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  • Michel Onfray sur un arbre perché

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    Thoreau le ronchon magnifique, dont on fête le bicentenaire alors que son Journal pléthorique « cartonne », est de nouveau tendance. Gourou (malgré lui) de la contre-culture américaine des années 60-70, Henry David Thoreau (1817-1862), alias « le philosophe dans les bois », pacifiste et prônant la résistance civile, individualiste, anti-raciste et écolo avant l’heure, fait figure de nouvelle star à l’heure du triomphant développement personnel. Libertaire comme moi ! s’exclame Michel Onfray, qui le récupère pour lui faire dire tout et son contraire. Jim Harrison et Annie Dillard l’ont fréquenté avec plus d’humilité et de réserve tendre, opposant la lenteur lucide de leur lecture à la précipitation et à la jactance.

    Thoreau est le super-héros de la philosophie dans les bois. Ce n’est pas moi qui le claironne, mais Michel Onfray qui est lui-même le super-héros de la philo dans le bocage.

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    À en croire le grappilleur de la pensée pour tous, Thoreau était plus sympa avec les loutres qu’avec ses sœurs et frères humains, car il pensait comme un Indien. D’une façon à peu près analogue, Michel Onfray est plus sympa avec la culture indienne ou tzigane qu’avec vingt siècles de civilisation judéo-chrétienne, mais son rêve de prendre des leçons du castor ou du rossignol ne l’empêche pas d’être aussi pesamment sermonnant que Thoreau l’eût été si on l’avait trainé sur un plateau de télé, à quoi Michel Onfray -la chair est faible-, consent et plus souvent qu’à son tour.

    Mais pourquoi donc associer les noms de Henry David Thoreau (qui ne se prononce pas comme Taureau ni comme Sorrow, mais un peu entre les deux) et de Michel Onfray ?

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    Pour la simple raison que celui-ci vient de consacrer son huitante-quatrième livre à celui-là, intitulé Vivre une vie philosophique et sous-intitulé Thoreau le sauvage, avec photo de Michel Onfray en couverture, posant modestement (!) dans un fouillis arboré évoquant une forêt de studio.

    On a bien lu: huitante-quatre ouvrages au compteur du super-héros de la philosophie-pour-tous, distillée tous les lundis à l’université populaire de Caen devant plus de mille personnes, et rien d’étonnant alors que ce vulgarisateur stakhanoviste, prêcheur mégalo se posant en opposant démago du prêchi-prêcha, entonne son hymne à Thoreau sur une envolée à la gloire des grands hommes («tu en seras un, mon fils», espère-t-il sans doute que son papa ouvrier agricole lui murmure du haut de son nuage) et de la volonté de puissance, pour mieux célébrer ensuite l’humble bouleau qui fait son job et la preste alouette, le doux murmure du ruisseau sous la fougère et la désobéissance civile dans les allées du pouvoir.

    Mode binaire et dégomme

    «Vivre la philosophie» au lieu de lire platement Platon ou de citer Lao-tseu dans les cocktails ? On est pour ! Comme disait en effet Lao-tseu, il n’y a que les imbéciles qui citent Lao-tseu! Ainsi vous qui citez Deleuze pour faire bien, vous ne vivez pas la philosophie, tandis que moi, je vous enjoins de la vivre comme Thoreau la vivait, nous dit en somme Michel Onfray, mais qu’en est-il de sa crédibilité ?

    «J’estime un philosophe dans la mesure où il est capable de donner un exemple», écrivait Nietzsche dans ses Considérations inactuelles, et c’est Onfray qui le cite en exergue de Vivre une vie philosophique. Or le même Onfray, à propos de Thoreau, affirme que «la corporation philosophante ne saurait apprécier un homme qui a écrit un jour que nous avions pléthore de professeurs de philosophie, mais nulle part des philosophes», tâchant ainsi de nous faire oublier qu’il est lui-même prof de philo, de même que ses anathèmes contre les médias ne l’empêchent pas de recourir à ceux-ci à tout moment.

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    Imagine-t-on le «philosophe dans les bois» se pointer chez Ruquier ? Et le nouvel apôtre de la décroissance et de la frugalité, inspiré par Thoreau, est-il conséquent lorsqu’il exige 2000 euros pour participer à une émission de télé ? Ah mais trêve de mesquinerie :qui le lui reprocherait, alors qu’il assure le show autant que les bateleurs qui l’invitent? En revanche, qui verra là l’exemple d’une vie philosophique à la Thoreau?

