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  • Le Temps accordé (10)

     
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    (Lectures du monde 2020-2022)
     
    DE L’IDÉOLOGIE. – Durant toute la première soirée que nous avons passée ensemble, le lendemain de son exil en Suisse, je me suis efforcé d’obtenir, de la part d’Alexandre Zinoviev, un aperçu clair et net de ce qu’il entendait par idéologie, dont il prétendait être le seul contempteur crédible en Union soviétique, mais ses réponses anti-idéologiques m’ont paru formulées dans un langage essentiellement idéologique, et c’est peut-être à partir de ce soir-là que je me suis définitivement purifié de cette langue de bois à deux faces, si j’ose dire, qui fait qu’aujourd’hui des idéologues de droite à la Renaud Camus ou à la Zemmour usent d’une rhétorique morte du même genre que celle d’un Edwy Plenel à la gauche de la gauche ; et ce langage est aussi celui des idéologues nationalistes ou chrétiens, islamistes ou scientistes, du Big Brother d’Orwell ou des émules « inclusives » de Big Mama – d’où mon retour et mon recours à Babel, tour de garde de la langue vivante avec vue sur l’oued de la poésie…
     
    CHOSES DE LA VIE. - Une impulsion soudaine, hier dans la file d’attente hygiénique de la Landi Bricoloisirs, un vrai poème, en regardant les beaux gros mollets bronzés de notre voisin barraqué V. aux longs cheveux couleur paille et au regard de veau - je me suis dit que c’était assez de sérieux: qu’il fallait absolument que j’en revienne à ma veine comique qui participe à la fois de Tchekhov et de William Trevor « à l’international », mais aussi de Zouc et d’Emil « au plan national », dont seul mon ami Tonio me semble un représentant local ainsi que je me le disais hier en lisant le message impayable qu’il m’a envoyé pour m’annoncer en même temps la mort de la chère Elsa, muette depuis quelque temps déjà dans son EMS de l’Armée du salut, et sa difficulté de bander à plus de soixante piges. Voila bien mon salut: le comique ou, plus précisément : le tragi-comique, vu que la rioule seule ne suffit point...
     
    À La Désirade, sur nos monts indépendants de privilégiés, le confinement se poursuit en plein air et nos petits enfants nous ont été rendus, donc tout est bien ; notre chère Gemma repose là-bas entre les terrasses ensoleillées de Grinzing où nous avons partagé le vin doré, et la tombe de TB à cinq mètres de la sienne, « La vie est vache, me disait le vieux Guido Ceronetti quelques mois avant son départ « au jardin », selon l’expression de Marcel Aymé, et moi de lui répondre : « et rien ne vaut la vie », etc. (Ce jeudi 4 juin) .
     
    DU RICANEMENT. - La grimace du démon mesquin et la morgue du cynique me semblent produire cette caricature hideuse du rire que j’ai dû subir pendant des années dans le cadre de mon activité mercenaire exercée dans la proximité « sympa » d’un zombie de la culture culturelle. J’en garde une horreur quasi sacrée, sans rancune d’ailleurs pour la personne en question, plutôt reconnaissant d’avoir identifié par elle un travers humain combien répandu en cette époque où la dérision entache à peu près tout ce qui est digne d’être admiré. Au demeurant je m’efforce de ne plus me contenter de l’adjectif « admirable », bonnement propice à susciter le ricanement en question.
     
    UBU AUX STATES. - Donald Trump brandissant la Bible en menaçant d’envoyer la troupe contre les « émeutiers » qu’il ne cesse de provoquer par réseaux sociaux interposés, représente une telle caricature qu’on devrait lui être reconnaissant d’incarner si parfaitement la démagogie de cette Amérique à la fois pillarde et bigote, dont la violence et la vulgarité font pour ainsi dire figure de modèles-repoussoirs.
    Tout de cet homme, né le même jour que Che Guevara et que moi-même (en personne), est humainement hideux, suant la stupidité satisfaite et le vide intellectuel, la brutalité d’un mafieux sous l’aspect d’un poupon-baudruche trépignant à la moindre contrariété.
    Mais comme le disait Zinoviev des Russes par rapport aux Soviets, et comme les Allemands auront dû le reconnaître à propos d’Hitler, les Américains peuvent le dire aujourd’hui : nous l’aurons bien voulu, et probablement faudra-t-il plus qu’un virus pour se débarraser non du vilain personnage mais de tout ce qu’il représente, qui continue d’enchanter nos « libéraux ». (Ce samedi 6 juin)
     
