère en frénésie gitane, L’Affiche rouge au fort impact émotionnel, Avec les temps en dissonances déjantées, Comme à Ostende ou La mémoire et la mer dans toute leur somptuosité chromatique.

    Mêlant délicatesse et sensualité, gouaille et spleen, modulations minimalistes et foucades explosives, cet hommage à Léo Ferré restitue le meilleur de celui-ci, avec le « plus » d’une vraie cure de rajeunissement.

    Photo: Chris Blaser

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 21 octobre

  • Sollers à Sloterdijk

     

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    Une brève enquête m’a permis de conclure, dès notre arrivée à Sloterdijk, quartier périphérique d’Amsterdam où devait nous héberger notre ami le jeune philosophe féru d’éthique appliquée en sciences dures, que le nom de Philippe Sollers, autant que son œuvre, étaient absolument inconnus de lui et des deux autres chercheurs réunis dans la maison louée par l’Institut de bioéthique au 333 de la rue Baruch Spinoza, autant que le nom de Peter Sloterdijk d’ailleurs.

    Cette situation de parfaite neutralité m’a permis, durant les trois jours que nous avons passé en ces lieux, de continuer de lire le dernier livre de Sollers , Guerres secrètes, sans passer pour un snob ou un faiseur imbu de parisianisme, puis d’exposer à Frans et à ses amis de Sheffield et Capetown les grandes lignes de la poétique philosophique de Sloterdijk, dont Frans me révéla la signification étymologique du nom, hélas oubliée dans l’heure qui suivit à force de bière Dubble.

    Que Sollers et Sloterdijk soient de parfaits inconnus aux yeux des trois plus brillants chercheurs attachés au Programme européen d’éthique appliquée aux biotechnologies n’a rien de trop surprenant à vrai dire, et c’est avec autant de compréhension  qu’ils ont accueilli notre ignorance en matière de succès de librairie bataves, à commencer par celui du romancier Khaled Hosseini, superfavori du top ten local. Mais est-ce à dire que Khaled Hosseini puisse se comparer à Marc Levy plus qu’à Philippe Sollers, Eric-Emmanuel Schmitt ou Amélie Nothomb ? Une enquête complémentaire m’aurait peut-être permis de l’établir, mais déjà nous faisons route vers Scheveningen dont les villégiateurs teutons passent pour les individus les moins perméables aux charmes de la littérature française et aux avancées de la nouvelle pensée allemande...

    Image: Philip Seelen

     

  • Du charme et de la magie

    medium_Barnes.JPGYesterday comes, d'Ilene Barnes

    Sur la pochette de son nouveau disque, la grande (1m.88) Ilene Barnes porte un plastron d’armure médiévale qui lui donne un air d’amazone guerrière contrastant avec la sensualité féminine de sa pause, et les mêmes éléments antinomiques de douceur et de force se retrouvent autant dans sa voix de contralto oscillant entre l’aigu et le grave, le velours et la stridence, que dans le climat musical tout à fait singulier de cette chanteuse américaine.
    Trois ans après Time, déjà très remarqué, les douze compositions de Yesterday comes charment par la suavité crépusculaire de leur atmosphère, qui n’a rien pour autant de diluée ou de fade. Amorcée tout en douceur, sur une ponctuation rythmique dont la monotonie incantatoire a quelque chose d’envoûtant, la balade se poursuit tantôt sur le ton de la romance soul rappelant de loin Nina Simone (notamment dans Day Dream ou Yesterday comes), avec des caresses qui peuvent griffer subtilement (comme dans le crescendo de Wolves cry), et tantôt dans des registres variés, entre les flamboiements lancinants à l’orientale (Blind folded), la modulation répétitive (Turtle’s song), le soupir bluesy à la Lady Day (My eyes are blue) le swing plus jazzy (Dandylion) ou des accents soudain vifs à la Tracy Chapman (The Riddle), verbe et musique fusionnant à tout coup dans une sorte de magie.
    Ilene Barnes. Yesterday Comes. Nektar. En concert ce soir à Lausanne, aux Docks.

  • Dad’s Blues

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                Où il est question du classique désarroi du bon père devant l’émancipation de ses filles. Que toute mauvaise pensée est frappée d’Interdit. De la sublimation et de la demande en mariage.

                Elles se la jouent Dark Lady et Sweet Heart, et je fais le père moderne: je me la coince, mais n’en ressens pas moins comme une divine mélancolie.

                Tel est de fait le dur constat auquel je suis amené ces derniers temps: que je ne suis plus leur seul dieu.

                Ce n’est pas seulement qu’elles regardent ailleurs, c’est qu’elles sont ailleurs, et serais-je un pur esprit ou un spectre qu’elles me porteraient plus d’attention - pur esprit dont la première ornerait sa dissertation, ou spectre bienvenu dans les rêveries policières de la seconde.

                Cela commence à la première heure dans un véritable branlebas. Il fait encore nuit noire et je me trouve, comme tous les matins, penché sur mes grimoires, dans le cercle enchanté de la lampe, lorsque ma table à écrire retentit des premières trépidations.

