A propos de L’Homme seul de Claude Frochaux
A en croire Claude Frochaux, la création artistique et littéraire occidentale se trouverait, depuis 1960, vouée à un inexorable déclin. Cette thèse marquait la conclusion du monumental (et passionnant) essai intitulé L’Homme seul (L’Age d’Homme, 1997, réédité en Poche Suisse), et Frochaux l’a resservie sur le site internet du Culturactif suisse. «Jamais, écrit-il, la culture ne s’est aussi bien portée. Et jamais, la création aussi mal.»
Ce déficit, selon Frochaux, ne serait pas assimilable à un simple fléchissement mais procéderait d’une rupture radicale, liée elle-même au changement profond du rapport qu’entretient l’homme avec la nature. Jusque dans les années 60, à en croire Frochaux, l’homme se serait trouvé essentiellement dans la situation d’un conquérant assujetissant la nature, de l’Himalaya à la Lune en passant par le gène et la particule. Durant toute cette période, la fonction de l’art aurait été de «marquer, par le renouvellement des formes, le changement réel, matériel, économique, social, dû au progrès, à l’aménagement nouveau, à la productivité nouvelle», ensuite de quoi tout aurait changé.
«L’art est devenu gratuit, écrit Frochaux. Ce n’est pas qu’il soit devenu mauvais, mais il est sans fondement, sans raison d’être, il tourne à vide. Il est là et pourrait ne pas y être».
Et la raison profonde de cela ? C’est que la nature serait conquise, les dieux «réduits», le sacré évacué du monde où l’homme se retrouverait désormais seul à jamais.
Ce qui aurait radicalement changé, selon Frochaux, c’est qu’autrefois l’art servait à quelque chose (notamment «à établir des repères, à remodeler le monde, à lui redessiner ses contours») sans que l’homme ne s’en avise même, tandis que le quidam d’aujourd’hui, persuadé d’avoir définitivement maîtrisé la nature, ne pourrait plus survivre que dans le désenchantement.
Et Claude Frochaux de proclamer que la fête est finie. Et d’affirmer que, d’une génération à l’autre, la descente des marches est inexorable. Et de retirer l’échelle derrière lui en affirmant que «l’opération arts et lettres, pour l’essentiel, est terminée».
Si vous objectez que les faits démentent ces affirmations: que jamais, de fait, on n’aura vu une société se réclamer, autant que la nôtre, de la créativité, Claude Frochaux, lui, n’y trouve qu’illusion.
Or ne faut-il voir, dans ces observations, que simplifications ou généralisations abusives de vieux schnock désabusé ? N’est-il pas vrai par exemple, en ce qui concerne la seule littérature française, que la fabuleuse pléiade d’écrivains déployée de Proust à Julien Gracq est sans équivalent après la mort de Sartre et d’Aragon ? N’est-il pas avéré, aussi, qu’une partie de l’art contemporain n’est plus qu’ornement ou que gadget ? Et n’est-il pas juste de penser que l’agitation hyperfestive et le tout-culturel masquent souvent le vide et l’indigence ?
Ces constats doivent être faits, mais comment ne pas voir, aussi , tout ce qui s’est accompli de vif et de neuf depuis les années 60, brassant le vieux fonds occidental et le renouvelant avec de multiples apports d’autres cultures ?
Pour ne citer que quelques exemples liés à la seule littérature, rappelons que notre compréhension du monde, après 1960, a été constamment enrichie par des auteurs tout à fait comparables à ceux d’époques antérieures, de Friedrich Dürrenmatt à Soljenitsyne ou de Thomas Bernhard à Milan Kundera, d’Alexandre Zinoviev (révélé par l’Age d’Homme...) à Günter Grass, de Doris Lessing à Lobo Antunes, d’Ismaïl Kadaré à Garcia Marquez ou à Marguerite Yourcenar, sans parler d’une kyrielle d’Anglo-Saxons toniques au possible, de Raymond Carver ou Philip Roth à Joseph O’Connor (né en 1963), ou de Charles Bukowski à Bret Easton Ellis (né en 1964), entre tant d’autres...
Or, faire table rase de ces auteurs (sans parler de tous les vrais artistes contemporains) ne revient-il pas, finalement, à l’abdication devant l’abêtissement général et le cynisme utilitaire ? N’est-ce pas consentir à la mort spirituelle que de prétendre que les nouvelles générations n’ont plus rien à dire ni à faire ?
Claude Frochaux vient de publier une suite à L’Homme seul, intitulée Regard sur le monde d’aujourd’hui, à L’Age d’Homme. J’y reviendrai sous peu.