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  • Le Grand Tour

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    50. De Ponce Pilate au cabaret Cacadou
    Lucerne, à l’Hôtel Pickwick. - Il fait un tendre soir ce soir sur la Suisse primitive, au coeur du cœur de l’Europe. J’écris à l’instant dans une espèce de blanche cellule oblongue donnant sur Le Pont de la Chapelle à la tour à chapeau de morille, sans doute l’un des monuments les plus photographiés d’Europe et environs, ravagé par le feu il y a quelques années et sauvé par les Japonais.
    J’écris dans la rumeur des Backpackers américains fêtant leur escale sous mes fenêtres avec les jeunes de la ville, les uns et les autres en cercles assis ou debout, parlant fort de sport et de filles, pour les uns, et pour les autres de filles et de rock, tandis que les filles parlent garçons et garçons.
    Je suis installé pour ainsi dire incognito dans cette ville qui m’évoque tant de souvenirs de nos enfances, à un quart d’heure à pied d’une très vieille dame que ma visite ravirait mais que j’irai surprendre quand ma pérégrination m’en donnera le loisir, le cœur plus libre.
    Face à ma fenêtre se dresse le Mont Pilate à la cime crénelée, qui doit son nom au fait que le meurtrier du Christ y est venu se jeter dans les eaux sombres d’un minuscule lac serti au creux de ses roches. On se rappelle évidemment qu’après que Tibère eut fait jeter Pilate au Tibre, les eaux horrifiées de celui-ci recrachèrent le déicide qui s’enfuit à travers les roseaux et les buissons jusqu’au Rhône, à la hauteur de Vienne, où il se renoya lui-même.
    Mais de là encore Pilate fut rejeté, qui se réfugia au bord du Léman pour y subir un sort analogue, lequel le fit rebondir jusqu’au pied de la farouche montagne de ces contrées alpines dont le lugubre petit lac reçut enfin les restes de l’âme tourmentée.
    C’est aux sursauts de celle-ci, depuis lors, qu’on attribue les orages fréquents de la région, qui fait se dresser les cheveux des enfants à la lisière du sommeil.
    La légende n’est pas seule à faire de Lucerne une façon de centre de divers mondes, puisqu’y survivent les fantômes de Richard Wagner et de l’impératrice Sissi, et que s’y perpétue le culte de Pablo Picasso et de Paul Klee, du pain de poires et de la navigation à vapeur.
    De ma fenêtre de l’Hôtel Pickwick, choisi par élan de mémoire affectueuse pour le personnage et son auteur, s’aperçoivent également l’étrave de navire de la superstructure du nouveau Centre de Culture et des Congrès conçu par Jean Nouvel, semblant coiffer une sorte d’Alcatraz architectural; l’immaculée église des Jésuites dont la splendeur baroque abrite l’humble froc du franciscain Niolas de Fluë, ou encore, sur sa colline boisée, la pièce montée d’un kitsch étourdissant, semblant de stuc de minaret bollywoodien, du castel Gütsch que Michael Jackson aura convoité quelque temps avant d’y renoncer sous l’effet probable de l’opprobre signifié à mots couverts par la toujours influente Société des Dames (Frauenverein) locale.
    Plus à gauche enfin, côté lac, se distinguent quatorze plans d’un paysage évoquant quelque lavis chinois en dégradés de bleus pers et de noirs veloutés, j’ai bien dit quatorze, et ce fut avéré par sept générations de paysagistes, avec le pic nanti d’un invisible ascenseur mécanique du Bürgenstock au sommet duquel gîte la star italienne Gina Lollobrigida, dont nous rêvions à treize ans au risque de provoquer la jalousie de ses rivales Ava Gardner et Doris Day…
    Ce souvenir de chair ne peut que me rappeler, en ce lieu qui fut aussi celui de nos enfances – ma mère étant native de Lucerne -, les bains de bois, évoquant de hautes cabanes lacustres, où mes tantes (membres elles-mêmes de la Société des Dames) nous emmenaient tout petits nous rafraîchir, du côté réservé à leur sexe, d’où, entre les claies, se voyaient les hommes velus et dangereux.
    « Là-bas c’est le vice », m’avait dit un soir ma tante E. en me désignant un quartier où clignotaient force néons roses et verts. La chose me frappa si fort que je n’eus de cesse d’y goûter une fois, plus tard, quand j’aurais l’âge de hanter ces lieux qu’elle disait mauvais.
    Or on a beau dire que les traditions se perdent : pas plus tard que tout à l’heure, j’ai repassé dans cette basse ruelle que ma tante perdue de vertu stigmatisait jadis et qu’y vois-je alors ? Gottverdami, sous une enseigne dorée figurant le cerf dans sa parade : ni plus ni moins, irradiant de suaves reflets roses et verts, que le Cabaret Dancing Cacadou…

  • La liste de Dindo

    littérature
    Richard Dindo, réalisateur suisse né à Zurich de père et de passeport italiens, est considéré comme l'un des maîtres du documentaire helvétique, en dépit d'un certain rejet subi ces dernières années de la part de la critique alémanique, qui l'a classé une fois pour toutes "cinéaste engagé". Ses  films sur Rimbaud, Kafka, Genet, Gauguin, ou plus récemment sur ces Américains qui rêvent d'être les premiers à fouler le sol de la planète Mars, dans Marsdreamers, procèdent d'un regard personnel souvent décalé. Plus récemment encore, après une adaptationmémorable du roman Homo Faber de Max Frisch, il a bouclé le tournage de ce qui pourrait être son chef-d'oeuvre, évoquant le grand maître du haïku japonais sous le titre de Voyage de Bashô. Issu de milieu ouvrier, sans avoir échangé avec son père plus de trente répliques dans sa vie, laissé à lui-même dès sa douzième année après le départ de sa mère, Dindo, éduqué par les femmes selon son propre dire, est attentif aux aléas de la destinée personnelle des créateurs au point d'en avoir établi une liste en constante croissance. Grand lecteur de Paul Léautaud, ce francophile tient lui aussi un journal pléthorique, intitulé Le Livre des coïncidences, intégralement rédigé en français, qui a dépassé ces jours les 9000 pages...   

