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  • À la vie à la mort

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    Le Temps accordé, lectures du monde VII, 2022-2021
     
    À la Maison bleue, ce samedi 1o décembre 2022.- La neige et le froid me font ressentir, ce matin, ma solitude de toujours, sans qu’elle ne me pèse pour autant plus qu’à quinze ou vingt -cinq ans. Le pauvre Gustave Roud, dont je lis ces jours le journal souvent effrayant d’esseulement, en souffrait comme d’une sorte de mort vivante, affreusement séparé de l’obsédante et omniprésente présence de l’Autre aussi désiré qu'inatteignable, mais j’ai eu la chance d’être doté d’une nature plus débonnaire et d’être né en un temps et une société moins austère et tenue ensemble qu’un village paysan du début du XXe siècle où il était peu concevable pour un jeune poète intégré à sa communauté de s'alanguir devant son voisin paysan revenant de faucher...
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    Quant à moi, qui ai eu deux grands-mères probablement aussi attentionnées, sages et soucieuses de la pureté de l’enfance, méfiantes à l'égard de toute sensualité ravageuse et même de toute sensibilité exagérée, j’ai eu la chance de cohabiter sans trop de heurts avec les diverses personnes et autres personnages que j’ai dû trimballer à travers les années, avant que ma propre obsession de l’Ami unique ne s’apaise auprès de ma bonne amie.
    Pauvre Gustave Roud, et sa chance pourtant à lui d’être poète dans les champs, sa douleur d’être séparé mais a la fois sa rédemption dans sa quête absolue de beauté et sa folie lyrique...
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    Au téléphone, malgré le léger voile comme ridé de sa voix , l’ami Jean le fou me revigore une fois de plus par la chaleureuse attention avec laquelle il me demande des nouvelles de mes écrits et de nos enfants , puis me donne des siennes en me disant sa frustration de n’être, plus que jamais, que spectateur des horreurs qui se passent en Ukraine et ailleurs, et de la faim sans fin dans le triste monde.
    C’est le matin des téléphonages, comme l’Abbe m’appelle juste après que j’ai promis à Jean de me pointer à Genève en début d’année prochaine - pour autant que mon palpitant et le Seigneur ne me lâchent pas avant le nouveau millésime - et lui de se récrier du haut de ses 85 ans, et l’increvable Gilbert ne le lui cède en rien, avec lequel je me réjouis de parler une heure de plus.
    C’est après la parution du Bonheur d’être suisse que je me suis lié d’amitié avec Jean Ziegler, sans autre connivence que notre amour commun de la sainte vie et des braves gens, de la littérature et de la poésie, et qu’il se dise toujours communiste et catholique mordicus ajoute du sel à cette relation pure de toute idéologie - du moins est-ce comme ça que je l’ai toujours entendu après lui avoir ri au nez quand il a évoqué ma «fonctionnalité marchande dans le groupe Edipresse »...
     
    J’ai eu beau, le provoquant un peu, lui assener que j’avais cessé de croire au gauchisme en mai 68, et plus précisément à Paris, dans la Sorbonne occupée : il s’obstine à voir chez moi du léniniste poétique autant que je vois surtout en lui un petit paysan de l’Oberland accroché à son idée de liberté et de solidarité...
    Quant à l’Abbé, c’est sur la très belle lettre qu’il m’a envoyée après la parution de mon premier livre que se fonde notre juvénile vieille amitié et je souris, ce soir, tout en relevant les multiples apparitions de son nom dans le journal de Gustave Roud, de me rappeler notre visite au vieux poète, vers 1974 ou 75, en compagnie du cher Émile qui, lui-même, soigna Charles-Albert en fin de cirrhose...
    En somme l’Abbé aura été, fils de paysan calviniste vaudois passé au papisme paroissial, le plus proche témoin « laïc » de nos écrivains, aussi attentif à Georges Haldas qu’à Gustave Roud et Jacques Mercanton, récitant les poèmes de Crisinel par cœur et lisant toujours (il y a trois semaines de ça) Leopardi ou encore (la semaine dernière) le Maharabatha ...
    Sacré compère, qui me disait tout à l’heure qu’il avait lu mes feuillets shakespeariens avec autant d’attention que d’intérêt, et dont je me rappelle à l’instant qu’il me disait être devenu vieux le jour où il avait trouvé nos amis Rémy et Daniel « dans la joie », tendrement allongés l’un à côté de l’autre, en chemises blanches, après s’être perfusés ensemble, le premier en phase finale de la Maladie, et le second le suivant par amour...
     
