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  • Le Grand Tour

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    45. Génération Dégage !

    Un court métrage sortant pour ainsi dire du four, très bien cadré et pensé, très bien réalisé aussi, (magnifiques images et montage à l’avenant), apporte aujourd’hui un témoignage kaléidoscopique précieux sur la perception de la « révolution » tunisienne par ceux qui l’ont vécu entre enfance et adolescence.
    Les auteurs, Amel Guellaty et Yassine Redissi, sont eux-mêmes de tout jeunes réalisateurs, qui insistent, ce qui se discute, sur le fait que la révolution ait essentiellement été le fait de la jeunesse tunisienne.
    Le tout début de la première moitié du film tend ainsi à privilégier l’aspect festif et juvénile des manifestations. Puis s’enchaînent, sur des thèmes variés, les propos recueillis auprès d’une brochette d’enfants de 7 à 15 ans, tous issus de la classe moyenne citadine éduquée, reflétant souvent l’opinion familiale.
    On pense aussitôt à la série romande mémorable des Romans d’ados en regardant Génération dégage, dont les auteurs ont la même façon de faire « oublier » la caméra aux premiers cinq enfants « typés » autant qu’on peut l’être à cet âge.
    Il y a là Seif, le seul garçon, 9 ans, qui a son profil sur Facebook, constate que la démocratie oblige à porter le niqab ou la barbe (il trouve ça sale) et se réjouit de voir partir Ennahdda. Il y a la petite Maram, 7 ans, qui n’aime pas la démocratie au nom de laquelle on a « tué des tas de morts ».
    Il y a Chahrazed, 13 ans, qui ne dit que des choses pensées et sensées. Il y a Sarra, 12 ans, qui estime que l’Etat ne doit pas se mêler de religion. Les thèmes défilent (la démocratie, la violence, la politique, Facebook, les manifs), suscitant autant de propos naïfs ou pertinents que la sociologue Khadija Cherif commente à son tour avec tact et réalisme.
    En sa deuxième partie, réalisée dans une école préparatoire mixte de Maktar, dans le gouvernorat de Siliani, le ton et le discours de ces enfants de chômeurs et de paysans pauvres changent complètement. Timides devant la caméra, les ados répondent sans hésiter, au prof qui les interroge, que c’était mieux « avant » la révolution : que les seuls changements qu’ils ont observés depuis les élections se limitent à la hausse des prix et à l’augmentation du chômage.
    Après une hésitation, l’un des garçons, qui daube sur les salaires des dirigeants, lâche d’un air accablé : « Ils nous ont rien laissé, M'sieur ». Un autre, visiblement le fort en thème de la classe, qui affirme qu’il fera de la politique plus tard afin d’aider son pays, constate que même avec les meilleurs résultats les chances de poursuivre des études sont de plus en plus difficiles. Une jeune fille, enfin, évoque la situation de sa famille, où son père chômeur ne parvient pas à offrir des études à ses quatre filles.
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    On n’est plus ici dans l’ambiance politico-médiatique de la Tunisie des manifs, dont la fraîcheur juvénile se veut réjouissante dans la conclusion du film, mais dans la réalité terre à terre de la Tunisie profonde, dont le regard des jeunes, fixant la caméra sans trace de cabotinage, interpelle et fait mal.
    En un peu plus de trente minutes, alliant un propos cohérent de part en part et de très remarquables qualités plastiques, les jeunes Yassine Redissi et Amel Guellaty ont composé un tableau évidemment partiel mais dont les « couleurs » fortement contrastées sont d’un apport déjà considérable dans l’aperçu d’une réalité tunisienne à multiples faces.
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    365001455.jpgOr à quoi ressemblera la Tunisie à venir de ces enfants confrontés, dès leur plus jeune âge, à des notions idéologiques encore abstraites et des réalités très concrètes, des débats et des manifestations vécus en famille, des tensions religieuses, des sacrifices de martyrs (l’immolation de Mohammed Bouazizi) ou des meurtres politiques (l’assassinat de Chokri Belaid) vécus comme des traumatismes collectifs ?
    Le premier mérite de Génération dégage est de nous les montrer, ces très jeunes Tunisiens, ou tout au moins quelques-uns d’entre eux, à la veille de nouvelles élections et de nouvelles données qu’on souhaite bénéfiques à leur cher pays…
  • Jim Harrison, en poète, prend La Position du mort flottant

     

     
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    Le dernier recueil du Big Jim, avec les accents émouvants du Little Jimmy affrontant le mal de vivre et la maladie au corps, fait de la poésie un exercice existentiel quotidien. Paru l’année de la mort de l’écrivain (2016), il revit dans la traduction de Brice Matthieussent, excellemment édité par Héros-Limite.

