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  • Pour tout dire (12)

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    À propos de ce qu'on appelle la poésie. Du noir irradiant de lumière des poèmes d'Agota Kristof. Que le TOUT DIRE de la poésie exclut à la fois le formalisme cloué et le n’importe quoi.

    À quoi rime la poésie ? Que diable vient faire un poème dans le monde actuel ? Combien étaient-ils au Salon du livre de Florence en avril 1300 pour faire signer leur exemplaire de la Commedia à l'arrogant Alighieri ? Peut-on se fier à la traduction en chinois des poèmes de Mallarmé qui ont déjà pâti d'une nouvelle version en français commercial ? Et que dire de la version en français non commercial de Szögek d'Agota Kristof, éditée chez Zoé sous le titre lapidaire de Clous et la tutelle de Marlyse Pietri, fondatrice et ancienne patronne de la maison genevoise où parut déjà L'Analphabète, et qui raconte comment ces poèmes lui ont été transmis.


    3092940312.jpgTelles sont les questions que j'ai (re)commencé de me poser en lisant L'instant, poème traduit du polonais d'Adam Zagajewski, avec ces mots qui me parlent dans une langue par delà les langues qui relève, précisément, de la poésie.

    L’instant


    Dans une église romane, les pierres rondes
    qui moulurent tant de prières,
    tant de générations, se taisaient humblement
    et les ombres sommeillaient dans l’abside
    telles des chauves-souris dans les fourrures de l’hiver.
    Nous sortîmes. Un pâle soleil luisait,
    une petite musique bourdonnait faiblement
    d’une des voitures, deux geais
    regardaient attentivement les humains, nous,
    dans l’air flottaient les fils soyeux de la nostalgie.
    Que le moment présent est audacieux,
    il se permet une existence insouciante
    à même les flancs de ce vieux temple
    déjà tellement fatigué,
    et en attente des millions d’années à venir,
    des guerres futures, des ères géologiques,
    des armistices, des congrès, des changements de climats -
    cet instant – qu’est-il ? – À peine
    un moustique, une petite mouche, une poussière, une fraction de respiration,
    et pourtant il a tout envahi,
    il a gagné le cœur des herbes craintives,
    il vit dans les tiges et dans les gènes
    et dans la prunelle de nos yeux.
    Cet instant, mortel comme toi et moi,
    était plein d’une joie incompréhensible, folle,
    infinie, comme s’il savait
    quelque chose que nous ignorons.


    Tout de suite après cet aperçu d'un instant qui n'en finit pas de luire comme l’or du brin de paille de Verlaine, je lis les vers du premier poème du recueil posthume d'Agota Kristof, intitulé Nincs miért járdát cserélni, ce que Maria Maïlat a traduit par Aucune raison de changer de trottoir, et dont les vers en langue française donnent ceci:


    Aucune raison de changer de trottoir
    Dans le crépuscule perdant son équilibre
    un oiseau libre s’envole de travers
    sur la terre il n’y a que des semailles
    silence indicible
    et insupportable
    attente
    Hier tout était plus beau
    la musique dans les arbres
    le vent dans mes cheveux
    et dans tes mains tendues
    le soleil
    Maintenant il neige sur mes paupières
    mon corps
    est lourd comme le rocher
    mais aucune raison de changer de trottoir
    et aucune raison de
    s’en aller dans les montagnes


    10806404_762750983792425_915090614535016601_n.jpgL'oiseau qui vole de travers est un motif récurrent dans les poèmes d'Agota Kristof, dont le plus saisissant s'intitule précisément L'oiseau, ce qui se dit en hongrois A madár, et qu’on peut citer en entremêlant les deux versions :


    A Madár
    L’oiseau

    Súlyos nagy madár voltam és neha
    Je fus un grand oiseau lourd et parfois
    ráismertem a városokra
    je reconnaissais les villes
    ahol már jártam egyszer
    que j’avais traversées jadis
    különösen a hidakat szerettem
    j’aimais surtout les ponts
    és a kerteket ahol este
    et les jardins où le soir
    nyáron tánkosok lebegnek
    en été les danseurs flottaient
    a lámpak alatt
    sous les réverbères
    féltek mikor árnyékom rájuk esett
    ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux
    en is féltem mikor a bombák hulltak
    moi aussi j’avais peur quand les bombes pleuvaient
    mesze repültem s mikor csönd lett
    je m’envolais loin et lorsque le silence régnait
    visszajöttem hoszasan lebegni
    je revenais planer longtemps
    a gödrök és halottak fölött
    au-dessus des fosses et des morts
    szerettem a halált
    j’aimais la mort
    szerettem játszani a halállal
    j’aimais jouer avec la mort
    a sötet hegyek fölött néha
    au-dessus des sombres montagnes parfois
    összecsuktam a szárnyam és mint a kõ
    je refermais mes ailes et telle une pierre
    lezuhantam egy szakadékba
    je me laissais tomber dans l’abîme
    de sohasem egészen sohasem egészen mélyre
    mais jamais jusqu’au bout jamais jusqu’au plus profond
    még feltem
    pour l’heure j’avais peur
    meg csak a mások halálát szerettem
    pour l’heure j’aimais la mort des autres
    és nem az enyémet
    et pas la mienne
    az én halálomat csak késõbb szerettem meg
    ma mort je l’ai aimée plus tard
    sokkal késõbb
    beaucoup plus tard
    mikor már fáradt voltam és éehes és szomorú
    lorsque j’étais déjà fatigué et affamé et triste
    mikor már semmitöl sem féltem
    lorsque je n’avais plus peur de rien
    csak nésztem a köveket és a ködös
    je ne regardais que les pierres et les brumes
    dans szakadékot
    les abîmes
    és a szárnyaim öszecsukódtak
    et mes ailes se sont refermées.


    Le thème du paradis perdu (Lost paradise, etc.) est un poncif de la poésie universelle, mais le TOUT DIRE de celle-ci se distingue par sa façon d'accommoder les lieux communs au dam de tout langage commercial - le trouvère trouve et fait ainsi la pige à la cheffe de projet et à son boss formaté au M.l.T. Ce qui, soit dit en passant, n'exclut aucunement la poésie des bureaux.


    L'oiseau boiteux d'Agota Kristof n'est pas là juste pour figurer la blessure ou la tristesse: il relie l'herbe du ciel et la suie des villes où des femmes et des hommes se cherchent et se perdent et croient se retrouver alors que c'est déjà l'automne auquel il n'est pas exclu que succède un hiver nucléaire - mais la poésie n'est jamais tout à fait explicite en de tels termes.

    Les larmes versées, autant que les larmes retenues, ont inspiré de plus ou moins bons poèmes, mais la tristesse ne purifie pas sur commande, ni n’est garante de poésie.

    Me reviennent, à ce propos, ces vers de Vladimir Holan, tiré du recueil Douleur :

     

    Larme

     

    Il n’y a pas de larme humaine

    qui ne coulerait en même temps

    sur le visage de la Vierge Marie.

     

    Il n’y a pas de larme humaine

    Que n’aurait pleurée en même temps

    L’ange gardien.

     

    Mais il n’y a pas non plus de larme humaine

    Qu’au même instant tu ne trouverais dans les yeux du serpent.

     

    Je lis maintenant ces deux vers d’Agota Kristof :

     

    « Le ciel n’est qu’un immense

    chagrin bleu »,

    comme sertis dans le poème intitulé Berceuse, et l’ensemble du poème en acquiert une sorte de densité musicale particulière faite de peine et de joie mêlées, qui donne raison à Maria Maïlat quand elle affirme que « chaque poème libère une source d’air et de lumière ».

    L’échappée ne se fera pas ainsi par le contrepoint de berceuses illusions, avec les mots consolateurs qui rassurent, mais c’est de la douleur même qu’émanent cet air et cette lumière :

     

    Berceuse

     

    Fais ton lit et couche-toi

    et regarde par la fenêtre

    comment frandissent au-dehors

    ce printemps et la tristesse

    le ciel n’est qu’un immense

    chagrin bleu

    et les arbres éclatent des sanglots

    à chaque éclosion de fleurs.

    Toi, ne pleure pas, enlève tes habits

    Enlève ta vie,

    Elance-toi nue, et réjouis-toi

    D’être seule

    aans le printemps

    dans le ciel dans les arbres

    dans la lumière

    réjouis-toi de ne pas te lever

    plus parler, plus répondre

    plus marcher.

    Ne pense pas au froid ne bouge pas

    Sur ton corps blanc

    Le soleil descendra

    Quand les maisons d’en face

    Seront démolies

    Et aussi les cheminées et

    Les antennes de la télévision.

     

    Que pèse la douleur en poésie ? Ou plus exactement, que pèse la poésie devant la souffrance des hommes ? Le philosophe allemand Theodor Adorno a écrit ceci, dont on a fait un usage souvent réducteur, mais il l’a bel et bien écrit : «Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ».

    Avec le recul, et après les multiples nuances apportées à cette « interdiction » de la poésie par Adorno, la réflexion sur le rôle et la valeur de la poésie face à la barbarie, autant que celui de l’art, est à reprendre plus sereinement dans la foulée de l’Esthétique hégélienne, etc.