    Aux dernières nouvelles de tout l'heure, Richard Dindo se trouve au Texas pour tourner un film d'après un livre de James Agee.

    medium_Agee.3.jpgAGEE James: Le père meurt dans un accident de voiture quand le petit James a 6 ans. Le fils a cherché un jour à se suicider au volant d’une voiture et à mourir comme son père. Il n’arrêtait pas de fumer et de boire en souvenir de ce père absent qu’il chérissait et qui lui a manqué toute sa vie. La mère, pieuse et sectaire, ne permettait pas au fils, à partir de la sortie de son enfance, de vivre avec elle et sa soeur, ce dont il a beaucoup souffert .Il se sentait néanmoins aimé par sa mère et sa famille, "mais ceux-là qui m’accueillent, qui tranquillement s’occupent de moi, comme un être familier, et aimé dans cette maison; ne me disent pas, oh! pas maintenant, ni jamais; ne me diront jamais qui je suis." Il se rappellera toute sa vie cette phrase de sa mère: "Papa a été grièvement blessé et pour cela le bon dieu l’a pris chez lui au ciel, il ne reviendra plus jamais".

    ALTHUSSER: Sa mère avait été amoureuse d’un homme qui est mort à la guerre 14-l8. Elle se marie alors avec le frère du mort, mais sans amour. Louis est l’enfant de cette mésalliance et il porte le nom de l’oncle disparu. Sa mère l’aime donc à la place de l’autre. Il estimera plus tard qu’il n’a pas de père et qu’il doit devenir lui-même son propre père.

    APOLLINAIRE: Le père quitte la famille quand Apollinaire a six ans. Il ne l’a jamais revu.

    ARAGON: N’a pas connu son père qui était préfet, celui-ci na pas reconnu l’enfant qui a été élevé par sa mère comme s’il avait été son frère.

    ARRABAL: Le père a disparu au début de la guerre d’Espagne, condamné à mort par un tribunal franquiste. S’est peut-être évadé et a été alors assassiné. Le fils a passé son enfance dans le deuil de cette disparition du père dont on n’a jamais rien su de précis. Il a appris, adolescent, la condamnation à mort de son père, par un document trouvé dans une armoire chez lui à la maison. Il s’est mis alors à suspecter sa mère d’avoir dénoncé son propre mari, pour préserver et protéger le fils. Ce que celui-ci ne lui a jamais pardonné, il a rompu toute relation avec sa mère pendant dix-huit ans. Sur cette « trahison » de la mère, il n’y a aucune preuve non plus.medium_Artaud2.3.jpg

    ARTAUD: A perdu sa soeur bien aimée quand il avait 7 ans.

    BALZAC: A été donné tôt chez une femme nourrice, puis dans un monastère, puis dans une école catholique sévère. A passé toute son enfance en dehors de sa famille, sans ses parents; la mère détestait ses enfants, son fils Honoré en particulier, et ceci pendant une bonne partie de sa vie.

    BARTHES: A perdu son père quand il avait un an. Le père, officier dans la marine, est mort dans une bataille navale en l916. Barthes avait en outre la tuberculose. A vécu toute sa vie avec sa mère. Est devenu dépressif et presque apathique après la mort de celle-ci.

    BATAILLE: Son père avait la syphilis et était aveugle. Il vivait dans une chaise roulante.

    BAUDELAIRE: Avait six ans quand le père, général dans l’armée, est mort. Sa mère s’est remariée un an plus tard avec un autre général avec lequel Charles s’est toute sa vie durant très mal entendu. Le petit Charles vivait dans l’adoration de sa mère. Il ne lui a jamais pardonné de l’avoir mise en pension après son remariage. « Quand on a un fils comme moi, on ne se remarie pas. » Selon Sartre, il s’est pensé comme « fils de droit divin ». Autre version : « Je suis le tombeau de mon père. Un père prêtre, jeté à la fosse commune, faute de tombe, pas de trace, deuil presque impossible et en tout cas infini du fils, à jamais inconsolable ». « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, sentiment de destinée éternellement solitaire. Mon âme est un tombeau. Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage. »

    Bernhard7.JPGBERNHARD Thomas: N’a pas connu son père. La mère l’a élévé seule, dans la haine de l’homme. Ils ont vécu en partie chez son père à elle.

    BYRON: Le petit Byron nait avec un pied déformé. Le père est mort, peut-être par suicide, quelque part en France, quand son fils avait 3 ans. Byron adulte a écrit des lettres de Venise à sa famille qui ressemblaient étrangement à celles qu’avait écrit son père à sa femme, la mère du poète.

    CAMUS Albert: Père mort en 1915 comme soldat pendant la grande guerre quand le petit Albert avait 2 ans. Il a connu, si l’on peut dire, son père en tout et pour tout pendant huit jours. A été élévé à Alger par sa mère restée seule et pratiquement muette.