     


     

    Vous qui nagez volontiers par les mers et les lacs,  excellez à descendre les  fleuves ou remonter les rivières, pour nous en tenir aux eaux les plus vives, savez-vous pour autant ce que signifie la «position du mort flottant»?

    Si tel n’est pas le cas,  l’explication s’impose illico puisque l'expression constitue le titre d’un petit livre du grand Jim Harrison paru tout récemment dans une édition qui l’eût probablement enchanté de son vivant, tant par son élégant contenant, signé Héros-Limite, que par son contenu, avec la traduction et la postface qu’en propose le passeur exemplaire que représente une fois de plus Brice Matthieussent.

          C’est cependant le Big Jim lui-même qui s’en explique à mi-parcours de la petite centaine de «poèmes» rassemblés sous ce titre, qu’on pourrait dire autant de fragments d’un récit autobiographique éclaté, prières ou coups de gueule, aveux touchants de viveur blessé dans sa chair  ou méditations sur le sort plus général de l’humanité,  moments de grâce (Baudelaire aurait dit «minutes heureuses» avant Haldas) ou  tendres hommage à d’autres poètes qu’il a en affection autant qu’en admiration (notamment les Espagnols Lorca et Machado, et le Russe Mandelstam), tout cela marqué au sceau d’autant de vitalité généreuse que de mélancolie.

    La position du mort flottant, pour un nageur au long cours, est une technique de survie, apprise par Little Jimmy quand il était aux scouts,  qui  consiste à faire la planche mais à l’envers, la tête sous l’eau et en apnée, le temps de récupérer, avant de se retourner, de respirer un bon coup et de repartir.

    Or, en un «poème» narratif d’une page mêlant deux époques de sa vie – le vieil écrivain vanné qui a besoin de se reposer, et le nageur vaillant à un kilomètre de Key West où il a failli se noyer des années auparavant – Jim Harrison enrichit l’expression de nouvelles résonances, non sans humour et autodérision.

    Comme il le remarque lui-même, Jim Harrison est un écrivain et un poète «à cru», qui ne raffine ni ne peaufine.  Avec son refuge dans les bois, il participe en somme de la filiation des métaphysiques naturelles illustrée par Waldo Emerson et Henry Thoreau, au même titre qu’une Annie Dillard mais en plus rustaud quoique bien plus subtil et  cultivé − lecteur de René Char et de Rilke − que ne  le donne à penser son image de boucanier du Montana.

    Vous ne savez pas trop, les filles, ce que c’est que la poésie, et nous les garçons non plus. Pas mal de préjugés la classent au rang des futilités, ou au contraire la vénèrent à genoux ou en cercles fermés, la couronnant d’une majuscule. Beaucoup la limitent aux rimes ou au rythme, selon les cultures  elle est largement populaire ou au contraire se confine en élites plus ou moins guindées − peu importe à vrai dire, en tout cas c’est ce  qu’on se dit en lisant les poèmes de Jim Harrison qui ont l’air de morceaux de prose autant que le monceau de prose de Proust  est un poème.

    A la fin de sa vie de supervivant, Big Jim en a bavé un max: on a dû scier son grand corps malade de la nuque au coccyx et il a dû souffrir en plus, en clinique, de voir de jolies jeunes filles en chier encore plus que lui. Et cette saloperie de zona! Pardon pour tant de grossièretés, mais la vie  est parfois comme ça et la poésie non plus n’a pas alors à mettre de gants... 

    Donc Jim Harrison parle de tout ça dans ses poèmes qui ont l’air de ne pas en être et qui en sont pourtant. Parce que ce sont des concentrés de pensée et de musique, d’images et de rythmes alternés, de rêveries dans la nature et la vie pleine de ratures où l’on rencontre des chiens et Jésus-Christ, Dieu ou les dieux (comme on veut) et tout ce qui fait le sel de la vie et l’envie d’en finir quand le sel vient à manquer .