    À vrai dire, le pire n’est pas dans ces contradictions, comme on en trouve chez tout un chacun, mais   plutôt dans la façon systématique de Michel Onfray de dénigrer, voire d’exclure, selon le système binaire Bonus/Malus, tout ce qui déroge à sa simplification «libertaire». Bel exemple qui renvoie à la plaie des réseaux sociaux sur la distinction de ce qui est cool ou pas, du «bon bord» ou pas, émoticônes à l’appui.

    Cette façon de dégommer, on la constate ainsi dans le pavé amphigourique de Cosmos, quand Michel Onfray exalte la merveilleuse culture tzigane, si proche de la nature et si «libertaire» sans le savoir, si cool en somme, au détriment de vingt siècle d’oppression judéo-chrétienne rabat-joie. De fait, le Dieu du judéo-christianisme est exclusivement «jaloux et vengeur, punisseur et méchant», selon Michel Onfray, tandis que «les Indiens les plus frustes savent beaucoup plus de choses que les philosophes européens les plus aguerris».

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    Il est certes vrai que Thoreau montrait une véritable passion pour la culture indienne, mais là encore Onfray déraille quand il conclut : « Thoreau invite donc à laisser tomber Platon & Aristote, Cicéron & Sénèque pour leur préférer ces antiquités indiennes », alors que le philosophe dans les bois célèbre à tout moment les bienfaits de la lecture, Anciens compris, avec la même attention qu’il voue à ses plants de «fiers haricots».

     

    Unknown-2.jpegJim Harrison et Annie Dillard, après Bob Dylan et les beatniks

    À ce propos, Jim Harrison, dans la chaleureuse préface de la traduction française de Walden, remarque que «ceux qui se réfugient dans le monde naturel croient malin d’endosser une panoplie anti-intellectuelle, une pose que Thoreau n’a jamais eu l’intention d’adopter. Pour lui, la vie de l’esprit était aussi naturelle qu’un arbre».

    thoreau.jpgLa lecture de Walden, chef-d’œuvre homologué de Thoreau, est souvent un bonheur primesautier, mais pas que. Plus précisément, il s’agit d’une sorte de montage de textes épars, retravaillés en sept versions successives, relevant à la fois de l’autobiographie et du carnet de naturaliste, de la méditation poétique et du commentaire social ou politique, dont les têtes de chapitres (Economie, Lire, Bruits, Solitude, Visiteurs, Le champ de haricots, Le village, Les lacs, Des lois plus élevées, Voisins animaux, etc.) annoncent la couleur.

    De façon plus spontanée, le Journal de Thoreau, à peine moins surabondant (7.000 pages) que celui de notre cher Amiel - super-héros de l’introspection sur 12.000 pages -, est parfois aussi rasant que celui-ci, en son puritanisme moralisant, qu’éclairant sur la vie de l’auteur et de son époque ; surtout attachant par ses rêveries ou ses épiphanies quotidiennes, son observation rapprochée de la nature ou l’expression de sa révolte combien justifiée.

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    On sait, aussi bien, que Thoreau, fils spirituel de Ralph Waldo Emerson, grande figure du transcendantalisme américain, développa des idées explosives de désobéissance civile qui allaient marquer un Gandhi ou un Martin Luther King, notamment. De même refusa-t-il de payer ses impôts par manière de protestation contre l’invasion du Mexique, et milita-t-il pour l’abolition de l’esclavage jusqu’à défendre la violence politique dans son Plaidoyer pour John Brown.

    Ceci rappelé, comme s’y emploie d’ailleurs très bien Michel Onfray, Thoreau n’est lui-même ni un citoyen très engagé ni moins encore un activiste. Toujours resté en marge de la société, assez mal vu de ses concitoyens, vivant de peu, plus ou moins isolé durant deux ans dans une cabane, marchant beaucoup et contemplant la nature à n’en plus finir, c’est essentiellement un rêveur et un poète et, de loin en loin, un aussi merveilleux écrivain qu’Amiel.

    Pas étonnant que l’opposant radical ait été redécouvert par les contestataires américains des sixties choqué par la guerre au Vietnam et luttant pour les droits civiques. Mais une influence plus profonde, à caractère poétique et spirituel, aura marqué des artistes et des écrivains tels Bob Dylan ou Jack Kerouac, et Jim Harrison rappelle combien Thoreau a compté en son enfance de fils d’agent agricole du gouvernement confronté à la condition des paysans « esclaves », selon l’expression de Thoreau lui-même, autant que par les hymnes de celui-ci à la nature.

