À la Maison bleue, ce mardi 12 janvier. – Il fait ce matin un froid de canard, on sent la neige et je pense tendrement à notre père qui aurait eu 104 ans aujourd’hui et serait plus conforté que jamais dans sa détestation de la politique et des idéologies, dont j’ai en somme hérité en garçon hélas plus compliqué que lui, encore que je ne sache pas vraiment tout ce que dissimulait sa réserve timide et ses silences d’humble sage…
ET DIEU LÀ-DEDANS ? - Je ne sais plus qui, Gide me semble-t-il, a remarqué qu’on ne trouvait pas une seule fois le mot Dieu dans les milliers de pages de la Recherche, et pourtant plus que jamais l’expression de « cathédrale de mots », dont je ne me rappelle pas plus le nom de l’auteur, me semble approprié à cet immense édifice de vocables et de sensations, de soupirs et de vannes, de pensers et de choses vues ou peintes, de musiques et d’amours polymorphes, de rêveries sans fin et d’inventaires de toute sorte, à commencer par le rêve éveillé qui marque le départ du premier volume autant que du dernier avec la musique picturale de sa première évocation de la chambre de Tansonville aux tapisseries merveilleuses et à la fenêtre donnant sur l’église de Combray, point fixe du Temps avec son clocher sur fond de ciel violacé, et nous tous alentour qui tournons comme des satellites juifs ou chrétiens, noirs comme l’âme du gigolo Morel ou solaires comme Robert de Saint-Jean…
Cela étant, je vois là-dedans plus de « Dieu » que dans maints écrits l’invoquant les yeux au ciel, de même que je vois autant de « Dieu »dans les cathédrales de Monet ou dans les bœufs écorchés, les petits grooms ou les catins de Soutine, que dans les doctes commentaires des théologiens convoqués par la dernière série consacrée sur ARTE aux origines du christianisme, tout intéressants qu’ils soient…
CHACUN SON PROUST. – Revoyant hier soir l’adaptation du Temps retrouvé par Raoul Ruiz, je m’étonnais une fois de plus, malgré les divergences de nos représentations, de la justesse de la « vision » du réalisateur qui prolonge la rêverie de Proust dans son dédale d’images à puissante valeur onirique, véritable labyrinthe de la mémoire dont les spirales s’enchaînent avec les plans à la fois chamboulés du point de vue temporel et assez fidèlement liés au texte, parfois cité à la lettre, commençant par la fin (la mort de l’écrivain auprès de Céleste et au milieu d’autres personnages) comme ce dernier récit marque réellement le début de toute la Recherche.
Se discute évidemment le casting du film, où j’aurais préféré un Robert plus solaire, un Morel plus canaille et plus veule, une Albertine plus garçonne, une Madame Verdurin et un Charlus plus gras, une Odette moins classiquement belle que Catherine Deneuve, mais la modulation a sa propre cohérence et la mise en scène somptueuse relève aussi de la transposition à la Visconti, avec l’évolution bien marquée vers le théâtre décati et la misère sublime du final bal des spectres…
Au demeurant, la distribution de Marcel lui-même, à dix ans ou à l’article de la mort, enfant ou adulte avec la « divine » Gilberte d’une Emmanuelle Béart en porcelaine translucide , me semble parfaite alors que le baroquisme de l’ensemble s’épure dans le temps « déconstruit » de la narration cinématographique.
Or celui-ci est encore tout différent dans le très étonnant Journal de Charles Swann (Buchet-Chastel, 2008) du prof proustien américano-alsacien D.L. Grosvogel qui raconte à sa façon la rencontre de Swann avec Proust (pseudo tardif du jeune Marcel Dalgrouves auquel il transmet ses papiers) dès l’adolescence de celui-ci et jusqu’à l’affaire Dreyfus dont il suit les péripéties avec une attention aussi marquée que celle du personnage de la Recherche ; et cette façon de revivre les événements en temps linéaire jette une lumière nouvelle sur la prodigieuse reconstruction mémorielle du roman dans ses vrilles symphoniques…