                C’est en effet à cheval que Dark Lady traverse l’appartement, l’air hagard dans sa chevelure imitation black, un peu le style Angela Davis à l’époque des Panthères mais le sabot précis et la flèche verbale prête à être décochée, en tout cas rien ne l’arrêtera sur le sentier guerrier de la salle de bains où elle sera la première à se claquemurer.

                 Pendant ce temps, Sweet Heart figure la belle au bois somnambule qui va et vient entre sa couche désordonnée et le frigidaire, le visage dolent et la moue suggérant que ce n’est pas encore l’heure d’ouverture des guichets.

                Dans ce tumulte feutré, je me surprends à d’inconvenantes poussées de voyeurisme, ou plutôt qu’inconvenantes: dangereusement naturelles, voire un peu sauvages.

                Il arrive, en famille, qu’un sein adolescent pointe à la fenêtre, ou qu’une jeune croupe se dandinant direction les lavabos vous suggère des choses au plus total oubli du fait que vous êtes le père.

                Cela peut arriver en rue de la même façon, quand vous appréciez de loin la silhouette ravissante de Lolita ou de Baladine et que, tout à coup, vous reconnaissez votre enfant. Naturellement vous aimeriez vous précipiter et vous jeter aux pieds de la grâce incarnée, mais cela même ne se peut pas et vous pressentez que c’est bien ainsi. Car vous aimez cet Interdit plus que votre désir, en tout cas vous vous le répétez à chaque fois que Sweet Heart vous impose l’épreuve du Défilé (le supplice de Tantale du Mini Mini) ou que Dark Lady se met à danser au milieu du salon à la manière d’Isadora Duncan.

                Bien entendu, l’Interdit ne va pas jusqu’à ne pas toucher. Je caresse donc volontiers et je l’avoue sans vergogne: je bécote. J’oserai même en faire le thème d’une campagne de propagande à l’échelon de la collectivité: bécoter plus, c’est se laisser moins troubler.

                C’est aussi soulager l’angoisse de Sweet Heart, toujours lancinante en ses treize ans de nymphette aux abois, que la seule évocation d’un mollusque suffit à faire se pâmer de dégoût. Le baiser à l’américaine, dit aussi langue fourrée, fait ainsi figure à ses yeux d’odieux enlacement de limaces, et ne parlons pas des organes.

                Cela ne m’empêche pas de pressentir, en Sweet Heart, une amoureuse ardente. Tant sa passion pour les éléphants que ses débordements d’affection et les longues, longues séances qu’elle passe au miroir à se faire plus jolie que jolie, me semblent autant de signes de bonnes dispositions.

                Mais ne rien brusquer, ne rien chercher même à rabattre des sourcilleuses recommandations de Madame Mère du style L’Amie de la Jeune Fille...

                Tout cela que Dark Lady reluque à sa façon voulue sarcastique, mais le coeur et les antennes en constant état d’alerte. Dark Lady ou la fausse dure. Calamity Jane rêvant d’un prince charmant aux yeux tendres à la Ricky Nelson. Et de fait, le western sera carabiné, mais les couchers de soleil ne sont pas pour les coyotes, et là ça peut aller jusqu’à des baisers de deux trois minutes sur fond de ciel flammé, et dans la salle on s’abandonne doucement au creux de l’épaule de son soupirant, mais pour le reste essayez pas d’en savoir plus ou je tire !

                Je sais qu’en digne père je ne devrais penser qu’au statut de marchandises de mes filles. Telle nous rapportera tant, et l’autre tant; notre bien se trouvant augmenté à hauteur de tel bénéfice par rapport à l’investissement de base. Je devrais compter, au lieu de quoi je rêve. Je devrais négocier chèrement leur capital beauté et leur potentiel à tous les niveaux, alors que mon blues radoucit, jusqu’à la honte, mes velléités de père selon la Tradition.

               C’est ainsi que je finirai par les céder, en ne pensant qu’à elles, l’une au cow boy de ses rêves et l’autre à quelque clone du mousquetaire Leonardo di Caprio. La seule condition sera qu’ils se présenteront au ranch pour me soumettre leur demande en bonne et due forme. Je leur ferai savoir au préalable, par leurs amoureuses, mon exigence absolue en matière de connaissance de la musique baroque et des vendanges tardives, mon souci de beauté et plus encore de bonté, et mon souhait vif de les entendre se déclarer en vers réguliers.

                L’examen prendra le temps qu’il faut et ce seront autant de mois et peut-être d’années de sursis qui me seront accordés.

                Surtout, le faraud sans cervelle et le joli coeur volage, le marchand d’orviétan sentimental et le séducteur illusionniste seront confondus.

                La scène finale n’en sera que plus douce, plus douce et plus poignante. Déjà je nous vois bien vieux, elle et moi dans nos chaises à bascule, tandis que le grand soleil décline à l’horizon de La Désirade, à saluer encore et encore nos enfants qui s’éloignent là-bas sur leurs chevaux qu’on dirait maintenant des jouets, mais vivants, de si jolis jouets à ressorts remontés pour la vie.