    Pour ma part, j’ai toujours préféré la compagnie des poètes à celle des philosophes, exception faite des penseurs qui sont à la fois artistes et poètes, et voici pourquoi je relis ce soir cet autre poème de Vladimir Holan tiré de Douleur :

     

    À l’aube 

    Oui, c’est déjà l’aube… Un linge sale

    sur le corps lavé d’une belle…

    Toucher, ah seulement toucher,

    mais de rien déjà plus même le rêve !

    Toi aussi c’est en vain là-bas que tu t’efforces de haut en haut,

    Car qui est descendu dans la poésie,

    Jamais il n’en ressortira…

     


    thumb-large_kristof_140x210_109.jpgJ'ai maintenant devant moi deux poèmes d'Agota Kristof, Clous et Émigrants, en m'apercevant pour la première fois qu'elle a un piercing cruciforme dans son nom, qui évoque le Christ. Or le titre du recueil, Szögek, signifie Clous ? Mais lesquels ? De la croix, du cercueil ou de la vie qui nous traverse ?
    Je lis alors la traduction de la fin du poème, sans majuscules ni ponctuation:


    clous émoussés et pointus
    ferment les portes clouent les barreaux
    aux fenêtres de long en large
    ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit
    la mort


    Au début de La mort d'un père, Karl Ove Knausgaard parle de notre façon de planquer « la mort » sous le tapis. De cet effort contemporain de ne pas voir ce qui est ou de le maquiller découle une série américaine hyper-vivante au titre de Six feet under, et l'autobiographie de Knausgaard est elle aussi hyper-vivante, de même que la poésie d'Agota Kristof dit la vie, fût-ce avec une arêtes dans la gorge et une croix au mur comme dans le bureau de celle qui écrit, au début de Clous :


    au-dessus des maisons et des vies
    un léger brouillard gris
    avec mes yeux pleins de feuilles
    à venir dans les arbres
    j'attendais l'été
    j'aimais par-dessus tout
    dans l'été la blanche
    la chaude poussière
    insectes et grenouilles s'y noyaient
    quand la pluie ne tombait pas
    pendant des semaines


    Ce monde est très mal foutu, où l’estivale langueur signifie en même temps la mort par noyade des « insectes et grenouilles », et cela aussi le TOUT DIRE de la poésie l'exprime, qui n'appartient pas qu'aux spécialistes diplômés ès rhétorique.

    De quoi parle-t-on ? Y a-t-il beaucoup de poèmes peints dans un musée comme le Kunstmuseum de Vienne ? Thomas Bernhard, dans sa démolition constructive de Maîtres anciens, n'allait y voir qu'un portrait de vieil homme du Tintoret, et pour ma part j'y suis retourné plusieurs fois pour une seule petite vierge et son âne peinte par un artiste rhénan inconnu de je ne sais plus quel siècle.
    Pareil pour les anthologies poétiques, où s'entend un formidable arrière-bruit de machines à coudres avec force alexandrins à douze pattes et force fortiches hémistiches ou autres pentamètre ïambiques, mais dans ce monceau de words words words filtrent parfois quelques mots parfois même arrangés à la diable (au regard sourcilleux du Spécialiste) et cela donne Szögek d'Agota Kristof ou Émigrants, entre soixante-six autre autres morceaux.


    À l'hiver 1956 j'avais neuf ans, le soir de cette année terrible nous écoutions à la radio les nouvelles de Budapest et plus tard les enfants de réfugiés se sont pointés dans nos préaux avec leurs habits gris. Je me le rappelle à l’instant en lisant Émigrants d’Agota Kristof :


    en apesanteur vous marchez sur des routes droites
    qui ne mènent nulle part
    nous nous sourions comme les amoureux à leurs débuts
    pensifs vous me regardez les maisons et les jardins
    ne laissent aucune trace sur vous semblables aux nuages
    vous filez par-dessus les clochers et les montagnes
    vos pieds sans racine ne se blessent pas
    de très loin vous regardez vos douleurs
    sans âme arrachées de vous
    demain est déjà derrière vous nos mille espoirs
    en larmes nous font signe embrassons-nous vite
    de vos lèvres immobiles quelle triste
    fumée monte de ces chansons mortes
    au bord de la route les arbres blancs bruissent et
    vous nous disiez au revoir de vos mains ternes
    pendant que vous disparaissiez dans la course d’un train matinal
    étourdis par le claquement des roues

    La poésie peut être politique, de Dante à Mahmoud Darwich, ou bien amoureuse, élégiaque, savante voire ésotérique, ou fantaisiste ou cour de récré genre Prévert, ou fleur de cimetière quand Brassens chante Pensées des morts de Lamartine, mais son TOUT DIRE exclut à mes yeux les clous du tout-formel autant que du n'importe quoi.
    La poésie n'est pas n'importe quoi. L'idiotie nivellatrice contemporaine fait d'un coucher de soleil tatoué sur l'épaule d'une bimbo l'équivalent d'un poème de Rimbaud reproduit sur un mur de couloir de métro, alors que les mots de la vraie poésie (ce poème d’Illuminations recopié par une main fervente et précise) exclut le cliché ou en transforme le plomb en or.
    Le TOUT DIRE de la poésie procède forcément d'une traduction. Celle des poèmes d’Agota Kristof par Maria Maïlat rend la sourde musique, dure et douce à la fois, tantôt par le tranchant des mots cloués et tantôt par la fluidité bleue qui voit filer les nuages blancs entre les barreaux...
    Charles-Albert Cingria écrivait ceci à propos de la poésie de Pétrarque : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini »…


    Agota Kristof. Clous. Poèmes hongrois et français, traduit par Maria Maïlat.Editions Zoé, 2016, 197p.

    Adam Zagajewski. Mystique pour débutants et autres poèmes. Traduit du polonais par Maya Wodecka et Michel Chandeigne. Fayard/Poésie, 1999.

    Vladimir Holan. Douleur. Pierre Jean Oswald, 1967, 129p.


    Karl Ove Knausgaard. La mort d’un père. Denoël/Folio, 2016, 538p.

  • La boîte à outils de Dantzig n’est (très) utile qu’à l’inutile…

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    Après son mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, prodige de lecture sensible frottée de poésie, mais aussi de mille propos personnels piquants, bienvenus, impertinents voire exaspérants de mauvaise foi, l’écrivain, en poète plutôt qu’en théoricien, nous propose un nouvel inventaire, pléthorique et atypique,  de la réalité transformée par la Littérature.

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    C’est d’abord une question de langage, vu que le mot a un double sens évoquant la polysémie des mots-valises, lesquels mériteraient eux aussi une théorie de théories à la Dantzig. On a bien lu : théorie de théories et non théorie DES théories, étant établi que la théorie, complot de l’intellect humain, désigne aussi son dénombrement. Il y a  de fait, au monde, plein de théories comme il y a, sur terre, une théorie d’humains dont certains sont de véritables théories sur pattes.

    J’en connais un qui est le parangon du genre, en la personne de l’écrivain ex-libraire et ex-éditeur à L’Âge d’Homme Claude Frochaux, auteur du formidable maelstrom théorique de L’Homme seul et qui théorisait déjà à plein régime dans sa petite librairie d’anar du vieux quartier de Lausanne, il y a de ça plus de cinquante ans.

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    Or notre ami Claude  me soutenait une fois de plus, l’autre jour, comme nous évoquions l’évident déclin de la littérature actuelle de langue française par rapport à celle de la première moitié du XXe siècle, que l’année 1960 marquait un tournant, pour les créateurs contemporains, écrivains et artistes, au-delà duquel les natifs de millésimes ultérieurs n’avaient plus guère de chance d’égaler leurs aînés...

    Point d’écrivain remarquable né en 1970, en 1975, en 1980 voire en 1990 ? Hélas non selon la théorie de Frochaux. Et Charles Dantzig n’y échapperait même pas, puisqu’il est né en 1961…

    Pour ma part, je ne crois pas un instant à la validité de cette théorie, et pourtant elle me dit quelque chose, et d’abord sur Frochaux lui-même, raisonnant comme pas mal de gens de sa génération d’accord pour répéter «après nous le déluge», estimant que la Grand Culture Occidentale a pris fin avec les années 60-70 correspondant à leur propre jeunesse,  sans regarder vraiment ce qui s’est fait après eux ; et ensuite pour ce que représente la notion même de théorie, et plus encore la notion de réalité augmentée dont parle la Littérature depuis des siècles, et probablement pour d’autres siècles à venir,  dont Charles Dantzig scrute les mille facettes avec une fantaisie imaginative qui fait la pige à la théorie de Frochaux et de ses semblables fossoyeurs. Rappel à l'appui: quand on demandait à Soljenitsyne ce qu’il pensait de la mort du roman, il répondait que le «roman», sous quelque forme que ce soit,  vivrait tant que l’homme vivrait…

     Comme un immense inventaire sensible

    Je suis revenu à Charles Dantzig après deux ou trois ans d’éloignement voire de rejet. Après son éblouissant Dictionnaire égoïste de la littérature française, le volume suivant, intitulé Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale, m’avait déçu. Le premier m’avait parfois agacé par ses faiblesses occasionnelles de jugement, ses exécutions sommaires (notamment de Céline) et ses appréciations superficielles voire débiles, mais c’était peu de chose par comparaison avec le deuxième opus accumulant les énormités sur Dostoïevski, Hemingway, Dante ou Ezra Pound, entre tant d’autres, assez insupportable aussi par la morgue narcissique et le ton crâne et désinvolte de l’auteur.