    Dans son inépuisable Journal, en date du 15 juillet 1956,Julien Green écrit ceci qui ferait la joie de plus d’un psy  en quête d’associations mentales révélatrices: «Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes».

    Or il y a beaucoup de cela dans La position du mort flottant: beaucoup de non-dit subconscient qui resurgit − donc le contraire de n’importe quoi −, et c’est  enfin le mérite de Brice Matthieussent d’éclairer tout ça par des propos très amicalement pertinents sur le poète et sa démarche, et celui de l’éditeur de nous en faire un si joli paquet-cadeau à emporter partout comme un carnet de route où lire est une manière de faire revivre ce qui est consigné – bon pour le déconfinement!

    Jim Harrison. La Position du mort flottant. Traduction et postface de Brice Matthieussent. Héros-Limite, 2021.

     

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  • Le Grand Tour

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    43. Le scribe et les étudiants
     
    Mais quel bel endroit que la Manouba sous le soleil printanier, et que de belles étudiantes, voilées ou pas, s’égaillaient à présent sur les pelouses en attendant de rejoindre la salle où devait se donner la lecture d’une nouvelle (corsée) de Rafik Ben Salah, Le Harem en péril, dont elles tâcheraient d’imaginer une suite en atelier d’écriture…
    Autour des tables regroupées de la classe d’écriture créative, pour parler à l’américaine, se retrouvaient à présent une majorité de chattes, deux chiennes, un dauphin et deux footballeurs, plus un bison berbère. La belle grande prof à la coule avait eu cette idée par manière de premier tour de table: que chacune et chacun énoncerait son prénom et l’animal en lequel elle où il s’identifiait. Or la mine de la prof s’allongeait en constatant la foison de chattes pointant le museau, elle qui eût préféré visiblement de franches tigresses.
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    Et de me confier en aparté : « Pas moyen de les faire sortir de leur schémas de soumission et de leur ronron féminin. Ainsi, l’autre jour, l’une d’elles, à qui je demandais de qualifier la révolte d’Antigone, m’a répondu que cette réaction était d’un homme et pas d’une femme ! »
    °°°
    L’ami Rafik a captivé son auditoire en moins de deux, avec une nouvelle qui en dit long sur les relations entre hommes et femmes telles qu’elles subsistent assurément dans le monde arabo-musulman. Le Harem en péril évoque ainsi l’installation d’un jeune dentiste dans un bourg de l’arrière pays – on pense évidemment au Moknine natal de l’écrivain -, dont les hommes redoutent à la fois les neuves pratiques acquises en ville, les instruments étincelants destinés à pénétrer les bouches féminines, et plus encore le siège sur lequel les patientes semblent impatientes de s’allonger.
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    Une première rumeur qui se veut rassurante évoque les mœurs du dentiste, probablement comparables à celles du coiffeur ou du photographe, mais l’inquiétude reprend quand le jeune homme reçoit ces dames à des heures de moins en moins diurnes, pour des séances qui se prolongent.
    Au début de la séance d’écriture créative, les deux jeunes gens s’identifiant à des footballeurs (animaux fortement appréciés sur les stades tunisiens comme on sait), n’avaient pas vraiment l’air concerné ; mais le charme et la vivacité du récit, la saveur des mots renvoyant au sabir local, et la malice un peu salace de la nouvelle ont suffi à « retourner » nos férus de ballon rond, autant que chattes et chiennes…
    °°°
    Dans sa dédicace ajoutée à celle de Habib Mellakh sur mon exemplaire des Chroniques du Manoublistan, le Doyen Kazdaghli évoque le « combat tunisien pour la défense de valeurs en partage entres les deux rives de la Méditerranée », et j’ai pensé alors à tous les contes populaires du pourtour méditerranéen marqués (entre tant d’autres traits) par l’inquiétude des machos confrontés à la séculaire diablerie féminine; aux nouvelles fameuses de l’Espagne ou de l’Italie picaresques, ou au « théâtre » de Naguib Mahfouz.
    Et le fait est que le récit de Rafik a suscité un immédiat écho chez ces jeunes gens dont certains, en peu de temps, composèrent des compléments parfois piquants à sa nouvelle – surtout les chattes les moins voilées…
    Cette expérience, trop brève mais visiblement appréciée par les uns et les autres, laissera-t-elle la moindre trace dans la mémoire des étudiants de La Manouba ? J’en suis persuadé. Je suis convaincu que le passage d’un écrivain dans une classe, la lecture commune d’un bon texte et la tentative collective d’en imaginer une suite, relèvent d’une expérience rare et sans pareille, comme je l’ai vécu moi-même moult fois.
    Et puis il y avait cette lumière, en fin de rencontre, ces ronronnements de chattes, cette impression de vivre un instant dans ce cercle magique que la littérature seule suscite, à l’enseigne des minutes heureuses…

