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  • Dantec prophète rock

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    Lecture de Grande Jonction (3)
    Le salut de l’humanité viendra-t-il par un riff de guitare ou via le retour aux Saintes Ecritures ? C’est une des (nombreuses) questions qui se posent autour du vingtième chapitre de Grande Jonction, alors qu’une bibliothèque entière vient de débarquer sur le territoire protégé de Heavy Metal Valley en provenance du Vatican et que le jeune Gabriel Link de Nova, visiblement de la race des « élus », redécouvre la musique électrique de la deuxième moitié du XXe siècle, quintessence de la « poésie des machines » née de l’éclair d’Hiroshima et qui connut sa Légende Dorée, des atmosphères astrales de Pink Floyd au Rock’n’roll Star d’Oasis, ou du fétichisme ultra-plastique du Velvet Underground à Ultra Violet d’U2, ce pur bijou, etc.
    Tel est le paradoxe Dantec, qui revisite la tradition spirituelle judéo-chrétienne dont les livres lui arrivent comme l’arme de guerre fondamentale de sa Croisade, tout en exaltant une musique considérée comme basique, voire barbaresque par beaucoup, dans une fusion qui relève bel et bien, par sa vision et ses fulgurances plus à vrai dire que par l’élaboration de son style, de la poésie. Or curieusement, c’est en se démarquant de l’« air du temps » que le lecteur a la meilleure chance d’apprécier vraiment l’apport de Dantec, issu de la culture pop et rebondissant dans une narration « populaire » à caractère prophétique, à la littérature et à la réflexion contemporaines, au milieu d’un no man’s land où il s’est lui-même exilé, dont les mentors ou pairs occultes seraient un Léon Bloy ou un George Orwell, un Philip K.Dick, un Edmond Burke ou un Joseph de Maistre, entre autres références plus ou moins explicites.
    En ce qui concerne Grande Jonction, force est de préciser que la lecture préalable de Cosmos incorporated, le roman dont il est la suite directe, est quasi obligatoire, sous peine de s’y perdre. Le diptyque décrit en effet un processus dont l’image des quatre Bêtes de l’Apocalypse, se dévorant l’une après l’autre, se concrétise par la vision apocalyptique du roman postulant, par la voix du professeur initié Zerkovsky, quatre avatars contemporains desdites bêtes, des horreurs du XXe siècle à la mort spirituelle de l’humanité. De la même façon, les quatre aspects de l’Antéchrist sont déclinés, de sa première opposition au Dieu Unique (de Marcion à Mahomet) à la dissolution de toute transcendance en notre époque postmoderne.
    Est-ce à dire que Maurice G. Dantec nous assène un roman « à thèse ». Oui et non, dans la mesure où ses idées s’incarnent, par le truchement de personnages (pourtant stéréotypés) et dans le paysage, la topologie, tous les mouvements du roman d’une incroyable plasticité – car Dantec est poète autant qu’il est idéologue et guerrier.
    Dantec n’est certes pas Dante, mais on peut le lire un peu comme Dante, sans prendre vraiment au sérieux le contenu et les fins de sa BD eschatologique. Dante est un formidable écrivain de BD, surtout dans L’Enfer et Le Purgatoire, et nul n'est besoin de souscrire au Credo pour apprécier ses épisodes. Ensuite, ça se dilue un peu dans les cantiques et la surexposition lumineuse. Tintin laisse un meilleur souvenir que Le Paradis. Mais Dante est aussi le fondateur d’une langue et une bibliothèque à lui tout seul. A côté de lui, l’autodidacte Dantec fait un peu province tribale de festival Open Air. Tout auteur «culte » qu’il soit, et se posant lui-même en « phare » de l’époque (son site en construction est une cathédrale à sa propre gloire qui vaut son pesant de pesos), Dantec n’a ni le savoir, ni le vécu, et plus du tout la société, l’histoire ni le background culturel du Florentin; il balbutie donc quant Dante psalmodie et versifie pilpoil. Dantec, de temps à autre, s’exerce à l’incantation narrative, mais ça fait barde besogneux. D’autres fois, il fait dans le morceau de bravoure « littéraire », comme lorsqu’il évoque la nouvelle végétation du Territoire, (p. 293-294), genre post-Salambô paysagiste, mais l’effort se sent là aussi, qui tourne à Bouvard et Pécuchet
    Un autre paradoxe, c’est que Dantec vise un lectorat qui ne le suivra que difficilement sur ses brisées érudites, mais risque de le croire pour le pire, qui se réduit à ses positions politiques et ses « visions » géo-stratégiques. C’est là aussi que ses ennemis le prendront en défaut, mais il l’a cherché. Combattant le Djihad, il est lui-même djihadiste à sa façon de converti, et Dieu sait si cela ne marquera pas la ruine de sa poésie sauvage ? Je veux croire pour ma part que son évolution ne s’en tiendra pas à un ralliement militaire aux divisions vaticanes de Josef Ratzinger, alias Benoît XVI. Ce serait dommage. Pour le moment je reste assez perplexe, trouvant plus de lumière évangélique dans un paragraphe du panthéiste Oblomov ou dans une nouvelle de l’athée Tchekhov que dans Grande Jonction jusqu’à sa page 300, mais j'espère que la suite me démentira...