    Cependant, me suis-je aussi dit, la lecture de Dantzig est si multiple qu’il y a aussi du bon dans ses pires pages, et puis il évolue (comme nous toutes et nous tous) et bonifie à ce qu’il me semble, comme je l’ai remarqué, par la suite dans son ébouriffante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien et, plus récemment, dans son Traité des gestes.

    Je me rappelle ce que me disait Patricia Highsmith de Simenon, qu’elle respectait d’abord pour son humble assiduité au travail. Et c’est ce que je dirai aussi de Dantzig: qu’il travaille et que, bien au-delà de ce que le labeur peut avoir de seulement laborieux, son travail relève de l’envol du savoir et de l’hypersensibilité poreuse, puis du crawl joyeux d’un poisson-volant littéraire en haute altitude poétique – cette image un peu kitsch me venant d’une autre relecture récente, de la Lettre aux hirondelles et à moi-même du génial Ramón Gómez de La Serna, auquel Dantzig s’apparente à mes yeux de lecteur-abeille faisant miel d’un peu tout.

    Or reprenant ces jours la lecture de Théories de théories, qui m’a d’abord agacé, je me suis surpris à m’y intéresser de plus en plus, malgré de nombreux désaccords relevant de l’opinion ou du goût, puis y trouvant de plus en plus de points de rencontre et me réjouissant même de n’être pas d’accord avec l’auteur.

    Dès l’introduction de Théories de théories, Dantzig rappelle donc le double sens du mot, et le lecteur fera, dans la foulée, la distinction entre théorie et système (la première n’aboutissant pas forcément au second), théorie et idéologie, théorie et opinion, théorie et discours ou conversation, théorie et argumentation ou prédication, le livre modulant bel et bien, et sur tous les tons, les multiples aspects et acceptions de ce prodigieux produit de l’imagination humaine, dans une perspective poétique immédiatement balisée par les titres des diverses sections de l’ouvrage, à savoir : Fluide, Satin, Girouette, Trompette, Griffe, Fouet, Fers, Bouche, Miroir, Coffre, Caresse, Ivresse, Baume - chacun de ces titres n’ayant (presque) aucun rapport logique ou «évident» avec les théories qu’il regroupe, qui sont d’ailleurs des variations «musicales»  sur des motifs thématique plus que des théories.

    Ainsi des sections Trompette (théories de la barbe, des excentriques, des grandes vieilles actrices de théâtre ou des gens), de Fers (théories de la brutalité visuelle, des placards, du confinement ou théorie d’instructions aux enfants), et, pour le détail – le détail étant ce qui compte le plus chez Dantzig – dans Satin, la théorie des  666 fenêtres donnant sur les fantasmes érotiques de l’amateur de mecs décoratifs,  la théorie de l’homme qui aimait la lune dans la section Girouette, ou bien encore une splendide évocation de la peinture de Francis Bacon, un autre succulent morceau avec la théorie du second Gatsby, des coups de canif aux salauds (Griffe) et, dans la section Caresse, de superbes développements sur le génie, la nécessaire folie de l’écrivain ou l’amusement en art qu’on retrouve chez Manet (son dieu pictural), Balzac, Shakespeare ou Oscar Wilde évidemment, etc.

    Je m’étais dit un jour que, finalement, Charles Dantzig serait sauvé par la poésie ou par la galaxie littéraire anglo-saxonne, et je vois ici que cela s’avère un max

    Quand le grand art s’amuse…

    Il y a de nombreux personnages en colocation dans la maison Dantzig, et sa théorie du moi (dans la section Miroir) n’est éclairante qu’en mince partie alors que l’autoportrait se trouve réfracté par le livre entier à travers les adhésions et les rejets de l’écrivain qui ne cesse de déborder à tout moment et partout comme un fleuve follet, à la fois gamin (Théories TOTO) et sûrement homme blessé à l’intime, journaliste et philologue, moraliste et fantaisiste, pratiquant l’esprit de finesse ou piétinant plus lourdement dans l’argument, érudit sourcilleux et chantre folâtre de l'inutile ou militant LGBT plus convenu - mais ses contradictions nous l’attachent finalement  à proportion de son originalité revendiquée et réelle.

    Le meilleur de l’écrivain me semble dans son art de l’évocation autant que dans sa passion du détail, cocasse ou touchant, et sa façon de tout classer sur ses rayons comme des pots de confitures, et de les étiqueter avec des formules, des aphorismes, des éléments de jugements parfois réducteurs et parfois irrésistibles de drôlerie, dans la filiation du Journal de Jules Renard, des maximes de La Rochefoucauld ou des pensées  cyniquement lucides de Chamfort. 

    Dans ma dernière chronique, j’ai parlé du foisonnant «rastro» d’Antonio Muños Molina, autre inventaire de la ville-monde qui rappelle la brocante merveilleuse (tel étant le sens du mot espagnol rastro, titre d’ailleurs d’un livre de Ramón Gómez de La Serna ) où grappille l’auteur du Promeneur solitaire dans la foule.

    Quoique plus proche de Voltaire que de Rousseau, Charles Dantzig, meilleur poète en prose qu’en vers (un peu comme Rimbaud, dont il dit la même chose…), partage enfin, avec un Philippe Sollers (avec le même suffisance française de baron des lettres et de l’édition, en tout cas pour la galerie) un réel amour de la Littérature et du Grand Jeu à laquelle notre enfance prolongée est conviée, aujourd’hui plus que jamais et, théoriquement, «pour toujours»…

    Charles Dantzig. Théories de théories. Grasset, 406p.

    Claude Frochaux. L’Homme seul. L’Âge d’Homme, 1996, 336p. réédité dans la collection Poche suisse.

  • Pour tout dire (11)

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    À propos du déballage informe auquel se réduirait, selon d’aucuns, l’entreprise autobiographique de Karl Ove Knausgaard. Du tour péremptoire, académique ou superficiel, d’une certaine critique parisienne. Comment la recherche du TOUT DIRE d’un Proust, d’un Joyce, d’une Céline, d’un Thomas Bernhard ou d’un Knausgaard entre en consonance ou en rupture avec chaque époque.

    Il est curieux de constater, un siècle après Joyce et Proust, à quel point l'on reste figé, notamment dans la culture française à la fois hyper-littéraire et hyper-centralisée autour du bulbe de l'Académie, dans les formes reçues de ce qu'on croit la bienséance littéraire.
    Je n'ai lu jusque là que les 450 premières pages de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, mais cela me suffit pour apprécier le mal- fondé de jugements expéditifs portés par deux journalistes littéraires français sur la composition de ce livre, plus ou moins assimilé à un foutoir.

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    Dans le chapeau d'un reportage-entretien par ailleurs chaleureux et enthousiaste, paru en octobre 2014 dans le Nouvel Observateur, David Caviglioli qualifiait l'écriture de Knausgaard en des termes qui me semblent inacceptables. Tout en saluant une « prodigieuse autobiographie », le texte de celle-ci était comparé « à un blog de 3000 pages, sans aucune forme de reconstruction littéraire, mal écrit, plein de clichés à deux sous et de digressions qui ne mènent nulle part ». Après d’autre réserves non moins rédhibitoires sur l’absence de style ( ?), le manque de tension narrative (??), et l’absence de couleur et de chair (???), l’acrobate trouvait à conclure que “Mon combat est un chef-d’oeuvre inexplicable, magnétique et hypnotisant, même quand il est ennuyeux ».

    Caviglioli avait sans doute raison de relever l'effet quasi hypnotique produit par la lecture du prétendu « Proust norvégien », comme il en va aussi de la prose proustienne, mais prétendre que sa narration évoque la jactance des blogs, non pensée et non construite, truffée de clichés et découlant en somme du n'importe quoi, est effectivement dire n'importe quoi.

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    Les blogs n'existaient pas du temps de Marcel Proust et du génial écrivain polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, mais la tendance au Tout dire de l'un et de l'autre, bousculant les conventions narratives linéaires de leur temps, fut également fustigée par les gardiens du temple ou les funambules des gazettes de l’époque, comme le prouvent les perles (en français ou en polonais) d’un sottisier auquel d’autres innovateurs en matière de langue, tels un Céline ou un Ramuz, n’ont rien à envier.

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    Sur un ton plus condescendant que son confrère, le journaliste-écrivain- blogueur Pierre Assouline a lui aussi fait la leçon à Knausgaard, en termes à la fois plus pédants et vulgaires, parlant de son entreprise comme d’une interminable « lettre à mézigue » non sans viser, dans la foulée, tous ceux qui prennent le temps de lire vraiment et de commenter cet auteur, et même de l’aimer sans attendre le verdict des instances de consécration du président de La République des Livres.
    C’est à l’enseigne de celle-ci, blog littéraire de Pierre Assouline, qu’on retrouve ce papier sans vraie substance ni trace de « bémol » constructif, suivi de plus de 1000 commentaires sans le moindre rapport avec Knausgaard ni ce qu'en dit le Monsieur Verdurin de ce salon virtuel combien significatif de la dévastation du débat littéraire actuel par l'imbécillité bavarde sous pseudo - je ne parle pas d'Assouline, lui-même, écrivain et critique estimable en dépit de sa morgue -, mais de la meute glapissante que réunit sa « république » fantôme.