    A la Maison bleue, ce dimanche 13 décembre 2021. - On n’entend plus que ce seul souffle, et c’est la vie encore...

  • En toute incertitude

     
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    "The time is out of joint..." (Shakespeare, Hamlet)
     
    Les heures ont été séparées,
    on ne sait pas comment:
    ce n’était pas prémédité
    dans le monde d’avant -
    on n’avait pas anticipé
    cette dissociation...
     
    Certaines heures sont restées là,
    fidèles et bornées
    dans les maisons de l’ancien temps,
    mais la plupart s’en sont allées
    pour échapper au poids
    de l’horloge qu’il y a là,
    suspicieuse en ses lois...
     
    Nous sommes les irréguliers,
    me suis-je dit parfois,
    me consolant d’avoir failli
    à la règle établie
    aux cadrans des bureaux
    et des familles alignées;
    mais cette trahison
    que je croyais libération
    me pesait sans raison...
     
    Les tribus défaites dérogent
    aux lois de l’apesanteur
    qui les faisaient braver jadis
    les choses certaines;
    à présent tout n’est que présent -
    tout est pareil au même
    et l’ennui règne à l’avenant ...
     
    Pourtant tout s’éclaire à cette heure,
    avant la confusion
    des désirs et des leurres,
    car dans le même espace alors
    où tout est incertain,
    tous les temps soudain cohabitent,
    me dis-je ce matin...
     
    Peinture: Robert Indermaur

  • Au bord de la nuit

     
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    (Le Temps accordé, en contrepoint diachronique, 2022-2021)
     
    À la Maison bleue, ce vendredi 9 décembre 2022.- Tout à la fin Monsieur Berchtold lisait à son épouse mourante des poèmes, et je l’imaginais toute petite, plus encore que lorsqu’elle nous servait du thé comme à deux écoliers interrompant leur studieuse occupation - nous composions ensemble un livre d’entretiens où Pingouin, comme les enfants de sa classe de Montmartre appelaient le grand dadais qu’il était déjà, me racontait sa longue et bonne vie de lettré généreux amoureux de littérature et de peinture comme je l’étais moi aussi qui eût pu être son fils...
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    Ma bonne amie aimait aussi revenir au poème que j’ai écrit « à la mer », comme on dit, quand je voyais là-bas nos deux petites filles très menues sous le haut ciel méditerranéen; elle aimait entendre encore et encore ce poème de rien du tout qui m’avait été pour ainsi dire dicté et que j’avais juste noté comme ça au vol de l’instant...
    Et ce matin ce sont ces mots qui me sont venus à l’éveil:
     
    La neige aura tout recouvert,
    te diras-tu plus tard,
    enfin plus tard, j’entends:
    hors du sang et des heures,
    quand les traces du vent, là -bas,
    sur les bancs de sable
    et toutes choses d’ici-bas
    se seront effacées...
     
    La neige est comme une main douce
    sur le front de l’enfant,
    comme un silence dans le Temps
    où la fleur aveugle pousse,
    comme un pur sentiment
    délivré du poids des Instants,
    comme un rien, comme un tout -
    et le chaton sous les flocons
    déboule en innocence ...
     
    Tu ne parleras pas de mort
    devant ton endormie:
    enfin la belle au bois repose
    sous le ciel en linceul,
    et tu restes seul avec elle,
    vous seuls et vous tous
    abolis au milieu des choses ...
     