    Albrecht Dürer. Les quatre cavaliers de l'Apocalypse.

  • Le temps de lire

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    Ou comment le trouver…
    La lecture de Grande Jonction de Maurice G. Dantec est-elle du temps perdu, et lire 800 pages pose-t-il un problème de temps ? La question revient à mes yeux à se demander quand on aura le temps de se poser des questions, justement, quand le temps de jouer à la marelle, quand le temps de s’attarder sous un ciel d’été ?
    Grande Jonction de Maurice G. Dantec est un ciel d’été l’hiver et constellé de questions. C’est une prodigieuse conjecture, qui fait réfléchir à la limite de toute conjecture. C’est un roman parascientifique et parareligieux, mais ce n’est pas du tout cela qui m’y scotche. Ce qui m’y accroche page après page est son étrange beauté et son étrange, ingénue bonté. J’en suis à la page 301, je vais faire l’effort de recopier toutes mes notes (ça ça prend un bordel de temps), je vais essayer d’expliquer (de m’expliquer) de quoi il retourne exactement, et j’écouterai Neil Young pendant ce temps, que Dantec dit de « colérique mélancolie ». Il y a d’ailleurs, dans ce nouveau livre, de magnifiques pages sur le rock, qui laissent loin derrière les chapitres de Bret Easton Ellis au même propos. Dantec, en effet, est capable avec la même ingénuité de parler des quatre Aspects de la Bête, selon la tradition ésotérique, et du salut par le rock, via son jeune « élu » de bande dessinée métaphysique.
    Après Philip K. Dick, avec une plus grande poésie de la vision, Maurice G. Dantec m’apparaît comme l’un des plus extraordinaires conteurs conjecturaux d’aujourd’hui. J’ai beau me répéter que cette vision providentialiste, ces histoires de secret et d’élus, de complot et de néo-croisade ne sont pas du tout ma coupe de tchaï : pas moyen de décrocher, et voilà que l’insomnie m’y ramène. Ainsi la question du temps de lire est-elle réglée dans la foulée : une bonne insomnie caniculaire et tu te fais cent pages de plus, entre deux chapitre de la Recherche du temps perdu que tu lis et relis aux chiottes depuis 7 ans…