    6ee518e546eb45f75c6761f85f933e5b.jpgDans une pénétrante digression sur l'art, Knausgaard constate que l'art contemporain à changé de nature en descendant pour ainsi dire du ciel sur la terre. Proust ne disait pas autre chose à sa façon, en n'écrivant plus jamais le nom de Dieu, et Witkiewicz, dans les phénoménaux romans fourre-tout que sont L'inassouvissement et L'Adieu à l'automne, multiplie les aperçus de ce changement fondamental de paradigme qui inspire à Knausgaard, au fil d’une de ces digressions dont Caviglioli prétend qu’elles ne mènent nulle part, une belle réflexion consacrée à ce qu’est devenu l’art contemporain et a fortiori, la littérature.

     


    Ému par l’Autoportrait de Rembrandt en vieil homme (visible à la National Gallery de Londres), par Le Christ à Gethsémani de Caravage ou par telle toile de Vermeer ou tels paysages hollandais, Knausgaard, sans poser du tout au spécialiste, se demande à quoi tient le fait qu’il est touché par tel tableau et pas par cent ou mille autres, pourquoi certains artistes, certains musiciens ou certains poètes nous atteignent invisiblement en produisant des oeuvre visibles ou sensibles qui nous rappellent, avec Bach, que l’homme est « capable du ciel » ?
    Rien là-dedans d’une songerie vague frottée d’angélisme, mais une méditation sans prétention, sincère et fondée, sur la perte de quelque chose de « divin », de « solennel » de « sacré », de « beau » et de « vrai » qui a été remplacé par du rien qu’humain et du trop humain.


    Cette « métaréflexion » est venue à Knausgaard lors de la traversée en train d’un paysage urbain plutôt moche (« Wagons vides, réservoirs à gaz, usines, tout était blanc et gris, à l’ouest le soleil se couchait et ses rayons rouges flottaient dans le brouillard ») où soudain il a ressenti, en se contentant de regarder la boule rougeoyante du dernier soleil, une joie « si vive et si brusque qu’elle était impossible à distinguer de la douleur ». Et d’ajouter cela qu’on retrouve souvent dans ses observations de la vie sous toutes ses formes : « Ce que je vivais me semblait d’une importance considérable. Considérable. Lorsque ce fut terminé, le sentiment d’importance ne faiblit pas, mais soudain je n’arrivais plus à le situer : qu’est-ce qui était important exactement ? Et pourquoi ? Le train, la zone industrielle, le soleil, le brouillard ? » 12091340_10207849053011105_6171195252054709108_o.jpg
    Est-ce dans un blog vasouillard comme il y en a des millions qu’on trouve ces digressions « qui ne mènent nulle part », comme il en va de cette soudaine plongée dans l’étonnement d’être devant l’énigmatique beauté du monde cernée, ainsi que le relevait Baudelaire (autre blogueur connu...), d’un océan de platitude. Or cette « extase » profane n’est qu’un début, qui se prolonge ensuite dans une réflexion limpide et profonde sur le désenchantement de l’art contemporain, ou plus exactement sa descente dans une sorte d’immanence qui peut avoir la profonde beauté et la mélancolie, ou le tourment des œuvres de Munch, mais n’en reste pas moins refermée sur elle-même, sauf à se constituer en cathédrale de mots à la manière de Proust...

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    À en croire Maître Assouline, la pensée de Knausgaad serait plate (surtout dans ses interviews, n’est-ce pas, qui sont le vrai lieu de la profondeur comme chacun sait), mais qu’on lise donc les pages 270 à 283 de La Mort d’un père (édition de poche Folio), pour ne prendre qu’un exemple parmi beaucoup , et l’on verra comment à tout moment cet auteur décape le prêt-à-penser. « L’art, c’est maintenant un lit défait, quelques photocopieuses dans une pièce, une moto accrochée au plafond. Et l’art c’est aussi devenu le public lui-même, la façon dont il réagit, ce que les journaux en disent, et l’artiste est devenu quelqu’un qui joue ». Dans la foulée on pourrait dire que la littérature ne se borne plus désormais au contenu des oeuvres et au « ciel » qu’elles reflétaient jadis, mais que l’écrivain est devenu lui-même « culte » pour un public qui l’adule ou le jette comme une idole ou un déchet, etc.


    Karl Ove Knausgaard n’a rien d’un gourou, d’un porteur de messages religieux ou politiques, pas plus que Proust ou Witkiewicz, Joyce ou Thomas Bernhard n’étaient des idéologues, et pourtant il y a quelque chose de « religieux » dans l’attitude commune de ces auteurs devant l’énigme du monde, jusque dans ses aspects les plus triviaux, et aussi par rapport au langage. Caviglioli et Assouline, gens de culture, se gaussent du fait que Knausgaard puisse consacrer un paragraphe entier aux détergents qu’il va utiliser pour laver la souillure de la bauge paternelle après la mort du pauvre ivrogne, et pourtant il y a quelque chose de beau, de noble, de presque sacré dans la décision du fils de nettoyer la bauge immonde pour recevoir ici même les invités de la famille après l’enterrement.

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    L'écrivain norvégien, dont Pierre Assouline a l'outrecuidance de comparer l'image à celle d'un Brad Pitt ou d'un Patrick Swayze, est-il aussi génial que Proust, Joyce ou Céline, Witkiewicz ou Thomas Bernhard ? Sûrement pas du point de vue de la fondation d’un langue ou des à-pics de la pensée, mais à vrai dire je me fiche bien de ces comparaisons de Star AC littéraire mondiale, en revanche je constate, sur ce que j’en ai lu, la remarquable porosité sensible de Karl Ove Knausgaard, qui se traduit par un récit dont le filtrage musical, les enchaînements thématique non linéaires (relevant de ce qu'on appelle l'attention flottante), les évocations alternées de la nature et de l'urbain, son effort constant de mettre de l'ordre dans le chaos de ses sentiments-sensations, relèvent bel et bien d'une mise au clair de notre obscure réalité.
    Parlant de sa propre poésie, l'écrivain néerlandais Cees Nooteboom note que, lorsque vous écrivez un journal intime, vous transcrivez ce que vous savez, alors qu'un poème ou une fiction vous révèlent ce que vous ignorez. Or le roman autobiographique de Knausgaard procède, me semble-t-il d'une démarche relevant à la fois de la composition diurne, consciente et souvent hyperréaliste, et des tâtons nocturnes de la subconscience, voire de l'inconscient. Encore faut-il, pour s’en apercevoir sans se mettre à genoux comme devant une idole, le lire aussi attentivement que lui-même lit le monde...

  • Pour tout dire (10)

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    À propos de l'impossible TOUT DIRE et de ceux qui s'y essaient de diverses façons. La sensibilité catastrophique de Proust et la transposition hypermnésique de Knausgaard.


    D'aucuns affirment que le seul amour de Marcel Proust fut sa mère, transformée en grand-mère dans la Recherche. Un biographe moyennement subtil affirme que le cher Marcel était une femme du point de vue sexuel. André Gide, lui, reprocha à Proust de faire de son chauffeur et amant Corse Agostinelli une Albertine probablement lesbienne à ses heures. Certains célèbrent le côté fiction de la Recherche. D'autres estiment que Proust n'a rien inventé, etc.


    Quant à moi je pense que tout se tient dans cet imbroglio, dont le noyau est un coeur de réacteur atomique auquel sont reliés tous les points de la circonférence personnelle et familiale, sociale et pour ainsi dire universelle de la réalité perceptible puisque l'écrivain est aussi curieux de mode féminine que d'info récente (les avatars de l'affaire Dreyfus ou la visite à Paris du tsar de toutes les Russies), des progrès de la médecine ou de la vie des salons littéraires, des bordels pour messieurs aimant les messieurs ou des goûters de femmes riches parlant stratégie militaire, de tous les parlers populaires ou du snobisme et de l'imbécilité des gens les plus en vue, etc.

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    Le TOUT DIRE de Proust peut être obscène, mais il n'est jamais vulgaire. il en va de même du TOUT DIRE de Knausgaard, qui est plus direct que celui de Proust sans être vulgaire non plus. La langue de Proust, extraordinairement artiste, parfois surchargée comme le salon de Sarah Bernhardt croulant de bimbeloterie plus ou moins exotique au milieu des plantes d'ornement vivantes ou peintes, des meubles tarabiscotés et des brûle parfums ou des oiseaux vivants ou empaillés - la phrase de Proust est fin-de-siècle comme celle de Knausgaard est début-de-siècle, par exemple quand il est avec son grand frère dans la salle d'attente des pompes funèbres (qu'il compare à celle d'un dentiste) en vue de l'enterrement de leur père, avec ce bout de dialogue qui fait court pour en dire long:


    "Pauvre papa, dis-je.

    Yngve me regarda.
    - S'il ya quelqu'un qui ne mérite pas la pitié, c'est lui.
    - Je sais, mais tu vois ce que je veux dire.
    Il ne répondit pas. D'abord grave pendant quelques secondes, le silence devint tout simplement du silence".


    Or il y a plein de silences dans La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, comme il yen a dans les sauts quantiques du temps de Proust.