    Ce dimanche 13 décembre 2021.- Comme je l’avais craint hier soir après avoir quitté son cousin d’Amerique juste débarqué de Florence et descendu au Majestic d’à côté, notre chérie ne pourra lui parler d’où elle se trouve désormais, et moi je ne trouve plus les mots pour le dire...
     
    Ses derniers mots à la première de nos filles veillant auprès d’elle, auront été, après avoir repoussé le verre qui lui était offert avec une infime dose de morphine: « Lady veut dormir... »

  • Quand la neige sera

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    La neige aura tout recouvert,
    te diras-tu plus tard,
    enfin plus tard, j’entends:
    hors du sang et des heures,
    quand les traces du vent, là -bas,
    sur les bancs de sable
    et toutes choses d’ici-bas
    se seront effacées...
    La neige est comme une main douce
    sur le front de l’enfant,
    comme un silence dans le Temps
    où la fleur aveugle pousse,
    comme un pur sentiment
    délivré du poids des Instants,
    comme un rien, comme un tout -
    et le chaton sous les flocons
    déboule en innocence ...
    Tu ne parleras pas de mort
    devant ton endormie:
    enfin la belle au bois repose
    sous le ciel en linceul,
    et tu restes seul avec elle,
    vous seuls et vous tous
    abolis au milieu des choses .
     
    Image: Philip Seelen

  • Au miroir de Shakespeare (30)

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    30. Henry VI / 3
    L’histoire du pieux Henry VI, sous la plume de Shakespeare, est celle d’un saint homme auquel Peter Benson, dans la réalisation vériste de Jane Howell, prête sa longue figure à la Greco.
    Ce roi piétiste, adonné à la lecture et à la contemplation, assiste assez passivement à la défaite de ses armées sur sol français, où son père Henry V avait soumis pas mal de terres, et voit ensuite plus tristement ses pairs et ducs s’entre-déchirer en s’envoyant des roses et moult flèches et boulets, les deux clans s’opposant ensuite pour le défendre ou lui ravir la couronne, avant de s’entretuer en famille.


    La première tétralogie historique du Bon Will – c’est ainsi que je le surnommerai désormais – est en effet une fresque guerrière à trois étages où s’empilent un conflit entre nations, une guerre civile et un massacre familial aboutissant au délire autodestructeur d’un tyran qui incarne le ressentiment absolu et la volonté de puissance à l’état pur, en la personne difforme de Richard III.
    Celui-ci passe pour le plus grand scélérat du théâtre shakespearien, qui massacre le doux Henry VI après que celui-ci lui a tranquillement dit quel démon il était. Richard le boiteux, qui se déteste lui-même, incarne aussi bien le mal se voulant tel, lucide et impatient de dominer le monde, frémissant de sensibilité chienne et ricanant comme le traître Iago ou Satan leur maître à tous deux.
    Si Richard III incarne le Mal , l’adorable Henry, les yeux au ciel et les mains jointes comme sur les chromos sulpiciens, représente le Bon Berger et d’ailleurs c’est ainsi qu’il se pose, dans la troisième partie de la tétralogie, assis dans l’herbe et se représentant l’emploi du temps du berger « type  » au milieu de ses brebis.

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    Or loin de s’en moquer, le Bon Will en donne l’image par excellence de la force douce résistant comme un roc à l’épouvantable flux et reflux des armées courant de part et d’autre de la scène, jusqu’au moment prodigieux où, de part et d’autre de cette figure évangélique, surgissent deux soldats arrachés à la bataille fratricide, l’un découvrant que l’ennemi qu’il vient de trucider est son propre père, alors que l’autre, qui s’apprêtait comme le premier à faire les poches de sa victime, constate avec horreur que celle-ci est son propre fils. Qu’on transpose la scène à Sarajevo, à Beyrouth ou dans les ruines d’Alep, et la même absurde abomination de la guerre civile relèvera du copié/collé poisseux de sang et de larmes.