  • Dantec le drone

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    Lecture de Grande Jonction (2)
    Comme à la lecture de Cosmos incorporated, j’ai parfois été tenté de laisser tomber celle de Grande Jonction, dont les 200 premières pages (il y en a près de 800…) s’attachent très longuement, non moins que somptueusement, à la topologie du finis terrae où se déroule le livre, en ces lieux dévastés du territoire Mohawk, direction générale l’Ontario, qui a focalisé les dernières espérances de l’humanité survivante après le Grand Djihad, la deuxième Guerre de Sécession américaine et de multiples autres conflits dévastateurs préludant à l’Apocalypse. Lieu de passage obligé vers l’au-delà utopique de l’Anneau orbital, du fait de l’existence du cosmodrome trustant les partances, la région chaotiquement urbanisée de Grande Jonction et environs (Heavy Metal Valley, Junkville, etc.) est devenue le dépotoir de toute une humanité déglinguée sur laquelle le shérif Wilbur Langlois s’acharne à maintenir un semblant de Loi. Le lecteur de Cosmos incorporated se rappelle l’organisation de l’UniMondeHumain et la conception de la Métastructure censée préserver son développement global, à la pointe du savoir scientifique autant que du secret spirituel. Or il apprend à la fois, au début de Grande Jonction, que la Métastructure s’est déstructurée et qu’une maladie des machines a ruiné la brillante technologie cybernétique de l’époque. Plus même aujourd’hui : un mal mystérieux, dit « la chose » faute de meilleure connaissance, s’attaque au dernier élément constitutif de notre bonne vieille « nature humaine », savoir le langage, pour détruire ce qui reste de l’homme-humain (ce sont les Chinois qui distinguent l’homme et l’homme-humain). Autre fait essentiel : qu’à la mort de la Métastructure a coïncidé la naissance d’un enfant promis à une destinée d’exception, prénommé Gabriel et adopté par un couple non moins hors norme, formé d’un ex-putain et d’un Balkanique docteur ès théologie. Et voici qu’après les présentations générales advient, après quelques morts suspectes, la rencontre d’un certain Professeur débarqué clandestinement du Texas, qui n’est autre que le nobélisable Paul Zarkovsky, spécialiste mondial des nombres transfinis et qui a joué un rôle décisif dans l’élaboration de la Métastructure, s’aidant notamment de la pensée paléochrétienne des saints Pères. Un vero pasticcio !
    Mais où Dantec va-t-il nous conduire, se demande évidemment le lecteur candide. D’aucuns ont déjà conclu, le plus souvent sans lire vraiment ses derniers livres (les interventions de l’auteur sur les médias leur tiennent lieu de science), à la dérive fascisante du romancier. Pour ma part, je parlerai plutôt d’évolution fascinante, au sens où le monstre fascine, à la fois répulsif et captant l’attention. C’est aussi que Dantec est un conteur éprouvé, qui vous prend par la gueule et ne vous lâche pas. Et puis il dit deux ou trois choses, Dantec, qui me passionnent.
    A ceux qui en ignorent tout et voudraient en avoir un début d’idée, je répondrai que Cosmos incorporated et Grande Jonction tiennent à la fois de la BD et du thriller métaphysique, de la saga d’anticipation sur fond de catastrophisme spirituel. A la BD, ou au roman-cinéma populaire dans ses grandes largeurs, Dantec emprunte leurs stéréotypes et leur grosses métaphores, d’une efficacité narrative immédiate. Mais il y a bien plus, et c’est le mélange du naïf et du profond, du bazar post-punk-technoïde ferré en matière d’armes et d’arts martiaux, et de la réflexion politico-religieuse, qui produit ce très étrange et très détonant mélange.
    Fumisterie fumeuse, estimera probablement le grave théologien se penchant sur ces romans « eschatologiques » truffés de références. C’est que les pros de la théologie n’aiment pas qu’on lise Nicolas de Cues, Duns Scot ou les écrits apocryphes sans demander la permission. Le lecteur de Théâtre des opérations, le journal de Dantec sait la folie atypique de cette espèce de croisé néo-catholique à tête chercheuse de drone spirituel , et la réflexion sur la destruction du langage, dans le monde présent et à venir, est après tout une affaire d’écrivain. Jugé d’avance ? Lisons plutôt…

  • Politique-friction


    Le Génie helvétique de Jean-Stéphane Bron

    Démocratie mode d'emploi: tel pourrait être le sous-titre de Maïs im Bundeshuus (qu'on pourrait traduire par « Du foin au Palais fédéral »), intitulé Le génie helvétique en notre langue et qui nous fait pénétrer dans les coulisses du saint des saints de la politique helvétique à l'occasion de la préparation, par une commission parlementaire, d'une loi sur le génie génétique, dite Gen-Lex.

