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  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XVII)
     
    De l’obstacle initial. – Au commencement l’obscurité régnait en plein jour, cela du moins est sûr même si la frontière séparant le DEDANS du DEHORS restera longtemps imperceptible, enfin longtemps c’est façon de dire, mais regarde bien le mot : LONGTEMPS, et là-dedans combien d’heures de pleurs et de confusion BIENTÔT oubliées tandis que les sons des mots et les mots qui disent des choses apparient patience et transparence…
     
    De la prise. – La première sensation du tenir s’efface derrière la première satisfaction du retenir, et plus tard du contenir, et l’enfant très éveillé pourrait se demander ce qu’il en est du serpent ou de l’œuf, savoir : comment le serpent s’y prend pour tenir l’œuf, et ce que l’œuf ressentirait si l’enfant dormait en lui…
     
    De la traversée. – Comme inscrits sur un invisible mur, les mots eux-mêmes sont des murs que vous regardez, interdits, ici vous pourriez lire MUR et là MURMURE si vous saviez lire, mais vous en êtes encore à l’ouï-dire et ce n’est que par la voix de la liseuse ou du liseur (on dira plus tard lectrice ou lecteur, ou Mum & Dad dans la langue de Charles Lutwidge Dodgson, dit aussi Lewis Carroll ) que vous voyez bel et bien, sur le mur, le miroir dans l’eau duquel se perçoit le murmure d’Alice aux merveilles, et venue d’on ne sait où, mais pas tout à fait malgré vous, l’histoire vous fait passer le mur des mots…
     
    Peinture: Miro.
  • Les coeurs flagadas

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    Le cœur à la fin se fatigue,
    ne bat plus que d’un aile:
    un vieux ridé comme une figue
    au tabac d’à côté,
    une guitare qu’on abandonne,
    le regret d’un baiser perdu,
    ou le geste amorcé
    d’une maldonne survenue...
     
    Tu lui parlais de beaux lointains,
    et vous aurez rêvé:
    vous serez partis le matin
    vers les mondes ensoleillés
    de vos claires années;
    des mots inhabités de chair
    vous avez séparé
    les ombres et la lumière,
    et les enfants là-bas
    dans l’insouciance radieuse,
    faisant les innocents,
    jouaient comme jouent les enfants...
     
    Les enfants l’aident à traverser:
    la vieille reste là
    Un peu lasse de n’avoir plus
    assez de force en elle
    pour se relever en rebelle
    contre tout ce qui cloche
    dans le monde parfois si moche...
     
    Puis je m’en fiche, se dit-elle:
    je danse encore un peu,
    je lui souris même au-delà
    de notre doux trépas -
    et l’étoile là-haut clignote
    comme un vieux qui radote...
     
    Dessin: Albrecht Dürer

  • Ceux qui imposent leur narratif

     
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    Celui qui dicte son récit à sa femme de ménage sibérienne / Celle qui infuse le discours quotidien du ministre de transition / Ceux qui ont rallié le récit national après les concessions du parti vert / Celui qui parle pour les gens d’en bas et même de tout en bas si ça se trouve / Celle qui en tant que juriste du parti affirme que le dire exprime le sentir des camarades qui n’osent même y penser / Ceux qui voient ce qu’il il y a d’historique dans ce qu’ils sont en train de vivre et que verbalise la journaliste hystérique / Celui qui prétend écrire l’histoire avec son sang après s’être égratigné dans la manif retransmise à la télé / Celle qui décrit son trauma générationnel au vieux psy en jeans troués / Ceux qui racontent la grande déprime des militants à leurs kids nés pendant ou juste après / Celui qui déconstruit le narratif du politologue en pointant son non-dit pulsionnel de représentant patent des mâles dominants blancs / Celle qui a souffert du patriarcat comme tu peux pas l’imaginer mon pauvre Jean-René / Ceux qui sans transition ont passé de l’état de mecs branchés à celui de fiotes larguées, etc.

  • La Leçon interrompue

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    images-2.jpegNouvelles de Hermann Hesse
     