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    Définir le genre d'une œuvre littéraire d'envergure est aussi délicat, parfois, que de classer une œuvre d'art. L'un des meilleurs livres de Georges Simenon, Pedigree, est un roman autant qu'une autobiographie, alors que les prétendus romans de nombreux auteurs contemporains ne sont que des auto-fictions ou des journaux intimes déguisés qui accusent une pauvreté d'imagination totale.
    Or ce qui apparie peut être Proust et Knausgaard est peut-être là: dans leur géniale imagination respective, qui leur fait donner vie à des cendriers ou des miettes de brioches , à savoir: la symphonie des sentiments humains et les intermittences du coeur.
    À quoi pensaient mes deux sœurs durant l'agonie de notre mère, vingt ans après la mort de notre père et cinq ans après celle de notre frère aîné ? C'est ce genre de questions sans doute que se sont posé les centaines de milliers de lecteurs de La mort d'un père, en se rappelant aussi la rituelle cueillette des myrtilles, le dimanche, ou la pêche matinale avec papa - au cas où.

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    Personnellement, je n'ai jamais été obligé par mon père de pêcher le cabillaud avant de foncer à l'école, et mon père n'a pas fini dans la déchéance alcoolique, mais la façon de sensibiliser ces épisodes, comme l'évocation de la campagne norvégienne traversée par les deux frères en début de deuil, me touchent autant que l'incomnensurable tristesse de Marcel après la mort de sa grand-mère ou la beauté tout à fait gratuite d'une robe d’une ancienne cocotte se la jouant grande bourgeoise, lorsque le jeune Narrateur vexé de se voir largué par sa petite amie va faire du charme à la mère de celle -ci en lui faisant entendre qu'il ne tient plus du tout à sa fille pour que ça se répète et tourne peut-être à son avantage - enculage de mouches qui aboutit à cette phrase d'anthologie:


    “Les jours où Mme Swann n’était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu’une jonchée de pétales roses ou blancs et qu’on trouverait aujourd’hui peu appropriés à l’hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme - dans la grande chaleur des salons d’alors fermés de portières et desquels les romanciers mondains de l’époque trouvaient à dire de plus élégant, ce qu’ils disaient “douillettement capitonnés” - le même air frileux qu’aux roses qui pouvaient y rester à coté d’elle, malgré l’hiver, dans l’incarnat de leur nudité, comme au printemps”.

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    Bref, tout ca n'est que littérature, mais c'est la vie même et pour tout dire: c'est le parfum de la vie transformée et quintessenciée, etc.

  • Pour tout dire (9)

     

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    À propos de ce que nous dit La mort d'un père sur le nôtre. Un film troublant de Sokourov. Le reflet de mon père dans la vitrine d'une librairie de Bois-le-Duc.


    Le père de Karl Ove Knausgaard détestait l'avion. En outre son fils cadet ne se rappelle pas l'avoir vu prendre une seule fois le bus. Un soir que son père avait accepté d'assister à une théâtrale scolaire où son fils cadet tenait le rôle principal de la pièce, Karl Ove était si paniqué (il n’avait pas bien préparé la mémorisation de son texte, trop sûr de lui) qu'il se planta complètement en apercevant son père dans le public, lequel père lui dit dans la voiture qu'il l'avait humilié et que jamais plus il n'assisterait à une soirée scolaire. Or ce même père est mort au milieu de ses bouteilles vides et d'un tas de restes de nourriture jonchant le sol, chez sa propre mère où il s'était réfugié après avoir plaqué sa première femme et ses fils et sombré dans l'alcoolisme au point de faire fuir la deuxième.


    Dans l'avion qui le transporte de Stockholm en Norvège, où il va enterrer son père avec son frère aîné Yngve, Karl Ove est victime à plusieurs reprises d'accès de chagrin irrépressibles qui lui arrachent des larmes, puis quelques accès de fou rire, sans troubler apparemment sa voisine plongée dans un bouquin que lui-même a lu - mais il remarque alors qu'il n'est pas du genre à adresser la parole à une inconnue, même que ça ne lui est jamais arrivé. Ensuite, quand il aperçoit son frère à l'aéroport , c'est reparti pour la crise de larmes, après quoi Yngve lui avouera qu'il n'a pas encore réalisé.


    Dès les premières pages de La mort d'un père, nous nous demandons avec l'auteur qui était ce père, et Karl Ove Knausgaard y reviendra mille pages plus loin dans Un jeune homme, troisième volet de son autobiographie qui en compte six, où il revient sur son enfance.


    Wolfe4.jpgCe début de lecture m'a immédiatement rappelé la litanie de Thomas Wolfe au début de Look homeward, angel (traduit sous le titre de L'Ange exilé), qui me poursuit depuis plus de quarante ans:


    “Une pierre, une feuille, une porte introuvable; une pierre, une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés.
    “Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.
    “Qui donc a connu son frère ? Qui d’entre nous a pénétré dans le coeur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison ? Lequel n’est jamais un étranger, et seul ?”


    Or plus j'avance dans la lecture de La mort d'un père, tout en constatant que notre père n'avait rien à voir avec celui de Karl Ove Knausgaard, et plus les observations de celui-ci raniment des souvenirs liés non seulement à mon père mais à la vie vécue avec celui-ci et notre mère, la bicyclette bleue de notre mère, l'odeur des Parisiennes filtre de notre père, ses pyjamas à rayures et le soin délicat avec lequel il classait nos diapos de vacances après les avoir mis sous verre, plus je me sens touché par la démarche de Knausgaard, tout de même plus en phase avec notre vécu que celle de Marcel Proust et son père bourgeois très barbu et très corseté.
    La relation fils-père est intéressante, qui diffère selon les personnes, les familles, les groupes sociaux, les cultures et les climats.

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    On peut concevoir la surprise, voire la gêne, qu'ont éprouvé certains spectateurs en regardant le film Père et fils d'Alexandre Sokourov, évoquant une relation tendre et même charnelle entre un jeune homme de moins de vingt ans et son père de moins de quarante ans, tous deux très beaux et très doux, dans l'atmosphère si particulière des films du cinéaste russe, où le sfumato de l'image le dispute au murmure du dialogue. Certains critiques y ont vu un relent d'homosexualité. Il y a un peu de ça mais il faut l'entendre autrement que selon les normes morales ou sociales conventionnelles ou étiquetées selon les codes actuels pseudo-libérés. Pour ma part, je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé aucun désir sensuel au contact de mon père, mais je me souviens comme de ce matin de l’odeur de pain chaud de notre mère quand, le dimanche, nos parents nous permettaient de rester un moment dans leur grand lit de la chambre d’en haut - nous devions alors être très petits...
    Cela noté, on ne voit guère le père Proust en slip cajoler ses fils comme le personnage de Sokourov caresse son fiston, mais un Marcel né en 1968 à Bergen ne serait pas choqué par cette façon de montrer l'intimité père-fils dans un monde où l'on s'exhibe au dam de toute vraie pudeur.
    De la même façon , le TOUT DIRE de Knausgaard expose l'intimité familiale sans en éventer le secret ou le mystère.

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    Dans un autre film de Sokourov, Alexandra, on voit une vieille femme intraitable rendre visite à son petit-fils soldat, stationné à Grozny , se pointant avec sa dégaine de vieux chameau au milieu des soldats en train de se doucher, puis entrant dans un tank pour voir ce que ça fait.
    L'écrivain qui m'intéresse est celui qui entre dans le tank, et il y en a de toute sorte. Georges Simenon, Thomas Wolfe, Proust et Céline ( j'aime bien mettre celui-ci dans le mêne sac que celui-la au risque de provoquer des éclats), Alice Munro et Anton Pavlovicth Tchékhov, Michel Houellebecq et Roberto Bolaño, Witkiewicz et Joyce entrent dans le tank et Knausgaard n'est pas en reste.

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    La première fois que le visage de celui-ci m'a frappé, c'était dans la vitrine d'une librairie à Bois-le duc, en avril dernier, lors d'un grand tour qui nous avait amenés là pour la grande expo consacrée à Jérôme Bosch. Or en même temps que je m'interrogeais sur le contenu des livres de ce type, dont j'ignorais qu'ils avaient été traduits, je vis dans la vitrine, comme en surimpression subliminale mon reflet de sexa un peu voûté, me rappelant la voussure de mon père à la fin de sa vie...