    D'un projet qui pourrait sembler austère, voire rébarbatif, le jeune réalisateur lausannois Jean-Stéphane Bron, assisté d'Adrian Blaser, a tiré un film extrêmement vivant et intéressant, confirmant très largement les promesses de deux premières réalisations remarquées, Connu de nos services et La bonne conduite, déjà vus par plus d'un million de (télé) spectateurs du monde entier.

    — Quel parcours, Jean-Stéphane Bron, vous a-t-il mené à la réalisation ?

    — Dès la fin de mon adolescence, j'ai été un rat de cinémathèque, et mon bac en poche, ayant appris qu'il y avait en Italie une école accessible sans examen dirigée par Ermano Olmi, auteur de L'arbre aux sabots — un film qui m'a beaucoup marqué —, je me suis pointé à Bassano, où j'ai suivi une série de stages très formateurs du point de vue de la « lecture » des films. L'approche était plutôt esthétique et philosophique, car nous ne touchions pas de caméra. Ensuite, j'ai passé à la pratique à l'ECAL, sous la direction d'Yves Yersin qui avait pour principe, comme dans une école de métiers, de nous initier à tous les aspects techniques de la réalisation. C'est ainsi que je faisais l'électricien sur le plateau du Petit prince a dit, de Christine Pascal, lorsque j'ai rencontré Claude Muret. C'est après que ce grand militant lausannois a reçu le paquet de ses fiches, que j'ai décidé de consacrer un film vidéo à ce sujet, en 1997.

    — Ce qui frappe, dans Connu de vos services, comme dans Le génie helvétique, c'est votre approche équitable et bienveillante des gens, qu'ils soient militants ou policiers, politiciens de gauche ou de droite ...

    — Le souci d'aller vers les gens, de partir du naturel et de le tirer vers une certaine dramaturgie fait partie de mes principes de base. Je crois que je fais partie d'une génération aussi consciente des problèmes sociaux ou politiques que la précédente, mais qui réagit différemment. Nous sommes réconciliés avec le pays, ce qui ne signifie pas alignés-couverts ! La réflexion qui m'est venue en travaillant à Connu de nos services, c'est: tout de même, cette incroyable masse de fiches pour un militant qui n'a pas reçu une baffe dans un commissariat... Je n'ai pas l'impression d'avoir de message à délivrer, alors que j'ai en revanche des choses à montrer.

    — Comment l'idée de Génie helvétique vous est-elle venue ?

    — D'un premier constat: qu'aucun film n'avait jamais été fait dans le Palais fédéral, et d'une curiosité: comment ça marche ? J'avais envie de tirer parti de l'incroyable accessibilité des « miliciens » de la politique suisse et de répondre à cette autre question: qu'est-ce que le consensus produit de singulier ? Après une première approche des lieux, je me suis dit que c'était beaucoup trop compliqué. Puis, je me suis demandé comment il serait possible de réduire la distance. C'est pourquoi j'ai choisi cinq personnages représentatifs de toutes les tendances, que j'ai « élus » au feeling. Il fallait que tous aient la même chance à la base. Je savais qu'il y aurait un préjugé idéologique immédiat à l'encontre de tel UDC ou de tel représentant de l'industrie, et je ne voulais pas de ce genre de simplification. D'ailleurs, le débat, complexe à souhait, sur le génie génétique, défiait toute simplification.

    — Comment avez-vous travaillé ?

    — En petite équipe de trois, pour la première partie qui relève de l' « exposition » des faits, des enjeux, des débats, des alliances et revirements. Puis, pour la partie plus « théâtrale » du plénum, avec six caméras en mouvement dans l'assemblée. Mon atout majeur, par rapport à une équipe de télévision, c'est que je pouvais travailler avec le temps, et c'est d'ailleurs un autre de mes principes. Une complicité s'est donc tissée avec mes « acteurs » que j'ai fini par tous tutoyer, sauf Jacques Neirynck, d'octobre 2001 à juillet 2002. Le défi représenté par la situation elle-même, avec l'interdiction qui m'était faite d'entrer dans la salle des débats, tenait à réaliser un film entier sur le principe du hors-champ, à part les séquences finales. Encore heureux que, dans ce Palais fédéral baigné par une pénombre assez sinistre, le couloir de nos rencontres ait été éclairé par des verrières zénithales.