    CANETTI ELIAS: Il a sept ans quand meurt son père à l'âge de 31 ans d’un infarctus. Le petit Elias était sous la porte de la cuisine et a vu son père couché par terre, de l’écume à la bouche. On l’a sorti de là, Elias, qui est allé jouer dehors avec un enfant voisin et quelqu’un est venu crier: « Ton père est mort, ton père est mort; comment, tu joues au ballon alors que ton père est mort? » Elias passe le reste de son enfance et de son adolescence avec sa mère dans une harmonie profonde, elle lui raconte beaucoup d’histoires, lit des livres avec lui et éduque sa pensée.

    CHAR René: Le père, maire de son village d’Isle-sur-la-Sorgue, est entrepreneur, il meurt quand le petit René a dix ans. Celui-ci s’entendra toujours très mal avec sa mère qui n’aura jamais rien compris à son fils poète, qu’elle appellera longtemps « le gredin ». Relation conflictuelle et violente aussi avec le frère, le préféré de la mère.

    DANTE: La mère meurt quand son fils a 7 ans. Le père se remarie, meurt de son côté quand Dante a 15 ans.

    DICKENS: Son père est mort 6 mois avant la naissance de son fils.

    DE QUINCEY: Quand il avait 5 ans une de ses soeurs est morte, quand il avait 7 ans une autre de ses soeurs est morte, dans la même année mourait aussi le père.

    DOS PASSOS: Fils illégitime. La mère avait 42 ans lors de la naissance de son fils. Le père était marié ailleurs. Epouse la mère de Dos Passos quand il est devenu veuf et quand le garçon avait 14 ans. En attendant celui-ci passait son enfance avec la mère dans différents lieux d’Europe où le père est venu les rejoindre de temps à autre, loin des regards de l’Amérique.

    DOSTOÏEVSKI: Avait 6 ans quand la mère est morte, 1medium_Dosto.3.jpg8 ans quand le père est assassiné. Un homme d’une dureté impitoyable selon son fils.

    DUMAS Alexandre: Orphelin dès l’âge de 4 ans d’un père, général dans l’armée de Napoléon.

    DURAS Marguerite: N’a pas connu son père qui est parti pour la France où il est mort quand elle avait 4 ans.

    EBERHARDT Isabelle: N'a pas connu son père. La mère ayant quitté celui-ci avec le précepteur des enfants. Déracinés de la Russie, s'enfuyant pour se cacher et vivre leur vie, ils sont partis à Genève. Isabelle a donc vécu avec ce père adoptif, un mélange de prêtre fou et d¹anarchiste barbu.

    GENET: N’a pas connu ses parents. Mère prostituée. A été élévé chez des paysans à la campagne.

    GIDE: Avait 11 ans quand son père est mort. A été élévé seul par sa mère. A la mort du père il pleure blotti sur les genoux de sa mère qui l'enlace. « Et je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur moi. »

    GLAUSER Friedrich: Avait 4 ans quand la mère est morte. A été élevé par le père autoritaire, directeur d’école à Vienne en Autriche.

    GREEN Julien: “Pour en revenir aux raisons qui me faisaient rester à part, je les dois à ma mère. J’étais pour elle celui qui remplaçait l’enfant mort à deux ans et demi, le petit Ned qui est enterré à Savannah, et aussi son frère bien-aimé, William, mort à dix-neuf ans à peine de la syphilis. Elle m’avait confié au Seigneur pour toute la vie, et j’ai pu vérifier toujours l’efficace de cette protection attentive et aimante. J’ai perdu maman à quatorze ans. Elle est morte le 27 décembre 1914. Je garde le souvenir et l'indicible émotion de ce moment terrible. Ce qu’elle a été pour moi, je renonce à l¹exprimer. Mgr Pezeril m’a dit un jour: « Vous êtes le fils de votre mère chaque jour. « Tu es protégé », ce que me disait ma mère me revient sans cesse à l’oreille. « Toute ma vie j’ai été aimé et protégé. « Le bonheur, le don que j’ai reçu dès mon enfance. A mes parents, je leur dois tout ce que je suis. Le souvenir du 27 décembre 1914 me suivra toujours. »

    Grossman4.JPGGROSSMAN Vassili: Les parents se séparent quand leur fils est encore très petit. Il est élevé par sa mère qui passe deux ans en Suisse avec lui. Elle mourra plus tard en Ukraine, assassinée par les nazis. Le fils ne se pardonnera jamais de ne pas l’avoir sauvée.


    HAWTHORNE: Père mort aux Indes orientales de la fièvre jaune quand le petit Nathaniel a 4 ans. Très tôt l’enfant solitaire commence à passer ses journées à écrire des contes fantastiques.

    HEMINGWAY: Le père s’est suicidé avec un fusil quand Ernest a ... ans. Il imite beaucoup d’années plus tard le geste son père et se tue lui aussi avec un fusil, de la même manière que le père. Ernest aurait détesté sa mère selon ce que raconte Dos Passos dans son autobiographie.

    HÖLDERLIN: N’a pas connu son père. Mère pieuse et dépressive.

    HUGO Victor: La mère est partie pendant treize mois voir un amant à Paris quand le petit Victor n’avait que quelques mois. Quand il avait 2 ans ses parents se sont quittés. Le père est parti et les enfants sont restés avec la mère. Ensuite ils vont à Madrid visiter le père qui fait mettre les fils dans un collège catholique. Puis ils sont revenus à Paris avec la mère où ils ont vécu avec celle-ci et son amant, un ancien général qui sera un jour arrêté sous leurs yeux comme conspirateur et plus tard guillotiné. Puis le père les a de nouveau enlevés à la mère et les a envoyé de force dans un collège et ceci pendant plusieurs années avant qu¹ils reviennent chez la mère qui meurt quand Victor a 19 ans.