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
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    NOUVEAU JOURNAL. – Dimanche gris et frais d’automne. Parfait pour la concentration et le travail serein. Je poursuis mes carnets dans la belle série Leonardo, où je reprendrai mes aquarelles quotidiennes. Hélas Lady L. peu bien. Fatigue, nausées et fièvre, comme au début de la chimio il y a quatre mois de ça. Salope de maladie...
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    THÉORIES. - Je reviens à Charles Dantzig après deux ou trois ans d’éloignement voire de rejet. Son Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale m’avait déçu, après l’émerveillement que j’avais éprouvé à la lecture de sa traversée de la littérature française, dont les faiblesses de jugement, les exécutions sommaires (notamment de Céline) et les appréciations superficielles voire débiles n’atteignaient pas les énormités du deuxième volume (les sottises proférées sur Dostoïevski, Dante ou Ezra Pound, entre tant d’autres), insupportables aussi par la morgue prétentieuse et le ton de l’auteur – mais celui-ci est si multiple qu’il y a aussi du bon dans ses pires pages, et puis il évolue et bonifie à ce qu’il me semble, comme je l’ai remarqué, déjà dans son ébouriffante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien et , plus récemment, dans son Traité des gestes.
    Je me rappelle ce que me disait Patricia Highsmith de Simenon, qui le respectait d’abord pour son travail. Et c’est ce que je dirai aussi de Dantzig : qu’il travaille. Or reprenant la lecture de son dernier livre, Théories de théories, qui m’a d’abord agacé, je me suis surpris à m’y intéresser de plus en plus, malgré de nombreux désaccords relevant de l’opinion ou du goût, puis trouvant de plus en plus de points de rencontre et me réjouissant même de n’être pas d’accord avec l’auteur.
    Mais de quoi s’agit-il ? Et d’abord, qu’est-ce qu’une théorie ?
    La question me ramène à notre dernière rencontre de l’autre jour, au Grotto, avec l’ami Claude Frochaux, qu’on pourrait dire l’homme des théories par excellence, et qui me soutenait une fois de plus, comme nous évoquions le déclin de la littérature actuelle par rapport à la première moitié du XXe siècle, que l’année 1960 marquait le tournant, pour les créateurs contemporains, écrivains et artistes, au-delà duquel les natifs de millésimes ultérieurs n’avaient plus guère de chance d’égaler leurs aînés.
    Point d’écrivain remarquable né en 1970, en 1975, en 1980 voire en 1990 ? Pas un seul selon la théorie de Frochaux. Et Charles Dantzig n’y échapperait même pas, puisqu’il est né en 1961…
    Pour ma part, je ne crois pas un instant à la validité de cette théorie, et pourtant elle me dit quelque chose, et d’abord sur Frochaux lui-même, raisonnant comme pas mal de gens de sa génération d’accord pour répéter « après nous le déluge», estimant que la culture vivante a pris fin avec les années 60-70 sans regarder de trop près ce qui s’est fait après eux.
    Ainsi me suis-je rendu compte, en parlant avec notre ami Claude, qu’il n’avait guère suivi l’évolution des œuvres d’un Bret Easton Ellis (né en 1964) ou d’une Judith Hermann et d’un Dave Eggers (nés en 1970), et ne parlons pas d’un Charles Dantzig dont on ne saurait dire s’il est du «monde d’avant», pour reprendre l’expression de Roland Jaccard (né en 1941) ou s’il préfigure un rebond de la culture et de la littérature à venir…
     
    KALÉIDOSCOPIE. – Dès l’introduction de Théories de théories, Dantzig rappelle le double sens du mot, d’ailleurs inscrit dans le titre qui n’est pas « théorie des théories » mais théorie « de » théories, celles-ci étant légions et moultitudes. Et la distinction se fera, dans la foulée, entre théorie et système (la première n’aboutissant pas forcément au second), théorie et idéologie, théorie et opinion, théorie et discours ou conversation, théorie et argumentation ou prédication, etc.
    Or le livre de Charles Dantzig module bel et bien, et sur tous les tons et avec une fantaisie qui est de sa meilleure veine, les multiples aspects et acceptions de ce prodigieux produit de l’Imagination humaine, dans une perspective poétique immédiatement balisée par les titres des diverses sections de l’ouvrage, à savoir : Fluide, Satin, Girouette, Trompette, Griffe, Fouet, Fers, Bouche, Miroir, Coffre, Caresse, Ivresse, Baume, chacun de ces titres n’ayant aucun rapport logique ou « évident » avec les théories qu’il regroupe. Ainsi de Trompette (théories de la barbe, des excentriques, de la visite des visiteurs, des grandes vieilles actrices de théâtre ou théorie des gens) ou de Fers (théories de la brutalité visuelle, des placards, du confinement ou théorie d’instruction aux enfants), etc.
    Je m’étais dit un jour que, probablement, Charles Dantzig serait sauvé par la poésie ou par l’Angleterre, et je vois ici que cela s’avère…
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    PROTÉE PROFUS. – Il y a de nombreux personnages en colocation dans la maison Dantzig, et sa théorie du moi (dans la section Miroir) n’est éclairante qu’en mince partie alors que l’autoportrait se trouve réfracté par le livre entier à travers les adhésions et les rejets de l’écrivain qui ne cesse de déborder à tout moment et partout comme un fleuve follet, à la fois gamin (Théories TOTO) et vieux sage, journaliste et philologue, moraliste et fantaisiste, pratiquant l’esprit de finesse ou piétinant plus lourdement dans l’argument voire le prône, érudit plus que jamais et chantre de l'inutile ou militant LGBT plus convenu - mais le dire et le lire ne seront jamais tout à fait d’accord et c’est en somme ce qui nous y attache à proportion de notre agacement, sans oublier la poésie et l’esprit d’Oscar Wilde…
     
    SOIR. – Ma bonne amie est restée sur le flanc tout le jour, n’a mangé qu’une carotte et ne voyage couchée que par Instagram, tandis qu’avec The Dog je me retrouve au bord de la nuit et du lac, l’une et l’autre se touchant en mouvantes moires, par delà les enrochements, sous un grand ciel noir à la Soulages retenant son souffle et sa pluie… (Ce dimanche 3 octobre, date de la mort de saint François d’Assise, en 1226)

  • Pour tout dire (8)

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    À propos du tueur de masse Anders Behring Breivik, sur lequel un texte de Karl Ove Knausgaard, intitulé L’Inexplicable, a paru dans le deuxième numéro de la revue Courage. Après la dérive esthético-politique de Richard Millet dans son Eloge littéraire d’Andres Breivik, retour à la terrifiante case réel pour y retrouver “l’un d’entre nous”...


    Ce dimanche 28 août. – Avons-nous pleuré au soir du 22 juillet 2011, après avoir (plus ou moins) suivi les infos relatives au massacre de masse survenu le matin même sur l’île norvégienne d’Utoya, où 69 jeunes gens tombèrent sous les balles d’Anders Behring Breivik, après que celui-ci eut fait exploser une bombe devant un bâtiment gouvernemental, déjà fatale à 8 civils innocents – Lady L. et moi avons-nous alors réellement pleuré ?


    Je ne me le rappelle pas bien, mais je ne crois pas : nous étions trop loin de l’événement à tous égards, partageant (plus ou moins) l’euphorie de ce qu’on appelait encore la « révolution de jasmin », quelque part entre Tunis, Moknine et Sidi Bou Saïd où nous nous trouvions en compagnie de notre ami écrivain Rafik Ben Salah, des ses proches et de ses amis.

    Karl Ove Knausgaard, lui, a pleuré. Il en témoigne dans un texte paru dans le New Yorker en mai 2015, repris récemment dans la revue Courage de Charles Dantzig, dont le sommaire général est consacré aux Salauds : « Comme beaucoup de Norvégiens, écrit Knausgaard, j’ai pleuré quand j’ai appris ce qui s’était passé et pendant les jours qui ont suivi. Cet événement transperçait toutes nos défenses, car les morts que nous voyions d’habitude dans les médias se produisaient toujours ailleurs, dans des villes et des pays étrangers, alors que celui-ci s’était produit dans notre monde à nous, dans un cadre bien connu et si familier que nous ne l’avons pas vu venir. C’était arrivé chez nous ».

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    Anders Breivik n’est-il qu’un salaud parmi d’autres ? Est-ce un psychotique, comme une première expertise psychiatrique l’a prétendu, ou était-il en pleine possession de ses moyens psychiques, ainsi que l’a établi une contre-expertise. Son acte est-il celui d’un héros de la chrétienté se sacrifiant pour nous protéger de l’invasion des musulmans, comme il s’est présenté lui-même, ou bien est-il comparable à ceux de Unabomber (alias Theodror Kaczinyki), extrémiste écolo coupable de 16 attentats entre 1978 et 1995), ou de Timothy Mc Veigh, ce vétéran de l’armée américaine qui fit exploser un camion bourré d’explosif au centre-ville d’Oklahoma City, provoquant la mort de 138 personnes ?

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    Un écrivain de la meilleure souche française pure et dure, en la personne de Richard Millet, dans son très provocateur (et très discutable) Eloge littéraire d’Anders Breivik, a cru voir en ce héraut d’une Europe menacée par l’islam à la fois un produit de la décadence occidentale et un « artiste » poussant le Mal à sa perfection formelle.

    Or Millet affirme avoir trouvé de justes arguments dans les 1500 pages du manifeste de Breivik diffusé sur Internet où il expliquait le sens de son combat, de même qu’on pourrait trouver des idées défendables dans les 119 pages de Richard Millet, dont la fascination pour la « perfection formelle » du massacre d’Utoya reste cependant obscène, relevant, selon Charles Dantzig, de la « posture de puceau lyrique qui dure chez certains passée la puberté ».

    Pour ma part, je n’ai pas lu les 1500 pages d’auto-justification de Breivik (et je pense d’ailleurs que Millet non plus), mais je rangerais plutôt ce « puceau lyrique » de Richard Millet dans la catégorie évoquée par le roman de l’écrivain russe Iouri Olécha, intitulé L’envie et détaillant la trouble attirance de nombreux littérateurs pour l’homme d’action et la brute sans états d’âme. Des communistes Paul Eluard et Louis Aragon à Jean-Paul Sartre, ou, à la droite plus ou moins extrême, de Drieu La Rochelle à Lucien Rebatet ou Céline ; enfin, plus récemment, de Maurice Dantec et Renaud Camus à Richard Millet lui-même, les exemples de dérives ou de délires idéologiques se recrutent parmi les meilleurs écrivains.