    — Vos « acteurs » ont-ils vu le film achevé, et comment ont-ils réagi ?

    — Ils l'ont visionné ensemble et, à part les réactions classiques du genre « untel joue mieux que moi ... », entre autres coquetteries, ils ont tous admis que c'est en effet « comme ça que ça se passe »...



    Au théâtre du réel

    On pourrait voir Le génie helvétique comme une pièce de théâtre en deux actes, dont le premier s'intitulerait « Confidences derrière la porte » et le second « Pour la galerie ». Cependant, même si les cinq parlementaires assumant ici les premiers rôles représentent de véritables personnages, avec leurs traits bien marqués, leur discours typé, leurs tics particuliers et leur charme commun, c'est dans la matière et le mouvement imprévisible de la vie que les saisit Jean-Stéphane Bron, sans oublier un instant le propos de son film, lié aux enjeux de la procédure politique, laquelle nous renvoie à la case « réel ».


    La description de la « comédie » politique marque une véritable progression dramatique, correspondant à l'enchaînement des exposés, débats, manœuvres et votes successifs. Les diverses positions, de la gauche à la droite, sont immédiatement incarnées, de Maya la jeune paysanne écolo à Randegger le radical zurichois « roulant » pour l'industrie, en passant par Sepp l'UDC agriculteur, très partagé entre les principes de son parti et sa sensibilité terrienne, ou le professeur Neirynck, humaniste PDC plutôt favorable à la recherche scientifique, mais non sans nuances.


    Entre sourires roués et «vannes » lancées au passage, regards qui en disent long et conciliabules en catimini, nous voyons se faire et se défaire les alliances, avec un crescendo montant jusqu'au vote à couteaux tirés, préludant au débat final en assemblée plénière où, à grands effets de manches, les uns et les autres montent au créneau, tel le radical Claude Frey réduisant à rien le travail de la commission: « C'est n'importe quoi !»
    Omniprésents, l'œil et l'oreille ultrasensibles du témoin extérieur enregistrent tout de ce jeu démocratique plein d'aléas, à la fois cordial et tendu, avec ses composantes humaines (les protagonistes sont également approchés dans leur jardin privé) et ses règles plus froides, ses ruses, sa bonne et sa mauvaise foi bien partagées. Plus que du reportage, c'est ici du cinéma-confidence et du cinéma-vérité, réordonné par un montage aussi vivant que signifiant.

    Cinéma et politique en Suisse

    « Travailler à la manière ascétique de Richard Dindo me semble intenable aujourd'hui », remarque Jean-Stéphane Bron, tout en rendant hommage au maître dont il a vu tous les films, à commencer par L'Exécution du traître à la patrie Ernst S. , remontant à 1977 et faisant date dans l'histoire du cinéma helvétique, autant que les Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg.

    "Plus que la position critique de Dindo ou de Meienberg, c'est plutôt la manière, très idéologisée dans les années 60-70, dans la mouvance marxiste, qui paraît aujourd'hui dépassée, comme aussi le rapport avec le public.
    « Notre génération a intégré la télévision, remarque encore Bron, et nous devons aller plus vers le public. »
    Cela étant, la position du réalisateur du Génie helvétique ne marque pas pour autant une rupture par rapport au cinéma en phase avec la réalité sociale ou politique du pays. Il n'est que de rappeler les films réalisés par Henry Brandt à l'enseigne de l'Exposition nationale, en 1964, ou, à la même époque, le reportage social consacré par Alain Tanner aux Apprentis, pour relier son travail à celui de ses prédécesseurs.

    Autre exemple plus récent et plus proche à citer: celui du réalisateur lausannois quinquagénaire Frédéric Gonseth, issu lui aussi des milieux d'extrême-gauche, et dont le travail pourrait illustrer l'évolution d'un cinéma qu'on pourrait dire de « dénonciation », à une façon moins dogmatique de témoigner, plus en phase avec la complexité humaine. La plus belle preuve en est, après son très poignant reportage sur les séquelles du stalinisme en Ukraine et le sort tragique des prisonniers de guerre soviétiques, le documentaire intitulé Mission en enfer où l'on découvre une page occultée de notre histoire, impliquant la Croix-Rouge et nos plus hautes autorités politiques, qui laissèrent des centaines de médecins et d'infirmières tomber dans le piège de l'armée allemande.