    DÉGRINGOLADE. – Travaillant tous les jours, avec l’adorable Joël, à la réédition d’une partie des considérables archives du Passe-Muraille, je me dis que le commentaire littéraire, et toute forme de débat intellectuel, en Suisse romande autant qu’en France parisienne, sont tombés à un niveau d’insignifiance dont ce râleur de Castoriadis à tête d’œuf avait raison d’annoncer l’inexorable montée.
    Bien pire que le confinement hygiénique en cours, cette espèce d’affadissement et d’aplatisssement généralisé du discours critique, cette asthénie et ce recroquevillement sur soi manifesté jusque dans les rangs des plus jeunes, qui se foutent apparemment de tout ce qui ne concerne pas leur quart d’heure de gloriole, cette atomisation et cette paresse devraient nous décourager de plus rien faire, et pourtant non, parions pour les quelques pelés et autres tondues qui ont encore à cœur de dire quelque chose, semons et restons joyeux au lieu de céder au pire que représente l’aigreur.
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    GRÂCES RENDUES.- Grisaille pluvieuse ce matin, qui me rend tout pensif après un rêve d’une étrange splendeur. Or j’aimerais, précisément, revenir à la Beauté et m’y tenir comme à la fin de sa vie notre ami Thierry s’efforçait de s’y tenir, coupant court à ce qu’il appelait ses zéphyrs.
    Cela commence, en ce qui me concerne, par la mise en ordre rigoureuse de mes affaires à tous égards et en mes divers lieux, par la rédaction plus scrupuleuse de mon journal, par la poésie et la peinture, par la finition parfaite de tous mes écrits consignés sur mes divers supports numériques, par la suite du classement des papiers du Passe-Muraille et par la marche à pied, notamment, et tout cela dans la bonne et belle humeur qui est la meilleure façon de rendre graces à la bonne vie. (À la Désirade, ce dimanche 7 juin).
     
    Unknown-1.jpegGUILLAUME ET LE CHANT DU MONDE . - Il faisait l’autre matin un temps à se pendre et je trouvais le monde affreux, infâme le Président américain brandisant sa Bible comme une arme et méprisable la meute de ses larbins racistes; et j’avais beau savoir, le vivant tous les jours, que ce quart d’heure de noir absolu se dissiperait comme un brouillard dès que je me remettrais en chemin en souriant à mon ange gardien: l’image de ce pauvre George Floyd qu’un imbécile de flic haineux avait empêché de respirer m’accablait de tout le poids du monde quand une autre image de rien du tout, surgie d’un fin petit livre paru chet mes ami d’autre part, intitulé Les Toupies d’Indigo street, m’est revenue et avec elle le chant du monde - l’image heureuse recyclée par un jeune homme de trente ans pile, du poète japonais Bashô qui avait peint cet haïku sur le ciel de soie: «À un piment, ajoutez des ailes : une libellule rouge »…
    Un an après une année d’errance, Guillaume Gagnière accomplit à peu près le même travail d’orfèvre que celui de Nicolas Bouvier ciselant les phrases du Poisson-scorpion, au fil d’un récit visant à la simplicité et au naturel, jamais trop visiblement «voulu poétique», bien incarné mais sans graisse, qui rend scrupuleusement les changements de relief et de couleurs du décor évoqué par Bouvier avec les détails propres aux virée de sa génération, la troisième ou la quatrième après Blaise Cendrars et Charles-Albert Cingria, les périples d’Ella Maillart et des compères Bouvier et Vernet, le «trip» des routards partis pour Katmandou et plus ou moins échoués à Goa dont Lorenzo Pestelli, dans Le Long été, a laissé la trace la plus scintillante quant au verbe et la plus désenchantée quant à l’esprit, et jusqu’aux backpackersactuels. Ainsi le petit Guillaume trouve-t-il aussitôt son ton, pimenté d’humour, et son rythme allant, ses formules propres et la juste distance d’une écriture ni jetée comme dans un carnet de notes brutes ni trop fioriturée.
    Cela commence par un Soliloque du corps marqué par une première crise d’urticaire, entre la Malaisie et la Thaïlande, lequel corps subira plus tard force cloques et autres claquages de muscles, jusqu’à «une sorte de lupus» au fil de marches de plus de mille kilomètres, sans parler d’un épisode de pénible yoga soumis aux contorsions du caméléon écartelé ou du chameau asthmatique,entre autres coups de blues et de déprimes qui rappellent aussi celles du cher Nicolas à Ceylan… Cependant le corps exultera aussi en sa juvénile ardeur, de parties de surf en étreintes passagères, etc.
     