    JABES Edmond: A perdu sa soeur quand il avait 12 ans. Elle est pratiquement morte dans ses bras. Elle lui aurait dit: “Ne pense pas à la mort. Ne pleure pas. On n’échappe pas à sa destinée. »
    « Ces mots ne m’ont jamais quitté. J’ai compris ce jour là, qu’il y avait un langage pour la mort, comme il y a un langage pour la vie. Je la retrouverai, plus tard, dans le désert: ultime reflet, on eût dit, d’un miroir brisé. J’ai compris alors que la destinée est inscrite dans la mort, qu’on ne quitte jamais la mort. »


    KELLER Gottfried: Son père est mort quand Gottfried avait 5 ans. A été élevé par la mère qui s’est remariée. Keller ne parle jamais de son beau-père dans ses livres, même pas dans Henri Le Vert, son roman de jeunesse, qui se termine au moment de la mort du père...

    KEROUAC Jack: A perdu son frère ainé quand celui avait 9 et Jack 4 ans. A adoré ce frère qui souffrait d’une maladie inguérissable. Il en fut bouleversé pour la vie. Son père meurt d’un cancer quand Jack a 2O ans. Il assiste impuissant et terrorisé à son agonie.

    LAUTREAMONT: A perdu sa mère quand il avait 18 mois. Elle s’est probablement suicidé. A été élévé à Montévideo en Uruguay par le père onctionnaire au Consu- lat français.

    medium_Leautaud5.2.JPGLEAUTAUD Paul: Abandonné par la mère dès sa naissance. « Ma mère m’a planté là trois jours après ma naissance. » A été élevé par le père et les maîtresses de celui, dont plus tard, la deuxième femme qui l’aurait souvent battu. Il rencontre sa mère vingt ans plus tard, lors de l’enterrement des sa tante et tombe amoureux d’elle. “Je songe enfin à ma mère, à qui je ressemble tant, paraît-il, par le caractère, et que je vis une fois, vers mes dix ans, d’une façon que je n’oublierai jamais. « Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses. » Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que d’avoir grandi tout seul, de n’avoir jamais eu sa mère: on en garde pour toujours quelque chose de dur et de maladroit. » Il pensera toujours à « ces quelques jours que nous avons passés ensemble à Calais en 19O1 ». Il est donc tombé amoureux d’elle, ils se sont écrits, puis elle s’est fâchée et lui a montré son vrai visage, celui d’une femme dure, impitoyable et intrigante. “Le bonheur que j’ai eu de vous revoir à Calais m’a coûté si cher, si cher. » Il n’arrêtera jamais de penser à elle. Parlera de son « éternelle absence ». « Déjà trente-six ans que je vis sans vous.³ “Je vous aurai tant aimée, tant désirée toute ma vie. »

    LEDUC Violette: Le père est parti quand elle était encore enfant. La mère l’a élevée dans la haine des hommes. “Je vins au monde, je fis le serment d’avoir la passion de l’impossible ». Cette passion l’a possédée du jour où, trahie par sa mère, elle s’est refugiée auprès du fantôme de son pèr inconnu. Ce père avait existé, et c’était un mythe, en entrant dans son univers elle est entrée dans une légende, elle a choisi l’imaginaire qui est une des figures de l’impossible. “Je suis la fille non reconnue d’un fils de famille. Je me souviens de mon chagrin, de mes trépignements sur le carrelage après son départ. “Mon père, cet inconnu, je le portais dans mes yeux tandis que je lisais... »

    LESSING DORIS: Père infirme de guerre.

    MALLARME: Sa mère meurt quand il a 6 ans. « J’ai perdu, tout enfant, à sept ans, ma mère ». Son père se remarie un an plus tard. Le petit Stéphane n¹aime ni son père ni sa belle mère. Il passe son enfance dans des pensions réligieuses. Sa soeur bien aimée, Marie, meurt à 13 ans, quand il a 15. Il restera toujours “froid et glacial³, songe souvent à se suicider, comprend la poésie comme le rien et comme le néant de l¹écriture.

    MALRAUX: Perd un petit frère quand il a 2 ans. Au même moment sa mère se sépare de son mari. Il vivra seul avec sa mère. A 5 ans il entre dans un institut privé comme pensionnaire ou comme élève. Ensuite il reviendra chez sa mère avec laquelle il vivra jusqu’à l’âge de l9 ans. Il dira un jour: « Presque tous les grands écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne. »

    MANSFIELD Katherine: Mort du frère bien aimé au front en France quand elle a 22 ans.

    MELVILLE: Le père, entrepreneur, a fait faillite et est mort bientôt après, quand le fils avait 13 ans. Il a dû quitter l’école pour gagner sa vie comme employé de banque.

    MUSIL: La mère avait un amant au vu et au su du père et de l'enfant.

    medium_Nietzsche.4.jpgNIETZSCHE: A perdu son père qui était pasteur, à 5 ans. Un an plus tard meurt son petit frère. La mère pieuse et réactionnaire l’a mis plus tard dans un internat. Il aurait pleuré de chaudes larmes sur la tombe de son père. Est resté toute sa vie déraciné. A haï plus tard et sa mère et sa soeur.

    NIN Anaïs: Quand elle a 1O ans le père pianiste quitte la famille pour
    vivre avec une jeune femme. La mère amène ses enfants à New York. A partir de 11 ans Anaïs écrit un Journal en forme de lettres à son père en cherchant désespérément ce père et en espérant qu¹il ne rejoigne la famille.

    NERUDA Pablo: A perdu sa mère quand il avait deux mois. A été élevé par la deuxième femme de son père, qu'il appelle, “l'ange gardien de mon enfance".

    NERVAL de, Gérard: Perd sa mère quand il a deux ans, et comme son père est médecin militaire, il passe son enfance chez son grand-oncle à Mortefontaine, dans le Valois dont les paysages hanteront par la suite son oeuvre.