    Reste à recentrer le débat sur la question de fond: savoir si l'affranchissement des carcans idéologiques va de pair avec une ressaisie réellement créatrice et novatrice de la réalité humaine, par-delà tout ancrage suisse — avec la fiction en point de mire

    Le nouveau film de Jean-Stéphane Bron, Mon frère se marie, marquant son passage à la fiction, avec Jean-Luc Bideau (grand retour d'un acteur ici magnifique) et Aurore Clément (formidable elle aussi dans cette histoire de famille à la fois comique et très émouvante),  sera projeté sur la Piazza Grande de Locarno le 8 août 2006.

  • Dantec au décollage

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    Lecture de Grande Jonction (1)

    Alors qu’était annoncé le troisième volume du Théâtre des opérations, journal de Maurice G. Dantec, c’est un nouveau monstre romanesque de 774 pages qui nous arrive ces jours, constituant la suite explicite de Cosmos incorporated, sous le titre de Grande Jonction.
    Les 100 premières pages en sont d’une beauté astringente dans le genre destroy, qui s’ouvrent sur une note rock avec l’apparition de l’espèce d’ange que représente l’un des derniers humains à survivre, jeune guitariste jouant The Jean Genie de David Bowie par manière de première envolée et dont on apprend aussitôt qu’il est doté de la Main qui Guérit. Du coup on pressent la destinée d’exception de ce jeune garçon « vieux d’au moins deux millénaires » (suivez le regard du scribe-apôtre), annonciatrice de probables miracles alors que, douze ans après l’autodestruction de la Métastructure, et le début de la chute de l’UniMonde Humain, contaminé par lui-même sous la forme d’une maladie des machines évidemment redoutable pour les humains bourrés d’implants, tout semble voué au Mal. Dans la foulée, il faut rappeler l’exergue de la première partie du roman, Après la machine la Chute de l'Empire Humain, empruntée au penseur ultramontain Joseph de Maistre : « Le Mal n’a rien de commun avec l’existence, il ne peut créer, puisque sa force est purement négative : le Mal est le schisme de l’être ; il n’est pas vrai ».
    Or c’est un mal définitif, pour l’espèce, qui se prépare à Junkville et environs où nous nous retrouvons, avec la machinisation terminale du langage qui va détruire le reste d’humanité des survivants en les transformant en modems crachotant des formules binaires…
    Le roman commence, après la présentation de l’enfant-homme Gabriel Link de Nova, par une première approche des funestes événements à venir sous les points de vue variés de deux personnages immunisés, liés au jeune « élu », à savoir Youri McCoy, « prédateur d’instinct » dans la vingtaine efficace, et Chrysler Campbell son compère quadra, engagé dans les même combat contre « la chose ». A ceux-là s’ajoute encore Pluto Saint-Clair, autre trafiquant « positif » qui a cela de bien particulier qu’il s’occupe de livres…
    Ce début assez statique, très « pictural », qui vise à rappeler ce qu’est devenu le monde de Grande Jonction et de toutes la région constituant naguère le lieu d’embarquement pour la terre promise de l’Anneau orbital à partir de l’ultime cosmodrome en fonction ( actuellement désaffecté), est marqué par la scène de la mort « absolue » d’un quidam anéanti par « la chose ».
    Réellement saisissante : la vision du « corps » qui se vide « à vue » de tous les codes qui font de lui une machine pensante et un « esprit », voire une « âme », une « personne » à nulle autre pareille, n’est-ce pas…
    Bref, ce qu'il reste du Vatican est déjà impliqué dans l’action, et la grande machine du conteur déjanté super-réac ronfle puissamment dans l’air salement pourri. Autant dire que ça promet…
    A paraître le 24 août chez Albin Michel