  • Le Grand Tour

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    42. Mon compte Facebook censuré…
    Je ne dirai pas que je l’ai cherché : pas vraiment, mais sans doute n’était-ce pas très futé, de ma part, de marquer mon début de séjour en Tunisie en diffusant, sur Facebook où je compte plus de 3000 « amis », et sur mon blog perso, qui reçoit ces temps plus de 1000 visiteurs par jour, deux textes évoquant le « niqab arme de guerre », à propos des Chroniques du Manoubistan, signées Habib Mellakh, dont je faisais l’éloge.
    Comme j’avais trouvé l’ouvrage en question dans la vitrine de la librairie voisine, El Kitab, je n’ai pas pensé une seconde qu’en parler serait mal pris; en revanche, ma liste du jour, intitulée Ceux qui en ont ras le niqab, aura peut-être provoqué l’attaque en raison de son ton ironique voire sarcastique, typique des chiens de mécréants que nous sommes.
    En tout cas, le fait est que, dès le surlendemain soir de mon arrivée au Bonheur International, mon profil Facebook m’était devenu inaccessible, tout en restant lisible de l’extérieur par mes amis. Quant à mon blog, l’attaque s’y montrait plus subtile, tout formatage de mes textes y étant devenu impossible.
    Bref, j’avais oublié tout ce que nos amis nous avaient dit en été 2011 à propos des ruses inventées par les révoltés depuis des mois, face aux vigiles plus ou moins hackers du pouvoir, je m’étais montré crâne et sot, imbu de ma conception de la liberté et ne pensant même pas qu’elle pût déplaire. Mais aussi, j’ai l’habitude de prendre tout en terme d'expérience et celle-ci me disait quelque chose, évidemment, sur la réalité tunisienne…
    Or une semaine plus tard, à la Manouba, lorsque je racontai cette péripétie au recteur de l'Institution, Habib Kazdaghli, qui avait vécu les événements du Manoubistan au premier rang des affrontements avec un courage et une ténacité impressionnants, le cher homme me sourit avec un clin d’œil éloquent signifiant « bienvenue au club », lui-même ayant subi le même genre d’attaques.
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    Dans la foulée, c’était un honneur exceptionnel, sans rien d’académique, que de pouvoir retrouver les deux Habib à la cafète de la Manouba où ils nous avaient rejoints entre deux cours – je me trouvais là avec Rafik Ben Salah et deux profs des lettres assez girondes -, tant leur double action avait relevé de la résistance à l’inacceptable.
    Quelques jours plus tôt, notre ami Hafedh Ben Salah, désormais ministre de la justice transitionnelle, m’avait expliqué la signification symbolique de La Manouba, creuset de l’intelligentsia d'élite, et donc de la critique possible (Bourguiba l’avait déjà à l’oeil) en pointant tout le travail incombant à son ministère « pour que cela ne se reproduise plus »…
    Or, me trouvant tranquillement, dans la lumière de Midi, en face du Doyen Habib Kazdaghli, j’ai tâché de me représenter la force morale et la détermination physique que cet homme d’étude, historien de formation, a dû puiser en lui pour résister aux fanatiques. Je me le suis figuré en face des deux niqabées hystériques déboulant dans son bureau, y ravageant ses papiers avant que l’une d’elle, jouant la victime, prétendument giflée, se fasse conduire à l’hôpital. La scène, inouïe, mais filmée par un témoin qui a prouvé l’innocence du Doyen, fut la base d’un procès à la fois ubuesque et de haute signification politique. Mimant devant moi ce qu’on lui reprochait, à savoir gifler la joue droite d’un jeune femme voilée se trouvant en face de lui (il a esquissé le geste par-dessus la table, bien que je ne fusse point voilé, et a conclu qu'un droitier ne pouvait bien gifler la joue droite de son vis-à-vis sans faire le tour de la table - Allah en est témoin), il nous a fait rire comme on rit des pires énormités.
    °°°
    Cependant il n’y a pas de quoi rire des événements de la Manouba. Rappelant le rôle de procureur du ministre de l’Enseignement «qui n’a fait qu’encourager les agresseurs », Habib Kazdaghli affirme que « l’agression contre la Manouba était bel et bien une phase d’un vaste projet voulant imposer un modèle sociétal à tout le pays en passant par la mise au pas de l’université tunisienne. »
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    Un aperçu des pratiques en cours, donné le 7 mars 2012 par Habib Mellakh, fait froid dans le dos : « Ce groupuscule politique qui a pris en otage aujourd'hui notre faculté était composé d'une centaine de salafistes et de membres du parti Ettahrir, arborant les drapeaux de leur partis respectifs. Ces miliciens dont certains ont été reconnus comme des commerçants ayant pignon sur rue dans les quartiers populaires voisins de la faculté et qui rappellent par leurs uniformes - habit afghan et brodequins militaires - leur comportement violent, leurs chants, les groupuscules fascistes et extrémistes qui ont défilé dans d'autres contrées, sont venus réclamer la démission du Doyen élu de la Manouba »...