    DU VAGUE ET DES SENTIMENTS PRÉCIS. - À ses camarades qui s’invectivaient au nom d’idéologies opposées, les latinistes maurrassiens que figuraient les frères Cingria contre les germanistes fascisants à la Gonzague de Reynold et consorts, Ramuz, invoquant ce qui au contraire rapprochait les uns et les autres, à savoir la sensibilité littéraire et le gout du beau ou du vrai, affirmait que le monde des assertions idéologiquees était celui du vague, pulsions et opinions mêlées en nuages et vapeurs, alors que celui des sentiments imposait naturellement la clarté de l’analyse et la précision des nuances ; et c’est exactement ce que j’observe à tout moment, à l’heure actuelle des théories les plus fumeuses suscitées par la pandémie, où les uns et les autres criant au complot de la partie adverse en appelant spécialistes et scientifiques à la rescousse, lesquels experts brandissent autant d’arguments pour ou contre ; et l’on pourrait étendre l’observation à l’analyse critique des œuvres littéraires ou artistiques, souvent bien plus précise et pénétrante quand elle relève de l’intuition et de la sensibiité, du goût et des associations comparatives, que sous couvert d’autorité supposée scientifique réduisant les objets à la textualité du texte ou à la matérialité du matériau plastique, etc.
     
    DE L’ENCHANTEMENT. – Il n’y a pas de formule chimique ni d’équation physique de la joie, me dis-je en écoutant, sur Youtube, six jeunes chanteurs de la compagnie King’singers interpréter a cappella cet extrait de la liturgie de saint Jean de Nicolaï Kedrov (1871-1940) d’une puzreté de ligne mélodique et d’une densité polyphonique à tirer des larmes à une statue de pierre les yeux fermés. Le bond et les rebonds de nos petits lascars d’un et trois ans dans l’herbe, sur la terrasse ensoleillée où leurs parents leur ont installé un joli toboggan et une caisse à sable, ou la lecture de quelques pages alertes de Colette, de Roussel ou d’Audiberti, me semble ressortir à la même nature « divine » que je ressens à vrai dire sans guillemets en mon tréfonds.
     
    ÉCOUTER LIRE. – J’ai « lu » des centaines de pages de la Recherche proustienne, ces dernières années, en roulant seul à bord de notre Honda Jazz Hybrid, et c’est avec un bonheur tout particulier que j’y reviens sur le papier, comme si les personnages y trouvaient une nouvelle dimension, et la modulation diverse des voix des lecteurs (le moelleux Michel Lonsdale ou le précieux Guillaume Galienne, notamment) y aura sans doute ajouté un quelque chose qui me revient en redécouvrant les dialogues inouïs de ce prodigieux théâtre.
    Car c’est surtout cela, en effet qui ressort de ces lectures variées : c’est le théâtre, la comédie, la drôlerie, la plasticité en quasi 3D des situations qui fait bel et bien de la chronique proustienne un roman projeté dans l’espace, bien plus que Saint-Simon et parfois supérieur, dans sa profondeur de champ et ses variations de voix, au roman de Céline.