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    À un moment donné, les mots Peace and Love sont explicitement prononcés par Henry le Bon, qui n’a rien pour autant d’un hippie entouré de filles-fleurs. Aspirant profondément à la paix, il ne cesse pour autant d’aimer la furieuse cheffe de guerre que devient Marguerite, non sans affirmer et réaffirmer fermement sa propre légitimité. Il fera preuve, aussi, de faiblesse, voire de lâcheté, mais de vilenie: jamais.
    Cette première tétralogie de Shakespeare, qui a moins de 30 ans quand il la compose mais en sait déjà un bout sur les turpitudes humaines et ce qui peut leur résister, n’a pas encore la forme concentrée ni la profondeur, le mystère, la magie et la fusion polyphonique des chefs-d’œuvre à venir; cependant le noyau de tendresse du Bon Will est déjà présent dans ces drames tragiques émaillés de monologues de la plus shakespearienne poésie.

  • Au miroir de Shakespeare (31)

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    Une lecture en scène des 37 pièces du Barde
    Les drames historiques
     
    31. Richard III
     
    La première tétralogie historique de Shakespeare, datant des années 1591 à 1594, s’achève avec la bien nommée Tragédie du roi Richard III, marquant un paroxysme de violence et de pénétration psychologique et spirituelle qui préfigure, avec autant d’intensité sinon de complexité et d’ampleur dramatique, les chefs-d’œuvre tragiques de la maturité, tels Troïlus et Cressida, Hamlet, Macbeth ou Othello.
    Si les trois chroniques ressaisissant les tribulations du pieux et pacifique Henry VI, dans le mouvement centrifuge d’une guerre menée contre la France suivie du terrible conflit fratricide des Deux-Roses, exposent et développent un aperçu panoramique de la convulsive histoire anglaise de ces années, l’apparition de Richard le boiteux constitue, théâtralement parlant, un tournant radical, plaçant le protagoniste au premier rang en tant qu’acteur et que metteur en scène, quasiment auteur de son propre drame.
    Dès le ricanement sardonique saluant cette apparition, nous pressentons le pire, et la première proclamation de Richard, qui se reconnaît un produit de la « perfide nature », que personne n’aime et qui n’aimera pas mieux, affiche pour ainsi dire le programme avec la franchise cynique qui sera toujours la sienne : «Aussi, puisque je ne puis être l’amant qui charmera ces temps beaux parleurs, je suis déterminé à être un scélérat et le trouble-fête de ces temps frivoles ».
    Le traître Iago, pair en scélératesse de Glocester, n’aura pas la pureté de celui-ci dans la violence, la cruauté, mais aussi la lucidité sur soi-même de ce possédé du démon – ce sont ses termes – prêt à massacrer tout ce qui s’oppose à sa prise de pouvoir, petits enfants compris. Conclure au monstre serait ne pas voir la complexité du personnage, incarnant l’homme du ressentiment et ce qu’on pourrait dire la Bête blessée et qui est bien plus que le détestable sanglier de la métaphore récurrente : la jalousie du premier âge et l’envie croissante, la vindicte et le besoin fou de reconnaissance proportionné à la conscience de sa fêlure, la soumission des forts et des femmes, enfin l’ultime défi à sa conscience, cette chienne divine.
    Sa conscience torture le roi Richard une nuit durant, quand ses victimes lui apparaissent en rêve, chacune réclamant sa mort ; et lui-même en est d’autant plus terrifié qu’il ne se juge pas moins durement, mais c’est avec la rage du désespoir, ayant fait taire sa maudite conscience, qu’il va jusqu’au bout de sa mort bestiale.
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    Mais le démon n’est pas moins fascinant, tel le serpent, par sa façon de séduire et de chercher à « retourner » les femmes dont il a fait le malheur, prodigieux d’éloquence perverse et suscitant alors, chez la furieuse Marguerite autant que chez sa propre mère, la reine Marguerite ou Lady Anne, le plus trouble mélange d’horreur et de répulsion, mais aussi de vertigineuse attirance.
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    Dans la réalisation magnifique de la BBC, signée Jane Howell, de formidables comédiennes incarnent les reines s’affrontant autant au roi qu’entre elles, le rôle–titre étant tenu par un Ron Cook saisissant, qui tient à la fois de l’enfant vicieux et du nain maléfique, de l’ange noir et de l’homme blessé...