  • Le Grand Tour

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    41. Notre ami le ministre
     
    Il est arrivé les mains dans les poches, en pull, à bord de sa propre voiture, sans escorte. Je l'ai charrié sur cette apparente insouciance, puis il nous a expliqué qu'il prenait son dimanche et le laissait du même coup à ses gardes du corps, tandis que Nozhâ s'occupait de leurs petits-enfants.
    Nous avons pris place, avec son frère Rafik le scribe, dans le restau libanais de ces hauts de Tunis et je l'ai pressé de questions sur ce qu'il avait vécu ces derniers temps, après la divine surprise de la Constitution et son accession au gouvernement de transition.
    En fait, il n'a guère changé depuis nos dernières soirées, en juillet 2011, où son frère furieux nous annonçait les pires lendemains. J'aimais bien sa rondeur, fondée sur un sûr savoir d'avocat et de prof de droit rodé sous toutes les latitudes. Je me suis rappelé un certain cours qu'il nous avait donné sur les institutions suisses, arrosé de vieux Magon, et ce qu'il m'a raconté sur son entrée au gouvernement de transition m'a fait sourire. En fait, Mehdi Jomaâ, le premier ministre, lui a a tapé sur l'épaule en lui lançant comme ça: « Dis moi, Hafedh, toi qui n'a pas fait ton service militaire, ce serait peut-être le moment de servir ton pays ». Et comme il hésitait, Rafik a fait valoir à son frère cadet qu'en effet il ne pouvait se dérober.
    Moi qui ne connais rien à la politique, je ne sais s'il est fréquent qu'une équipe dirigeante qui a fait la preuve de son incompétence soit écartée du pouvoir et remplacée momentanément, par un groupe de dirigeants supposés non corrompus et non partisans, qualifiés ici de technocrates.
    D'ordinaire, cette appellation est plutôt mal vue, désignant de froids gestionnaires. Or, d'après ce que m'a raconté Hafedh Ben Salah, il s'agit là, plutôt, de ministres de transition choisis pour leurs compétences et non pour leurs affiliations politiques, qui vont tâcher de remettre la machine économique sur les rails avant les élections de la fin de l'année.
     