    NIZON Paul: Le père toujours malade et enfermé dans sa chambre est mort quand le fils avait 12 ans.

    OZ Amos: Sa mère se suicide quand son fils a 13 ans.

    PESSOA: A perdu son père en Afrique du Sud (Durban) quand il avait 7 ans. La mère s’est remarié avec le consul portugais. Fernando a adoré sa mère, a vécu tantôt au Portugal, tantôt à Durban. N’a jamais pu s’habituer à ce beau-père qu’il n’aimait pas.

    PLATH Sylvia: A perdu son père quand elle avait l2 ans. En a soufferte toute sa vie. “Je ne parlerai plus jamais avec Dieu". “J'ai besoin d¹un père." A fait une première tentative de suicide à 12 ans.

    POE EDGAR ALLAN: Sa mère est morte quand il avait 5 ans. Le père a disparu. Allan été élevé par des parents adoptifs qui lui ont donné leur nom.

    YOURCENAR Marguerite: N’a pas connu sa mère qui est morte quelques jours après la naissance de sa fille. A été élevé par le père coureur et charmeur.

    RENAN Ernest: Le père disparaît en mer quand le petit Ernest a 5 ans.

    RIMBAUD: N’a plus jamais revu son père officier à partir de l’âge de 7 ans. Mère pieuse et réactionnaire qui élève ses enfants la bible dans la main. Arthur imitera plus tard sur ses voyages la biographie de son père, en se prétendant p.e. originaire de Dôle, comme son père, ou alors « membre du 17ème régiment de l’Armée française comme celui-ci. A appris plus tard l’arabe et a vécu en Afrique comme son père.

    ROTH Joseph: Son père a quitté sa mère quand le fils avait un an. Il ne l’a jamais revu, n’avait donc aucun souvenir de lui. A dit à un ami: “Tu ne peux savoir ce qu’est c’est d’avoir grandi sans père. »

    ROUSSEAU: Sa mère est morte à sa naissance, « le premier de mes malheurs ».

    SAINTE-BEUVE: Le père meurt un mois avant la naissance de son fils. Celui-ci a vécu toute sa vie dans l’ombre de ce père absent, au point de lui ressembler mimétiquement et de finir d'avoir exactement la même écriture que lui.

    SALINGER J.D.: A perdu son frère quand celui-ci avait 1O ans. Se croyait juif jusqu'à 16 ans, quand il a appris que sa mère était en réalité catholique. En a souffert toute sa vie. Aussi de l¹anti-sémitisme, vu son nom juif, hérité évide- ment de son père qui lui était bien juif. A commencé à cacher ses origines. Misogynie. A haï sa mère et méprisé son père. A vécu après son mariage avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui, des femmes-filles.

    SAND George: A perdu son père, officier dans l’armée napoléonienne, dans un accident de cheval quand elle avait 4 ans. A ensuite vécu avec sa mère et sa grand-mère paternel dans la maison de celle-ci à la campagne. Tensions permanentes entre les deux femmes qui se détestent. La mère part à Paris (où elle a un autre enfant, une fille illégitime), au grand désespoir de sa fille George qui ne la verra plus que par intermittence. Elle en a souffert toute sa vie.

    SARRAUTE Nathalie: La fille vit tantôt avec sa mère, tantôt avec le père, soit à Paris, soit à Moscou. Quand elle a 9 ans, la mère quitte ses enfants et ne revient que trois ans plus tard. Pendant ce temps Nathalie vit à Paris avec le père qui a d’autres femmes qui apparaissent à la fille comme des « tantes lointaines, inconnues, dont elle n’apprendra jamais grand-chose. La mère a des « amis » aussi dont la fille ne saura pas grand-chose non plus.

    SARTRE: N’a pas connu son père qui était Officier et qui est mort quelques mois après la naissance de son fils. Sartre a été élévé par sa mère et son grand-père. Sa mère s’est remariée quand J.P. avait 12 ans. Il devait appeller son beau-père « oncle ». Les Mots s’arrêtent quand J.P. a 12 ans, justement, à l’arrivée de cet étranger qu’il n’aimait pas, qu’il n’aimera jamais.

    SEMPRUN Jorge: Perd sa mère quand il a 9 ans. Elle était malade pendant quelques temps. Ses regards à travers la porte à moitié ouverte sur la mère malade dans son lit. L¹annonce de sa mort. Elle le voyait président de la République. Il était son préféré.

    SPINOZA: Perd sa mère quand il a six ans.


    STENDHAL: Il était amoureux de sa mère qu’il perdit à 7 ans. A été élevé par le père qu’il haïssait et le grand-père qu’il n’aimait pas non plus. « Ils ont empoisonné mon enfance. » Quelques années avant sa mort il dira, “il y a 45 ans j¹ai perdu ce que j¹aimais le plus au monde.³

    STRINDBERG: Fils d’une servante et d’un père hobereau. Se sont mariés quand même; S. a toujours souffert de cette situation. Fort complexe d¹infériorité.