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    Et l’on retrouve l’inspiration profonde de l’auteur de Walden dans l’œuvre géniale d’Annie Dillard, qui lui a consacré sa thèse d’université et dont les livres développent d’incomparables méditations « devant la nature », comme dans Apprendre à parler à une pierre tout récemment réédité.
     

    Une vision réductrice

    C’est cependant le modèle de celui qu’il appelle un «Diogène de l’ère industrielle» que privilégie Michel Onfray le libertaire, tirant de l’exemple de Thoreau une première série de «paroles d’Indien» édifiantes au possible, avant d’établir un catalogue de règles de vie dont l’appel à la simplicité relève bonnement du simplisme.

    À l’image du philosophe dans les bois, sœurs et frères, simplifiez donc le logement, simplifiez le vêtement, simplifiez l’alimentation, simplifiez vos activités, simplifiez vos lectures - lisez peu de livres, mais les bons, «qui sont ceux qui contribuent au projet d’édification de soi», etc.

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    La «vie philosophique» selon Thoreau le sauvage consistera donc en l’application d’une sorte de nouveau catéchisme, pas loin de préceptes d’un développement personnel à la sauce gauchiste, qui me semble la façon la plus conventionnelle d’aborder une œuvre aussi dense et ouverte, à mille chemins de traverse, que le grand livre de la nature ou la Bibliothèque universelle multiple et chatoyante.  

    Faut-il jeter le livre de Michel Onfray avec l’eau de son bain moussant ? Pas forcément, vu qu’on y trouve aussi des pages intéressantes, voire caractéristiques des confusions de notre drôle d’époque.

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    Par exemple quand il cite l’éloge funèbre peu complaisant d’Emerson, mentor de Thoreau, devant la tombe de son disciple : «Il y avait dans sa nature quelque chose de militaire et d’irréductible, toujours viril, toujours apte, mais tendre rarement, comme s’il ne se sentait bien lui-même qu’en opposition». Or cette dernière phrase pourrait convenir aussi à Onfray, qui ne trouve rien à redire, humainement parlant, au fait qu’après avoir provoqué l’incendie des terres d’un voisin, Thoreau contemple le feu du haut d’un monticule sans aucune empathie pour le paysan dont il a dévasté les terres. «La beauté du spectacle, son caractère sublime, voilà qui compte plus, pour lui, que les dommages et les dégâts». Parole d’Indien ?

    Il y a, finalement, comme une persistante niaiserie chez Michel Onfray, ado romantique prolongé, quand il écrit : «Thoreau grimpe en haut des arbres : c’est là qu’il voit bien et mieux le monde, de là qu’il comprend ce qu’aucun livre ne permet de comprendre. Au sommet des frondaisons, loin du monde et des gens, loin des livres et des bibliothèques, il est vraiment « en sympathie avec l’intelligence».

    Or, entre seize et vingt ans, nous aussi nous montions «en haut des arbres» pour mieux fuir les « chiens de garde » de la philosophie académique, ces poussiéreux idéalistes honnis par le communiste Paul Nizan dans son fameux essai éponyme. Mais dire, aujourd’hui, que c’est Michel Onfray qui recommande à Emmanuel Macron, disciple lui-même de Paul Ricoeur, de grandir !

    «Vivre une vie philosophique» en s’inspirant de «Thoreau le sauvage» ? Et pourquoi pas, mais à condition de pratiquer à notre tour l’opposition aux simplifications abusives et au n’importe quoi pseudo-philosophique...

    Michel Onfray. Vivre une vie philosophique ; Thoreau le sauvage, Le Passeur, 105p.

    Henry David Thoreau. Walden, Traduit de l’américain par Brice Matthieussent. Préface de Jim Harrison. Le Mot et le reste, 381p.

    La désobéissance civile. Gallmeister, 2017.

    Le Journal de Thoreau, à paraître en quinze volumes, est accessible en quatre premiers tomes, aux éditions Finirude.

    Annie Dillard. Apprendre à parler à une pierre. Traduit par Béatrice Durand. Christian Bourgois, 2017.

    Cette chronique a paru sur le média indocile Bon Pour la Tête, avec ce dessin de Matthias Rihs.

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