    5801416.jpgKarl Ove Knausgaard brasse très loin de ces eaux troubles. En un peu moins d’une vingtaine de pages, en écrivain sensible au regard de l’autre, il décrit un homme intérieurement détruit par la frustration et désormais incapable de voir l’humanité dans le regard de l’autre, tirant à bout portant dans la bouche d’une jeune fille regardée les yeux dans les yeux, puis se plaignant à la police d’un éraflure de 5 millimètres occasionnée (explique-t-il tranquillement aux policiers) par l’éclat osseux d’un crâne fracassé par son arme.
    En relisant le texte de Richard Millet, j’ai été frappé par l’extraordinaire déréalisation des faits qu’il rapporte, se posant en grand juge juché sur sa colonne de stylite styliste, et que je ferraille sur les sociaux-nordiques pourris, et que je défouraille sur les journaleux moisis du Nouvel Obs & CO. Or cette déréalisation du grand esthète concluant par ailleurs à la nullité de la création littéraire française (à part lui, s’entend) ressemble en somme à la virtualisation croissante de l’univers d’Anders Behring Breivik, jeune homme plus ou moins abandonné voire maltraité par ses père et mère (comme de nombreux jeunes gens qui ne tuent pas pour autant à ce qu’on sache), qui aura de plus en plus souffert de n’être pas vu, jouissant en revanche d’être déshabillé par les flics et de pouvoir prendre devant eux, en slip, la pose imitée des bodybuilders

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    Contrairement à Richard Millet, Knausgaard ne prend pas au sérieux les motivations « politiques » de Breivik, pas plus évidemment qu’il n’y voit un « artiste ». « Le monde est plein de gens aux tendances narcissiques – j’en suis un bon exemple – et il est plein de gens dépourvus d’empathie envers autrui. Et le monde est plein, aussi, de gens qui partagent les opinions politiques extrémistes de Breivik, sans pour autant y voir une raison d’assassiner des enfants et des jeunes gens. L’enfance de Breivik n’explique rien, son caractère n’explique rien, ses opinions politiques n’expliquent rien », écrit Knausgaard.
    Le monde actuel, de la guerre dans les Balkans au Rwanda, ou de Tchétchénie en Syrie, a vu se développer une culture de la guerre et du meurtre qui, dans un petit pays plutôt harmonieux et prospère comme la Norvège (et ce serait pareil en Suisse) paraît impensable, mais a bel et bien vu le jour dans les ruines intérieures d’Anders Breivik. Sur fond de Norvège fonctionnant comme le meilleur des mondes, « toutes les normes et les règles ont été abolies en lui, une culture de la guerre a vu le jour en lui, et il était absolument indifférent envers la vie d’autrui et absolument brutal ». Mais alors, comment cela s’est-il fait ?

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    Comment Breivik s’est il transformé en machine à t uer ? À cette question, Karl Ove Knausgaard répond en écrivain, avec la porosité sensible et l’imagination flottante de celui qui essaie de comprendre sans juger, non pas de justifier mais de regarder la réalité en face.
    « Les forces les plus puissantes qui soient chez l’être humain sont celle de la rencontre entre le visage et le regard. Là seulement nous existons l’un pour l’autre. C’est dans le regard d’autrui que nous existons et c’est dans notre propre regard que les autres existent. C’est aussi là que nous pouvons être détruits. Ne pas être vu est dévastateur, ne pas voir l’être aussi. »
    On sait que, dans les combats rapprochés, les combattants des armées ordinaires sont exercés à ne plus voir en face d’eux des visages d’hommes, sur lesquels ils refuseraient de tirer, mais des cibles. Or Breivik a tué de face et de près des jeunes gens qui le regardaient et dont il ne voyait pas le regard, mais comment en est-il arrivé là ? Comment en est-il arrivé à ne plus voir de ses semblables que des images-cibles ?


    Knausgaard rappelle alors la plongée de Breivik dans l’univers virtuel des jeux vidéo, qu’il continue d’ailleurs de pratiquer aujourd’hui dans sa prison avec sa Playstation 3 enfin obtenue sur réclamation – l’Etat suédois ne lui ayant accordé jusque-là que la Playstation 2…

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    « Breivik n’a pas été vu, cela l’a détruit. Il a alors baissé les yeux, a dissimulé son regard et son visage, détruisant ainsi l’autre à l’intérieur de lui. Cinq ans avant le massacre, il s’est isolé dans une chambre de l’appartement de sa mère ; il ne voyait pour ainsi dire personne, refusait toute visite, ne sortait quasiment pas et jouait seulement aux jeux vidéo, surtout à World of warcraft, pendant des heures, des jours, des semaines, des mois. À un certain moment, ce monde imaginaire a fini par devenir la réalité, non pas parce qu’il a fait une crise psychotique, mais parce qu’il a trouvé des modèles de la réalité qui étaient aussi simples et maniables que ceux du jeu, et ainsi, poussé par la puissance de ses rêves, et surtout par ce qu’ils lui permettaient d’être – un chevalier, un commandant, un héros -, il a pris la décision de leur donner vie. Il n’avait été personne – autant dire, mort – et soudain il se dressait de l’autre côté, il n’était plus « personne », car en accomplissant l’inconcevable qui désormais était concevable, il allait devenir quelqu’un ».


    Karl Ove Knausgaard n’aime pas parler de Breivik. Il l’a fait pourtant à plusieurs reprises et il cite à plusieurs reprises le livre d’une de ses amies, Åsne Seierstad, intitulé L’un d’entre nous et détaillant la tragédie d’Utoya sans pathos et sans « littérature », afin d’en restituer la réalité.
    « Encore une fois, commente Knausgaard, ce fameux jour redevient quelque chose de concret, pas un phénomène, pas une affaire, pas un argument dans une discussion politique, mais un corps mort penché sur un rocher au bord de l’eau. Et de nouveau, je pleure ».


    « For den kroppen har et navn, det var en ung gutt, han het Simon. Han hadde to foreldre og en lillebror. De kommer til å sørge ham resten av livet ».


    « Car ce corps a un nom, c’était un jeune garçon, il s’appelait Simon. Il avait deux parents et un petit frère. Ils porteront son deuil le restant de leur vie »...


    Anders Breivik, L’inexplicable, traduit du norvégien par Hélène Hervieu. In Courage, No 2. Grasset, 2016.
    Richard Millet, Langue fantôme, suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
    Iouri Olécha. L’envie. L’Âge d’Homme.

  • Pour tout dire (7)

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    À propos de nos premiers morts et de la vie qui continue. Ce qu’évoque précisément La Mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, qui renvoie chaque lecteur à lui-même. Entre autres réflexions sur la “déréalisation du monde”, l’art contemporain et le bruit des tondeuses à gazon.


    Lorsqu'on demandait l'heure à la grande voyageuse Ella Maillart, elle répondait "il est maintenant", et maintenant je constate sur l’écran de mon i-phone qu'il est 8h. 47 ce samedi matin 27 août 2016, heure à laquelle je suis né à la maternité de Lausanne, (en Suisse romande, au bord du lac Léman) le 14 juin 1947, le médecin de service amateur de vaudeville annonçant à ma mère qu'arriver avec Le train de 8h. 47, titre d'une pièce de Courteline, augurait peut- être de quelque chose, sans préciser quoi.

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    Notre mère est morte en août 2002 au CHUV de Lausanne, par une touffeur comparable à celle de ces derniers jours même au vallon de Villard (altitude 1111m.), et j'ai évoqué ses dernières semaines d'inconscience, après un accident cérébral survenu une fin de matinée deux semaines plus tôt dans sa cuisine alors que je me trouvais à Montagnola dans les jardins paradisiaques de la Casa Hermann Hesse, dans un texte intitulé La mort n'existe pas, constituant la litanie finale d'un livre de 438 pages intitulé Les Passions partagées et paru en 2004 chez Bernard Campiche éditeur.

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    Dire que la mort n'existe pas semble un paradoxe, et pourtant il y là une vérité que j'ai reconnue en lisant les derniers mots d'une grande épopée romanesque serbe intitulée Migrations et que mon ami Dimitri appelait le plus beau roman du monde, à savoir: "Les migrations existent. La mort n'existe pas".
    Je dirais plus précisément à l'instant (mon i-phone indique 9h.14) que la mort n'existe qu'aux yeux de la vie humaine, sans préjuger de ce que ressentira notre chien Snoopy devant mon cadavre si je défunte avant lui comme c’est fort probable...