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    En écoutant parler le nouveau ministre de la Justice transitionnelle et de Droits de l'Homme, qui aura ces prochains jours pas mal de pain sur sa planche, comme on s'en doute, je pensais à cette smala pas comme les autres des Ben Salah, pas vraiment de haute bourgeoisie privilégiée puisque le père de Rafik et Hafedh était un simple instituteur menant les siens au bâtons d'âne - surtout l'insupportable Rafik -, mais qui a donné une flopée de soeurs et de frères très éduqués; et je me suis rappelé l'amertume de Rafik, qui n'a jamais pardonné à son père le fait de tenir sa mère dans son état d'analphabète, même si le personnage est de ceux qui, dans la culture berbère non écrite, en savent parfois plus que les fins lettrés...

  • Ce qu'il y a dans les pianos

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    Quand la nuit dort au fond des bois,
    ou des bars, ça dépend,
    on entend les voix des enfants
    qui murmurent là-bas,
    oubliés à travers les années -
    et remonter le temps
    se fait alors comme en détours,
    jusqu’aux lueurs du jour...
    Le secret des pianos fermés
    ne préoccupe pas
    les hommes de loi bornés
    ni les champions de la gestion
    ni les mégères des ministères
    trop pressés pour s’intéresser
    à cet humble mystère
    des chambres livrées au silence
    des sonates passées...
    Quand tu retrouveras le temps
    de t’arrêter la-bas
    où reposent les instruments,
    tu renaîtras sans le savoir
    dans ces après-midi de pluie
    où souriant tu t’ennuyais
    faute de rien vouloir
    d’autre, immobile et mutique
    à l’écoute de tes musiques...

  • Le Grand Tour

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    40. Ceux de La mémoire noire
    J'ai maudit les Chinois en longeant l'interminable muraille aveugle qui entoure leur ambassade à Tunis, sûrement aussi vaste que la place Tian'anmen, puis je suis enfin arrivé, à l'autre bout de l'avenue Jugurtha, devant cette élégante petite résidence dont l'enseigne n'était pas moins chargée de connotations historiques et politiques: Fondation Rosa Luxemburg !
    Rosa eût-elle apprécié le petit apéro déjà préparé sur la terrasse ? Sans doute ! On connaît le faible des révolutionnaires authentiques pour les douceurs: seuls les rebelles fils de bourgeois évitent petits fours et loukoums !
    Bref: un colosse m'avait repéré de loin, en lequel j'avais déjà reconnu Hichem Ben Ammar, qui me remercia d'avoir fait ce grand détour à pied à seule fin de voir son film, La Mémoire noire; et d'autres personnages aux dégaines impressionnantes, l'un m'évoquant Terzieff ou Artaud par sa belle tête émaciée, et l'autre de stature non moins impressionnante, mais avec plus de rondeur - « mes protagonistes ! », se contenta de me lancer Hichem, deux d'entre les quatre apparaissant dans le film, avec lesquels un débat était prévu après la projection.
     
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    Le point commun des régimes autoritaires consiste à « bouffer de l'intello », comme le relève le professeur Habib Melkach au début des Chroniques du Manoubistan, et ce qui frappe alors, dans la répression exercée par Bourguiba contre ses « enfants », est à la fois la disproportion entre les délits reprochés aux étudiants ( pas un ne peut être qualifié de terroriste) et autres affiliés au groupe Perspectives, et leur traitement, d'une incroyable brutalité. C'est de cela, sous tous les aspects de la relation entre militants et bourreaux, qu'il est question dans La mémoire noire, dont la portée va bien au-delà de cet épisode historico-politique.
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    Hichem Ben Ammar ne documente pas les faits avec trop de précision. L'histoire du mouvement Perspectives est connue, notament documentée par le récit intitulé Cristal, de Gilbert Naccache, ou tel autre témoignage qui a fait date, La Gamelle et le couffin, dont l'auteur, Fathi Ben Haj Yahia, est également très présent dans le film.
    Le propos du réalisateur est de faire parler ses personnages, quasiment en plan-fixes et comme sous une loupe restituant le grain des peaux, l'éclat des regards, le moindre frémissement d'émotion. Nullement indiscret, son regard est à la fois proche et respectueux, et les thèmes abordés (la tortures dans les caves du Ministère de l'intérieur, le bagne, les relations avec l'extérieur, la lettre bouleversante que lit une femme de prisonnier, l'avilissement inéluctable des tortionnaires, etc.)
    Sans trace d'esthétisme douteux, il y a du poème dans ce film aux images laissant en mémoire une empreinte indélébile.