    TOLSTOI: Sa mère meurt quand il a 2 ans. Il est emmené devant son cadavre et s’enfuit avec un cri d’épouvante. Il n’oubliera plus cet instant. Le père meurt quand Lev a 9 ans. Il est élevé par ses grands-parents. Mais sa grand-mère paternelle et sa tutrice, soeur de son père, meurent également bientôt après son père. A 28 ans il écrit Enfance, roman dans lequel il a 1O ans et sa mère est toujours vivante. Il la décrit vivre, sourire, aimer; il parle d’une mère imaginaire, il se rappelle selon ses propres mots de choses qui n’ont jamais existé. Ecrire pour lui est plus que jamais une volonté de faire revivre un paradis perdu. « Heureux, heureux temps, temps à jamais écoulé de l’enfance ». A l’âge de 8O ans il écrit: « ce matin je parcours le jardin et, comme toujours, je me rappelle ma mère, « ma-man », de qui je n’ai aucun souvenir, mais qui est restée pour moi un idéal sacré. Et plus tard: “En mourant, tu éprouves ce qu’éprouve l’enfant délaissé, revenant à sa mère amante et aimée. »

    TRISTAN Flora: Son père péruvien est mort quand elle avait 4 ans. Toute sa vie elle a cherché ce père, jusqu’à revenir au Péru pour “entrer » dans sa famille paternelle qui l’a pourtant plus ou moins répudiée. Elle est la grand-mère maternelle de Gauguin.

    medium_Tsvetaeva.2.jpgTSVETAEVA Marina: A perdu sa mère quand elle avait l6 ans; une mère souvent malade et au sanatorium. Elle avait la tuberculose. Ses filles à un moment ont été envoyé dans un internat à Lausanne. « J’ai grandie entourée de tuberculeux. L’agencement sur leur table de chevet en verre dans les sanatoriums: pilules, seringues, fioles. Ma mère se mourait, ça sentait l’éther et le jasmin. Le père est mort quand elle avait 21 ans.

    VERLAINE: Père Officier qu¹il a à peine connu, il est mort quand le fils
    avait 21 ans.

    VILLON: Orphelin, a été élevé par des parents adoptifs.

    VOLTAIRE: Sa mère est morte quand son fils avait 7 ans. Il ne parle jamais d’elle, ni de son père. Il méprisait son père et détestait sa famille. Voltaire est un pseudonyme. Il s’appelait en réalité François Arouet. Il prétendait que sa mère aurait eu des amants et qu¹il était le fils d’un de
    ses amants.

    WALSER Robert: La mère meurt quand il a 16 ans. Un frère meurt aussi, un autre se suicide.

    WOLFE Thomas: Parents séparés. Le père meurt quand Thomas a 22 ans.

    WOOLF Virginia: A perdu sa mère quand elle avait 13 ans. A été élevée par le père qui est mort quand elle avait 22. Elle aurait pensé à sa mère tous les jours et vécu sous son regard jusqu’à l’âge de 4O ans.

    ZOLA Emile: Son père meurt quand Emile a 7 ans. Il est fils unique et vivra donc son enfance et son adolescence seul avec sa mère, à Aix d'abord, à Paris ensuite.


    (Moïse, Jésus et Mahomet n’ont pas connu leurs pères)

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  • Le Grand Tour

    49. Tina et le maboul
    C’est la voix de Tina Turner jeune, à l’époque de son ménage d’enfer avec Ike, dans l’un de ses blues les plus lancinants, Living for the City, qui m’a fait me lever dans le Cisalpino et, trois compartiments plus loin, échanger quelque mots avec deux Backpackers blonds comme les blés de leur Midwest, m’étonnant de ce que des kids écoutent encore de telles vieilles peaux, avant qu’il ne m’évoquent leur équipée, d’Athènes à Rome et de Venise à Amsterdam, me rappelant leurs pères qui faisaient en stop, il y a trente ans de ça, la route d’Amsterdam à Venise, puis de Rome à Goa…
    Il y a, dans la voix de Tina Turner, du rouge acide et du vert saignant, avec des flammes de rose et de bleu tendre, comme je les ai retrouvés, au musée de Berne ou je me suis pointé dans l’après-midi, dans la peinture exacerbée de Kirchner auquel, avec d’autres foudres d’expressionnisme hantant les hauts gazons des Grisons (notamment un Albert Müller que j’ignorais et qui vaut son compère), est consacrée un flamboyante exposition à voir tout l'été.
    Pour ceux qu’impatiente la nécessité de briser les clichés, comme on dit, la découverte des idylliques paysages d’Engadine se démantibulant sous la torsion des formes et la vocifération des couleurs, vaut le détour même si cette peinture fait très époque et, parfois, tourne au maniérisme. Kirchner du moins avait de quoi pousser à l’exorcisme, revenu de la Grande Guerre malade et drogué, contraint de se soigner au grand air où il finit par se suicider, en 1938, désespéré par la montée de l’autre peste.
    Aussi j’aime le rappel de cette Suisse sauvage et brute, qui réagit à l’accablante quiétude du pays propre-en-ordre, qu’on retrouve dans la salle du musée de Berne réservée au phénoménal Wölffli, génial timbré dont les énumérations chiffrées des multimondes, enregistrées, tombent du plafond tandis que la passante et le passant déchiffrent son imagerie délirante.
    Adolf Wölffli, Robert Walser, Aloyse, Louis Soutter: autant d’ahuris sublimes qui ne se sont jamais associés à aucun groupe mais dont le primitivisme fait écho à celui des Kirchner et de ses pairs.
    Après cette folie fiévreuse et la brève révérence faite au passage à la fontaine phallique mi-roche mi-cresson de Meret Oppenheim, nulle vision ne pouvait être plus apaisante, au milieu de l’aire de la Place Fédérale, jouxtant le Palais du Gouvernement d’improbable architecture vert-de-gris, que celui de ce bambin tout nu jouant comme un putto de Guido Reni parmi les fusées d’eau à jets de hauteur variée mimant probablement les alternances de la ferveur démocratique en pays neutre…
    C’est en ce lieu même, je me le rappelle, que je vis cet autre spectacle attendrissant d’une Présidente de la Confédération en exercice, socialiste comme l’actuelle, porteuse d’un modeste cabas rempli de commissions et répondant patiemment, sans garde armé, à un groupe d’écoliers appenzellois faisant pèlerinage en ce haut-lieu sous la conduite de leur instit à queue de cheval et culotte de peau…