    Karl Ove Knausgaard a vu son premier mort à l'été 1998, alors qu'il allait sur ses trente ans, le cadavre étant celui de son père. Tandis qu'il se trouvait là avec son frère Yngve, le bruit d'une tondeuse à gazon, à côté de la chapelle où reposait le défunt, lui fit craindre un instant que celui-ci ne se réveille, sous le regard vaguement narquois de son frère aîné. Et lui de noter une quinzaine d'années plus tard: "Ce fut un instant horrible: Mais lorsqu’il fut passé et que malgré tout le bruit et les émotions mon père demeura immobile, je compris qu’il n’existait pas, Le sentiment de liberté qui m’envahit alors fut aussi difficile à maîtriser que les vagues de tristesse l’avaient été et il trouva la même échappatoire: un sanglot totalement indépendant de ma volonté”.
    Or je me rappelle que le même type de sanglot, irrépressible, m'a secoué au volant de notre voiture quand ma nièce (et filleule) Virginie m'a annoncé, sur mon portable, que mon frère venait de mourir, et c'était en 1997, alors qu'il n'était âgé que de 55 ans.
    La première fois que j'ai vu mon père nu, c'était aux douches du tennis jouxtant l'ancien cimetière de la Sallaz, et la dernière fut après sa mort survenue le 8 mars 1983 dans notre maison natale des hauts de Lausanne, au terme d'une inoubliable journée passée en famille autour du mourant, notamment marquée par une énorme platée de spaghettis au début de l'après-midi, après la dernière entrevue de notre père et de notre première petite fille âgée de 6 mois - tout cela que j’ai détaillé au fil d’une autre litanie intitulée Tous les jours mourir, dans le recueil de récits autobiographiques de Par les temps qui courent, paru en 1994.

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    Je note ces détails ce matin d'une parfaite limpidité (nous avons la chance de ne pas avoir de parents ou d'enfants sous les décombres de tel village d'Ombrie ou de telle ville de Syrie) en me rappelant les pages de La mort d'un père consacrées à ce que je viens d'évoquer, où Karl Ove Knausgaard parle aussi de son rapport avec un monde dans lequel on taxe d'irréalité ce qui est précisément le plus réel, et de réel ce qui relève du fantasme.
    À cet égard, sa réflexion sur la "déréalisation" du monde actuel, où la fascination pour les jeux de rôles virtuels peut produire un monstre froid à la Anders Breivik, ou tout ce qu'il écrit de très senti sur son rapport personnel à la peinture (notamment sur l'invasion de la composante humaine dans l'œuvre de Munch) me touche d'autant plus que c'est modulé très naturellement sans une once de pédantisme, avec une espèce de candeur sincère qui explique sans doute que cet ecrivain ait touché tant de lecteurs tout en révulsant une certaine critique académique française snob et guindée incapable d'admettre que de la littérature puisse surgir de partout et à tout moment, même en Norvège et sous la plume d'un mec à dégaine de mauvais garçon de série nordique genre Killing ou The Bridge, pour autant que le défi du TOUT DIRE, même inatteignable, soit lesté de sens et d'émotion...

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  • Pour tout dire (5)

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    À propos de l'attention portée par l’écrivain aux fringues et à ce que ça dit implicitement ou en clair, de Marcel Proust (mort en 1924) à Karl Ove Knausgaard (né en 1968), avec deux exemples tirés de Du côté de chez Swann et de La mort d’un père...


    Tout le monde sait l'attention extrême portée par Marcel Proust (écrivain français marquant le tournant d'un siècle encore très habillé) aux tournures vestimentaires de ses personnages, surtout féminins, et de ce qu’il advient de l’habillement dans la génération des fils décravatés au début des années 1960…
    Chacune et chacun se rappelle ainsi la rencontre inopinée de Swann et de la femme du docteur Cottard (l'imbécile fameux qui prescrit la cure de lait à la grand-mère du Narrateur) dans l'autobus, où la dame donne des nouvelles à Swann du petit clan des Verdurin dont il s'est fait jeter.

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    Plus de détails sur la tournure de Madame Cottard à son apparition dans l’omnibus : «Un jour (…), Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’était trouvé en face de Mme Cottard (…) en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blanc nettoyés ».
    Ensuite, après une discussion rassérénante pour Swann, où la brave dame lui a juré qu’on avait dit du bien de lui dans le petit clan alors qu’il pensait le contraire, ces autres détails sur la tournure et les insignes de Mme Cottard au moment où elle quitte l’omnibus pour enfiler la rue Bonaparte « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon »…

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    Un siècle plus tard, dans une culture vestimentaire uniformisée et mondialisée, on voit mal un écrivain norvégien s'attarder à ce genre de description, et pourtant une page de La mort d'un père est intéressante, qui marque le sursaut de réprobation du fils ado devant le changement soudain de vêtements de son père prof, quadra jusque-là plutôt classique dans son habillement, et qui se la joue tout à coup « djeune » dans une chemise genre hippie chic. Le détail serait anodin s'il ne s'insérait dans l'évolution des relations père-fils qu'on sent plombées par le non-dit (rejet du père, inquiétude du fils, tactique d’évitement croissante entre l’un et l’autre) durant les 2oo premières pages de La mort d'un père, lequel père annonce soudain son intention de divorcer à son fils.

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    Ce qui donne à la page 225 de l’édition en poche Folio de La mort d’un père que m’a offerte France Rossier, libraire à La Fontaine de Vevey (altitude 383 m., 17.656 habitants en 2008), cette appréciation sévère de Karl Ove à l’égard de son paternel : « Il y avait quelque chose de dégradant dans les vêtements que papa portait ce soir-là. Cette espèce de tunique blanche, ou chemise, peu importe. Aussi loin que je me souvenais, il avait toujours porté des vêtements simples, corrects, assez conventionnels(…). Et le jeune amateur de rock pacifiste, gauchiste à sa façon, d’ajouter à propos de son père « plutôt le genre professeur, certifié traditionnel, sans être vieillot, que le baba cool moderne », ces remarques découlant pour lui d’une question de valeurs : « En arborant soudain des camisoles folkloriques brodées, des chemises à ruches, que je lui avais vu porter au début de l’été, et de chaussures à cuir informes, une énorme contradiction apparaissait entre celui qu’il était et celui qu’il voulait paraître »…

  • Pour tout dire (6)

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    À propos de l'appellation "Proust norvégien" accolée au nom de Knausgaard, entre autres formules publicitaires ou médiatiques du même acabit...


    Lorsque la libraire France Rossier m'a offert l'autre jour La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, elle m'a parlé, non sans clin d'œil dubitatif, d'un "Proust norvégien", expression dont, après avoir lu 350 pages de ce récit-roman autobiographique, tout en continuant de (re)lire À l'ombre des jeunes quilles en pleurs, je suis en mesure de mieux apprécier la très partielle justification, aussi défendable (ou indéfendable ?) que l'expression "Tchékhov américain" appliquée successivement à Raymond Carver, John Cheever ou Alice Munro...
    Dans un monde où la critique devient de plus en plus le relais de la publicité, il n'est cependant pas plus choquant de qualifier la monumentale entreprise autobiographique du quadra norvégien de "proustienne" que de voir le regretté Fabrizio De André qualifié de "Brassens italien" ou de situer je ne sais quel nouvel "auteur culte" entre Joyce et Kafka.

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    Lorsque Knausgaard a publié le premier volume de son cycle autobiographique, il pensait ne pas dépasser les 1000 exemplaires, s'agissant d'un genre littéraire moins "porteur" que celui du thriller nordique. Or le succès désormais international des livres de Knausgaard relève du phénomène faisant bel et bien de lui un "auteur culte" tantôt adulé et tantôt conspué pour des raisons qui ont peu de rapport avec le contenu de ses livres, lesquels ont effectivement quelque chose de parent avec la recherche proustienne, comme les chansons poétiques et engagées de Fabrizio De André ont quelque chose de commun avec celles de Brassens, de Brel ou de Léo Ferré.
    Comparaison n'est pas raison dit la sagesse des nations, mais comparer aide parfois à mieux saisir les différences et les particularités de tel ou tel objet littéraire ou ménager - pour qui aurait l'idée d'affirmer que Conforama est l'Ikea français en plus toc.

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    Dans une scéne de La mort d'un père, l'écrivain norvégien, peinant à trouver le sommeil à côté de sa femme Linda enceinte jusqu'aux yeux, accoudé à une fenêtre de leur appart' de Stockholm donnant sur la rue, observe une descente de flics dans une boutique voisine de vidéo-porno dont ressort bientôt, menotté, un type dont les pantalons sont restés sur ses chevilles. Cette observation peut-elle être rapprochée de la scène hyper-fameuse du Narrateur de la Recherche découvrant par un œilleton, dans le bordel homo de Jupien, les fesses nues de Charlus flagellées par un mauvais garçon ? Chacune et chacun répondra "sur pièces" en son âme et conscience, comme on dit, de même qu'on pourra (ou non) trouver proustienne la contemplation des nuages de Constable par Knausgaard, dans un livre qu'il y a là, juste après ses observation relatives aux branleurs du club vidéo-porno.

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    La sensibilité affective extrême de Karl Ove Knaussgaard suffit-elle à en faire un "Proust norvégien" ? Oui à condition de dire que la sensibilité extrême de l'enfant Kafka en fait un "Knausgaard pragois", et même si cela vexe la Française et le Français moyen en lesquels sommeillent à la fois une concierge, un critique littéraire et un prof de lettres ou un blogueur rêvant de l’Académie française comme Pierre Assouline en sa République des livres qui nous expliquait, en 2014 déjà, pourquoi il ne voyait en Knausgaard, sur la foi d'une photo de magazine, qu’un Brad Pitt du laptop, etc.