  • Le Grand Tour

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    39. Retour amont
    C’était en 1970, j’avais 23 ans et je venais de débarquer à Kairouan la « cité des mosquées », une vraie féerie nocturne. J’avais remarqué la mention V.I.P. sur la feuille de route de mon guide, Moncef, moins de la trentaine et qui m’avait accueilli à Monastir. Ainsi me collait-on un rôle notable : n’étais-je pas l’envoyé de La Tribune de Lausanne, chargé de rendre compte du séjour d’un groupe de braves quadras-sexas suisses romands inaugurant pour ainsi dire la nouvelle formule des voyages à la fois culturels et balnéaires, à l’enseigne de la firme Kuoni : plus précisément, une semaine dans l’arrière-pays, via El Djem et Matmata, jusqu’à Nefta au seuil du désert, puis une seconde semaine de détente à laquelle je ne participerais pas.
    Ma mission d’alors revêtait donc un certain aspect publicitaire, mais j’entendais bien rester lucide et critique à propos de ce nouveau phénomène qu’on appelait le « tourisme de masse ». Mes camarades de la Jeunesse progressiste espéraient même une « lecture marxiste », mais là je ne garantissais rien, tant je me sentais en porte-à-faux par rapport au dogmatisme et aux schémas plaqués sur la réalité.
    Pour lors, je me baladais ce soir-là tout seul, dans l’univers magique, tout blanc et dont montaient de lancinantes mélopées, remarquant que de nombreux marchands avaient disposé, devant leurs échoppes, autant de radios que de petits téléviseurs retransmettant, tous ensemble, le discours paternel de Bourguiba à ses enfants soulagés de le voir enfin sortir de l’hôpital…
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    J’ignorais, alors, qu’en ces années le « père de la nation » faisait arrêter et torturer les étudiants rêvant d’une Tunisie plus libre. Et pour ce qui touchait aux toubabs, ce n’est que trente ans plus tard que j'appris que mon ami Rafik Ben Salah, neveu du ministre socialiste de l’économie, avait mis en garde son oncle contre le tourisme fauteur de servilité : « Vous allez transformer notre pays en lupanar ! » - « Ferme ton caquet, blanc-bec, tu n’y comprends rien ! »
    Plus de quarante ans plus tard, je me rappelle notre équipée avec un mélange d’amusement et de tendresse. À part un Monsieur Ducommun fondé de pouvoir et sa dame, qui avaient déjà « fait Bali », le groupe en était à ses débuts en matière de circuits culturels,et la curiosité prudente de ces braves gens, leur façon de tout ramener à du connu (« Ah les arènes d’Avenches ! » devant le cirque romain d’El Djem), leur bonne volonté pataude, leur naïveté m’avaient touché.
    Ainsi de la candeur d’un Monsieur Pannatier, cafetier sierrois en retraite qui avait fait s’arrêter notre bus en plein Chott El-Djerid, dont la plaine salée vibrait sous le soleil terrible. Or, choqué d’y voir une vieil homme marcher tout seul en contrebas de la piste, il avait exigé que Moncef propose, au vieux bédouin ébahi, la bicyclette de marque CILO dont il disposait chez lui à la cave...
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    Dans le premier de ses Récits tunisiens, intitulé Bédouins au Palace, Rafik Ben Salah décrit, très savoureusement la subite fortune qui enrichit, d’un jour à l’autre, le « bédouin empaysé » Ithmène, auquel on révèle un jour que les cinq hectares de terrain sablonneux et ronceux qu’il possède en bord de mer, en pleine zone de boom immobilier récent, vaut « des centaines de millions » maintenant que le sable devient « aurifère sous l’action du soleil »…
    Certains récits ancrés dans la réalité, et plus encore dans le langage des gens, dûment transmuté par le verbe en verve, en disent plus long que tous les reportages et autres analyses de spécialistes.
    En retrouvant le brave Ithmène, j’ai pensé au triste spectacle des palaces déserts du front de mer, vers Hammamet, en juillet 2011, et je me suis pris à espérer, contre l’avis de Rafik, que la saison à venir ramène des toubabs à l’économie chancelante de ce pays, histoire d'échapper au pire...