    Après la publication, en traduction française, d’ Enfance d’un magicien, du Dernier été de Klingsor et de Berthold, notamment, voici paraître un nouveau recueil de nouvelles de Herman Hesse qui, toutes, ont pour arrière-fond l’enfance ou les années d’apprentissage de l’auteur, dans un climat mêlé d’effusions radieuses et de mélancolie.
    De l’un à l’autre des cinq récits très judicieusement rassemblés ici et traduits par Edmond Beaujon sous le titre de celui qui clôt le volume, l’on se balade, de fait, dans le même univers de sensations et de rêveries, dont on dirait qu’elles émanent des paysages d’Allemagne méridionale chantés par les romantiques, de Tübingen à Calw, et jusqu’au lac de Constance.
    Loin de constituer pourtant des souvenirs d’enfance ou de jeunesse, au sens conventionnel, ces récits nous proposent, sous des angles fort différents – deux d’entre eux datant des débuts de l’écrivain, tandis que les trois autres sont du septuagénaire –, une méditation marquée au sceau du temps sur les événement apparemment insignifiants qui ont contribué à façonner la personnalité de l’auteur.
    On sent à l’évidence, dans les trois nouvelles extraites des Proses tardives (composées en 1948 et 1949), des préoccupations faisant écho à la crise de conscience de l’époque dont Hesse fut un témoin solitaire et non-conformiste, mais le fond de la perception du monde et des êtres n’en apparaît pas moins d’un seul tenant dans l’ensemble de l’ouvrage, et notons alors la remarquable maturité intérieure du jeune écrivain qui composa, entre 19 et 26 ans, les deux parties de Mon enfance.
    Déjà alors, Hermann Hesse a de son enfance une image ou le symbole prime sur l’anecdote. Interrogeant ses souvenirs les plus reculés, à la façon d’un Andrei Biély, dans Kotik Letaev, et ce jusqu’en deça de de la troisième année, il cherche à cristalliser la figure de contemplation de cet âge d’or.
    L’enfant essentiel
    Cela étant, l’écrivain se garde bien d’idéaliser une enfance ou le mal à sa part, sa nostalgie l’y portant non parce qu’il y situe le lieu de la parfaite innocence, mais parce que chaque chose y a encore sa fraîcheur et sa densité, sa part de gravité et de mystère. L’enfant que sa mère berce de conte merveilleux, et dont le père dirige la curiosité avec la plus grande bienveillance, pose en toute ingénuité les premières grandes questions de la vie : d’où viennent la pluie et la neige, pourquoi sommes-nous riches alors que notre voisin ferblantier est pauvre, et quand on meurt est-ce pour toujours ?
    Autant d’interrogations qui associent, sous le même signe de l’Absolu, l’enfant et le sage. Et l’écrivain de relever alors que « l’existence de bien des personnes gagnerait en sérieux, en probité, en déférence, si elles conservaient en elles, au-delà de leur jeunesse, quelque chose de cet esprit de recherche et de ce besoin de questionner et de définir ».
    Rien de mièvre dans cette remémoration des expériences enfantines de l’auteur : qu’il s’agisse du premier affrontement sérieux opposant le garçon aux siens, du souvenir de la mort précoce d’un de ses camarades de jeux, de certaine mission le délivrant momentanément de sa prison scolaire (dans La Leçon interrompue) pour le confronter aussitôt après à la fatalité qui s’acharne sur certains destins, ou d’une scène lui révélant (dans Le mendiant) la probité digne et charitable à la fois de son père, Hermann Hesse se garde, dans ces rêveries méditatives, et du prône moralisateur et du seul charme incantatoire de la narration.
    Une réelle magie se dégage pourtant de la plus accomplie de ces nouvelles, intitulée Histoire de mon Novalis. Dans une tonalité qui l’apparie aux romantiques allemands, ses frères en inspiration, le jeune Hesse (qui avait alors 23 ans) se plaît, par la voix d’un aimable bibliophile, à retracer, de mains en mains, l’itinéraire d’une « quatrième augmentée » datant de 1837, des œuvres de Novalis, imprimée à Stuttgart sur papier Java. L’on fait alors connaissance, à Tübingen, de de braves étudiants jurant « par le Styx » et rêvant à de blondes et pures fiancées, de studieux précepteurs et de compères chantant leur joyeux refrain sous les tonnelles –tout cela fleurant bon les nuits claires et mélancoliques.
    La perte de l’innocence
    Trois des récits insérés dans La leçon interrompue datent d’après la Deuxième Guerre mondiale. Il réductible non-converti, le vieux sage, auquel fut décerné le prix Nobel 1946, parle non sans amertume de l’impossibilité de raconter des histoires en toute innocence, comme cela se pouvait encore au siècle passé. L’ambiguïté et le doute frappant désormais toute chose, la narration ne peut plus, décemment, ne pas tenir compte des bouleversements de l’époque.
    « Ce n’est que très lentement, note l’écrivain, et malgré moi que j’en arrivais, avec les années, à constater que mon mode d’existence et ma conception du récit ne correspondait plus l’un à l’autre ; que, par amour de la narration bien faite, j’avais plus ou moins déformé la plupart des événements et des expériences de ma vie, et que je devais ou bien renoncer à écrire des histoires ou bien me résoudre à devenir un mauvais narrateur. Mes tentatives en ce sens, à partir de Damien, jusqu’au Voyage en Orient, me conduisirent toujours plus loin hors des voies de la bonne et belle tradition narrative »
    Dans La leçon interrompue, le lecteur sentira tout particulièrement ce passage d’un monde à l’autre, d’une conception de l’homme à l’autre, en dépit de la fidélité à soi-même d’une des grandes consciences de ce temps.
    Hermann Hesse, La Leçon interrompue. Nouvelles traduites de l’allemand par Edmond Beaujon. Éditions Calmann-Lévy, 1978