Pour tout dire (98)
Ernest Hemingway aurait eu 100 ans le 21 juillet 1999. Venaient alors de paraître toutes ses nouvelles en un volume. Merveilleux florilège de son art du bref ! Il avait achevé L’Adieu aux armes au vallon de Villard, sous nos fenêtres actuelles, entre narcisses et martres folâtres.
Le cliché s'impose: sa vie fut un roman. Une suite de chapitres plus aventureux les uns que les autres, marqués par la guerre, dans laquelle il se lança à 19 ans, l'amour des femmes (il en épousa quatre), de rudes passions (la chasse et la pêche, la tauromachie et la boxe), une fringale de vivre et une énergie qui a pu le faire classer parmi les «durs» de la littérature.
Or Hemingway n'est pas réductible aux images simplistes qu'on a forgées de lui, du «macho» primaire ou du «viscéral», dépourvu de vie intérieure. L'art de cet écrivain atteint au contraire des sommets de concentration et de mesure classique, de finesse et de valeur symbolique, où s'expriment clairement l'obscurité même du monde, le sentiment de l'absurde et du nada, et cette angoisse secrète qui ne l'a jamais lâché et finit par le terrasser, le premier dimanche de juillet 1961, lorsqu'il se tira une décharge de carabine à bout portant.
Le génie du bref
Du grand art d'Hemingway qui a marqué tant d'écrivains contemporains, témoignent certes ses romans célébrissimes (L'adieu aux armes, Le vieil homme et la mer) mais plus encore ses récits brefs, où son style touche à sa pointe de limpidité et de dépouillement, d'efficacité (génie du dialogue et du récit à multiples points de vue) et de charme plus diffus où perce une vieille mélancolie. À cet égard, le meilleur hommage qu'on pourrait lui rendre cet été serait de se replonger dans la lecture de ses Nouvelles complètes, rassemblées en un seul volume de plus de 1000 pages à l'enseigne de la collection Quarto.
Incluant toutes les nouvelles publiées de son vivant (78 titres, ordonnés selon la volonté de l'écrivain), mais également les esquisses et fragments parus dans des revues ou retrouvés dans ses papiers, cet indispensable «portable» s'ouvre sur une émouvante photo de l'adolescent écrivant à plat ventre dans une prairie, annonçant la première gerbe de ses «juvenilia».
Une vie quintessenciée
«La seule écriture valable, notait Hemingway, c'est celle qu'on invente, celle qu'on imagine.» Or ce qui frappe à la lecture chronologique de ses nouvelles, c'est, bien plus que leur aspect anecdotique lié aux innombrables expériences vécues de l'écrivain, leur valeur de transposition, dans le cercle magique de la Hemingway fiction.
Il y a bien sûr du reporter chez Hemingway, mais plus il va, surtout après sa période parisienne et plus il décante, plus il concentre, plus il tend à la quintessence de l'histoire, avec une simplicité et un naturel apparents qui dissimulent une maîtrise consommée.
Écrire vrai
«Ce qu'il faut, écrivait-il encore, c'est écrire une seule phrase vraie. Ecris la phrase la plus vraie que tu connaisses.» Et c'est dans cette «vérité» cristallisée, sans doute, où se fondent l'émotion vécue et l'expression la plus aiguë, que réside le génie elliptique d'Hemingway, dont l'écriture qui tend à dire le plus de choses avec le moins de mots reste un modèle.
Merveilleusement vivantes et brassant une substance émotionnelle inépuisable, mais également passionnantes par leur ancrage dramatique dans les tribulations de l'auteur et de ses semblables, très attachantes enfin par leur charge affective et personnelle gagnant en densité avec les années, les nouvelles d'Hemingway constituent un grand voyage mouvementé à travers le siècle ressaisi par l'imagination d'un conteur.
Hemingway. Nouvelles complètes. Traductions originales reprises des publications antérieures. Avec un choix de lettres, 36 photos, un cahier biographique et bibliographique, un choix de lettres et une filmographie. Gallimard, collection Quarto, 1232 pp.
Bons baisers de Chamby...
Les Vaudois se le rappellent: Hemingway fit plusieurs séjours chez eux au début des années 1920. C'est par ses lettres que nous en apprenons le plus. Après une première escale en 1921, le deuxième séjour du jeune Hemingway au «chic endroit» de Chamby-sur-Montreux, en mai 1922, en compagnie de sa première épouse Hadley «aussi rouge et brune qu'une Indienne», lui inspire une lettre épique à son toubib de père. Il raconte notamment son ascension de la Cape-au-Moine qu'il dit «très raide et très dangereuse», signale qu'il vu deux grosses martres en escaladant la Dent-de-Jaman (juste à côté des Rochers-de-Naye) et qu'il est allé boire onze bouteilles de bière aux Bains-de-L'Alliaz.
Les jours suivants, le couple passera le col du Grand-Saint-Bernard (encore enneigé) à pied et descendra sur Milan malgré les pieds enflés de Mrs. Hemingway...
De retour à Chamby en novembre 1922, au milieu de tout un joli monde anglo-saxon qui se passe le mot qu'on mange mieux au Grand Hôtel des Avants qu'à l'Hôtel des Narcisses, Hemingway écrit à une amie qu'il croit «que c'est le plus bel endroit du monde». Il participe aux «grandes courses de bob pour le canton de Vaud», qui se déroulent à Sonloup et le délassent de la conférence de la paix qu'il est censé «couvrir» à Lausanne et «qui est très ennuyeuse et bourrée de cachotteries», les Turcs étant «exactement comme des marmottes», qui se cachent dans leur trou quand on veut les voir...
Ce qu'il faut rappeler, alors, c'est que le reporter Hemingway se trouvait Lausanne, en décembre 1922, pour suivre les pourparlers de paix entre Grecs et Turcs, après qu'il eut assisté aux terribles événements de septembre, marqué par d'énormes déplacements de population en Thrace...
BIOS. Selon les spécialistes, la meilleures biographie d'Hemingway est celle de James R. Mellow, sous-intitulée Une vie sans conséquences et qui insiste sur la parenté de l'auteur avec la «génération perdue», plus précisément Scott Fitzgerald, et les années parisiennes d'Hemingway.
La quête du «livre impossible» est également un des thèmes de cet ouvrage qui vient d'être réédité au Rocher. Parallèlement, les Editions Calmann-Lévy publient Papa Hemingway de A. E. Hotchner, qui fit connaissance de l'écrivain Cuba, en 1948, et devint un ami proche.
L'éclairage sur la fin de la vie d'Hemingway, paradoxalement assombrie par la gloire mondiale du Nobel, et livrée aux démons intérieurs et aux déboires conjugaux de l'écrivain, est particulièrement révélateur, notamment par rapport à l'image édulcorée que préservait la dernière épouse.
HOMMAGE. Il est toujours intéressant, voire émouvant, de lire l'éloge d'un écrivain par un pair qu'il a marqué. Ainsi de l'essai de Jérôme Charyn, dont le titre signale bien l'orientation non conventionnelle: Hemingway, portrait de l'artiste en guerrier blessé. Publié en Découvertes Gallimard, cet épatant petit livre vaut autant par son intérêt documentaire (notamment pour l'influence d'Hemingway sur plusieurs générations d'auteurs américains) que par la chaleur toute personnelle qui en émane.