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    48. Fugues helvètes
    J’entamai ce matin-là un périple ferroviaire d’un mois à travers la Suisse. Je me proposais de consigner, à tout instant, mes observations sur les lieux et les gens, qui me viendraient comme je les attendaiss ou ne les attendais pas, au bonheur la chance.
    J'étais alors parti en direction du Valais, me proposant de remonter ensuite, de Brigue, par la voie transalpine du Lötschberg à la formidable enfilade de tunnels, vers les cantons du cœur du pays.
    J’avais quitté la lumière lémanique du Haut Lac vers huit heures, pour m’enfoncer dans les brumes du Rhône encore tenaces dans l’étranglement de Saint Maurice d’Agaune, bientôt dissipées quand la plaine soudain s’était élargie et verdoyait au coude de Martigny. Les collines jumelles de Sion m'étaient bientôt apparues en silhouettes bleuâtres, tout là-haut j’avais salué la silhouette farouche de la Quille du Diable dans l’échancrure de Derborence.
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    Puis, à Sierre, mon regard s'était déployé sur les coteaux radieux de la Noble Contrée, je m'étais rappelé ma rencontre, il y a bien des années, de la toute vieille Madame de Sépibus, dédicataire des Quatrains valaisans de Rainer Maria Rilke, qui m’avait reçu, jeune et pantelant de timidité, dans sa vieille demeure de séculaire aristocratie aux boiseries grises à liserés bleu clair. Je me rappelai que la vieille égérie du poète me semblait avoir une peau de papier d’Arménie, et que je me sentais bien grossier dans mes jeans et avec mes longs cheveux.
    Or elle se montrait touchée du fait que cette espèce de balbutiant beatnik se souciât à son tour de son poète dont l’adoration survivait en elle, dans le tremblement de ses doigts presque transparents, tandis qu’elle me faisait voir les manuscrits originaux de l’ange disparu…
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    Mais voici qu’on arrivait au fond de la vallée qu’annonce la bilingue dame du train : wir treffen in Brig ein, EndStation. Nous arrivions à Brigue, station terminus; et de fait, c’était bien un verrou que représentait ce lieu, au-delà duquel il fallait franchir une haute marche pour continuer vers l’Est dans le Goms, la vallée de Conches, les hauts du glacier du Rhône et, plus loin encore, les vals suspendus de l’Engadine, pays de Nietzsche et de l’ours revenu des Balkans...

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    47. L'inénarrable épisode
    J’étais un peu maussade ce matin-là. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fasse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres de la Manouba se dédoublant en ces lieux au journal de treize heures.
    Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en question – Rafik m’avait dit que j’en aurais pour dix minutes mais ne demandez jamais votre chemin à Rafik Ben Salah -, je finis en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience.
    Mon ami écrivain s’étant défilé entretemps, j’allais me retrouver seul au micro national à raconter mon escale d’à peine douze jours. J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’était récriée et m'avait demandé "plus d'infos", aussi lui avais-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité.
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    Comme tout auteur est un puits de vanité et que je reste ouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux . «On a dix minutes pile ! » m’annonçait à l'instant la belle prof présentatrice…
    Huit minutes plustard, j’avais à peu près tout dit, à la vitesse grand vlouf, de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice entreprit, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.
    Lorsque j’appris alors, par la voix de ma crâne interlocutrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau, comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule (une espèce d’autobiographie soixante-huitarde romantique de tournure et d’écriture kaléidoscopique ultra-raffinée) avec le premier roman de Rafik Ben Salah, que je restai baba...
    Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, alors qu’elle me félicitait maintenant pour le Prix Schiller (effectivement reçu dans mes jeunes années, à l’égal de Rafik) et le Prix Comar (distinction tunisienne dont Rafik Ben Salah et Emna Belhaj Yahia ont bel et bien gratifiés), mais nous en étions aux dix minutes accordées, il me restait à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…
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    Quant à moi, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce chameau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie que je n’avais pas envie, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et je n’eus pas le cœur de le lui faire remarquer après l’émission...
    Je n’en dirai d’ailleurs pas plus. Je ne m’en sens pas le droit. Emna Belhaj Yahia est mille fois mieux habilitée que moi au commentaire particulier ou général de l'état de la culture en Tunisie.
    Quant à moi j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp. Il nous restait juste, ce soir-là, à marquer nos adieux amicaux, à La Mamma, en compagnie de Rafik et de son amie Jihène. Nous ririons encore un peu de ce loufoque épisode, pour nous libérer du poids du monde comme il va ou, plutôt, ne va pas...
    Bref, trois ans après la «révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik Ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas.
    À mon retour en Suisse, mon vieil ami l’historien Alfred Berchtold à qui je faisais part de mes observations, m’a dit comme ça: «On se sent dépassés», avant d’ajouter : « Mais Obama aussi a l’air dépassé ». Et le merveilleux octogénaire, que ses camarades de la communale, à Montmartre, appelaient Pingouin, de conclure : «Nous sommes tous dépassés, mais la vie continue. Avec Madame Berchtold, à l’Institution, nous nous exerçons l'un l'autre à nous réciter par coeur des poèmes...»
     