  • Au miroir de Shakespeare (29)

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    Une lecture en scène des 37 pièces du Barde
     
    Les drames historiques
     
    29. Henry VI / 2
     
    La première tétralogie des drames historiques de Shakespeare, où la guerre fratricide des Deux Roses succède à la défaite des Anglais sur sol français, est marquée par une inexorable montée aux extrêmes sur le fond de laquelle se détachent les figures de trois monstres particulièrement sanguinaires en les personnes de la reine Marguerite, du tribun populiste Jack Cade et du roi Richard III le boiteux scélérat.
    Du point de vue de la structure et de la tension dramatiques, les trois parties d’Henry VI tirent un peu en longueur entre intrigues de clans et sanglantes étripées , qui devaient surexciter le public de l’époque mais ne nous parlent pas avec la même intensité.
    N’empêche que de formidables personnages ne se profilent pas moins, à commencer, dans la deuxième partie, par le lord protecteur Glocester, tuteur fidèle du jeune roi encore flageolant et dont la nature faible ne cessera de s’accentuer, alors que lui-même est à la fois aimé du peuple et détesté par les grands du royaume, tel le très retors Cardinal Beaufort qui participera à son assassinat.
    Avant d’être étranglé sur son oreiller, Glocester s’opposera virulemment aux suggestions criminelles de sa femme Eléonore, sorte de Lady Macbeth avant l’heure qui prend ses conseils chez les sorciers et sera bannie par le roi, bon comme le scout mais pas poire pour autant.
    Dans le genre garce de haut vol, la nouvelle reine Marguerite, importée du continent par le duc de Suffolk, qui la baise avant de l’offrir au roi consentant, s’impose bientôt en cheffe de projet aussi résolue que la pucelle d’Orléans, fantastique en son numéro d’hystérie (merci Julia Foster !) où elle jure allégeance au roi tout en le rabaissant, pestant comme une damnée au moment où le bon Henry montre les dents et bannit Suffolk, dont la tête coupée reviendra à sa maîtresse jurant alors vengeance absolue.
    Sur quoi l’ambiance monte encore d’un cran avec l’apparition du terrifiant Jack Cade, variation léniniste du héros Talbot de la première partie ( et d’ailleurs incarné par le même Trevor Peacock) qui promet la semaine des quatre jeudis au peuple avant de lui offrir ses premières tête coupées.
    Le jeune Shakespeare décrivait les turpitudes de la guerre civile avec un siècle d’écart, mais le règne d’Elisabeth sort de cet affreux magma et l’on présume que les zooms du dramaturge, ses arrêts sur image souvent bouleversants, les états d’âme exprimés par ses héros comme en confidence directe au bonhomme public, ou les commentaires supérieurement éclairés de ses sages devaient parler à ses contemporains puisqu’ils nous stupéfient toujours par leur fond de lucidité, d’intelligence politique, de bonté sous jacente et de tendresse – de réelle actualité…

  • Au miroir de Shakespeare (26)

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    Une lecture des 37 pièces du Barde.
     