     
     
     
     
     
     
     
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    46. Taoufik et les parfumeurs
    J’ai revu Taoufik trois fois durant les douze jours que j’ai passés à Tunis. Nous avons sympathisé dès notre première rencontre, sur la terrasse du Grand Café du Théatre où j’étais en train de lire les Chroniques du Manoubistan.
    C’est lui qui m’a abordé et sans me demander, pour une fois, si j’étais Français ou Juif new yorkais. Il m’a dit avoir suivi les événements de la Manouba depuis Paris, où il enseignait l’histoire. Après quelques échanges je lui ai raconté le piratage de mon profil Facebook par ceux que j’appelais les salaloufs, le faisant bien rire; je lui ai parlé de Rafik le mécréant ne discontinuant de les vitupérer, et c’est là qu’il a commencé d’évoquer son propre séjour chez son frère Ibrahim, la gueule qu’on lui a fait pour le manque de clinquant de ses cadeaux, et la métamorphose de sa belle-sœur Yousra, visiblement impatiente de transformer sa maison en lieu saint où lui-même se repentirait bientôt, devant tous, d’avoir épousé une Parisienne au dam d’Allah et de ses allahloufs.
    La deuxième fois nous nous sommes retrouvés, par quel hasard épatant, à proximité du pédiluve de l’hippopotame du zoo du Belvédère que je ne m’impatientais pas de ne voir absolument pas bouger.
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    Taoufik était accompagné du petit Wael, son neveu de sept ans, qu’il m’avait dit inquiet de ses rapports avec Allah l’Akbar, et dont je vis surtout, pour ma part, la joie de courir d’animal en animal, jusqu’au petit de l’hippo tremblotant sur ses courtes pattes.
    En aparté, pendant que le gosse couratait sous le soleil, Taoufik eut le temps de me narrer la visite, chez Ibrahim, de son frère aîné l’éleveur de poulets, roulant Mercedes et pas encore vraiment remis de la chute de Ben Ali.
    Comme je lui avais répété les premières observations de mon ami Rafik sur l’ambiance générale de cette société où «tous font semblant », il m’a regardé sans me répondre, le regard lourd, triste et qui en disait long.
     
    Enfin nous nous sommes revus, la dernière fois, au souk des parfumeurs de la médina, où il venait de quitter son ami Najîb très impatient lui aussi de se trouver une femme française ; et c’est là qu’il m’a raconté le dénouement atroce des tribulations de la belle Naïma, littéralement lynchée par ses voisins, plus précisément : livrée à la police sous prétexte qu’elle avait reçu chez elle un homme non identifié comme parent.
    « Et c’est mon propre frère qui a fait ça ! » s’est exclamé Taoufik, qui m’avait dit la relation d’affection et de complicité, jusque dans leurs dragues, qui le liait à son benjamin : Ibrahim, que Taoufik avait surpris la veille en compagnie d’une prostituée, et qui venait de livrer Naïma aux flics, s’en félicitait vertueusement et s’en trouvait félicité par sa vertueuse épouse et leurs vertueux voisins
    Cette histoire odieuse, qui m’a atterré autant que le pauvre Taoufik, impatient maintenant de regagner la France, m’a hanté plusieurs jours avant que, dans le même dédale du souk des parfumeurs, je ne me retrouve dans le patio de ce lieu de culture et d’intelligence que représente le Foundouk El-Hattarine.
    À l’invite de l’éditeur Habib Guellaty, que j’avais rencontré à la Fondation Rosa Luxemburg, lors de la projection de La Mémoire noire d’Hichem Ben Ammar, je me réjouissais d’entendre, en lecture, le livre tout récemment paru d’Emna Belhaj Yahia, auteure déjà bien connue en ces lieux, intitulé Questions à mon pays et que j’avais acquis et lu d’une traite dans la première moitié de ma journée.
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    Philosophe de formation, romancière et essayiste, Emna Belhaj Yahia, dont je n’avais rien lu jusque-là, m’a tout de suite touché par la simplicité ferme et droite de son propos, qui se module comme un dialogue entre la narratrice et son double.
    Sans un mot lié aux embrouilles politiques du moment, ce texte limpide et sans trace de flatterie, m’a paru s'inscrire au cœur de l’être politique de la Tunisie actuelle, fracturé et comme paralysé dans sa propre affirmation.
    Revenant sur le paradoxe vertigineux qui a vu une société se libérer d’un dictateur pour élire, moins d’un an après, les représentants d’une nouvelle autorité coercitive hyper-conservatrice, l’essayiste en arrive au fond de la question selon elle, lié à l’état désastreux de l’enseignement et de la formation dans ce pays massivement incapable en outre, du point de vue des élites culturelles (écrivains, artistes, cinéastes) de présenter un front commun, identifiable et significatif.
    J'y ai retrouvé les questions que je n’ai cessé de me poser depuis trois ans et plus : où en est la littérature tunisienne actuelle ? Que disent les cinéastes de ce pays ? Comment vivrais-je cette schizophrénie dans la peau de mon ami Rafik ?
    Or me retrouvant, ce soir-là, dans cette vaste cour carrée de l’ancien caravansérail où un beau parterre de lectrices et de lecteurs entouraient Emna Belhaj Yahia, j’ai été à la fois rassuré par la qualité des échanges, impressionné par les propos clairs et mesurés de l’écrivaine, et sur ma faim quand même, peut-être sous l’effet de cette lancinante et décapante lecture cessant de dorer la pilule, songeant une fois encore au désarroi de Taoufik...
     
    (La ressemblance de celui que j'appelle ici Taoufik n'est pas sans rappeler le protagoniste de Souriez, vous êtes en Tunisie !, le très remarquable roman de Habib Selmi , et nul hasard en cela...)
    Habib Selimi, Souriez, vous êtes en Tunisie. Actes sud.
    Eman Belhaj, Yahia. Questions à mon pays. Editions de l'Aube.