    Les Comédies
     
    26. Le Conte d’hiver
     
    À la plus extrême violence s’oppose, dans Le conte d’hiver, une douceur infinie qui se module de façon très nuancée entre tous les personnages de cette romance des dernières années du Barde, où la jalousie délirante, la pureté lustrale d’un premier amour et le retournement du pardon sous-tendent un poème dramatique à la fois déchirant et libérateur, en prélude à La Tempête finale.
    La jalousie folle qui s’empare soudain de Leontès, roi de Sicile, à l’instant même où son inséparable ami d’enfance Polixène, devenu roi de Bohême et son hôte depuis quelque temps, s’apprête à le quitter, est pour ainsi dire déclenchée par lui-même puisque c’est à sa demande insistante que sa femme, la très douce et fidèle Hermione, prie leur ami de rester encore un peu.
    Or l’affectueuse façon que la reine met à retenir Polixène, assortie d’un tendre geste amical, cristallise soudain l’affreux doute de Leontès qui s’ombrage aussitôt et se met à fulminer, à déraisonner d’abord tout bas et bientôt tout haut au point d’épouvanter et de faire fuir son ami, de sidérer ses conseillers éclairés s’ils ne le suivent pas dans son délire, de condamner l’innocente Hermione au noir cachot et de traiter l’Oracle de Delphes de pur mensonge quand il apprend, devant la cour supposée condamner l’abominable adultère, qu’Apollon lui-même blanchit Hermione et Polixène.
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    Mais voici que sa monstrueuse injustice se retourne contre lui puisque, en deux temps trois mouvements, son fils chéri meurt de chagrin et qu’Hermione est également donnée pour morte.
    C’est alors que la furieuse montée aux extrêmes de la jalousie se transforme, chez Leontès, en descente au tréfonds de la déploration et du désespoir coupable. Tout cela à quoi la sage-femme Pauline, qui est également la plus sage des femmes, a assisté en défendant l’innocence de la reine comme une furie, crachant ses quatre vérités au monarque jaloux, sans parvenir à lui arracher la prétendu bâtarde qu’Hermione vient de mettre au monde dans sa cellule et que le roi ordonne à l’un de ses conseillers d’abandonner loin de sa vue, ce que fait aussi bien le fidèle Antigonus avant d’être dévoré tout cru par un ours. Que d’horreurs !
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    Mais ce qu’il faut se rappeler à tout moment, avec Shakespeare, c’est que nous sommes au théâtre, et nul besoin de V-Effekt (la fameuse et un peu lourdingue distanciation brechtienne) pour en constater l’évidence. Ainsi l’extravagante colère de Leontès, dont la dégaine à quelque chose d’Ivan le terrible dans la version de la BBC, est-elle à le fois d’un irrésistible comique sans cesser d’être tragique.
    Le Grand Will savait d’expérience ce que représente la mort d’un enfant et ce qu’une jeune fille espère au printemps de la vie. C’est ainsi qu’à seize ans d’intervalle, dans Le conte d’hiver, la plus merveilleuse histoire d’amour fleurit-elle, au propre et au figuré, au seuil d’un printemps renaissant après la descente au tombeau des mauvais sentiments.
    Rhétorique de bluette que tout ça ? Cela pourrait être si Barbara Cartland tenait la chandelle, alors qu’on est ici, dans la prairie de la bergère et du prince déguisé en berger, à l’antipode malicieux de tout kitsch mièvre.
    La poésie du Big Will ruisselle et charrie tous les affects. Parlant à tous les publics il ne se fait aucun scrupule de recycler une love story fleurant aussi bien l’antique que le postmoderne, avec un filou faisant les poches des villageois à la fête où le roi de Bohême lui-même s’est déguisé pour confondre son fiston amoureux d’une gueuse, laquelle est incidemment fille de reine – vous suivez au fond de la classe ?
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    Quant au Grand Pardon du dénouement , il ressortit lui aussi au théâtre et à la magie des masques – au conditionnel évangélique de la bonté.
    La comédie finit bien parce qu’il y a au monde de la bonté incarnée, qui se nomme ici Pauline ou Camilo, et que ceux-ci rayonnent et donnent envie au public d’être bon. De fait la bonté shakespearienne, tissée de mélancolie et de savoir noir, instaure en nous un printemps possible qui fera l’hiver reverdir, ainsi de suite…